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Article de revue

Le transhumanisme : une religion en émergence ?

Pages 73 à 86

Notes

  • [1]
    Danielle Hervieu-Leger, entretien dans Le Monde, 12 avril 2018.
  • [2]
    Voir par exemple : Claude Geffré, article « Religion et religions », dans Catholicisme, t. XII, Paris, Letouzey et Ané, 1990 ; Michel Meslin, Pour une science des religions, Éd. du Seuil, Paris, 1973 ; Hans Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, Paris, Éd. du Cerf, 1990.
  • [3]
    Cette tripartition se retrouve à son tour dans la triple mission des évêques (les tria munera) : enseignement, sanctification et gouvernement. Voir : concile Vatican II, constitution Lumen gentium, sur l’Église, n° 21, § 2.
  • [4]
    Voir en particulier Ray Kurzweil, Singularity is Near (2005), trad. fse Humanité 2.0, la bible du changement, éditions FYP/M21, 2007.
  • [5]
    Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964.
  • [6]
    Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès social, éditions Fyp, 2016, p. 74-75.
  • [7]
    Env. 1119-env. 1190. Voir : article « ’Attar » dans Encyclopédie de l’Islam, Paris, 1958, t. 1.
  • [8]
    Voir : Mark Alizart, Informatique Céleste, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2017. L’auteur émet l’hypothèse d’une convergence entre la démarche philosophique de Hegel, notamment dans sa Grande Logique, et le développement prochain des intelligences artificielles fonctionnant en réseau.
  • [9]
    Concernant la pensée joachimite, on se reportera en particulier à Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. Œuvres complètes, t. XXVII-XXVIII, Paris, Éd. du Cerf, 2014.
  • [10]
    « Humanity stands to be profoundly affected by science and technology in the future… » et « We believe that humanity’s potential is still mostly unrealized. »
  • [11]
    Nick Bostrom, Déclaration transhumaniste (2018), captée sur www.nickbostrom.com.
  • [12]
    Interview accordée à Wired (15 novembre 2017). Ma traduction.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Voir, par exemple, François-Xavier Putallaz, article « âme », dans : Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen-Âge, Paris, PUF, 2002, p. 49-50.
  • [16]
    Voir par exemple : Dennis Gira, Comprendre le bouddhisme, Paris, Bayard, 1989.
  • [17]
    Voir par exemple : Dictionnaire de spiritualité, article « Gnose et gnosticisme. II : le Gnosticisme », par E. Cornelis, Paris, Beauchesne, 1967, tome 6, col. 524-241.
  • [18]
    Nick Bostrom, Déclaration transhumaniste (2018), captée sur www.nickbostrom.com.
  • [19]
    Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre « Placuit Deo » (22 février 2018). Le pape François y fait référence dans son Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate » (19 mars 2018) dans laquelle il s’en prend ouvertement au « gnosticisme actuel » et au « néopélagianisme ».
  • [20]
    Xavier Dijon, Que penser du… Transhumanisme ?, Namur, éditions Fidélité, 2017, n° 92.
  • [21]
    Selon Xavier Dijon, le néologisme « extropisme » ou « extropie » désigne le développement humain par opposition avec l’entropie ou déperdition d’énergie. Ce terme connote les idées d’expansion absolue, d’auto-transformation, de technologie intelligente et de société ouverte.
  • [22]
    Alban Massie, recension du livre de Xavier Dijon, dans la Nouvelle Revue Théologique, 140/1, janv.-mars 2018, p. 145.
  • [23]
    Voir Erik Davis, TechGnosis. Myth, Magic & Mysticism in the Age of Information, Berkeley, California, North Atlantic Books, 2015. Notamment p. 267-304, chap. IX, « Datapocalypse ».
  • [24]
    Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, 1912 ; Paris, PUF, 1990.
  • [25]
    Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.
  • [26]
    Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017, p. 210.
  • [27]
    Dans l’Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate » (19 mars 2018), ch. 2.
  • [28]
    Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate », n° 57.

1Dans cette brève étude, je me propose d’analyser ce qu’il est convenu actuellement d’appeler par commodité le « transhumanisme » ou plutôt les transhumanismes, en posant la question suivante : sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’une « nouvelle religion », certes caractérisée par de multiples emprunts à d’autres religions ou courants de pensée, mais qui présenterait également des particularités originales et dignes d’intérêt ?

