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Article de revue

Les fondamentalismes laïc et musulman interprétés avec le concept de théorie mimétique

Pages 85 à 122

Notes

  • [1]
    Les cyniques s’en étaient chargés les premiers dans la Grèce antique en rejetant les principes vertueux des stoïques qui les empêchaient de jouir en toute liberté des divers plaisirs régulés par les normes morales.

Introduction

1 Ce début de vingt-et-unième siècle est décidément très déconcertant avec ses contradictions et ses blocages. Notre monde actuel est repu de ses apories qui sont faites de réussites certaines et de crises diverses et interdépendantes. Les crises structurelles se multiplient : crises économique, monétaire, écologique, climatique, sociale, identitaire avec en toile de fond un monde qui se polarise de plus en plus. D’un côté, les pauvres qui se soucient du prochain repas, ou sont accablés par le chômage et, de l’autre côté, les riches de plus en plus riches séparés des premiers par un fossé grandissant de plus en plus infranchissable. Cela étant, tous deux polluent et gaspillent à des degrés différents bien que notre ère se dise rationnelle. Paradoxale raison qui offre un fantastique pouvoir de connaissance mais qui aboutit à une science et une technique dépassées par leur succès. La situation apparaît problématique : plus on avance dans la science, par exemple en matière de sécurité sanitaire alimentaire, plus aussi on produit des aliments empoisonnés par des substances chimiques. Comme si trop de réussite ruinait tout.

2 Pourtant, à bien y regarder, ce début de millénium témoigne aussi d’une réussite certaine.

3 L’Occident fit ces derniers siècles des avancées prodigieuses dans les domaines scientifiques et technologiques qui eurent bien des retombées : s’en sont trouvés facilités la vie et le quotidien, l’instruction, le civisme, la citoyenneté, la santé, la situation des femmes (droit de la femme), des enfants (droit de l’enfant). À cet égard, il est toujours bon de rappeler que lorsque les femmes prospèrent, les sociétés s’épanouissent. Une telle réussite provoque l’envie que René Girard appellerait désir mimétique. Mais qui dit effet d’attirance dit rejet. Un antagonisme surgit entre deux modèles de pensée qui désirent le même objet convoité, et ce d’autant plus, lorsqu’ils sont aussi intégristes l’un que l’autre. D’une part, la fine pointe de l’Occident qui serait le fondamentalisme laïc apparut avec les excès de la raison qui laissent de côté le religieux, la beauté, ou tout ce qui aide à être en harmonie avec soi-même, les autres et son environnement. D’autre part, le fondamentalisme religieux, rongé par l’envie ou désir mimétique, qui, tout en baignant dans la modernité technologique, se développe, mais se présente comme seul salut avec la religion musulmane qui n’a pas fait sa conversion à l’âge de la raison. Ce faisant, ces deux fondamentalismes antagonistes et aveugles n’avancent pas moins chacun dans son impasse. Nous nous proposons d’éclairer ces deux blocages par la théorie mimétique de René Girard et d’envisager une éventuelle issue. Nous appliquerons d’abord la théorie mimétique au fondamentalisme laïc avant de poursuivre avec le fondamentalisme musulman.

Caractéristiques des deux fondamentalismes

4 En Occident, et particulièrement en Europe, nous sommes accoutumés à l’expression fondamentalisme religieux mais beaucoup moins à l’expression fondamentalisme laïc. Or, quand on y regarde de près, ils présentent tous deux de fortes similitudes. En effet, le fondamentalisme religieux est connu pour sa vision englobant le personnel, le social, le politique, l’économique, l’éducation sous son parapluie religieux : rien ne lui échappe. Le fondamentalisme ne se limite pas seulement au religieux, mais aussi à ce qui implique n’importe quel autre domaine qui peut avoir un aspect idéologique. C’est ainsi que son approche de la connaissance est exclusive et non inclusive. Contrairement au fondamentalisme religieux, le fondamentalisme laïc a une forme masquée, et c’est idéologiquement qu’il exclut donc toute sensibilité religieuse dans le domaine de la culture et de l’éducation. Ainsi, comme Karen Armstrong l’explique en 2004 le fondamentalisme laïc s’oppose à toute forme de foi de manière aussi catégorique que les fondamentalismes religieux le font avec la sécularisation. Le fondamentalisme laïc ou séculier est un modus vivendi qui proscrit toute problématique ou remise en cause pour le bénéfice d’une conviction intolérante « qui régit tout et sait tout, pour qui tout étranger est l’ennemi » comme le dit Maurice Bellet (Bellet, p. 26). C’est ainsi que le fondamentalisme laïc éprouve du mépris pour tous ceux qui divergent de lui. Tout comme son cousin fondamentaliste religieux, ce qui caractérise le fondamentaliste laïc est l’utilisation et la production arbitraire de l’histoire afin que sa version de la connaissance voie le jour, aussi bien dans le domaine de l’éducation que de la culture. Ces deux fondamentalismes sont immobilisés dans un présentisme absolu. Ils rejettent le passé alors qu’ils ne sont que parasites d’un passé qui leur a tout donné. En effet, les fondamentalistes musulmans s’appuient uniquement sur un pan du passé, et ce passé vu à leur manière, celui des origines de l’islam au temps du prophète, et ils le marginalisent ou l’altèrent, par exemple, l’époque d’al andalous. Ces fondamentalistes rejettent aussi l’avenir. Ils sont incapables de construire un temps à venir puisqu’ils ne portent pas en eux les fondations qui produisent du sens. Pour ceux qui peinent encore à admettre la vraisemblance d’un tel fondamentalisme, il faut alors pointer du doigt la violence qu’il recèle. Certes, elle est bien loin de la violence rituelle que l’on peut trouver dans les fondamentalismes religieux, mais elle renferme une violence cachée. En effet, elle arrache le recul nécessaire à la personne pour penser librement et lui enlève sa conscience. Dans de telles conditions, la relation à l’autre devient impossible. Ainsi, il y a fondamentalisme lorsque la relation à l’autre est entravée, voire impossible.

