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Article de revue

Le rapport historique aux normes en théologie morale

L’exemple de la casuistique

Pages 41 à 57

Notes

  • [1]
    Voir Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états. De Martin de Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Novalis, Ottawa, 2005, p. 205-243
  • [2]
    Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, Q. 1 et ss.
  • [3]
    Voir Jean Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession xiii e-xviii e siècle, Fayard, 1990.
  • [4]
    Voir James Keenan, « The Casuistry of John Mair, Nominalist Professor of Paris », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, Georgetown University Press, 1995, p. 85-102.
  • [5]
    Louis Vereecke montre que les avis pouvaient aussi diverger selon les lieux car les théologiens n’avaient pas tous la même connaissance des pratiques commerciales, pratiques qui pouvaient être différentes d’un lieu à l’autre. C’est ainsi que les premiers casuistes de Gènes ou Florence rejettent l’assurance maritime dont ils n’ont pourtant qu’une connaissance livresque, tandis que les casuistes de Salamanque ont une connaissance directe et exacte des réalités économiques des marchands et vont l’approuver. Voir Louis Vereecke, « L’assurance maritime chez les théologiens des xv e et xvi e siècles », Studia Moralia 8 (1970), p. 347-385.
  • [6]
    Voir Albert Jonsen et Stephen Toulmin, « Profit: the case of usury », The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, University of California Press, Berkeley, 1988, p. 181-194. Voir aussi John Noonan, The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge, Mass., 1957, et Benjamin Nelson, The Idea of Usury, 2éd., Chicago, 1969.
  • [7]
    Alphonse de Liguori, Theologia Moralis III, V, 3,7, cité par Jonsen et Toulmin, « Profit: the case of usury », The Abuse of Casuistry, p. 193.
  • [8]
    Voir John Noonan, « Development in Moral Doctrine », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, p. 188-204.
  • [9]
    Voir Jean-Pascal Gay, « La théologie morale dans le pré : la casuistique du duel dans l’affrontement entre laxisme et rigorisme en France au xvii e siècle », Histoire, économie & société, 2005/2 (24année), p. 171-194.
  • [10]
    Le 2 août 2018, le pape François a approuvé une nouvelle modification du Catéchisme de l’Église catholique : « L’Église enseigne, à la lumière de l’Évangile, que “la peine de mort est une mesure inadmissible qui blesse la dignité personnelle” et elle s’engage de façon déterminée, en vue de son abolition partout dans le monde », (article 2267). Voir La Croix du 2.08.2018. Cette modification s’inscrit dans la suite des efforts de Jean-Paul II et Benoît XVI pour faire évoluer la doctrine.
  • [11]
    À partir de la fin du xviii e et du début du xix e siècle, cette délibération deviendra de plus en plus encadrée par la progressive importance donnée au magistère romain de l’Église.
  • [12]
    Voir pour ce qui suit Louis Vereecke, « Le commerce de la laine selon les théologiens espagnols du xvi e siècle », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, Collegium S. Alfonsi de Urbe, Rome, 1986, p. 423-434. On peut aussi évoquer les études du même auteur sur l’enseignement de l’éthique sexuelle qui montrent les avis différents des moralistes et l’évolution de la discussion. Louis Vereecke, « Mariage et plaisir sexuel chez les théologiens de l’époque moderne (1300-1789) », Studia Moralia 18 (1980) 245-266 ; ibid., « Mariage et sexualité au déclin du moyen âge », La Vie Spirituelle. Supplément 57 (1961) 199-225.
  • [13]
    Ainsi, conclut Vereecke : « Seule une analyse des faits économiques permet au moraliste d’émettre un jugement équilibré sur l’accord de la manière d’agir de ses contemporains avec l’idéal évangélique et de montrer comment les opinions des théologiens peuvent être déterminées par les conditions de lieu et de temps, c’est-à-dire par l’histoire. » Louis Vereecke, « Le commerce de la laine selon les théologiens espagnols du xvi e siècle », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, p. 434.
  • [14]
    Même si pour Thomas d’Aquin, la « conscience erronée » oblige et si l’épikie permet quelques exceptions en désobéissant à la lettre de la loi pour obéir à son esprit.
  • [15]
    Jean Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession xiii e-xviii e siècle, p. 134.
  • [16]
    Blaise Pascal, 5Lettre Provinciale du 22 mars 1656. Il dénonce notamment la facilité avec laquelle on peut s’arranger avec une opinion qui nous convient, puisqu’un seul docteur allant dans son sens suffit.
  • [17]
    Ainsi François Genet (1640-1702), dont l’ouvrage de résolution de cas de conscience fut l’un des plus populaires, peut-il affirmer que la source de sa morale ne se trouve que dans la volonté de Dieu telle qu’elle est exprimée dans les Écritures, les Pères de l’Église et les canons des saints Pères. Nulle référence n’est faite aux débats de ses contemporains, comme si l’Écriture et les Pères avaient déjà résolu tous les cas présents. Voir à ce sujet François Genet, Théologie morale ou résolution des cas de conscience selon l’Écriture sainte, les Canons et les Saints Pères (Paris, 1676-1686) et Louis Vereecke, recension du livre de James Pollock, François Genet : The man and his Methodology, Universita Gregoriana, 1984, Studia Moralia, 1985, p. 445-457.
  • [18]
    Voir Alphonse de Liguori, Theologia moralis, Rome, Ex Typografia Vaticana, 1905 (édité par L. Gaudé), publié pour la première fois en 1748. Voir aussi Louis Vereecke, « La conscience selon saint Alphonse de Liguori », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, p. 553-565 et Raphael Gallagher, « L’actualité de la théologie morale de saint Alphonse de Liguori », RETM 268, 2012, p. 35-57.
  • [19]
    Sur ce point je me permets de renvoyer à notre livre commun ; Alain Thomasset, s.j., et Jean-Miguel Garrigues, o.p., Une morale souple mais non sans boussole. Répondre aux doutes des cardinaux à propos d’Amoris laetitia, Éd. du Cerf, 2017.
  • [20]
    Voir notamment Jean Delumeau , La peur en Occident xiv e-xviii e siècles, Fayard, 1978, ou plus récemment sur une période plus brève mais significative : Jean-Pascal Gay, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand siècle (1640-1700), Éd. du Cerf, Paris, 2011.
  • [21]
    Albert Jonsen et Stephen Toulmin, The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, p. 257 (ma traduction). Le titre du livre des auteurs américains reflète leur position beaucoup plus favorable à la casuistique que l’opinion habituellement répandue à son sujet. « The Abuse of Casuistry » est un jeu de mots : la casuistique fut à la fois calomniée (abusée) et abusive dans ses excès.
  • [22]
    D’où le titre du livre en écho à celui de Jonsen et Toulmin : The Context of Casuistry.
  • [23]
    Voir par exemple James Keenan, sj, « William Perkins (1558-1602) and the Birth of British Casuistry », dans J. Keenan, Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, Georgetown University Press, Washington, DC, 1995, p. 105-130.
  • [24]
    Ibid., p. 226.
  • [25]
    Voir aussi Thomas Kopfensteiner, « Science, Metaphor and Moral Casuistry », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, p. 207-220.
  • [26]
    L’exemple de la progressive condamnation de la peine de mort dans l’Église en est un exemple.
  • [27]
    Voir Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états, p. 270.
  • [28]
    Pour Agricola comme pour Aristote, rhétorique et dialectique sont destinées à la recherche d’argumentation pour entraîner la conviction.
  • [29]
    Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états, p. 272. Le syllogisme dialectique diffère du syllogisme déductif ou de l’analytique par le fait d’utiliser des prémices contingentes.
  • [30]
    Thomas d’Aquin, Somme théologique I-II, Q. 94, art. 4.
  • [31]
    Pape François, Exhortation apostolique Amoris laetitia, 2016, n° 305, citant la Commission Théologique Internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, 2009, n° 59.
  • [32]
    Serge Boarini, Introduction à la casuistique, L’Harmattan, 2007, p. 39.
  • [33]
    Ibid., p. 49.
  • [34]
    Ibid., p. 51.
  • [35]
    Ibid., p. 100 ; voir aussi Serge Boarini, « Les nouveaux mondes de la casuistique », RETM 257, 2009/4, p. 55-75.
  • [36]
    Voir par exemple les Conférences ecclésiastiques du diocèse d’Amiens sur la pénitence (1695) ou celles du diocèse de Luçon (1698-1702). On peut se demander si l’exhortation du pape François Amoris laetitia n’invite pas à renouer avec cette tradition pour gérer d’une manière diocésaine et synodale le cas des personnes divorcées remariées.
  • [37]
    Voir pape François, Discours pour le 50anniversaire de l’institution du synode des évêques, 17 octobre 2015 ; Amoris laetitia n° 3 et Evangelii Gaudium n° 198.

