Notes
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[1]
Les économistes distinguent conventionnellement trois secteurs d’activités économiques s’étant développés successivement : un secteur primaire de l’agriculture et de l’extraction minière, qui s’est déversé, avec l’exode rural, dans un secteur secondaire de l’industrie manufacturière, lequel a ensuite alimenté un secteur tertiaire des services, à présent pléthorique.
-
[2]
Référence au célèbre passage du Manifeste : « À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs » (Fr. Engels et K. Marx, Manifest der kommunistischen Partie, Londres, 1847, p. 9).
-
[3]
Ce secteur consiste en effet pour l’essentiel en des échanges de prestations entre producteurs-consommateurs. Il s’ensuit que, non seulement le secteur quaternaire constitue lui-même son propre marché, mais qu’en outre l’injection de monnaie que représente pour lui l’instauration d’un revenu de base produit un effet multiplicateur de revenu beaucoup plus important que si cet argent additionnel allait directement à la grande production.
-
[4]
K. Marx, Die Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, Berlin, Dietz Verlag, 1953, p. 592-593 (souligné par moi). Même référence pour les citations qui suivent.
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[5]
Comparé au système bancaire, le système fiscal fait en effet figure d’archaïsme. Il lui faut en principe équilibrer ses dépenses par des recettes de montant équivalent, alors que le système bancaire pourrait, à la limite, se dispenser de contrepartie, non seulement d’avoirs en actifs propres, mais d’une bonne partie des ressources en dépôts constituant son passif.
-
[6]
Chrématistique : notion qu’Aristote a développée dans l’Éthique à Nicomaque, et qui désigne une pratique visant l’accumulation de la monnaie pour elle-même. Voir aussi, à propos des usages « pervers » de l’argent, M. Amato, L’Énigme de la monnaie, Paris, Éd. du Cerf, 2015.
-
[7]
J. E. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, trad. de Paul Chemla, Paris, Fayard, 2003.
-
[8]
Au niveau de l’UE, cela concerne les fonds structurels : Fonds européen de développement régional (FEDER) et Fonds social européen (FSE), ainsi que les Fonds de cohésion. Pour les pays de l’UE qui bénéficient de concours du FMI, ces Fonds financent 95 % du coût des projets. La Commission avait proposé aux États membres de l’UE de définir un Cadre stratégique commun (CSC) qui préciserait les principales actions à soutenir par chacun des cinq Fonds (FEDER, FSE, Fonds de cohésion, Fonds européen agricole, Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche), et d’intégrer les investissements orientés sur le capital humain et les infrastructures vers des programmes multifonds. La Commission avait alors souligné l’importance d’investir dans le capital humain et suggère que le FSE participe à hauteur d’au moins 25 % à la politique de cohésion dont le cofinancement par l’UE aurait été fixé à quelque 380 milliards d’euros sur 2014-2020.
-
[9]
A. Sen, L’idée de justice, trad. de Paul Chemla avec la collaboration d’Éloi Laurent, Paris, Flammarion, 2010.
1 La diffusion de la robotique, de la bureautique, de l’informatique impactera les trois secteurs : primaire, secondaire, tertiaire, de l’activité économique et se marquera par une automatisation spectaculaire de professions et de fonctions dans de nombreux domaines. Pour autant, il n’y a pas lieu de jouer les Cassandre sur le thème d’une « fin du travail ». Un tel pronostic est trompeur. Disons plutôt qu’une forme de travail organisée dans le système de la grande production, le travail-emploi associé au salariat, sera déstabilisée et fortement érodée. Les prodromes en sont déjà visibles. On peut prévoir des suppressions d’emploi continues, la raréfaction des CDI, une mise en disponibilité d’importants contingents de travailleurs sur plusieurs générations. Surtout, les créations d’emploi induites par la robotique et l’intelligence artificielle ne compenseront probablement pas, d’un point de vue quantitatif, les suppressions d’emploi, tandis que les personnes pour qui de nouveaux emplois seront créés et offerts ne sont que marginalement celles dont les anciens emplois auront été supprimés.