2Je pars de la conception classique de la « religion » considérée comme une réalité humaine dont le but et l’effet est de relier les hommes et les dieux, et également les hommes entre eux. C’est ce que suggère une étymologie certes discutable : religio viendrait de religare, relier. Mais selon une autre étymologie religio viendrait de relegere, relire, donc rassembler. Quoi qu’il en soit des étymologies, l’idée de lien demeure centrale. Nous pourrions aussi prendre appui sur cette assertion de Danielle Hervieu-Léger : « Toute foi religieuse participe, pour celui qui s’en réclame, de la construction de son rapport au monde. Toute religion, selon Max Weber, est un “mode d’agir en communauté” [1]. » L’idée de lien est ici combinée avec l’idée d’action collective.

3Par ailleurs, je m’appuie sur ce que la plupart des chercheurs [2] admettent, à savoir que toutes les religions sont des structures culturelles originales, combinant trois sortes d’éléments :

  • – des éléments idéologiques (des dogmes, des « vérités » à croire) ;
  • – des éléments symboliques (des rites à exécuter) ;
  • – des éléments pragmatiques (une éthique plus ou moins contraignante).

4Cette répartition est à la base de la conception catholique de la foi de l’Église, présentée par le concile Vatican II [3], à la fois comme une proclamation (kerygma), une célébration (liturgeia) et une manière de vivre (koinonia).

5Pour répondre à la question posée, j’essaierai de montrer (1) que les « transhumanismes » peuvent se ranger dans une des trois grandes catégories de religion ; (2) qu’ils présentent des éléments qui permettent de le considérer comme une « philosophie religieuse », à l’instar du bouddhisme ; et enfin (3) qu’ils possèdent quelques caractéristiques qui peuvent le faire considérer comme une religion sans « dieu personnel », mais non sans « divin ».

6Au long de cette réflexion, la perspective de la « singularité », annoncée comme inéluctable par plusieurs penseurs transhumanistes [4], nous servira d’exemple-test.

Trois attitudes religieuses ou « types » de « religion »

7Selon la typologie proposée notamment par Mircea Eliade [5], on peut ramener toutes les religions existantes à l’une de ces trois attitudes fondamentales :

  • – la convocation du divin par diverses manipulations ou techniques (magie) ;
  • – l’ascension de l’individu jusqu’à la sphère du divin, au moyen de certaines techniques et connaissances (ascèse, ésotérisme, gnose) ;
  • – l’accueil d’un ou plusieurs événements, considérés comme une révélation de la divinité ou des dieux.

8Quoi qu’il en soit de leurs spécificités et même de leurs différences, les différents transhumanismes se rangent plutôt dans la deuxième catégorie : une ascension humaine jusqu’au « divin ». Avec cette particularité que, dans la démarche transhumaniste, le « divin » est davantage un résultat de la quête humaine qu’un préalable à cette quête. En effet, ce qui est recherché et espéré par les transhumanistes est présenté comme une véritable divinisation de l’individu humain, avec toutes les caractéristiques prévisibles : la prépondérance de l’esprit sur la matière, avec la perspective de la transmigration des esprits à travers différents supports : corps différents, machines, nouvelles entités biologiques, etc. ; quasi-immortalité ou amortalité ; omniscience par l’avènement d’une méta-intelligence capable d’unifier toutes les intelligences séparées ; symbiose de tous les individus, fusionnant en une superentité à la fois humaine et machinique ; omnipotence des posthumains devenus capables de diriger toute l’évolution de l’univers ; etc. C’est ainsi que Didier Coeurnelle et Marc Roux, souvent considérés comme les « papes » du transhumanisme français, présentent les choses :

9

Pour certains transhumanistes, le développement de l’intelligence collective passe par un processus de rencontre plus intime, puis de fusion, des consciences humaines entre elles ou avec des consciences artificielles pour finir par créer un « grand tout », un univers conscient. Ce concept présente des similitudes avec les rencontres avec Dieu, les communautés d’âmes, les contacts avec l’au-delà que décrivent bien des religieux, dont les mystiques. Dans ce type de réflexion, il y a quand même une différence fondamentale avec la grande majorité des religions et groupes sectaires. Pour ceux qui espèrent des technologies un progrès, c’est en quelque sorte l’humain qui crée la ou les divinités et ceci par une méthode scientifique, par exemple par la liaison informatique de cerveaux à travers Internet. Pour les religieux, c’est la divinité ou les divinités qui créent la conscience collective d’une manière qui restera incompréhensible à l’humain [6].