1 La théologie morale a toujours porté une grande attention aux normes et aux lois. Mais cette considération a évolué au cours de l’histoire. Jusque vers les années 1950, les manuels catholiques de morale étaient presque entièrement consacrés à l’étude et l’application des lois : lois divines issues de la Révélation abordée sous sa forme juridique, surtout le Décalogue ; lois universelles issues de la réflexion sur la loi naturelle ; lois ecclésiastiques concernant notamment les sacrements ; lois civiles réglant l’ordre et la paix sociales  [1]. Selon le mot de Pierre Legendre, la théologie morale était devenue une sorte de « droit canon second », pratiquée par des canonistes à demi théologiens et des théologiens à moitié canonistes. Mais cette tendance presque exclusivement normative, fortement critiquée depuis le concile Vatican II, ne fut pas toujours aussi prégnante : la judiciarisation de la morale date de l’époque moderne. La théologie morale médiévale, celle par exemple de Thomas d’Aquin (même si elle fut rapidement interprétée de manière scolastique), était centrée davantage sur les vertus que sur les commandements. Les lois y prennent place mais dans un ensemble qui les situe dans un itinéraire de foi et une perspective téléologique où les finalités (surnaturelles) de l’action sont premières  [2]. Il s’agissait davantage de croître vers le bien que d’être exclusivement tourné vers le souci d’éviter le mal, c’est-à-dire le péché. Le développement de la pratique du sacrement de la confession auriculaire et la nécessité de former les confesseurs à distinguer les péchés furent pour beaucoup dans cette évolution  [3].

2 Entre ces deux moments se place la grande tradition casuistique, venue répondre aux angoisses de la conscience moderne. L’obligation faite à chaque fidèle de confesser au moins une fois l’an tous ses péchés (concile de Latran IV en 1215), et le souci du concile de Trente de former des confesseurs dans les séminaires, vont susciter une immense littérature destinée à distinguer les péchés et à traiter les cas de conscience. Non seulement cette époque marque une modification substantielle du rapport à la loi morale, désormais centrale, mais elle indique aussi le développement d’une interprétation de la loi prenant en compte les circonstances et l’histoire. De plus, l’épisode casuistique, dans sa complexité interne, témoigne, au cours de plusieurs siècles, d’une évolution notable dans l’usage et la place des lois et des normes dans le discernement moral. Ces évolutions ne sont pas sans analogie avec la situation contemporaine. L’étude des cas et le modèle de raisonnement pratique connaissent en effet un regain d’intérêt certain, avec notamment la bioéthique, l’éthique des affaires ou l’examen des situations de conflits armés. Il s’agit de montrer cette évolution à l’œuvre et sa pertinence pour la réflexion contemporaine.

Le tournant moderne et l’exemple de l’assurance maritime

3 Les débuts de l’ère moderne sont ceux de l’extension du commerce, de découverte des nouveaux mondes, l’expansion des voyages, la création des institutions bancaires, l’évolution des mœurs, la lente constitution des États. Le xvi e siècle est aussi un siècle de prise de conscience de la singularité des sujets (la renaissance humaniste y contribue, mais aussi l’interrogation sur le salut personnel qui prend une figure angoissée avec Luther, notamment). C’est aussi le développement de l’école théologique franciscaine du nominalisme qui insiste sur le face-à-face singulier entre la conscience et la loi qui vient d’un Dieu législateur. Des interrogations éthiques nouvelles apparaissent : le prêt à intérêt, les assurances maritimes, la manière de régler les mariages, le duel, les actes de guerre, le traitement des Indiens et la colonisation, etc. La conscience des chrétiens doit exercer un jugement sans pouvoir trouver appui sur la tradition ancienne. C’est ainsi que se constitue une discipline fortement teintée de droit canon, quasi indépendante de la théologie dogmatique, de la Bible et qui fournira l’essentiel de la formation des prêtres.