2 Pour préoccupante qu’elle soit, cette évolution semble nécessaire. Elle ne devrait pas être freinée. En Occident, l’automation et la numérisation ne sont pas vraiment des options. Leur développement représente le principal recours contre la concurrence des grands pays émergents, asiatiques notamment. On ne saurait en effet engager contre eux une course à la baisse des coûts de production, ce serait suicidaire. Cela n’empêche pas que, face à la mondialisation, un camp conservateur préconise un alignement sur la concurrence des coûts salariaux, sociaux et environnementaux. C’est la réponse « par le bas ». Mais il existe une réponse « par le haut », que l’on peut dire progressiste. Elle consiste à assumer socialement et à accompagner politiquement la diffusion des automatismes et des produits de l’intelligence artificielle.
3 À mon avis, il y a lieu de prévoir des politiques d’incitation au décollage d’un secteur d’activités non mécanisables, qu’elles soient manuelles (artisanales ou artistiques), relationnelles (animation, soutien, assistance, tutelle, pédagogie) ou intellectuelles (conception, création, recherche). Ces activités « quaternaires » [1] représentent une relève du travail-emploi en perte de vitesse. Elles se caractérisent par le fait qu’elles sont personnelles (les travailleurs sont comme des auteurs de produits dans lesquels ils reconnaissent leur marque) et autonomes (ce sont les acteurs qui pour l’essentiel définissent leurs profils d’activités). Un tel secteur quaternaire n’est pas conceptualisé comme tel par les économistes, et il n’est encore que faiblement pris en considération par les politiques, mais il se constitue sous nos yeux.
4 Aussi bien, plutôt que d’une fin du travail, il serait conséquent de parler d’une libération du travail. C’est là que l’instauration d’un revenu de base universel trouve une justification fonctionnelle. La liberté face au travail serait plus concrète, du fait que la contrainte de travail serait desserrée. Partant, le choix d’activité serait plus libre, le risque d’autoentreprise se verrait mieux assuré, l’essor du secteur quaternaire serait par là favorisé, tandis que la position du travailleur sur le marché du travail-emploi serait renforcée. Mieux qu’auparavant, celui-ci pourrait se présenter comme un offreur de travail plutôt que comme un simple demandeur d’emploi. Contrairement donc à beaucoup d’idées reçues, c’est en instaurant un droit (indépendant) au revenu (de base) que l’on contribuera à restaurer un droit effectif au travail ; qu’autrement dit, le droit au travail cessera d’être une hypocrisie.
5 Voilà, en quelques lignes, la thèse que je souhaite soutenir. M’y invite une certaine actualité : celle d’un enlisement de nos sociétés dans une forme de régression sociale. La crise dite des subprimes, déclenchée dans le courant du deuxième semestre 2006, aux États-Unis, fut à juste titre analysée comme une « crise des inégalités ». Sa répercussion et son amplification en Europe, singulièrement dans la zone euro, invitent à y voir une crise de la répartition. Il y va d’une réflexion qui ne renonce pas à interroger la logique capitaliste et ses éventuelles contradictions ; cela, sous la triple hypothèse d’une économie parvenue :
- à un haut degré de concentration du capital industriel et financier ;
- à une intégration accomplie des richesses du réseau marchand ;
- à une mondialisation supposant une diffusion planétaire des capacités de production, de sorte que le système ne puisse plus bénéficier de revenus extérieurs à ceux qu’il engendre lui-même.
7 Sous ces hypothèses, le verdict d’Engels et Marx : le capitalisme est son propre fossoyeur [2], retrouve une crédibilité, même s’il semble historiquement démenti. Cependant, il importe de situer le lieu théorique exact où se situe la « contradiction ».
De la « contradiction fondamentale » supposée en régime capitaliste
8 Celle-ci ne tient sans doute pas à la dynamique consistant à dégager de la plus-value en exploitant le travail humain. S’il en était ainsi, ce sont toutes les économies capitalistiques qui seraient condamnées, à commencer par les économies socialistes productivistes. Réserver une partie de la production à l’accumulation du capital technique n’est pas en soi un facteur de crise, du moment que la formation de ce capital fixe donne lieu, elle aussi, à une distribution de revenus. Dans cette mesure, le capitalisme industriel n’est pas en soi contradictoire. Il le devient, cependant, lorsqu’en vertu de sa propre dynamique d’innovation, il achemine la production vers l’automation, tout en conservant le même principe distributif. C’est alors que, clairement, il ne se met plus lui-même en situation de créer sa propre incitation à poursuivre sur la voie d’une satisfaction donnée par les entreprises à la demande potentielle des ménages.