10Mais, on voit que dans la perspective transhumaniste, il s’agit nettement d’une auto-divinisation, et non pas de l’accès à un « divin » séparé et préalablement existant. Il y a ici comme un paradoxe : en recherchant quelque chose qui n’existe peut-être pas, on finit par le faire exister. On peut penser ici à la parabole soufie du « Colloque des oiseaux » contée par le poète et mystique persan Farid-ud’din-’Attar [7]. Le récit est connu. Il s’agit d’une quête entreprise par les « oiseaux », symbolisant ici les êtres humains. Ils sont partis à la recherche d’un oiseau mystérieux, le « Simorgh », une sorte de « roi des oiseaux » susceptible de combler toutes leurs aspirations. Après bien des efforts, ayant surmonté bien des épreuves, ils parviennent au sommet d’une très haute montagne et y trouvent une plume perdue par le « Simorgh ». Alors leurs yeux s’ouvrent et les oiseaux comprennent qu’ils sont devenus collectivement le « Simorgh ». Leur transformation accomplit leur quête mystique. L’ambition transhumaniste pourrait, par certains aspects, s’apparenter à ce type de quête mystique.

11Notons cependant que cet accès à la divinisation ne semble pas requérir d’efforts particuliers. C’est une différence avec la plupart des démarches mystiques. En effet, dans les programmes transhumanistes, la dimension ascétique est peu présente. Il suffirait de laisser la technologie se développer et transcender progressivement les limites de l’humain. Le triomphe du « posthumain » semble alors un avenir non seulement désirable, mais totalement assuré. Ce processus est présenté comme inexorable, selon un schème de pensée qui n’est pas sans rappeler aussi bien certaines philosophies de l’histoire (Hegel [8] notamment) que les perspectives religieuses de type eschatologique comme la croyance dans l’avènement ultime du Royaume de Dieu. On a pu ainsi repérer dans les perspectives transhumanistes une parenté avec les positions d’un Joachim de Flore, prévoyant qu’un « âge de l’Esprit » succéderait à celui du Fils, lui-même ayant remplacé celui du Père [9].

Des éléments significatifs

12Voyons comment les trois composantes de toute religion (les composantes dogmatiques, symboliques et pragmatiques) se retrouvent dans les divers courants transhumanistes. À la base, il y a une certitude partagée : l’humanité sera profondément affectée par quelque chose de radical qui va survenir dans un futur proche. Ce sera comme un dévoilement. Les transhumanistes y croient : c’est pour eux une sorte de credo au moins implicite, et souvent formulé explicitement. Mais cette certitude, quoique partagée par les transhumanistes, est non démontrée – et je pense qu’elle est non démontrable – car elle porte sur l’avènement futur d’une nouvelle réalité qui, par définition, n’existe pas encore. Il s’agit donc de quelque chose dont on est sûr, sans pouvoir montrer comment on a acquis cette certitude. On retrouve ici les accents typiques des religions millénaristes ou apocalyptiques : urgence et dévoilement. Même la Bible présente de telles caractéristiques dans certains de ses livres : il suffit de penser au Livre de Daniel pour l’Ancien Testament ou à celui de l’Apocalypse pour le Nouveau…

13Certains textes transhumanistes sont très clairs sur ce point. Ainsi la Transhumanist Declaration de 2009, signée entre autres par Max More et Nick Bostrom, affirme sans ambage :

14

– « L’humanité s’apprête à être profondément affectée par la science et la technologie dans le futur… »
– « Nous croyons que les potentialités de l’humanité sont encore largement non réalisées [10]. »

15Une telle certitude, portant sur le futur, est d’ordre dogmatique. Elle constitue la base d’une croyance partagée (We believe…), entraînant à son tour des productions symboliques et des choix pragmatiques.

