Notes
-
[1]
Nathalie Maillard, La vulnérabilité catégorie morale, Labor et Fides, Genève, 2011, p. 197.
-
[2]
Dominique Jacquemin, « Fin de vie et handicap : quelle contribution possible de la théologie à une approche des capacités ? », Journal International de Bioéthique et d’Éthique des Sciences, volume 27, septembre 2016, nº 3 p. 81-98, p. 89.
-
[3]
Agata Zielinski, « La vulnérabilité dans la relation de soin, ce fonds commun d’humanité », Cahiers philosophiques, nº 125, 02/2011, p. 89-106, p. 89.
-
[4]
Fred Poché, entretien avec Francesca Piolot, A-t-on encore le droit d’être fragile ?, Éd. chronique sociale, Lyon, 2013.
-
[5]
Minisante « EDS, enquête démographique sanitaire en RDC », 2007.
-
[6]
N. Kuilu et al., « Approche de solidarité des femmes enceintes de Kinshasa », mémoire ESP Kinshasa, 2010.
-
[7]
Agata Zielinski, « La compassion, de l’affection à l’action », Études 2009 /1, tome 410, p 55-65, p. 61.
-
[8]
Alain Thomasset, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius Namur, Paris, 2015, p. 151.
-
[9]
Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 123.
-
[10]
Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2009, p. 21.
-
[11]
Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis. Un souvenir provoquant dans une société pluraliste, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p. 55.
-
[12]
Voir Naxhelli Ruiz Rivera, « La definición y medición de la vulnerabilidad social. Un enfoque normativo », Boletín del Instituto de Geografía, UNAM ISSN 0188-4611, Núm. 77, 2012, p. 63-74, p. 64.
-
[13]
Alberto Moreira, « La dangereuse mémoire de Jésus dans le cadre de la société post-traditionnelle », Concilium, revue internationale de théologie, n° 282, 1999, p. 51-61, p. 52.
-
[14]
Ibid., p. 55.
-
[15]
Jean-Baptiste Metz, La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique, Éd. du Cerf, Paris, 1999, p. 259.
-
[16]
Alberto Moreira, « La dangereuse mémoire de Jésus dans le cadre de la société post-traditionnelle », p. 56.
-
[17]
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 14.
-
[18]
Catherine-Marie Leroy, « Martin Buber, précurseur du personnalisme », Approche Centrée sur la Personne, Pratique et recherche 2005/1, p. 67-72.
-
[19]
Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis. Un souvenir provocant dans une société pluraliste, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p. 129.
-
[20]
Guillaume Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011, p. 158.
1La vulnérabilité reste un terme qui a traversé les siècles, changeant parfois de sens selon le contexte, les disciplines et les réalités de chaque société. Une signification transversale et permanente est l’exposition au risque et à la menace. En effet, on utilise souvent l’expression : « nous sommes tous vulnérables ». En principe, cela vaut pour les humains en général, mais si on nous demandait de nous classer du côté des vulnérables ou des pauvres, nous préférerions choisir d’être du côté, soi-disant, des forts, des riches et non des fragiles. Les entretiens accordés aux femmes membres d’un réseau de solidarité donnent matière à réflexion et ouvrent une question à approfondir concernant le degré de vulnérabilité vécue ainsi que la manière de l’intégrer pour en faire un espace de résilience. Nous analyserons ici les quatre niveaux de vulnérabilité vécus par les femmes inscrites dans le réseau de solidarité des femmes enceintes de Kinshasa. Notre démarche se déroule en trois temps : 1. les définitions du terme vulnérabilité et le contexte du réseau de solidarité ; 2. les résultats des entretiens et le classement des niveaux de vulnérabilité selon les femmes ; 3. l’analyse réflexive de la vision de la vulnérabilité dans le réseau des femmes.
Quelques définitions et le contexte du réseau de solidarité
2Dans ce premier temps, nous proposons une définition du terme de « vulnérabilité » en retraçant le contexte du réseau des femmes enceintes dans la banlieue de Kinshasa.