9 Dès lors, en effet, que la production réalisée au sein des entreprises s’automatise, et c’est une tendance forte, cette production dépend de moins en moins de la force de travail. Mais, quand les processus de production s’autonomisent par rapport au travail, les revenus salariaux distribués aux ménages tendent à diminuer et, partant, la demande intérieure solvable aux entreprises.
10 Or les entreprises ont toujours besoin d’une demande solvable à hauteur de leur offre, pour un montant déterminé en fonction d’un profit à réaliser. Il est vrai que le « profit » prétendu ne mérite plus tout à fait son nom, du fait que, par hypothèse, il cesserait d’avoir pour contrepartie une accumulation de capital technique reposant sur une exploitation de la force de travail. De fait, les entreprises ont d’ores et déjà recours à des artifices, afin de réaliser leur prétention au profit, alors même que le montant de revenu global destiné à la dépense utile – en clair, le volume des revenus salariaux – n’est pas à même d’y satisfaire. La dérive spéculative peut sans doute être retardée par le succès d’une politique de l’offre, visant à accroître la compétitivité des entreprises par contention des coûts sociaux et salariaux. Mais un tel succès n’est pas universalisable : tous ne sauraient en effet réaliser un excédent commercial, car – ainsi que Helmut Schmidt l’avait fait remarquer à ses compatriotes – « nos excédents sont les déficits des autres » ; et à supposer que tous les pays riches se plient à cette norme de compétitivité, c’est alors l’économie mondiale qui serait plongée dans la récession. Déjà en zone euro l’incitation à suivre, comme on dit, « l’exemple allemand », se traduit globalement par une stagnation économique, assortie de régression sociale.
11 Quoi qu’il en soit, la difficulté de fond est logique. Sa mise au jour devrait aider à comprendre pourquoi la dette privée fut un expédient « nécessaire » ; pourquoi il était fonctionnel pour le maintien du système que les ménages s’endettent, les banques ayant pour mission officieuse de les y inciter. La même logique se retrouve au plan international. Ainsi, lorsque, dans les années quatre-vingt, les banques nord-américaines avaient fait le forcing auprès des pays latino-américains pour qu’ils empruntent : la dette du Sud représenta un dopeur de premier rang pour l’économie du Nord. Mais, pour revenir à la période récente : la crise de 2008, sans doute les banques savaient-elles que les ménages n’étaient pas, à terme, solvables. En misant sur des facteurs extérieurs, comme la hausse des prix de l’immobilier, pour compenser une insolvabilité potentielle, elles prenaient un risque, car c’est plutôt l’immobilier de luxe qui pouvait connaître des hausses significatives assez constantes. Mais les cours de l’immobilier commun ont en revanche toutes chances de s’effondrer lorsque les ménages moyens sont surendettés. À supposer que les banques aient été elles-mêmes manipulées, ce qui est douteux, le risque qu’elles prenaient n’était toutefois pas inconsidéré. Il était limité par le fait qu’un État peut difficilement ne pas intervenir pour sauver une banque en déroute. C’est prendre un risque d’effet domino. Il était en somme prévu que c’était le contribuable moyen qui, selon l’orthodoxie, allait devoir financer le profit artificiel des entreprises. Mais cela réduit d’autant la capacité de consommation de ce contribuable, laquelle devient plus décisive que sa capacité de production. Résultat : ce sont les déficits publics qui devaient – doivent et devront – en dernière instance assurer le financement du pseudo-profit ; autrement dit : la création monétaire ex nihilo. L’endettement prévu du contribuable se fait pratiquement connaître comme le gonflement programmé de la dette publique, celle des États, suivie d’une monétisation plus ou moins masquée.