16Illustrons cela avec la croyance transhumaniste dans la « Singularité » : l’avènement irréversible d’une superintelligence qui deviendrait autonome. Ce scénario a été imaginé dans les années 1990 par l’auteur de science-fiction Vernor Steffen Vinge. Et depuis, cette croyance a été largement popularisée par Ray Kurzwell, fondateur de la « Singularity University ». Dans une déclaration récente, Nick Bostrom affirme ceci :

17

La superintelligence désigne n’importe quelle forme d’intelligence artificielle, basée sur un réseau neural qui apprend par lui-même et qui est capable de surpasser les plus brillants cerveaux humains dans pratiquement toutes les disciplines, dont la créativité scientifique, le sens pratique et les habiletés sociales. Plusieurs observateurs ont avancé que l’équipement et les programmes requis pour une superintelligence devraient se développer au cours des premières dizaines d’années du xxie siècle [11].

18On notera ici l’emploi du futur et du mode hypothétique : « devraient se développer au cours des premières dizaines d’années… ». Bostrom annonce comme certains (« devraient ») des événements qui peuvent se produire ou ne pas se produire… Mais la date de leur réalisation reste assez floue. Pourtant, les penseurs transhumanistes semblent certains de l’avènement de cette « singularité » dans un avenir très proche, à savoir la troisième décennie du xxie siècle.

19Sommes-nous en présence d’un phénomène religieux de type prophétique, comme dans la Bible ou le Coran ? Il ne semble pas, car les prophètes bibliques ou coraniques ne parlent pas de leur propre autorité, à la différence des « faux prophètes ». En réalité, ces prophètes bibliques ou coraniques s’appuient sur l’autorité de Dieu qui les envoie et leur donne autorité pour parler. Et c’est pourquoi ce qu’ils annoncent est présenté comme certain.

20En revanche, dans le cas des annonces transhumanistes, il s’agit plutôt d’une « prophétie autoréalisatrice » ou même d’une forme de persuasion collective. Ce qui est le plus intéressant ici, ce n’est pas tant la véracité de ce qui est annoncé, mais les effets concrets que cette annonce produit : une adhésion collective à une croyance partagée et présentée comme une certitude. Cela me semble typique des phénomènes religieux et non pas d’une démarche de type scientifique.

21Les conséquences concrètes en sont déjà perceptibles, au plan symbolique comme au plan pragmatique. Dans sa Déclaration transhumaniste, Bostrom dresse une liste des « valeurs » du transhumanisme, et il va jusqu’à proposer une véritable éthique transhumaniste. Des groupes d’adeptes se réunissent rituellement pour communier dans leur foi et leur espérance. Toute une imagerie se propage à travers les médias (films, séries, objets). On pourrait sans doute parler d’une véritable « culture religieuse transhumaniste » qui se constitue. La dimension symbolique de la religion transhumaniste est actuellement en pleine expansion.

22Un cas particulier peut illustrer cela. À San-Francisco, un certain Anthony Levandowski, après avoir travaillé sur la voiture autonome chez Google et chez Uber, a récemment fondé une religion appelée « Way of the Future », consacrée au culte de l’intelligence artificielle. La nature religieuse de cette entreprise est clairement revendiquée. Il a déclaré :

23

Ce qui s’apprête à être créé sera effectivement un dieu. Ce n’est pas un dieu dans le sens où il fait tomber la foudre ou provoque des ouragans. Mais s’il existe une chose un milliard de fois plus intelligente que l’humain le plus intelligent, comment l’appelleriez-vous autrement [12] ?

24L’équation est simple : dieu = omniscient = superintelligence = mégaordinateur… On peut s’interroger : Anthony Levandowski est-il sincère dans ses convictions, ou bien sa démarche est-elle bassement intéressée ? Si on en croit ses déclarations, il assume sa croyance. Il appelle de ses vœux une organisation qui se concentrera sur

25

la réalisation, la reconnaissance et l’adoration d’une divinité basée sur l’intelligence artificielle (IA) développée à l’aide de matériel informatique et de logiciels.