4 Le cas de l’assurance maritime est un bon exemple pour saisir ces évolutions du questionnement moral. Jean Mair (1467-1550), professeur réputé au Collège Montaigu de Paris, est une figure de transition entre la scolastique et la casuistique. Influencé par la pensée nominaliste, il ouvre de nouveaux chemins en quittant la méthode scolastique (qui permettait d’assurer des conclusions certaines à partir de la considération des objets moraux délimités par les normes) et en recourant aux analogies pour établir des jugements probables  [4]. En 1530, des marchands espagnols vivant en Flandres posent une question à l’université de Paris sur la licéité du contrat « basé sur la location ». Peut-on recevoir une rémunération pour le fait de devoir payer au propriétaire la perte du bateau si celui-ci subit un naufrage ? Les législations anciennes semblent inadaptées, ainsi la Décrétale Naviganti (1237) de Grégoire IX, qui interdit le prêt à intérêt pour les affaires maritimes, comme pour toute sorte de prêts, assimilés à de l’usure. Mair justifie l’usage de cette assurance maritime à l’aide de plusieurs analogies. De même que les soldats embarqués sont légitimement payés pour assurer la sécurité des navires menacés par les pirates, de même en est-il pour l’assureur. Il répond également aux objections. La Décrétale interdit l’usure mais pas l’assurance. L’assureur ne reçoit pas un gain pour le prêt mais pour le service qu’il procure en garantissant la cargaison et en soulageant l’anxiété du propriétaire.

5 De même à propos du prêt pour le développement du commerce (le cambium bursae), Mair justifie cet échange monétaire et la rémunération de celui qui apporte le capital, à l’aide de l’exemple du forgeron qui prête ses outils. En lui rendant ses outils, on doit le dédommager des gains qu’il aurait pu faire en les utilisant (c’est justice). La rémunération se justifie par la perte de profit potentiel due au prêt (lucrum cessans).

6 On assiste alors à une évolution de la pensée catholique sur l’usure entre le xi e et le xviii e siècle, avec un changement de paradigme du fait des développements de la vie économique et sociale  [5]. Albert Jonsen et Stephen Toulmin, dans leur histoire du raisonnement moral casuistique, montrent ce débat à l’œuvre  [6]. L’origine de l’interdiction de l’usure remonte au texte de Dt 23,19-20 qui interdit de prêter avec intérêt à son compatriote, tout en l’autorisant pour ce qui concerne un étranger. Une distinction supprimée par les pères de l’Église, dont Jérôme : car tous les hommes sont frères ! Aussi bien les conciles de Nicée (325), de Latran II (1139), et le pape Urbain III (1187) déclarent-ils ensuite cette interdiction comme divine et absolue. L’usure signifie alors toute forme d’intérêt et correspondait à un prêt en situation de détresse dans une conjoncture d’économie de subsistance, principalement agricole.

7 Au cours des xii e et xiii e siècles, les théologiens élaborent une théorie : Pierre Lombard d’abord, en argumentant sur la loi naturelle inspirée largement du droit romain : le mutuum est une forme de prêt où il y a transfert temporaire de propriété (on ne doit donc pas exiger ce qui ne nous appartient plus). Bonaventure ajoute que le fruit du travail de l’emprunteur lui appartient, et que le temps ne peut être vendu. Et Thomas raisonne à partir d’Aristote sur la nature de l’argent qui est seulement un consommable et dont l’usage correspond à sa possession. On ne peut vendre séparément l’usage et la propriété. La position intransigeante interdit ainsi toute forme de prêt de commerce.

8 Pourtant, peu à peu, les conditions ont changé. Si la structure médiévale dure jusqu’au milieu du xv e siècle (Antonin de Florence (1389-1459) condamne encore presque tous ses concitoyens « capitalistes » à un péché mortel), le développement du commerce, et celui des États-nations avec leur demande de financement des guerres, les effets de l’offre et la demande d’argent se font sentir. De nouvelles considérations se font jour : l’exception du dommage subi – lucrum cessans (cessation de profit) – et le damnum emergens (la perte émergente) pendant le temps du prêt appellent un nouveau paradigme. Le premier indice d’un changement est la justification du « triple contrat » ou « contrat germanique » qui garantissait 5 % d’intérêt pour assurer des pertes éventuelles. Jean Eck, puis Molina, Lessius, Lugo et Tolet le défendront au nom du lucrum cessans.

9 Finalement, le paradigme originel (fondé sur la considération de la détresse et sur la nature de l’argent) sera peu à peu modifié par la prise en compte du partage du risque dans le jus fraternitatis, puis par celle du dommage subi (intérêt), élargi bientôt à toute considération du lucrum cessans et du damnum emergens. Le prêt, ou l’investissement garanti, est autorisé dans la reconnaissance du partage des risques et des bénéfices. S’y ajoute l’observation que la valeur de l’argent pouvait changer au cours du temps, source d’un risque collectif pour les marchands et les prêteurs. Au milieu du xvii e, la théorie de l’usure est ainsi complètement retournée. L’usure comme dit Liguori est désormais « un intérêt où il n’existe pas de titre de justification pour le profit  [7] ».

Une méthode de délibération et le conflit des systèmes moraux

10 On pourrait rapporter d’autres exemples de la progressive modification du rapport à certaines normes traditionnelles. Dans le cadre du mariage, de l’esclavage ou de la liberté religieuse, des principes jugés invariables ont été reconfigurés pour répondre aux nouvelles exigences morales du moment  [8]. On peut penser aussi à l’interdiction progressive du duel – longtemps toléré au nom d’une atteinte à l’honneur  [9] –, et jusqu’à l’exemple plus récent d’une désormais réfutation générale de la légitimité de la peine de mort, autrefois largement permise, voire justifiée par l’Église dans certains cas  [10].