La vulnérabilité
3La vulnérabilité provient étymologiquement de « vulnerabilis », un mot latin signifiant « pouvant être blessé ». Ce concept de vulnérabilité émerge dans le champ de la morale et de la politique autour des années 1980. Nathalie Maillard dans son livre La vulnérabilité catégorie morale parle de trois types de vulnérabilité : 1) la vulnérabilité anthropologique qui désigne notre susceptibilité, comme sujet moral, à être touché par la détresse, la souffrance ou la fragilité d’autrui ; 2) la vulnérabilité corporelle qui se relie à la signification ontologique de la vulnérabilité et qui désigne le plus souvent notre fragilité corporelle ou biologique ; 3) la vulnérabilité relationnelle et sociale. Il s’agit de la signification sociale de la vulnérabilité qui désigne la fragilité de groupes particuliers et des personnes défavorisées dans la société [1]. La situation des femmes enceintes de la périphérie de Kinshasa nous situe dans la vulnérabilité sociale. « La vulnérabilité nous rappelle que l’humain n’est pas le tout-puissant. Il est créé à la fois limité et autonome [2]. » La reconnaissance de sa propre vulnérabilité peut devenir une vertu relationnelle, la reconnaissance ouvre la porte à la gratitude mutuelle [3]. Pour Fred Poché, « parler de la faiblesse, la vulnérabilité, la fragilité ne signifie pas évacuer la capacité, la puissance, la solidité et la force dans la mesure où le consentement à la fragilité laisse ouverte la possibilité du déploiement de la force et de la puissance telles qu’elles peuvent émerger dans la solidarité. La vulnérabilité acceptée et travaillée produit une forme de solidité, la faiblesse analysée peut contribuer à développer une force. Les pauvres, les faibles, les vulnérables et les fragiles sont forts. Cette force à l’intérieur du vulnérable nous apprend à changer notre société [4] ».
4En ce qui concerne les femmes du réseau – notre champ d’engagement –, elles se trouvent dans un contexte désastreux de guerre et d’instabilité dans leur pays, la République démocratique du Congo (RDC). La reconnaissance de la condition de vulnérabilité par ces femmes est devenue une source de solidarité collective, une ouverture pour aider l’autre. La vulnérabilité a ouvert les femmes à l’altérité. C’est dans ce contexte difficile que les femmes conscientes de leur vulnérabilité opèrent un sursaut de capacitation collective. Ainsi surgit un réseau de solidarité des femmes de la RDC.
Le contexte social
5La République démocratique du Congo est un pays aux larges dimensions, avec une population de plus de 70 millions d’habitants [5]. Le pays est traversé par des conflits armés et civils et par une fragilisation endémique de toutes les couches de la population. Altérées par les pillages des années 1991 et 1993, la détérioration des conditions de vie de la grande majorité de la population est devenue profonde. Les trois-quarts de la population vivent avec moins d’un dollar par jour. Le système de santé de la RDC, théoriquement bien conçu, fonctionne à trois niveaux : le niveau périphérique avec la zone de santé comme unité opérationnelle de soins, le niveau provincial et le niveau central. Grâce à la zone de santé, ce système était et devrait être le système le plus proche de la population, fonctionnant comme des membres d’une même famille. Le financement des soins, il faut le préciser, se fait par paiement direct ; ce qui exclut les pauvres. En effet, un accouchement normal eutocique coûte entre quinze et cent euros, une césarienne varie entre trois cents et trois mille euros. Le tissu économique est tellement appauvri que l’accès aux services sociaux devient un luxe, ce qui pose un problème de santé publique considérable.
Le réseau de solidarité des femmes enceintes
6Or, au cœur de ces contraintes, des femmes enceintes ont progressivement mis en place un système de solidarité, particulièrement au moment où le pays connaît un système socio-économique en délabrement. On note, et nous y insistons, des conflits renforcés par les pillages de 1991 et de 1993. Les premières victimes sont les femmes enceintes ayant besoin d’une césarienne en urgence ainsi que les enfants. L’évènement mobilisateur du réseau de solidarité a été la mort d’une femme du quartier Malueka, rejetée par manque d’argent alors que sa situation sanitaire relevait de l’urgence. Cette femme, venue consulter un centre de santé du quartier Malueka pour accoucher normalement, a vécu quelques heures en compagnie d’autres femmes dans la salle de douleur, partageant les derniers instants de leur grossesse. Or, devant des complications qui ont rendu l’accouchement par voie basse difficile, une césarienne s’est imposée en urgence. Le centre de santé Malueka n’a pas de salle d’opération et la future maman a dû être adressée ailleurs pour être sauvée, elle avec son enfant ou bien l’un des deux. À sa sortie, la femme n’est pas prise en charge par manque d’argent ou soi-disant parce qu’« il n’y a pas de place pour vous ». Plusieurs centres publics comme privés ont refusé d’accueillir la femme. Elle fut dès lors ramenée vers le centre d’origine. Elle est décédée sur le chemin du retour ; son corps a été exposé au centre du quartier. Toutes les femmes enceintes et les autres femmes du quartier ont été choquées et révoltées dans leur situation de profonde vulnérabilité. Elles furent dès lors déterminées à créer un réseau de solidarité des femmes enceintes pour éviter que pareil cas ne puisse se reproduire. Le réseau est créé en 1999 et va évoluer avec le temps. Ce mouvement est accompagné dès le départ, et aujourd’hui encore, par une structure nommée BDOM (bureau diocésain des œuvres médicales).