12 L’endettement n’est pas le seul recours possible, mais c’est le plus visible. D’autres moyens vont dans le même sens, qui est d’assurer la continuité d’un système en crise latente. Outre la possibilité de mettre le contribuable moyen à contribution, il existe aussi celle de faire payer l’épargnant moyen et le rentier moyen, qui placent leurs avoirs en bourse via le système bancaire. Là, les banques n’ont plus seulement pour mission d’inciter les ménages à s’endetter, mais également de convaincre les épargnants de placer leurs avoirs dans des valeurs mobilières. C’est ce qui permettra aux entreprises de réaliser leurs profits, non plus, à présent, sur une exploitation directe du travail, en accumulant du capital fixe, mais par un gonflement de leur compte financier, en spéculant au jour le jour. L’« avantage » (pour le spéculateur) du marché financier est qu’à la différence des autres marchés il ne recèle pas dans sa logique de principe autostabilisant. Il favorise au contraire les « bulles », car sa dynamique est fondamentalement cumulative : plus une valeur monte et plus elle incite à l’achat, ce qui la fait encore monter, et réciproquement pour la baisse. C’est l’inverse pour le marché des biens et des services. Là, si un prix monte, la demande a tendance à ralentir, ce qui exerce sur le prix une pression à la baisse… Il y a tout lieu de soupçonner que, sous couleur de répartir les risques, les banques aient introduit dans les portefeuilles des petits rentiers certains « titres-martyres » qui serviront à fournir des variations de forte amplitude, offrant l’opportunité de plus-values de très court terme que les petits porteurs sont tout à fait incapables de réaliser : ils ne peuvent que subir le résultat des opérations.
Actualiser le pronostic marxien
13 Les séismes qu’enregistre l’économie mondiale, et immédiatement celle de l’Occident, peuvent être regardés comme le symptôme d’une reconversion par laquelle la prédation d’épargne volontaire (sur les placements financiers de petits porteurs) et d’épargne forcée (par une surtaxation fiscale et parafiscale des détenteurs de revenus moyens) relaie l’exploitation directe du travail. Bien entendu, l’exploitation directe du travail demeure une ressource importante, surtout pour les entreprises exportatrices de capitaux ou en essaimage sur d’autres continents : les pays émergents représentent une réserve considérable de producteurs aussi bien que de consommateurs, et c’est pourquoi d’autres trends se développent concurremment à la dynamique « contradictoire » de l’automatisation de la production. Ce sont, d’une part, l’intégration économique mondiale, liée au développement des échanges internationaux, à la pénétration réciproque des économies nationales, et d’autre part, la délocalisation des entreprises des régions hautement développées vers le reste du monde.
14 Sous nos latitudes, deux tendances structurelles jouent cumulativement contre l’emploi : 1) l’automatisation de la production intérieure ; 2) la délocalisation de la production nationale. À cela s’adjoint une tendance que l’on espère conjoncturelle : 3) une politique continue – et proprement suicidaire – de « désinflation compétitive ». En radicalisant la perspective sur la stricte épure logique du principe capitaliste, il apparaît que seule compte la première tendance, car la seconde tendance (à la délocalisation de la production nationale) ne fait que réaliser au plan mondial ce qui est inscrit dans la logique interne du système : une intégration dont la virtualité entropique se trouve déjà avérée au plan national. La « vérité » ou l’« intuition » du keynésianisme – ce en quoi son apport a permis de répondre provisoirement au problème de l’entropie – est d’avoir encouragé sinon justifié la création d’un revenu additionnel qui ne soit pas directement une rémunération de facteurs de production.
15 On parle en ce sens de « keynésianisme social ». Sans doute ne pouvait-on dire ni peut-être même penser qu’il faudrait générer ad infinitum des déficits chroniques des finances publiques, afin d’assurer la continuité du système. Cependant, nous sommes à présent mis par la force des choses en mesure et en demeure de regarder froidement la situation qui résulterait d’une poursuite de la première tendance, à savoir l’automatisation de la production intérieure. Il ne s’agit pas d’une prédiction empirique : après tout, il est toujours possible d’enrayer un tel processus, quitte à régresser vers la surexploitation archaïque de gisements de main-d’œuvre étrangère encore servile, mais qui le sera de moins en moins. Il reste que la tendance à l’automatisation appartient à la logique du capitalisme. Elle est inscrite dans sa dynamique propre, et c’est en en considérant les effets extrêmes que l’on peut saisir la nature profonde du système.
16 Si les entreprises produisent (automatiquement), tandis qu’elles n’ont plus besoin de distribuer d’autres revenus que ceux du capital, alors le revenu des ménages doit provenir d’une autre source que la distribution directe, disposer d’une autre assise que la rémunération de facteurs. L’argument en faveur d’un tel changement dans le paradigme de la répartition n’est pas ici dicté par les seules considérations d’un humanisme social : celles d’un capitalisme lucide devraient suffire, car il lui faut à présent compter sur une source exogène, un revenu social constant. Il convient en effet de regarder le revenu universel sous son double aspect : à la fois comme revenu de complément pour le système économique et comme revenu de base pour les acteurs sociaux.