11 Remarquons à ce propos que cette réinterprétation des normes traditionnelles ne va pas toujours dans le sens d’un allègement de la normativité, comme on pourrait le croire avec le prêt à intérêt ou la liberté religieuse. Le refus de l’esclavage ou de la peine de mort témoigne à l’inverse d’une restriction plus grande.

Une culture de débat

12 Mais il est important de relever comment ces développements de la doctrine morale résultent d’une délibération entre théologiens en lien avec les conditions historiques et les acteurs de la vie sociale  [11]. Au xvi e en Espagne, par exemple, le commerce de la laine est un autre terrain caractéristique de débats  [12]. Particulièrement développé entre Burgos et les Flandres, ce commerce était devenu une source de richesse pour les éleveurs comme pour l’État espagnol. L’accord commercial consiste dans l’achat de la laine en hiver pour être livrée en été, mais à un prix plus bas que celui supposé en été. La justification était l’obligation pour les marchands de disposer d’une grande quantité de laine garantie pour prévoir les achats nécessaires, et pour les bergers l’assurance de la location des pâtures et le salaire des ouvriers. Si les auteurs du début du xvi e siècle (les moralistes de Salamanque ou de l’Université de Paris) s’accordent presque tous à reconnaître licite un tel commerce, pour qui le juste prix d’une marchandise est celui auquel la marchandise est vendue communément (le prix du marché, hors tromperie) et parce qu’il s’agit d’un paiement conditionné par la nature des choses, à la fin du xvi e, les auteurs considèrent que ce type de contrat est contraire à la justice. Dominique Bañez, par exemple, justifie cette différence par le fait que les conditions économiques ont changé : à cause des guerres en Flandres et des difficultés de transport, la laine n’est plus vendue à l’avance en grande quantité, il reste chez les bergers beaucoup de laine à vendre au moment de la tonte, il est donc normal de la vendre au prix du moment. Toutefois, selon le principe du probabilisme, même si l’opinion contraire est plus probable, les marchands engagés dans cette pratique demeurent autorisés à le faire  [13].

Un rapport différencié à la norme

13 Cet exemple nous montre aussi comment le rapport à la norme pouvait varier selon les écoles de pensée, ce qu’on a appelé les « systèmes moraux ». Le principe du probabilisme, on vient de le voir, autorisait à adopter une opinion simplement probable, c’est-à-dire assurée par un théologien reconnu avec de bons arguments, même si l’opinion contraire (celle en faveur du respect strict de la loi, en général) semblait plus probable. Ce sont Bartolomé de Medina, o.p. (1528-1580) et Francisco Suarez, s.j. (1548-1617) qui formalisent le système du probabilisme. À l’inverse, les rigoristes ou les probabilioristes, comme Antoine Arnaud (1612-1694) et Blaise Pascal (1623-1662), jugeaient qu’il ne fallait adopter que l’opinion la plus sûre ou la plus probable, c’est-à-dire généralement celle qui indiquait de suivre la loi établie. Il est intéressant de noter qu’au cours de la période qui va du Moyen Âge à la fin du xviii e siècle la position théologique dominante devait changer plusieurs fois. Ainsi les historiens s’accordent pour diviser la période en quatre moments.

• Une morale objective de conformité à la loi

14 La période 1300-1550 est celle du « tutiorisme ». En cas de doute moral, il s’agit de prendre la position la plus sûre (tutior), c’est-à-dire celle qui permet d’éviter tout péché mortel. La doctrine médiévale classique, pour laquelle l’action morale est une conformité à la loi, ne laisse que peu de place à la conscience et n’accorde aucune valeur à la notion de probabilité. La morale est essentiellement objective  [14]. Des interrogations cependant commencent à apparaître avec la multiplication des « cas de conscience douteuse » dus à la complexité croissante de la vie quotidienne, en même temps que se développe, avec le nominalisme d’un Guillaume d’Ockham (1285-1347), une conscience plus vive de la liberté du sujet face à la loi. L’école de Salamanque, au xvi e siècle (Vitoria, Cano, Soto), amorce le changement en examinant avec attention la complexité des situations morales (dont celles dues au commerce et aux conséquences de la découverte des « Indes ») et la diversité des opinions des docteurs.

• L’âge d’or du probabilisme

15 La période 1550-1650 marque l’âge d’or du « probabilisme ». Médina et Suarez postulent qu’en cas de doute moral, on peut suivre une opinion simplement probable. Selon Delumeau : « Il s’agit pour les nouveaux moralistes non seulement de ne pas imposer aux âmes le joug intolérable du “plus sûr” là où il y a doute, mais encore de leur apporter le réconfort psychologique que procure l’opinion probable de docteurs qualifiés  [15]. » Il est en effet parfois bien difficile de savoir quelle est l’opinion la plus probable. Face à l’expression de consciences scrupuleuses, la visée des probabilistes est à la fois pastorale (apporter aux fidèles la sécurité d’un avis qualifié) et théologique (promouvoir la liberté humaine face au risque de légalisme et dans la prise en compte des silences de la loi). Le probabilisme domine cette période où la théologie morale devient un recueil d’opinions classées selon leur probabilité, comme en témoigne Antoine Diana (1585-1663) dont les Résolutions morales, rééditées de multiples fois, vont jusqu’à compiler et traiter près de 20 000 cas de conscience.

• Le retour du rigorisme

16 La parution des Provinciales de Pascal, en 1656, marque un tournant. Le probabilisme qui avait pu laisser place à des dérives laxistes est vivement condamné au nom d’un désir d’une plus grande sécurité et fermeté morale, mais aussi pour Pascal d’un rigorisme lié à une théologie inspirée du jansénisme : « Je ne me contente pas du probable, je cherche le sûr  [16]. » À ses yeux, l’Écriture et la Tradition de l’Église fournissent la certitude dont nous avons besoin. Ni Pascal, ni Nicole, ni Arnaud ne peuvent imaginer qu’une loi soit douteuse et que dans ce cas elle puisse ne pas obliger. Alexandre VII en 1665-1666 et Innocent XI en 1679 condamnent certaines thèses laxistes et probabilistes, mais sans définir précisément la probabilité. Dès lors, le soupçon porté sur toute tentative d’adaptation (même si les thèses jansénistes sont à leur tour condamnées par Alexandre VIII en 1690) suscite un « raz de marée rigoriste ». Le « probabiliorisme » l’emporte presque partout  [17].