26Il dit encore :

27

Nous avons entamé le processus pour élever un dieu. Alors, assurons-nous d’y réfléchir pour le faire de la meilleure façon. C’est une opportunité formidable [13].

28Ainsi, le culte prôné par Levandowski cherche en premier lieu à susciter l’adhésion ou du moins l’intérêt de professionnels de l’IA, mais également celui des « profanes intéressés par l’adoration d’une divinité basée sur l’IA[14] ». Il envisage également d’organiser des « ateliers et des programmes éducatifs dans la baie de San Francisco à partir de cette année ». Outre les incitations financières qui devraient, selon lui, encourager le développement de l’intelligence artificielle, Levandowski se dit également convaincu que la science contribuera à l’essor de son dieu. Il adhère ainsi à la croyance selon laquelle les ordinateurs surpasseront un jour l’être humain, pour nous faire entrer dans une nouvelle ère, celle de la « Singularity. » Internet fonctionnera comme un système nerveux, reliant entre eux les capteurs sensoriels que sont les Smartphones. Les centres de données seront quant à eux le cerveau de cette architecture, capable de tout entendre et de tout savoir. Anthony Levandowski juge que le seul mot rationnel pour décrire cette réalité est celui de « divinité » – et la seule manière de l’influencer est donc de la prier et de l’adorer religieusement. Notons enfin que le gouvernement fédéral américain ne semble pas voir d’inconvénient dans la naissance de ce culte voué à l’intelligence artificielle. L’International Revenue Service, auprès duquel Way for The Future déclare son budget, lui a accordé un statut d’exemption fiscale en tant que nouvelle religion.

29Tout en étant « religieuse », la démarche de Levandowski reste très matérialiste : c’est le progrès technologique qui donnera consistance à cette divinité nouvelle. Rien de commun donc avec la spéculation théologico-philosophique sur « l’intellect agent », sur le Dieu unique compris comme étant l’Intellect suprême, actif et créateur, dont nos intellects « patients » (autrement dit « passifs ») sont des concrétisations limitées, dans le temps et dans l’espace. Cette notion, on le sait, avait fortement affecté le débat théologique, aussi bien dans l’espace musulman que dans le monde chrétien, durant tout le Moyen Âge. Certains théologiens et philosophes, en effet, avaient proposé d’identifier cet « intellect agent » avec le Saint Esprit ou avec l’ange Gabriel, ange de la Révélation par excellence. C’est le cas d’Averroès. D’autres, comme Maître Eckhart, dans une démarche plus typiquement chrétienne, ont voulu y voir le fondement de l’âme humaine, et donc de l’activité intellectuelle, morale et spirituelle [15].

Le bouddhisme et la gnose sans peine

30Au plan éthique, on peut juger que les transhumanismes se proposent de réaliser le programme d’un certain bouddhisme et d’une certaine gnose : la libération radicale de l’esprit humain en le dissociant d’avec la matière, notamment la matière corporelle, et en dissolvant le moi individuel au profit de l’émergence d’une métaconscience suprahumaine. Ce programme s’avère en fait très traditionnel. Il était déjà clairement exprimé dans les textes fondateurs du bouddhisme [16] comme dans ceux de la gnose [17]. L’originalité de la proposition transhumaniste ne réside pas dans le contenu, mais dans la manière de faire : son ambition est de remplacer les anciennes techniques d’ascèse et de méditation, arides et exigeantes, par des opérations avant tout technologiques et matérielles. La modification de l’esprit humain, l’accès à une nouvelle existence sera alors une conséquence de l’essor technologique.

31Citons encore Nick Bostrom :

32

Les médicaments et la thérapie génique vont conduire à une facette multidimensionnelle du bien-être. Ils pourront aussi bien modifier la personnalité qu’aider à surmonter la timidité, vaincre la jalousie, accroître la créativité et augmenter la capacité d’empathie envers les autres, ainsi que la profondeur émotionnelle. Pensez aux prières, aux jeûnes et à la discipline de fer auquel les gens se sont astreints au cours des siècles dans le but d’ennoblir leur personnalité. Bientôt, il sera possible d’atteindre le même but et de manière plus absolue en avalant quotidiennement un simple cocktail de comprimés [18].