7Commencé par l’adhésion de seize maternités du BDOM sur trente, le réseau reçoit annuellement, par l’intermédiaire des maternités des milieux périphériques, plus de 50 000 femmes enceintes. Chaque femme enceinte paye douze euros dont dix pour l’accouchement et deux destinés à la solidarité pour les urgences des césariennes. Cet argent est payé selon les moyens de chaque femme, mensuellement ou par trimestre. Vers les années 1999-2000, plus de vingt-sept maternités sur trente appliquent le système de solidarité appelé localement « cagnotte ». Le coût d’un pack de services pour une césarienne est estimé à cent soixante euros pour l’hôpital Saint-Joseph et à cent dix pour les centres hospitaliers. Ce forfait est réparti en deux : la femme en urgence de césarienne ne paie que le montant d’un accouchement dystocique. Plus concrètement, la caisse prend en charge un montant de quatre-vingt-quinze euros et la femme paie donc le reste, soit quinze euros. C’est sur la base de ce grand nombre de femmes que la caisse a été fondée, permettant ainsi de sauver de cinq cents à six cents femmes par an si toutes les femmes parviennent à payer deux euros. Ainsi, au cœur de leur situation de pauvreté et de vulnérabilité, des femmes compensent la situation de neuf mille autres femmes en urgence de césarienne et de cent femmes victimes de violences sexuelles [6].
8Cette expérience de solidarité des femmes enceintes vécue dans un milieu d’instabilité et d’incertitude nous permet de comprendre comment une situation de vulnérabilité peut être perçue et appréhendée. Une étude qualitative précédée par les récits des femmes qui bénéficient du réseau nous aide à découvrir avec netteté une manière particulière d’approcher graduellement la vulnérabilité chez les femmes dans leur réseau de solidarité.
Les entretiens et la hiérarchisation des degrés de vulnérabilité
9Après quelques années, nous avons mis en place une dynamique de questionnement des femmes membres de ce réseau. Les réponses réservées aux questionnaires adressés aux femmes seront présentées au fur et à mesure ; nous y découvrirons une certaine gradation dans la compréhension de la vulnérabilité par les femmes. Nous relèverons successivement la vulnérabilité liée au manque des ressources économiques, aux conditions de vie, à la misère imposée aux femmes et celle liée au stress qui les accompagne.
10À la première série de questions sur la prise de conscience de la vulnérabilité, les femmes du réseau donnent des réponses qui font ressortir en quatre points le degré de la vulnérabilité perçue et vécue par ces femmes.
Vulnérabilité liée au manque d’argent, vulnérabilité et pauvreté
Nous n’avons pas d’argent, ni de salaire ; nous n’avons pas de travail ; nous n’avons pas la possibilité d’épargner ; nous avons des difficultés à payer directement seule l’accouchement ; il n’y a pas d’argent pour payer la césarienne, ni assez d’argent pour préparer la maternité, le coût de la césarienne est élevé ; il n’y a pas d’espoir de trouver l’argent ; les 15 euros, c’est tout ce que nous avons comme capital pour vivre.
12Les femmes, lorsqu’elles arrivent dans le système de solidarité, se sentent « catégorisées » parmi les personnes incapables d’assumer elles-mêmes les frais de soins pour l’accouchement ou pour une césarienne. Au fur et à mesure qu’elles restent dans le réseau, leur vision change et elles perçoivent que la vulnérabilité va au-delà du manque des ressources économiques.
13En ce sens, une femme raconte comment elle était hésitante au début :
J’ai eu une impression de honte en venant dans le réseau, mais quand une femme a commencé à relater sa souffrance et comment elle est arrivée à surmonter les difficultés de la vie grâce à l’expérience dans le réseau, je me suis mise à la place de cette femme et j’ai compris que les femmes du Congo, y compris moi-même, nous sommes vulnérabilisées par le système social et nous devons nous unir pour aller de l’avant.