17 On quitte le cadre de pensée conventionnel. L’économie politique n’est pas l’économie domestique. Elle doit assumer la création de revenus monétaires exogènes à flux constants. D’aucuns demanderont en quoi ce flux monétaire pourrait prétendre à une quelconque valeur, puisque aussi bien, suivant la doctrine, il n’est de valeur que ce qu’engendre le travail humain. C’est oublier deux choses : d’abord, ce flux deviendra revenu en allant s’investir dans un secteur « quaternaire » d’activités autonomes et personnelles, qui, riche en valeur ajoutée [3], va se développer à mesure que s’automatise la « grande » production ; ensuite, Karl Marx lui-même, non pas celui du Capital, mais celui des Grundrisse, avait – après son maître, Hegel – prévu ou pressenti les conséquences révolutionnaires d’une production automatisée. Ce nouveau système, prédisait-il, « consomme la ruine de la production reposant sur la valeur d’échange [4] » ! Marx y voyait une fin des rapports mesquins marquant la logique antérieure, dominée par « le vol du travail d’autrui, fondement de la richesse actuelle », et il ne craignait pas d’annoncer une nouvelle ère ; selon ses propres mots : celle d’un « libre développement des individualités » pouvant s’adonner à la culture. Il regardait en effet la fin du travail salarié comme une libération « permettant de consacrer tout le temps libre […] à l’éducation scientifique, artistique, etc. des individus »… De fait, ce n’est pas parce que l’instauration de revenus monétaires de complément perdrait tout lien organique avec la rémunération du travail-emploi que ces revenus ne seraient pas réels ; qu’ils seraient dépourvus de contrepartie « matérielle ». Ils serviraient notamment à absorber les produits que les automates industriels ont pu réaliser.
18 Il s’agit de mettre la production en recouvrement, et c’est la création monétaire de la puissance étatique qui en est le moyen légal. À elle reviendra en conséquence la tâche de mobiliser, non plus le système fiscal, à présent saturé, mais un système autrement puissant [5], qui n’aurait pas besoin d’assurer des ressources à hauteur de ses emplois, un système qui jouirait d’une grande latitude pour créer de la monnaie et en réguler la masse ainsi que la vitesse de circulation. Je pense à un système bancaire socialement domestiqué sur ce motif d’intérêt général : réaliser un équilibre ex post en jugulant les tensions inflationnistes grâce à une large « surface » d’union économique et monétaire fédérant les États concernés par le versement d’un revenu primaire inconditionnel et universel. Ainsi le capitalisme pourrait-il s’affranchir de l’ornière chrématistique [6] pour revenir à l’économique.
19 En attendant, on peut se tenir à un principe clair et de bon sens : tant que les profits sont réinvestis dans la formation de capital technique, elle-même donnant lieu à une distribution de revenus destinés en dernière instance à rémunérer du travail, la contradiction marxienne n’éclate pas. Elle pointe en revanche, si les profits sont investis dans des emplois spéculatifs. Des économistes estiment que, ces dernières années en zone euro, seulement 2 % des transactions financières étaient allées à l’économie dite réelle. Le comportement spéculatif n’est cependant pas une nécessité inscrite dans la logique capitaliste. Marx admettait que le capitalisme saurait garder l’intelligence de son propre « intérêt général ». Pourtant, les évolutions actuelles suscitent l’impression qu’il n’en est rien. De bons économistes jugent qu’il a « perdu la tête [7] ». En vérité, le capitalisme n’est ni fou ni stupide. Il le serait s’il était un sujet un et univoque. Mais, en dépit de sa concentration, son mouvement résulte encore d’un ensemble de microdécisions. Plus exact serait de dire du capitalisme qu’il est borné, comme l’est d’ailleurs le marché lui-même, lequel n’est qu’un indicateur de courte vue, bien que les dogmatiques de l’ordolibéralisme s’entêtent à le déifier. Mais là où l’on peut se poser sérieusement la question d’un aveuglement coupable, c’est à propos de politiques délibérées au niveau de l’Union européenne et, plus haut, à celui de la gouvernance mondiale, telle qu’elle est représentée par les instances du FMI, de l’OMC, du G20, etc. Je pense aux politiques de compression de la part des revenus du travail dans le revenu global.