• L’équilibre d’Alphonse de Liguori

17 Alphonse de Liguori (1696-1787) est d’abord formé à l’école du rigorisme, en particulier Genet. Mais sa longue expérience des missions paroissiales auprès des paysans pauvres l’en détourne progressivement, faisant de lui un partisan de la mansuétude à l’égard des pénitents. Son système, complètement élaboré en 1762, après de nombreux tâtonnements, l’« équiprobabilisme », tente de trouver l’équilibre entre probabilisme et rigorisme : en cas de doute, on peut suivre une opinion probable (en faveur de la liberté) si elle est au moins aussi probable que l’opinion adverse (en faveur de la loi)  [18]. Alphonse sera canonisé en 1839, puis fait docteur de l’Église et patron des confesseurs en 1871. Mais le « liguorisme » mettra près d’un siècle à s’imposer comme modèle, et avec lui la « bénignité » si chère à ses maîtres jésuites. Cependant, tous les casuistes n’avaient pas la largeur de vue d’un Liguori et dès la fin du xviii e siècle, la casuistique était devenue une technique marquée par la stérilisation, la répétition et l’usure ; une théologie morale enfermée dans une logique volontariste et légaliste du permis et du défendu, très individuelle et détachée de la spiritualité ou de la théologie.

18 Le débat a ressurgi au moment du concile Vatican II, alors que la théologie morale s’était fossilisée dans une forme de légalisme très insatisfaisant. La place de la loi dans la vie morale est revisitée pour montrer l’importance de son enracinement dans une posture de discernement et de délibération où la conscience joue un rôle important. La discussion des années 1970-1980 entre « proportionnalistes » et « déontologistes » en est le reflet. Et plus récemment, le débat a encore rebondi lorsqu’à la suite de l’exhortation apostolique Amoris laetitia, le pape François a demandé à l’Église de ne plus se contenter d’appliquer les normes morales de manière extérieure mais de prendre en compte les circonstances, l’intention et donc le « for interne » des personnes, pour décider s’il s’agit d’un péché grave pouvant empêcher l’accès aux sacrements. Naturellement, des résistances se sont manifestées dans l’Église, non sans rappeler les débats du xvi e et xvii e siècles que nous avons décrits  [19].

Que nous apprend cette histoire sur le rapport aux normes ?

19 La longue histoire des quatre ou cinq siècles de la casuistique témoigne d’une étonnante alternance entre périodes « rigoristes » et périodes « bénignes ». L’attention portée aux pénitents du sacrement de confession a joué un rôle essentiel, marquée tantôt par une crainte de relâchement moral, tantôt par une crainte de décourager les fidèles sous le fardeau d’une loi trop dure à porter. Le souci d’une vérité sûre, universelle et inchangée, a souvent été opposé à un désir d’éduquer les chrétiens sur un chemin de progressivité, tenant compte des circonstances et des évolutions sociales. C’est toute une histoire des mentalités et du rapport à l’autorité ecclésiale qui serait nécessaire pour accompagner l’interprétation de cette saga inédite  [20].

De la norme au cas et du cas à la norme

20 Mais une première leçon permet de voir combien doctrine et pastorale n’ont cessé d’entrer en interaction : la pastorale bousculant la doctrine sous l’effet des conditions nouvelles, la doctrine ressaisissant les leçons de la pratique en systèmes moraux. Dans leur étude pionnière, Jonsen et Toulmin insistent sur l’originalité de ce qu’ils appellent la « haute casuistique » (abandonnée vers 1660 après les attaques de Pascal) et dont la méthode est à leurs yeux largement inductive. C’est l’étude de la situation concrète qui domine et qui, à partir de là, à l’aide de paradigmes, d’analogies, de maximes, de l’examen des circonstances et du poids relatif des arguments, cherche à trouver les normes qui vont lui correspondre, quitte à en inventer. Ils définissent ainsi la casuistique comme « l’analyse des questions morales en utilisant des procédures de raisonnement basées sur les paradigmes et les analogies, conduisant à la formulation d’opinions d’experts concernant l’existence et la rigueur d’une obligation morale particulière, décrite en termes de normes ou de maximes qui sont générales mais non universelles et invariables, puisqu’elles n’indiquent le bien avec certitude qu’en fonction des états typiques de l’agent et les circonstances de l’action  [21] ». Ils comparent cette méthode à celle des médecins qui doivent porter des diagnostics cliniques. Des circonstances nouvelles peuvent mettre en cause des cas classiques. C’est le jugement pratique, ou phronésis, qui permet ces comparaisons, et le sens de l’équité, ou épikie, qui fait voir ce qui est raisonnable compte tenu des circonstances et des situations.

21 James Keenan, quant à lui, nuance cette analyse. S’il s’accorde avec les auteurs américains sur le fait que la méthode casuistique n’a jamais été clairement énoncée, et qu’elle était largement pratique et inductive, il insiste sur le contexte qui explique le développement de la casuistique et qui se traduit dans un raisonnement enraciné dans une époque – une époque qui n’est pas sans rappeler la nôtre  [22]. Contexte historique des questions nouvelles, contexte culturel d’une valorisation de la liberté et d’un désir de réforme, contexte académique d’une libre discussion entre docteurs, contexte ministériel de la confession. Il met aussi en lumière comment la casuistique n’était pas seulement catholique mais qu’elle fut pratiquée par des luthériens comme Konrad Dannhauser (1603-1666) ou Philip Jacob Spener (1635-1705), des réformés comme le très influent William Perkins (1558-1602) et des anglicans comme Joseph Hall (1574-1656) et Jeremy Taylor (1613-1667). Toutefois, si de nombreux aspects les relient aux catholiques, les casuistes protestants ne cherchent pas à donner des solutions aux confesseurs mais ils veulent aider tous les fidèles à faire leur propre discernement et à prendre leur décision en conscience sur les aspects les plus divers de la vie ordinaire  [23].