15La deuxième modalité de prise de conscience de la vulnérabilité se réfère à la manière de vivre des femmes.
Vulnérabilité liée à la manière de vivre des femmes, vulnérabilité et précarité
16Dans cette catégorie, comme on le voit dans les citations suivantes, il s’agit d’une manière spéciale de survie liée aux conditions de vie des femmes pauvres de la RDC. On y trouve les expressions telles que :
On se bat chaque jour pour manger ; payer le minerval (frais scolaires) des enfants est un luxe. On vit au jour au jour sur le marché sans provisions, sans épargne ; on attend des fois le mari pour manger ; on fait la vente ambulante des légumes pour vivre, pour payer le loyer ; le mari n’a pas de travail, il va chaque jour à la recherche ; on fait la mendicité familiale, les parents amènent la nourriture…
18Au cours d’une séance de consultation prénatale, une femme raconte son expérience en montrant combien le souci de voir grandir ses enfants est un véritable moteur :
Je ne comprends pas comment j’arrive à le faire, mais la journée est surchargée ; je cherche juste la ration du jour pour les enfants mais je sens que ce qui me fait mouvoir, c’est le cœur : je suis sortie sous la pluie pour vendre les légumes.
20Lorsqu’on observe la manière dont vivent les femmes, on se rend compte que leur souffrance est grande et qu’elle se trouve aggravée par la répétition des corvées imposées, par les violences faites aux femmes, une réalité très présente au Congo.
Vulnérabilité liée à la misère imposée aux femmes, vulnérabilité et discrimination
21En troisième position, on peut repérer la vulnérabilité liée à la souffrance et aux tortures infligées aux femmes en RDC. Dans le réseau, on devient solidaire dans la compassion et l’empathie : il se produit une vraie prise de conscience de la souffrance des femmes qui sont la cible de violences sexuelles, qui sont exposées à la pauvreté, forcées à mendier pour payer les soins, emprisonnées dans les hôpitaux pour dettes. Disposées à vendre des pagnes, elles sont considérées comme des ménagères et de simples servantes.
22Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les statistiques et certains rapports des organisations non gouvernementales pour voir que les violences sexuelles au Congo se répandent comme une épidémie. On enregistre de nombreux cas de violences dont les femmes sont les victimes. La conséquence sociale est que la femme est rejetée et stigmatisée par tous, elle est détruite socialement et culturellement. Son physique est meurtri mais en réalité, c’est l’être entier qui est touché. Une jeune fille rapporte son expérience :
Depuis le jour où j’ai été victime de violences sexuelles, je perdais régulièrement les urines, mon corps dégageait en permanence une odeur, j’avais honte. Dans le réseau, on nous a parlé d’une femme de 85 ans qui avait été violée par 5 jeunes garçons de 16 – 18 ans. Le message m’a effondré et j’ai compris combien les femmes en RDC souffrent.
24Ce problème affecte toutes les femmes du Congo. Être femme et mère en RDC signifie parfois vivre en permanence dans un état de stress chronique. C’est ainsi que la quatrième catégorie concerne une prise de conscience de la vulnérabilité liée au stress qui accompagne la vie des femmes. Une vulnérabilité liée à l’insécurité et à la peur du lendemain.
Vulnérabilité liée au stress accompagnant la vie, vulnérabilité et insécurité
25En quatrième position, on résume toutes les expressions des femmes qui expriment leurs conditions de vie stressantes.
La peur d’être humiliée, car pauvre… Peur de mourir sans soins par manque d’argent, par peur du prix élevé des soins, par honte d’être stigmatisée, d’être violée, etc.
27Toutes ces peurs engendrent et entretiennent un sentiment d’inquiétude permanent, des tracasseries, des questionnements pour le lendemain. Le problème lié au stress concerne toute la population congolaise, mais la femme se trouve plus particulièrement exposée.
28C’est en ce sens qu’une femme rapporte son expérience. En écoutant les récits de vie des femmes, elle se sent elle-même directement concernée.
J’ai fait un parcours exceptionnel dans le réseau en peu de temps ; je comprends que la vulnérabilité des femmes du Congo est un problème commun qui concerne toutes les femmes : je suis vulnérable, nous sommes vulnérables, tellement stressées et tracassées, mais collectivement déterminées à changer.