33L’ascèse philosophico-religieuse prônée par les gnostiques comme par les bouddhistes serait donc remplacée par de la technologie. La libération définitive serait alors à la portée de tous, du moment qu’ils en ont les moyens financiers, bien sûr. Ici encore, nous voyons l’annonce d’un futur merveilleux présenté comme certain, inéluctable.

34Dans les premiers siècles de notre ère, les gnostiques – du moins certains d’entre eux – pensaient pouvoir parvenir au salut éternel et à la délivrance définitive de tout mal, par un mélange d’exercices spirituels exigeants et d’enseignements secrets. « Gnose » renvoie au verbe « savoir ». Par la connaissance, les initiés auraient eu accès à un niveau d’existence incomparablement supérieur à l’actuel. Cette attitude est très actuelle. Comme l’indique un récent document de la Congrégation pour la doctrine de la foi [19] :

35

Notre époque est envahie par un néo-pélagianisme, qui donne à l’individu, radicalement autonome, la prétention de se sauver lui-même, sans reconnaître qu’au plus profond de son être, il dépend de Dieu et des autres. Le salut repose alors sur les forces personnelles de chacun ou sur des structures purement humaines, incapables d’accueillir la nouveauté de l’Esprit de Dieu.

36Il est donc tentant de faire le rapprochement avec les transhumanismes actuels : comme dans le bouddhisme ou dans la gnose, de façon assez « néo-pélagienne », il s’agit bien d’échapper à la condition humaine ordinaire. Mais le modus operandi consiste dans la création artificielle d’une nouvelle nature humaine. « Le transhumanisme entend créer une nature artificielle », écrit Xavier Dijon dans un livre récent [20]. Un commentateur, Alban Massie, ajoute que le transhumanisme « se propose comme une nouvelle religion, qui dépasse les cultes actuels en sacralisant un au-delà de l’humain (tel l’extropisme [21] de Max More) qui n’est pas Dieu : la machine, les biotechnologies, etc. [22] ».

Conclusions

37J’en propose trois.

381. Si on veut une conclusion plutôt humoristique et même sarcastique, on pourra relire « The Answer », une célèbre nouvelle de l’écrivain de science-fiction Frederic Brown (1954). L’histoire est simple : depuis toujours, les hommes se demandent si Dieu existe. Pour résoudre cette énigme, les scientifiques du monde entier conçoivent alors le projet de connecter entre eux tous les ordinateurs, obtenant ainsi une sorte de superintelligence planétaire. Le dispositif est installé. Au moment voulu, à la question angoissée des techniciens « Dieu existe-t-il ? », le superordinateur mondial répond en déclenchant un choc thermique qui soude définitivement entre eux tous les ordinateurs. Et la nouvelle entité intelligente autocréée répond alors de façon tonitruante : « Maintenant, oui ! » Et les humains comprennent alors avec terreur qu’ils seront désormais assujettis à cette superintelligence artificielle devenue consciente de sa puissance… Sur un mode apparemment plaisant, cet auteur de science-fiction rejoignait les analyses de Marshall McLuhan, qui, dans une perspective un peu millénariste, envisageait l’avènement d’une nouvelle ère pour l’humanité, l’émergence d’une véritable communauté mondiale étant rendue possible par l’interconnexion directe de tous les cerveaux humains individuels [23]. Chez ces deux écrivains, une différence d’appréciation se laisse toutefois percevoir : Brown est plutôt pessimiste quant à l’avenir d’une humanité ainsi assujettie à la machine dotée d’intelligence et de volonté, tandis que McLuhan semble plus confiant. Mais tous les deux perçoivent bien l’enjeu éthique d’une telle évolution.