20 Pour le moment, nous ne savons pas trop où nous en sommes. Quelle est notre société ? On a beaucoup proposé à cet égard : société du travail, société de masses, société des loisirs, du spectacle, de consommation, pour faire place, à présent, à d’autres qualifications : société du risque, de la connaissance, de l’information, de l’intelligence, du mépris, du mérite, du malaise, de la défiance, de la détresse, de la performance, société verte et du savoir, société postmortelle, et j’en passe. Mais à propos de la mutation supposée en cours, celle qu’organise l’idéologie de la classe politique occidentale, on a pu parler d’un passage du welfare au workfare. C’est la version américaine, tandis qu’en Europe, on prône l’« État social actif », une expression qui stigmatise l’« assistanat » dont jouiraient les ayants droit « passifs » de l’État-providence, tandis que l’on met en exergue un rééquilibrage, jugé salutaire, des droits sociaux par des devoirs civiques, à commencer par le devoir d’insertion, lequel se marquerait par une disposition des demandeurs d’emploi à accepter sans rechigner les emplois qu’on leur propose dans les agences. Ce nouvel équilibre est organisé sous le principe de la conditionnalité de l’aide sociale.
Pour un socle social européen
21 Dans l’Union européenne, les marchés paraissent maintenant blêmir à la perspective de l’austérité. Ils réclament de la croissance, sans souci d’ailleurs de ligoter les États dans un double bind. Tant que les dirigeants politiques resteront rivés à l’égoïsme national, il est à craindre qu’ils ne s’orientent pas vers le modèle de tours de rôles synchronisés de relance budgétaire (au Nord) et de restrictions (au Sud), où s’attesterait l’intériorisation d’un éthos européen solidairement coresponsable. Dans la zone euro, hélas !, les moyens d’une politique conjoncturelle contracyclique sont confisqués, du fait que le Traité dit « sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) bloque en vérité toute coordination intelligente, en imposant aux États signataires la « règle d’or » relative à l’équilibre ou à l’excédent des comptes publics sur l’ensemble du cycle économique. Ne reste guère qu’une issue : celle des actions structurelles d’envergure [8]. Sur cette voie, on chercherait à pallier le risque de récession qu’engage l’austérité financière. Cela implique des garanties publiques. Il est vrai que la doctrine dominante tient ferme au monopole des marchés financiers, officiellement dits « avisés ». C’est faux. Outre qu’ils sont sujets aux bulles spéculatives, les marchés ne peuvent rien indiquer sur le moyen et le long terme. Cependant, un espoir raisonnable, soucieux d’efficacité économique autant que de justice politique, parle en faveur d’un socle passant par l’instauration de minimas transversaux, sociaux et environnementaux.
22 Distinguons deux ordres de justification politique pour la création d’un socle social et environnemental européen. D’une part, une justification circonstancielle : le déficit actuel de légitimation du projet européen. D’autre part, une justification principielle : un appel à reconsidérer nos conceptions fondamentales en matière de justice politique. Je souhaite ici m’en tenir à la justification principielle, tout en la reliant à la crise européenne actuelle. Du fait qu’elle se présente à la fois comme une crise de système et comme une crise d’identité, elle offre l’opportunité de reposer la question de la justice politique. Voici une brève rétrospective, en ce qui concerne l’évolution récente de la théorie en la matière.
La justice politique en question
23 John Rawls, A Theory of Justice (1971), récuse les formules lapidaires (« à chacun selon… »). Il dénonce l’idéologie dominante, à l’époque, aux États-Unis : l’utilitarisme, c’est-à-dire cette position d’où l’on estime que la justice politique est satisfaite lorsqu’une société totalise en moyenne la plus grande quantité possible de satisfaction nette, résultant du solde positif d’un calcul avantages/coûts. John Rawls a voulu montrer que la doctrine utilitariste repose sur un schéma sacrificiel, moralement inacceptable. À la limite, suivant cette doctrine, il serait justifié d’éliminer des individus ou une partie de la population, afin que globalement la société soit plus heureuse. Ensuite, Rawls a proposé deux principes de justice politique. Le premier principe, dit « d’égalité », pose une formule d’égale liberté entre les sociétaires. Le deuxième principe, dit « de différence », consiste à n’accepter des inégalités dans le partage des bénéfices que si elles sont profitables à tous, et notamment aux plus défavorisés. L’idée est qu’un partage égalitaire du gâteau réduirait la taille du gâteau et qu’une certaine inégalité dans la répartition du revenu global est donc requise. C’est ainsi qu’au fond John Rawls justifiait le principe redistributif de l’État social : corriger les trop grandes inégalités ex post, c’est-à-dire, notamment, celles qui se formeraient spontanément.