Analyse réflexive des degrés de vulnérabilité dans le réseau
30La première étape qui ressort de ce classement est le ressenti des faiblesses chez une personne à risque sur le plan socio-économique et qui, dans le cas concret du réseau des femmes, renvoie à la vulnérabilité liée au manque d’argent ou de sources de revenus. Il importe de noter que les femmes membres du réseau, au début de l’expérience, se sentent catégorisées, n’y voyant pas une force mais plutôt une faiblesse. Cela suppose que certaines femmes entrent dans le réseau juste par nécessité, en se disant que c’est un groupe de pauvres, une sorte d’appui matériel et d’aide aux incapables. Or, au fur et à mesure qu’elles sont soutenues par les moments forts des histoires entendues, des récits de vies, par les expériences partagées et l’éveil de leur conscience, elles découvrent la richesse des expériences des autres. C’est ainsi que, au lieu d’être considérées comme des femmes pauvres, incapables de payer l’accouchement, elles intègrent un groupe de femmes vulnérables dans leur manière de vivre.
31Ainsi, l’expression « j’adhère car je manque » change de signification pour devenir une adhésion à une lutte contre la vulnérabilisation de la femme dans son quotidien.
32La vulnérabilité liée à la manière de vivre constitue une deuxième étape de gradation de la vulnérabilité. Ici, les femmes se sentent concernées et découvrent une autre dimension de leur vulnérabilité : ce qu’elles vivent concerne aussi les autres femmes. Cet autre niveau de prise de conscience n’est pas directement lié au manque d’argent évoqué dans le premier cas. Cependant, certaines femmes enceintes vivant dans la périphérie de Kinshasa sont vulnérables, et leur processus de vulnérabilisation se trouve aggravé par leur manière de survivre et de vivoter : « une manière chargée de tout et surchargée pour tout ». Par exemple, le fait que tout se fait sur le marché. La société leur impose une lourde charge conduisant à une troisième gradation de vulnérabilité liée à la misère que la société impose aux femmes.
33Cette vulnérabilité s’inscrit d’abord dans le cadre des violences sexuelles dont les femmes sont l’objet. En effet, ces violences accompagnent des mouvements d’instabilité et de rébellion qui ont duré plusieurs années. Le viol constitue une arme de guerre. Les femmes sont mutilées car le violeur utilise des instruments tranchants, des couteaux, des bâtons ou une arme. Pour revivre, la femme doit subir une chirurgie de réparation. Les violences sexuelles sont devenues une manière d’attaquer la nation. C’est une misère imposée. Au sein du réseau, les femmes échangent entre elles et s’éveillent à la compassion, à l’empathie, et prennent pleinement conscience du risque commun à toutes d’être victimes un jour. Elles se classent de la sorte du côté des victimes, mais de manière collective et décidées à lutter ensemble pour pallier ce mal. Les femmes se reconnaissent dans l’autre, elles se sentent concernées. C’est une vulnérabilité qui ouvre à l’autre. Il s’agit d’une vulnérabilité capacitation et source de capacitation du sujet. Les victimes de violence et les femmes enceintes sont dans une reconnaissance mutuelle. On note un engagement des femmes enceintes pour aider celles qui sont en urgence de césarienne. Les victimes deviennent sujet de compassion et non objet de compassion. « La compassion suppose cette capacité à se laisser affecter qu’est la vulnérabilité. Cette compassion n’est pas une passivité, elle est une capacité qui révèle des capacités [7]. »
34Les femmes dans leur dynamique de solidarité ont porté secours à la souffrance des autres. Nous pouvons rejoindre Alain Thomasset quand il explique que la « compassion n’est pas seulement une réaction de souffrance passive et d’écoute attentive, il s’agit de faire quelque chose pour remédier à la souffrance injuste de l’autre [8] ». C’est ainsi que toutes les femmes du réseau se sont mises d’accord pour que la somme d’argent accumulée couvre également les soins des femmes blessées par les violences sexuelles. Ce problème se trouve de la sorte résolu par les femmes, car elles sont les premières concernées et les premières à emprunter ce chemin. Ceci nous amène à une dernière catégorie de la vulnérabilité : l’insécurité et la peur du lendemain, vécues par les femmes congolaises. Elle affecte tout être humain.
35Ce quatrième niveau montre une compréhension plus claire de l’affirmation « nous sommes toutes vulnérables ». Au début, les femmes, ayant en tête l’aspect économique, pensaient que le vulnérable, c’est toujours l’autre, alors qu’au terme du parcours, elles expérimentent que c’est d’elles aussi qu’il s’agit : je suis vulnérable et nous le sommes toutes et tous. Cette gradation de la compréhension de la vulnérabilité conduit à suggérer une réflexion dynamique qui passe de la conception matérielle de la vulnérabilité à une capacitation subjective qui se déploie dans une collectivité engagée et engageante. Cette capacitation subjective nous renvoie à l’ambition d’une autonomie réciproque, avec et pour l’autre, d’une capacitation en lien avec la grandeur du sujet.