392. Si on souhaite une conclusion plus sérieuse et académique, on pourra se rappeler ce conseil d’Émile Durkheim en matière de sociologie des religions : « Nous ne pouvons arriver à comprendre les religions les plus récentes qu’en suivant dans l’histoire la manière dont elles se sont progressivement composées. L’histoire est, en effet, la seule méthode d’analyse explicative qu’il soit possible de leur appliquer [24]. » Comprendre une religion, quelle qu’elle soit, revient à en faire l’histoire, ce qui n’est possible qu’une fois cette histoire achevée. On ne peut donc écrire l’histoire que de religions défuntes. Or, s’agissant du transhumanisme, dont j’ai essayé de montrer que s’il est une religion, il est une religion « en émergence », pas encore aboutie à son plein développement, nous devons pour le moment nous limiter à observer attentivement le phénomène et son évolution, sans préjuger de son évolution future. Tout en recherchant d’éventuels soubassements historiques que sont, par exemple, les courants gnostiques des iie et iiie siècles de notre ère, l’observation scientifique d’un phénomène social doit se garder d’en faire une interprétation close. D’ailleurs, ce processus d’émergence du transhumanisme n’en est qu’à ses débuts et les documents le concernant sont encore peu abondants, même s’ils sont significatifs, comme nous avons pu le constater. Cependant, derrière une telle recherche, il y a le présupposé selon lequel tous les phénomènes religieux, anciens et nouveaux, procèdent des mêmes structures fondamentales. Une typologie peut donc nous aider à comprendre les phénomènes religieux, leur évolution éventuelle et leur nouveauté plus ou moins réelle.

403. Enfin, si on préfère se tourner vers la philosophie prospectiviste, on pourra méditer les difficiles mais passionnantes analyses de Pierre Musso dans La religion industrielle[25]. Il écrit par exemple, à propos du très médiéval Roger Bacon (v. 1214-v. 1294) :

41

Dans Miroir d’alchimie (Speculum alchimiae), Bacon note que « les corps, dans l’œuvre, deviennent spirituels et réciproquement les esprits deviennent corporels ». Ses textes établissent un lien majeur entre la transmutation des corps, les techniques naissantes et le mystère de l’Incarnation transféré dans la Nature, véritable être vivant. Dans sa vision, une unité se déploie entre alchimie, médecine et incarnation, car il s’agit de traiter des corps et de leurs transformations, donc des remèdes à leur apporter. L’alchimie tend à produire des alliages et à rendre parfaits des corps impurs, pouvant aller jusqu’à accomplir l’immortalité, donc à rapprocher corps humains et divins, comme dans la transsubstantiation.

42Dans une note, Musso commente cette remarque de façon plus explicite : « On pourrait rapprocher le “transhumanisme” contemporain de cette alchimie [26]. » Ce rapprochement nous semble stimulant. Proposer, comme le fait Musso, de comprendre le projet transhumaniste comme une résurgence contemporaine du vieux projet alchimique de transmutation de la nature ouvre une perspective intéressante. En effet, le projet transhumaniste nous semble être fondamentalement de type « prométhéen » : l’humanité, parvenue à un stade avancé de son développement, devient maintenant capable de prendre en mains son évolution future, au lieu de la subir comme ce fut le cas jusqu’à aujourd’hui. Le mécanisme darwinien combinant à l’aveugle hasard et nécessité se trouverait alors remplacé par la possibilité de diriger l’évolution en faisant muter l’espèce humaine. Telle est l’espérance transhumaniste.

43Si on l’explore quelque peu, on pourra peut-être montrer que le transhumanisme actuel, sous des apparences religieuses ou pseudo-religieuses, est en fait une idéologie puissante, mise au service d’un vaste projet économique de transformation de la nature et donc de l’humanité. Le moraliste ou l’éthicien doit s’interroger : l’humain, progressivement transformé par une hybridation avec des machines intelligentes – ou même le posthumain, si on veut oser ce terme – est-il l’ultime avatar du « prolétaire » de l’âge industriel, devenu l’homme-machine de l’âge post-industriel dans lequel nous entrons sans bien en percevoir toutes les implications ?