22 Pour autant, Keenan fait remarquer qu’après l’abandon de la haute casuistique le raisonnement moral est retourné à un raisonnement déductif fondé sur les principes. Mais paradoxalement, ces principes qui remplacèrent les études de cas étaient tirés des résultats de la haute casuistique. Les débats des casuistes avaient vu émerger de nouveaux principes méthodologiques (double effet, coopération, tolérance) et des principes matériels (liberté humaine, dignité humaine, juste crédit) qui seront ensuite codifiés dans la tradition du droit naturel. Or, le contexte pour interpréter leur validité renvoie finalement à celui, original, des cas qui les avaient engendrés. Mais pour les manuélistes des xix e et xx e siècles, ces principes devinrent anhistoriques, universels, accrédités de la certitude autrefois accordée à la raison et à la conscience. Ils furent ainsi considérés comme au-dessus des circonstances et de la conscience. Des principes présentés comme immuables et anhistoriques étaient en fait des « expressions historiques de résolution de cas des xvi e et xvii e siècles de la haute casuistique  [24] ». Keenan souligne ainsi un processus récurrent entre l’application d’une norme à un cas dans un contexte donné, la détermination d’une norme au sein de l’histoire et sa progressive réappropriation dans la tradition de l’Église. L’application d’une norme à un nouveau cas est un évènement historique qui conditionne son interprétation, voire modifie sa formulation  [25]. Les normes apparaissent bien comme les sédimentations historiques du jugement prudentiel et collectif de ceux qui nous ont précédés  [26].

Une logique du probable

23 Pierre Hurtubise met ici en valeur l’importance des ressources de la rhétorique et de la dialectique (ou logique), disciplines enseignées dans les collèges jésuites qui formeront tant de casuistes. La méthode casuiste, note-t-il, met en œuvre un schéma tripartite, avec une partie normative (centrée sur les obligations et les interdits), une partie narrative (qui décrit la situation et son rapport problématique aux obligations) et une partie dialectique (qui présente les arguments de raison ou d’autorité pour résoudre le cas)  [27]. La dialectique rhétorique d’un Agricola (1442-1485) est une logique du probable, capable de construire un consensus à partir d’une persuasion transformée en conviction ou certitude  [28]. Elle part d’opinions reconnues comme vraisemblables. Rhétorique et dialectique vont ainsi servir à décrire les cas de manière circonstanciée (par les divers topoi : lieu, temps, personne, circonstances, intentions, etc.) et à chercher des arguments logiques pour les résoudre (liaisons, ordonnancement, usage des paradigmes, des analogies, des maximes, des circonstances, etc.). En ce sens, le raisonnement casuistique peut être décrit comme l’usage pour la résolution des cas de conscience d’un outil connu depuis longtemps : le syllogisme dialectique ou enthymème  [29]. Un syllogisme qui part non de ce qui est certain ou vrai mais de ce qui est probable, tiré de l’expérience communément reçue du passé ou de la sagesse d’hommes expérimentés. Encore fallait-il bien savoir user de cette dialectique, en connaître les règles et disposer d’une capacité d’observation et de connaissance de la psychologie humaine. On peut tirer de cet examen un deuxième enseignement. À moins de virer dans un tutiorisme strict (désormais condamné par l’Église), tout jugement moral en situation est un jugement prudentiel qui fait appel à un raisonnement du probable. Aucune norme, qu’elle soit tirée de l’Écriture ou de la Tradition, ne peut à elle seule déterminer la validité d’une action. Toute morale contient un moment casuistique, car il s’agit de l’application des normes dans des situations où le sujet ne sait pas quelle norme est la plus pertinente. La vie complexe dans laquelle nous sommes nous met souvent devant des situations où se vit un conflit de devoirs ou de valeurs.

24 Reprenant saint Thomas d’Aquin, le pape François rappelle ainsi que la loi, pour essentielle qu’elle soit, ne saurait suffire à elle seule à déterminer la culpabilité d’une personne dans une situation singulière. D’abord parce que dans le domaine pratique la vérité est moins certaine quand on se trouve dans des situations particulières : « Plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient  [30]. » La raison pratique dans sa recherche de la vérité ne s’identifie pas à la raison théorique qui fonctionne par syllogisme déductif et application des principes généraux à des cas particuliers. L’expérience et l’histoire entrent ici en ligne de compte. Par ailleurs, la loi, en pratique, ne peut prendre en compte toutes les situations singulières. Et la moralité d’un acte ne peut être jugée « en dernier ressort » que par la conscience éclairée de la personne elle-même. « La loi naturelle ne saurait donc être présentée comme un ensemble déjà constitué de règles qui s’imposent a priori au sujet moral, mais elle est une source d’inspiration objective pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision  [31]. » Saint Thomas mettait ainsi en avant la vertu de prudence et la possibilité d’une épikie.

Le récit fait le cas

25 Une troisième leçon à recevoir de cette histoire est de reconnaître que c’est la description de l’action qui « fait » le cas et détermine en grande partie sa solution. L’importance de la partie narrative de l’étude des cas et l’usage de la rhétorique et de la dialectique nous ont alertés sur ce point. Comme le souligne Serge Boarini, le cas est d’abord une « construction du langage  [32] ». Il suppose une description concrète de l’action où les circonstances sont des éléments essentiels : qui, quoi, où, par quels moyens, pourquoi, comment, quand ? En quoi s’agit-il d’une injustice, d’un mensonge, ou d’un meurtre ? Telle action est-elle bonne, mauvaise ou indifférente ? La description constitue donc une unité des faits rassemblés qui ainsi peuvent être soumis à une évaluation morale selon des normes : c’est une « description normative  [33] ». « La casuistique ne traite donc pas un fait mais bien un cas. Le cas est l’élaboration dans et par le langage de ce fait au moyen une description particulière et strictement codifiée  [34]. » Tout jugement moral est donc un exercice prudentiel, guidé par la norme mais aussi déterminé par l’élaboration d’un récit qui ajuste le cas à la norme et la norme au cas, voire bouscule la norme. Le raisonnement est toujours pris en tension entre un modèle déductif (par le biais du syllogisme pratique) et un modèle inductif lorsque c’est la considération du cas qui permet d’étayer un passage à la norme. L’assurance maritime n’est pas l’usure. Le cas dépend de son récit et de son insertion dans le récit de la personne concernée. La décision émerge du récit du cas, pour inférer dans ce cas la norme la plus à même de s’appliquer. Si l’approche déductive insiste sur le pouvoir prescriptif de la norme et sur son étendue (en minimisant la singularité d’une situation), l’approche inductive considère ce qui fait la singularité irréductible de la situation difficile et permet d’inventer des solutions pour des cas inédits  [35].