36Il s’agit, de notre point de vue, d’une véritable mutation de la pensée sur la perception de la vulnérabilité. En effet, la première manière d’appréhender celle-ci en la reliant au manque concerne la pauvreté, soit une relation que nous ne pouvons pas nier ici, mais qui n’englobe pas toutes les dimensions du vulnérable. Amartya Sen, dans sa lutte pour le développement, essaye de séparer pauvreté comme privation de revenu et « pauvreté comme privation de capacités [9] ». Ainsi, il évite d’enfermer certaines personnes dans la catégorie des pauvres comme si elles ne pouvaient pas changer. Or, les barrières financières restent un état provisoire. Un jour, en mettant en application ses énergies capacitantes et influant sur son environnement, un changement sera possible. Dans cette optique, les femmes du Congo exigent juste le minimum vital pour vivre en paix. Elles ne veulent pas devenir absolument riches, mais elles veulent vivre ; elles espèrent une vie meilleure. En affrontant le coût des soins par une capacitation collective et globale, elles découvrent que cette barrière n’engloutit pas l’être vivant que nous sommes. On quitte la vulnérabilité singulière liée au manque de ressources économiques pour une commune vulnérabilité qui fait appel au sentiment de compassion, capable de provoquer et de motiver un engagement pour la lutte collective.
37Pour les femmes enceintes de la périphérie de Kinshasa, la vulnérabilité est devenue une source, une porte pour manifester l’interdépendance et s’apporter un soutien mutuel en cas de crise.
38L’expérience des femmes membres du réseau montre qu’elles se sentent invisibles au sein de la société, leurs cris, ceux des femmes victimes de violences, se trouvent étouffés. Elles sont méprisées. Selon Guillaume Le Blanc : « L’invisibilité sociale commencée avec le processus de la perte de la voix s’achève quand la femme ou l’homme invisible se retire, celui qui n’est plus entendu ne peut plus être vu [10]. » La vulnérabilité des femmes congolaises est accentuée par la menace des viols, le stress permanent et le fait d’être née femme au Congo. Elles sont sujettes au mépris et aux rejets mais elles vivent une commune vulnérabilité. Celle-ci suscite un engagement collectif des femmes pour l’espérance d’un changement. En ce sens, nous nous trouvons devant une démarche réflexive des femmes pauvres qui découvrent une autre dimension. Le manque d’argent, cette barrière financière, ne met pas un point final à leur vie, mais leur permet paradoxalement d’estimer avoir le droit de changer la situation ; elles se découvrent le droit de réagir. Elles veulent se repositionner en tant que personne. Leur force reste le rappel ravivé des événements clés, moteurs déclencheurs du réseau. Ces événements sont à graver dans la mémoire des femmes, comme une mémoire qui bouscule la léthargie et engage pour le plus grand bien. Jean-Baptiste Metz le dit bien lorsqu’il rappelle la visée de l’Alliance et la pensée du temps qui implique de se souvenir de la souffrance, nous enseignant combien l’oubli peut se cacher dans notre univers scientifique [11]. La survie du réseau des femmes, sans le rappel des situations catastrophiques du début, ne serait pas possible. Les femmes font l’expérience d’une vulnérabilité qui ne cesse d’augmenter en intensité. La mesure de la pauvreté d’un groupe correspond à la proportion des pauvres (ménages ou individus) qui existe dans celui-ci, la vulnérabilité d'une communauté dépend non seulement des risques auxquels ce groupe ou les individus sont exposés mais aussi de leurs capacités de réponse et d’adaptation [12].
La mémoire dangereuse comme un pas vers l’identification de soi en l’autre
39L’expérience vécue par les femmes du réseau de solidarité est primordiale car, fondatrice, elle est une histoire qui doit être revécue de génération en génération. Comment continuer à raviver l’idéal de solidarité capacitante et collective des femmes sans perdre de vue les événements clés qui ont été le moteur déclencheur de la création du réseau ? Les récits de vies, les histoires racontées, ces narrations, éveillent et ravivent la mémoire collective des femmes. Elles veulent qu’on reparle de ces événements dramatiques, des événements qui révoltent, non pas pour se scandaliser mais pour agir comme l’autre, à travers l’expérience de l’autre et avec l’autre.