24 Parmi les contestations du libéralisme politique de John Rawls, il y a le courant étiqueté « communautarien », représenté en Amérique du Nord par Alasdair McIntyre. On a parfois étendu le qualificatif à certains critiques de Rawls : Michael Walzer, Michael Sandel et même Charles Taylor. Quoi qu’il en soit, John Rawls prétendait établir par un raisonnement pur la supériorité de ses principes (ceux du libéralisme politique) sur toute autre conception de la justice politique. À ses yeux, les principes d’égale liberté et de différence se laissent justifier indépendamment de toute doctrine « englobante » de la vie juste ou bonne, et en laissant la philosophie « en l’état » (free standing). Contre cela, des penseurs dits communautariens ont fait valoir que la théorie rawlsienne et ses principes de justice recèleraient des présupposés beaucoup plus lourds que Rawls ne l’admettrait, et qu’une théorie de la justice claire à elle-même ne saurait faire l’impasse sur les données identitaires de base, là où il y va d’une précompréhension de ce qu’est une vie réussie, digne d’être vécue. Bref, on réclamait de la substance culturelle.
25 La critique communautarienne a ouvert une fenêtre, un aperçu sur des compléments substantiels utiles à une théorie de la justice. C’est le cas du philosophe canadien, proche de Charles Taylor : Will Kymlicka, et de sa théorie des droits collectifs visant à protéger des minorités. Mais je pense surtout à l’économiste Amartya Sen. Il a proposé de Rawls une critique assez interne et constructive. Amartya Sen [9] est parti d’exemples concrets pour montrer que ce qui compte le plus, parmi les missions qui incombent à un État soucieux d’aider le développement de sa société dans un esprit de justice, c’est d’assurer aux sociétaires les dotations ou ressources propres, non pas pécuniaires mais capacitaires intrinsèques, qui mettent les individus en situation de tirer le meilleur parti possible des opportunités socialement offertes.
26 C’est la même théorie des capabilities dont la dotation présuppose, du côté de l’État, des actions structurelles visant à établir les conditions optimales du développement humain ; autrement dit, un niveau élevé d’éducation et de santé.
27 L’approfondissement proposé par Amartya Sen a le mérite de rendre visibles les applications concrètes. À première vue, il ressemble à la critique marxienne des droits abstraits et des libertés formelles, à quoi on opposait des droits concrets et des libertés réelles. Mais à la différence des marxistes, Amartya Sen prend les droits au sérieux. Cependant, on se soucie de la capacité qu’ont les individus de faire usage de ces droits et, au-delà, de revendiquer ces droits ou de nouveaux droits, et de les faire advenir politiquement, s’ils ne sont pas encore acquis.
28 J’aimerais, après cette rapide rétrospection, présenter une proposition plus personnelle, mais qui tient compte de l’histoire de la critique. Cette histoire nous invite à reconsidérer, peut-être, certains présupposés des conceptions évoquées en ce qui concerne la justice politique.
Pour une autre conception de la justice distributive
29 Parmi les présupposés admis dans les conceptions courantes de la justice politique, je distingue entre, d’une part, un principe moderne et démocratique (a) et, d’autre part, un principe classique et méritocratique (b).
30 a) Le présupposé moderne et démocratique est l’égalité : égalité des conditions, égalité des chances. À ce présupposé s’adjoint généralement l’idée qu’il revient donc à l’État d’égaliser les conditions, d’améliorer l’égalité ou de réduire l’inégalité des chances d’accès aux biens sociaux premiers. Cela veut dire : intervenir ex post, par la redistribution fiscale et budgétaire, essentiellement, pour corriger, atténuer dans le sens de plus d’égalité (et donc, plus de justice) des écarts trop importants.