Un processus délibératif

26 Aujourd’hui, le traitement de cas difficiles et récurrents (à propos d’éthique biomédicale, de directives sur la recherche, de questions liées à l’environnement, etc.) suppose aussi un processus de délibération collective. L’aveu des péchés au sein du confessionnal était déjà une forme dialogique de résolution des cas de conscience. Les débats entre docteurs, et avec les chrétiens dans leur conscience inquiète, étaient essentiels à la démarche casuiste. Au xviii e siècle, les « conférences ecclésiastiques » regroupaient les prêtres d’un même canton ou d’un diocèse pour tenter de résoudre ensemble des cas entendus en confession et élaboraient des directives sous l’autorité de l’évêque  [36]. Descendantes lointaines de ces conférences, les « conférences de consensus » sont aujourd’hui chargées de dégager des directives dans les domaines de la recherche biomédicale à fort enjeu social. À la différence de leurs ancêtres ecclésiastiques, ces conférences regroupent des citoyens ordinaires, volontaires et choisis pour leur diversité culturelle et religieuse. Mais elles ont pour point commun d’établir des recommandations qui restent consultatives. L’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (l’ANDEM) les a introduites en France sur le modèle américain en 1990. On pense aussi aux « conférences de citoyens », d’origine danoise, comme celle tenue en France en 1998, au sujet des organismes génétiquement modifiés (OGM). À travers une information scientifique adéquate, l’audition contradictoire des experts, des débats publics, cette méthode fait fond sur la capacité de chaque citoyen de se prononcer en matière morale à partir de ses valeurs fondamentales, son éducation, sa religion, etc. À leur façon aussi, les comités d’éthique, qui regroupent des experts diversement situés, sont des lieux d’élaboration de directives et de normes pour les institutions (hôpitaux, centres de recherche, organisations sociales, banques, etc.). Ils sont les héritiers lointains des casuistes dont nous n’avons pas fini d’apprendre.

27 Sans doute la théologie morale (et l’Église), dans sa manière d’élaborer de nouvelles normes ou de savoir comment les mettre en œuvre, gagnerait-elle à retrouver cette dimension collégiale de la délibération collective. C’est dans cet esprit, nous semble-t-il, que le pape François appelle à vivre la synodalité à tous les niveaux de l’Église, en étant à l’écoute du sensus fidei des fidèles et plus particulièrement à l’écoute des pauvres [37].