44Il ne s’agit donc pas seulement d’observer et d’analyser une « religion en émergence », mais bien d’y découvrir un projet de transformation de l’humain, projet sous-tendu par une certaine anthropologie à la fois « autodivinisante » et franchement matérialiste, avec laquelle l’anthropologie chrétienne aura incontestablement du mal à trouver un terrain d’entente. En ce sens, les avertissements récents [27] du pape François sur le néo-pélagianisme contemporain trouvent ici une résonance singulière : « L’adoration de la volonté humaine et de ses propres capacités, ce qui se traduit par une autosatisfaction égocentrique et élitiste dépourvue de l’amour vrai [28]. »

Notes

  • [1]
    Danielle Hervieu-Leger, entretien dans Le Monde, 12 avril 2018.
  • [2]
    Voir par exemple : Claude Geffré, article « Religion et religions », dans Catholicisme, t. XII, Paris, Letouzey et Ané, 1990 ; Michel Meslin, Pour une science des religions, Éd. du Seuil, Paris, 1973 ; Hans Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, Paris, Éd. du Cerf, 1990.
  • [3]
    Cette tripartition se retrouve à son tour dans la triple mission des évêques (les tria munera) : enseignement, sanctification et gouvernement. Voir : concile Vatican II, constitution Lumen gentium, sur l’Église, n° 21, § 2.
  • [4]
    Voir en particulier Ray Kurzweil, Singularity is Near (2005), trad. fse Humanité 2.0, la bible du changement, éditions FYP/M21, 2007.
  • [5]
    Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964.
  • [6]
    Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès social, éditions Fyp, 2016, p. 74-75.
  • [7]
    Env. 1119-env. 1190. Voir : article « ’Attar » dans Encyclopédie de l’Islam, Paris, 1958, t. 1.
  • [8]
    Voir : Mark Alizart, Informatique Céleste, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2017. L’auteur émet l’hypothèse d’une convergence entre la démarche philosophique de Hegel, notamment dans sa Grande Logique, et le développement prochain des intelligences artificielles fonctionnant en réseau.
  • [9]
    Concernant la pensée joachimite, on se reportera en particulier à Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. Œuvres complètes, t. XXVII-XXVIII, Paris, Éd. du Cerf, 2014.
  • [10]
    « Humanity stands to be profoundly affected by science and technology in the future… » et « We believe that humanity’s potential is still mostly unrealized. »
  • [11]
    Nick Bostrom, Déclaration transhumaniste (2018), captée sur www.nickbostrom.com.
  • [12]
    Interview accordée à Wired (15 novembre 2017). Ma traduction.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Voir, par exemple, François-Xavier Putallaz, article « âme », dans : Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen-Âge, Paris, PUF, 2002, p. 49-50.
  • [16]
    Voir par exemple : Dennis Gira, Comprendre le bouddhisme, Paris, Bayard, 1989.
  • [17]
    Voir par exemple : Dictionnaire de spiritualité, article « Gnose et gnosticisme. II : le Gnosticisme », par E. Cornelis, Paris, Beauchesne, 1967, tome 6, col. 524-241.
  • [18]
    Nick Bostrom, Déclaration transhumaniste (2018), captée sur www.nickbostrom.com.
  • [19]
    Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre « Placuit Deo » (22 février 2018). Le pape François y fait référence dans son Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate » (19 mars 2018) dans laquelle il s’en prend ouvertement au « gnosticisme actuel » et au « néopélagianisme ».
  • [20]
    Xavier Dijon, Que penser du… Transhumanisme ?, Namur, éditions Fidélité, 2017, n° 92.
  • [21]
    Selon Xavier Dijon, le néologisme « extropisme » ou « extropie » désigne le développement humain par opposition avec l’entropie ou déperdition d’énergie. Ce terme connote les idées d’expansion absolue, d’auto-transformation, de technologie intelligente et de société ouverte.
  • [22]
    Alban Massie, recension du livre de Xavier Dijon, dans la Nouvelle Revue Théologique, 140/1, janv.-mars 2018, p. 145.
  • [23]
    Voir Erik Davis, TechGnosis. Myth, Magic & Mysticism in the Age of Information, Berkeley, California, North Atlantic Books, 2015. Notamment p. 267-304, chap. IX, « Datapocalypse ».
  • [24]
    Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, 1912 ; Paris, PUF, 1990.
  • [25]
    Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.
  • [26]
    Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017, p. 210.
  • [27]
    Dans l’Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate » (19 mars 2018), ch. 2.
  • [28]
    Exhortation apostolique « Gaudete et exsultate », n° 57.
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