31 b) Le présupposé classique et méritocratique implique qu’il serait non seulement déraisonnable, du point de vue moral, mais encore irrationnel, du point de vue économique, d’envisager un partage de la richesse – revenu, patrimoine, temps libre, bien-être, qualité de la vie – et des biens sociaux en général, qui ne fasse pas droit différentiellement à la contribution de chaque sociétaire à la création de ces biens sociaux. Pour simplifier le propos, la répartition du revenu global dans une société doit, au moins au départ, refléter la contribution productive de chacun. Le revenu doit toujours en tout état de cause être relié, quant à son montant, à la notion de rémunération et, pratiquement, de rémunération des facteurs de production, qu’il s’agisse du travail ou du capital.
32 En quoi consisterait la révision suggérée ?
33 Par rapport au présupposé moderne, on renonce à viser l’égalisation ex post des conditions ou des chances. Par rapport au présupposé classique, on renonce à vouloir indexer les moyens d’accès aux biens sociaux sur la contribution productive de chacun.
34 Pratiquement, les deux révisions mises ensemble reviennent à poser que l’on s’attachera moins à égaliser les chances ou à sanctionner les contributions qu’à garantir à tout un chacun de façon inconditionnelle un droit opposable aux prestations de base sous forme de minima d’éducation, de logement et, last but not least, de revenu. Cela se laisse formuler dans cette proposition de portée générale :
Ce que demande la justice politique, ce n’est pas de réaliser ex post l’égalité des richesses, des conditions ou des chances entre les sociétaires, mais d’assurer à ceux-ci ex ante un même socle de ressources matérielles et de capacités symboliques, qui les prémunisse de la grande précarité.
Notes
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[1]
Les économistes distinguent conventionnellement trois secteurs d’activités économiques s’étant développés successivement : un secteur primaire de l’agriculture et de l’extraction minière, qui s’est déversé, avec l’exode rural, dans un secteur secondaire de l’industrie manufacturière, lequel a ensuite alimenté un secteur tertiaire des services, à présent pléthorique.
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Référence au célèbre passage du Manifeste : « À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs » (Fr. Engels et K. Marx, Manifest der kommunistischen Partie, Londres, 1847, p. 9).
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[3]
Ce secteur consiste en effet pour l’essentiel en des échanges de prestations entre producteurs-consommateurs. Il s’ensuit que, non seulement le secteur quaternaire constitue lui-même son propre marché, mais qu’en outre l’injection de monnaie que représente pour lui l’instauration d’un revenu de base produit un effet multiplicateur de revenu beaucoup plus important que si cet argent additionnel allait directement à la grande production.
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[4]
K. Marx, Die Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, Berlin, Dietz Verlag, 1953, p. 592-593 (souligné par moi). Même référence pour les citations qui suivent.
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[5]
Comparé au système bancaire, le système fiscal fait en effet figure d’archaïsme. Il lui faut en principe équilibrer ses dépenses par des recettes de montant équivalent, alors que le système bancaire pourrait, à la limite, se dispenser de contrepartie, non seulement d’avoirs en actifs propres, mais d’une bonne partie des ressources en dépôts constituant son passif.
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[6]
Chrématistique : notion qu’Aristote a développée dans l’Éthique à Nicomaque, et qui désigne une pratique visant l’accumulation de la monnaie pour elle-même. Voir aussi, à propos des usages « pervers » de l’argent, M. Amato, L’Énigme de la monnaie, Paris, Éd. du Cerf, 2015.
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[7]
J. E. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, trad. de Paul Chemla, Paris, Fayard, 2003.
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[8]
Au niveau de l’UE, cela concerne les fonds structurels : Fonds européen de développement régional (FEDER) et Fonds social européen (FSE), ainsi que les Fonds de cohésion. Pour les pays de l’UE qui bénéficient de concours du FMI, ces Fonds financent 95 % du coût des projets. La Commission avait proposé aux États membres de l’UE de définir un Cadre stratégique commun (CSC) qui préciserait les principales actions à soutenir par chacun des cinq Fonds (FEDER, FSE, Fonds de cohésion, Fonds européen agricole, Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche), et d’intégrer les investissements orientés sur le capital humain et les infrastructures vers des programmes multifonds. La Commission avait alors souligné l’importance d’investir dans le capital humain et suggère que le FSE participe à hauteur d’au moins 25 % à la politique de cohésion dont le cofinancement par l’UE aurait été fixé à quelque 380 milliards d’euros sur 2014-2020.
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[9]
A. Sen, L’idée de justice, trad. de Paul Chemla avec la collaboration d’Éloi Laurent, Paris, Flammarion, 2010.