40L’événement émotionnel qui a motivé la création du réseau de solidarité mérite d’être rappelé à tout moment ; c’est un acte de mémoire. Une place privilégiée sera accordée au rappel du récit fondateur, non comme un moment du passé mais comme une manière de revivre l’expérience et les actions qui en ont découlé. C’est un moment de détermination et ce, quel que soit le lieu où on voudra implanter le réseau des femmes. Les histoires qui relatent la souffrance des femmes décédées faute de soin, des femmes violées et meurtries, doivent être gardées en mémoire à tout moment. Si nous voulons étendre le réseau, nous devons recourir à la mémoire historique même si elle est apparemment dangereuse.
41Le passé, même entaché de misères noires, nous aide car nous ne pouvons pas l’effacer facilement. Pour Alberto Moreira « le cours de l’histoire [n’est] pas une dimension aliénée de l’activité humaine comme veulent le montrer le mythe du progrès technique ». C’est ainsi que « planifier un monde préfabriqué qui ne part pas de la présence de l’homme », « [ce serait] préparer la disparition de ce type d’homme [13] ». Pour Jean-Baptiste Metz, « la mémoire est l’une de catégories de base, avec la solidarité et le récit [14] ». La solidarité requise par une théologie fondamentale pratique a un caractère strictement universel. Elle s’étend aux vaincus, aux écrasés…, aux morts [15]. Alberto Moreira reprend dans son article cette invitation pour les chrétiens : « Que chrétiennes et chrétiens assument l’engagement de maintenir vivante cette mémoire de la souffrance dans l’aujourd’hui de l’histoire et s’obligent à la solidarité active avec toutes celles qui sont atteintes par une forme quelconque d’injustice, de douleur, d’oppression ou sont maltraitées [16]. » L’évènement tragique de la femme décédée faute d’avoir été accueillie pour une césarienne est une mémoire dangereuse pour le réseau de solidarité car c’est le souvenir de cette mort qui dynamise les femmes et les motive pour une solidarité collective envers celles qui ont besoin d’une césarienne.
Être et se sentir concerné, une source de solidarité, de communion et de compassion
42Chaque cas de violence sexuelle fait couler les larmes de toutes les femmes. Progressivement, elles ont compris qu’il s’agit d’un problème commun : « ça me concerne, c’est de moi qu’il s’agit, je suis meurtrie comme l’autre, je cours le même risque. » La souffrance de celle qui subit un viol résonne en moi de l’intérieur. C’est ainsi que chaque récit de femme est un partage d’expérience qui permet de se représenter et de se retrouver dans l’autre : « L’autre, c’est moi, je suis en lui (elle) concernée. » Nous rejoignons Paul Ricœur lorsqu’il montre comment « l’autonomie du soi apparaît intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme ». Le « je » implique le « tu » et le « il ou elle ». De même, quand il parle de « soi-même non seulement semblable à un autre mais bien plus, une implication de soi-même en tant qu’autre [17] ». Le réseau de solidarité est une réponse des femmes enceintes aux autres femmes affectées, touchées ou blessées par la souffrance. Elles s’engagent pour s’entraider de manière efficace. Au cœur du réseau, elles palpent une réalité concrète du partage d’un sentiment profond qui ne se limite pas seulement à se reconnaître en l’autre mais va bien au-delà : aider l’autre car sa souffrance a une implication directe sur moi, sur ma vie. Comme le dit bien Martin Buber : « Pour que la rencontre de l’autre soit possible, il s’agit de ressentir que l’autre d’une certaine manière est soi-même. Le “Je-Tu” non seulement permet la découverte d’autrui dans la relation, mais rend possible la condition d’existence de “Je”. La rencontre du “Tu” constitue le “Je” comme personne [18]. » Pour les femmes du réseau, il existe une corrélation forte entre ce qui arrive à une victime de violence et toutes les autres femmes. C’est ainsi qu’elles se sentent davantage concernées et invitent de la sorte les autres membres de la société à être solidaires, à lutter pour une transformation préventive de la société, pour une capacitation à dimension collective.