Notes

  • [1]
    Voir Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états. De Martin de Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Novalis, Ottawa, 2005, p. 205-243
  • [2]
    Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, Q. 1 et ss.
  • [3]
    Voir Jean Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession xiii e-xviii e siècle, Fayard, 1990.
  • [4]
    Voir James Keenan, « The Casuistry of John Mair, Nominalist Professor of Paris », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, Georgetown University Press, 1995, p. 85-102.
  • [5]
    Louis Vereecke montre que les avis pouvaient aussi diverger selon les lieux car les théologiens n’avaient pas tous la même connaissance des pratiques commerciales, pratiques qui pouvaient être différentes d’un lieu à l’autre. C’est ainsi que les premiers casuistes de Gènes ou Florence rejettent l’assurance maritime dont ils n’ont pourtant qu’une connaissance livresque, tandis que les casuistes de Salamanque ont une connaissance directe et exacte des réalités économiques des marchands et vont l’approuver. Voir Louis Vereecke, « L’assurance maritime chez les théologiens des xv e et xvi e siècles », Studia Moralia 8 (1970), p. 347-385.
  • [6]
    Voir Albert Jonsen et Stephen Toulmin, « Profit: the case of usury », The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, University of California Press, Berkeley, 1988, p. 181-194. Voir aussi John Noonan, The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge, Mass., 1957, et Benjamin Nelson, The Idea of Usury, 2éd., Chicago, 1969.
  • [7]
    Alphonse de Liguori, Theologia Moralis III, V, 3,7, cité par Jonsen et Toulmin, « Profit: the case of usury », The Abuse of Casuistry, p. 193.
  • [8]
    Voir John Noonan, « Development in Moral Doctrine », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, p. 188-204.
  • [9]
    Voir Jean-Pascal Gay, « La théologie morale dans le pré : la casuistique du duel dans l’affrontement entre laxisme et rigorisme en France au xvii e siècle », Histoire, économie & société, 2005/2 (24année), p. 171-194.
  • [10]
    Le 2 août 2018, le pape François a approuvé une nouvelle modification du Catéchisme de l’Église catholique : « L’Église enseigne, à la lumière de l’Évangile, que “la peine de mort est une mesure inadmissible qui blesse la dignité personnelle” et elle s’engage de façon déterminée, en vue de son abolition partout dans le monde », (article 2267). Voir La Croix du 2.08.2018. Cette modification s’inscrit dans la suite des efforts de Jean-Paul II et Benoît XVI pour faire évoluer la doctrine.
  • [11]
    À partir de la fin du xviii e et du début du xix e siècle, cette délibération deviendra de plus en plus encadrée par la progressive importance donnée au magistère romain de l’Église.
  • [12]
    Voir pour ce qui suit Louis Vereecke, « Le commerce de la laine selon les théologiens espagnols du xvi e siècle », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, Collegium S. Alfonsi de Urbe, Rome, 1986, p. 423-434. On peut aussi évoquer les études du même auteur sur l’enseignement de l’éthique sexuelle qui montrent les avis différents des moralistes et l’évolution de la discussion. Louis Vereecke, « Mariage et plaisir sexuel chez les théologiens de l’époque moderne (1300-1789) », Studia Moralia 18 (1980) 245-266 ; ibid., « Mariage et sexualité au déclin du moyen âge », La Vie Spirituelle. Supplément 57 (1961) 199-225.
  • [13]
    Ainsi, conclut Vereecke : « Seule une analyse des faits économiques permet au moraliste d’émettre un jugement équilibré sur l’accord de la manière d’agir de ses contemporains avec l’idéal évangélique et de montrer comment les opinions des théologiens peuvent être déterminées par les conditions de lieu et de temps, c’est-à-dire par l’histoire. » Louis Vereecke, « Le commerce de la laine selon les théologiens espagnols du xvi e siècle », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, p. 434.
  • [14]
    Même si pour Thomas d’Aquin, la « conscience erronée » oblige et si l’épikie permet quelques exceptions en désobéissant à la lettre de la loi pour obéir à son esprit.
  • [15]
    Jean Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession xiii e-xviii e siècle, p. 134.
  • [16]
    Blaise Pascal, 5Lettre Provinciale du 22 mars 1656. Il dénonce notamment la facilité avec laquelle on peut s’arranger avec une opinion qui nous convient, puisqu’un seul docteur allant dans son sens suffit.
  • [17]
    Ainsi François Genet (1640-1702), dont l’ouvrage de résolution de cas de conscience fut l’un des plus populaires, peut-il affirmer que la source de sa morale ne se trouve que dans la volonté de Dieu telle qu’elle est exprimée dans les Écritures, les Pères de l’Église et les canons des saints Pères. Nulle référence n’est faite aux débats de ses contemporains, comme si l’Écriture et les Pères avaient déjà résolu tous les cas présents. Voir à ce sujet François Genet, Théologie morale ou résolution des cas de conscience selon l’Écriture sainte, les Canons et les Saints Pères (Paris, 1676-1686) et Louis Vereecke, recension du livre de James Pollock, François Genet : The man and his Methodology, Universita Gregoriana, 1984, Studia Moralia, 1985, p. 445-457.
  • [18]
    Voir Alphonse de Liguori, Theologia moralis, Rome, Ex Typografia Vaticana, 1905 (édité par L. Gaudé), publié pour la première fois en 1748. Voir aussi Louis Vereecke, « La conscience selon saint Alphonse de Liguori », De Guillaume d’Ockham à saint Alphonse de Liguori, p. 553-565 et Raphael Gallagher, « L’actualité de la théologie morale de saint Alphonse de Liguori », RETM 268, 2012, p. 35-57.
  • [19]
    Sur ce point je me permets de renvoyer à notre livre commun ; Alain Thomasset, s.j., et Jean-Miguel Garrigues, o.p., Une morale souple mais non sans boussole. Répondre aux doutes des cardinaux à propos d’Amoris laetitia, Éd. du Cerf, 2017.
  • [20]
    Voir notamment Jean Delumeau , La peur en Occident xiv e-xviii e siècles, Fayard, 1978, ou plus récemment sur une période plus brève mais significative : Jean-Pascal Gay, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand siècle (1640-1700), Éd. du Cerf, Paris, 2011.
  • [21]
    Albert Jonsen et Stephen Toulmin, The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, p. 257 (ma traduction). Le titre du livre des auteurs américains reflète leur position beaucoup plus favorable à la casuistique que l’opinion habituellement répandue à son sujet. « The Abuse of Casuistry » est un jeu de mots : la casuistique fut à la fois calomniée (abusée) et abusive dans ses excès.
  • [22]
    D’où le titre du livre en écho à celui de Jonsen et Toulmin : The Context of Casuistry.
  • [23]
    Voir par exemple James Keenan, sj, « William Perkins (1558-1602) and the Birth of British Casuistry », dans J. Keenan, Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, Georgetown University Press, Washington, DC, 1995, p. 105-130.
  • [24]
    Ibid., p. 226.
  • [25]
    Voir aussi Thomas Kopfensteiner, « Science, Metaphor and Moral Casuistry », dans J. Keenan et Th. Shannon (dir.), The Context of Casuistry, p. 207-220.
  • [26]
    L’exemple de la progressive condamnation de la peine de mort dans l’Église en est un exemple.
  • [27]
    Voir Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états, p. 270.
  • [28]
    Pour Agricola comme pour Aristote, rhétorique et dialectique sont destinées à la recherche d’argumentation pour entraîner la conviction.
  • [29]
    Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états, p. 272. Le syllogisme dialectique diffère du syllogisme déductif ou de l’analytique par le fait d’utiliser des prémices contingentes.
  • [30]
    Thomas d’Aquin, Somme théologique I-II, Q. 94, art. 4.
  • [31]
    Pape François, Exhortation apostolique Amoris laetitia, 2016, n° 305, citant la Commission Théologique Internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, 2009, n° 59.
  • [32]
    Serge Boarini, Introduction à la casuistique, L’Harmattan, 2007, p. 39.
  • [33]
    Ibid., p. 49.
  • [34]
    Ibid., p. 51.
  • [35]
    Ibid., p. 100 ; voir aussi Serge Boarini, « Les nouveaux mondes de la casuistique », RETM 257, 2009/4, p. 55-75.
  • [36]
    Voir par exemple les Conférences ecclésiastiques du diocèse d’Amiens sur la pénitence (1695) ou celles du diocèse de Luçon (1698-1702). On peut se demander si l’exhortation du pape François Amoris laetitia n’invite pas à renouer avec cette tradition pour gérer d’une manière diocésaine et synodale le cas des personnes divorcées remariées.
  • [37]
    Voir pape François, Discours pour le 50anniversaire de l’institution du synode des évêques, 17 octobre 2015 ; Amoris laetitia n° 3 et Evangelii Gaudium n° 198.
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