43Ceci renvoie à une expérience fondamentale, celle de vivre une identique compréhension de la vulnérabilité lorsque, dans l’organisation progressive des femmes du réseau, on a atteint la possibilité de se faire représenter valablement en l’autre, comme femme souffrante, femme stressée. La personne humaine est aujourd’hui confrontée à des situations de stress de plus en plus intenses, comme le décrit bien Jean-Baptiste Metz : « Je crois que l’homme présent connaît une angoisse plus profonde, plus profondément comme une peur interne à toutes nos peurs [19]. » Si on parvient à comprendre de l’intérieur notre vulnérabilité mutuelle, le sort de toute personne, on agit ensemble pour une cause commune. Guillaume Le Blanc, dans son approche, traite de la vulnérabilité comme limite positive de l’existence et, en même temps, comme condition d’un engagement. Pour lui, « une vie de vulnérabilité n’apparaît pas uniquement en défaut mais aussi comme une vie dotée d’une puissance propre malgré tout, c’est une structure d’empowerment… nécessaire pour lutter contre l’exclusion [20] ». C’est le signal d’un nouvel horizon possible, d’une perspective d’avenir ouverte à tous, une capacitation qui entraîne l’autre sur le chemin de l’espérance.
En conclusion
44La vulnérabilité, appréhendée d’une manière globale, nous amène à comprendre que les humains sont égaux en dignité et de la même manière égaux en vulnérabilité. Celle-ci ne doit pas être vue seulement comme un handicap mais surtout comme une chance de capacitation interpersonnelle et collective. Chaque être dans ses prouesses de capacité se retrouve, par moments et dans certaines circonstances, forcé de se sentir vulnérable, sans distinction de condition de vie ni de race, ou de catégorie sociale… Il est des événements qui rendent cette expression toujours valable : « nous sommes tous vulnérables ». La vulnérabilité des femmes de la périphérie de Kinshasa est une source de capacitation collective et de création d’un modèle d’accès aux soins. C’est une vulnérabilité positive en ce sens qu’elle constitue une porte ouverte pour rejoindre et fortifier l’autre. Les femmes dans leur parcours ont touché leur commune vulnérabilité. Leur réseau de solidarité est devenu un lieu de capacitation collective.
Notes
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[1]
Nathalie Maillard, La vulnérabilité catégorie morale, Labor et Fides, Genève, 2011, p. 197.
-
[2]
Dominique Jacquemin, « Fin de vie et handicap : quelle contribution possible de la théologie à une approche des capacités ? », Journal International de Bioéthique et d’Éthique des Sciences, volume 27, septembre 2016, nº 3 p. 81-98, p. 89.
-
[3]
Agata Zielinski, « La vulnérabilité dans la relation de soin, ce fonds commun d’humanité », Cahiers philosophiques, nº 125, 02/2011, p. 89-106, p. 89.
-
[4]
Fred Poché, entretien avec Francesca Piolot, A-t-on encore le droit d’être fragile ?, Éd. chronique sociale, Lyon, 2013.
-
[5]
Minisante « EDS, enquête démographique sanitaire en RDC », 2007.
-
[6]
N. Kuilu et al., « Approche de solidarité des femmes enceintes de Kinshasa », mémoire ESP Kinshasa, 2010.
-
[7]
Agata Zielinski, « La compassion, de l’affection à l’action », Études 2009 /1, tome 410, p 55-65, p. 61.
-
[8]
Alain Thomasset, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius Namur, Paris, 2015, p. 151.
-
[9]
Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 123.
-
[10]
Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2009, p. 21.
-
[11]
Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis. Un souvenir provoquant dans une société pluraliste, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p. 55.
-
[12]
Voir Naxhelli Ruiz Rivera, « La definición y medición de la vulnerabilidad social. Un enfoque normativo », Boletín del Instituto de Geografía, UNAM ISSN 0188-4611, Núm. 77, 2012, p. 63-74, p. 64.
-
[13]
Alberto Moreira, « La dangereuse mémoire de Jésus dans le cadre de la société post-traditionnelle », Concilium, revue internationale de théologie, n° 282, 1999, p. 51-61, p. 52.
-
[14]
Ibid., p. 55.
-
[15]
Jean-Baptiste Metz, La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique, Éd. du Cerf, Paris, 1999, p. 259.
-
[16]
Alberto Moreira, « La dangereuse mémoire de Jésus dans le cadre de la société post-traditionnelle », p. 56.
-
[17]
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 14.
-
[18]
Catherine-Marie Leroy, « Martin Buber, précurseur du personnalisme », Approche Centrée sur la Personne, Pratique et recherche 2005/1, p. 67-72.
-
[19]
Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis. Un souvenir provocant dans une société pluraliste, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p. 129.
-
[20]
Guillaume Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011, p. 158.