5 Nous reviendrons ultérieurement sur ce phénomène du fondamentalisme laïc « mixé » ici en trois composantes : scientisme, utilitarisme et nihilisme. Il produit alors lui aussi un modèle de pensée exclusif, totalitaire et rejetant « l’autre » différent de lui. Afin de mieux comprendre la présence et l’existence de ces deux visions exclusives qui mettent en péril la paix et la cohésion sociale, les sociologues, philosophes, et historiens s’interrogent : comment en sommes-nous arrivés là ? Pour répondre, faisons d’abord quelques remarques concernant notre histoire en Occident et la sécularisation en Europe. Sans doute, une telle approche nous permettra premièrement d’aborder ainsi la complexité de la réalité, notamment de l’islam et de la sécularisation, pour ensuite éclairer ces deux fondamentalismes à la lumière de la théorie mimétique de René Girard.

Notre histoire

6 La modernité, apparue en Europe, s’est voulue en rupture avec le passé. Le point névralgique de cette cassure réside dans la conception de son anthropologie. L’homme médiéval et l’homme antique « se sentaient engagés dans un double rapport à soi-même et à l’extérieur » (Brague, p. 39). L’homme médiéval faisait appel à des représentations grecques et bibliques. Celles-ci incitaient à travailler l’intériorité et le rapport à soi-même. Grec ou romain, hébreu ou chrétien, chacun faisait appel à des références plus grandes que lui-même pour y parvenir (Ibid., p. 22-46). Ainsi ces quatre visions anthropologiques partagent un même point : elles perçoivent toutes l’humain comme un être limité. Par opposition, l’homme moderne se veut autonome, omnipotent et omniscient, et ne ressent donc pas le besoin de travailler sur lui-même. D’ailleurs, il ne regarde plus vers l’extérieur pour y trouver du sens. Il ne se réfère à plus rien sinon à lui-même.

7 Il est essentiel de rappeler que ce changement d’ethos (mot grec qui désigne le comportement habituel, la manière d’être d’une personne d’un point de vue moral) ne fut possible que grâce à la participation des idées ou idéaux chrétiens. Autrement dit la modernité repose sur des idées prémodernes issues essentiellement de l’apport du monde grec et du christianisme. Marcel Gauchet en avait fait état lorsqu’il se référa au christianisme comme la religion de la sortie de la religion. Ainsi la sécularisation de la politique et de la société avec le traité de Westphalie (1648) fut orchestrée afin de mettre un terme aux violences occasionnées par les mésententes religieuses comme nous le rappellent les terribles guerres de religion de cette époque. Or s’il y eut une production positive du christianisme où l’hétéronomie (appuis de l’homme sur la religion) amena l’individu à devenir autonome en triomphant contre le religieux (l’hétéronomie) à travers la modernité grâce aux avancées scientifiques, et libérales, cela engendra aussi de nouvelles formes d’aliénation (Valadier, 2011). La vision exclusive de la fin du Moyen Âge en Occident finit, elle aussi, par être remplacée au cours de quelques siècles par une vision tout aussi auto-suffisante et hégémonique. D’ailleurs nombreux sont les penseurs de la théorie critique (Foucault, Habermas, Arendt) qui ont dénoncé les abus de la modernité et de son projet pour n’avoir laissé aucune place tant dans le domaine public que privé à une certaine autonomie de pensée. Si bien que le « projet de modernité » pourrait être taxé de totalitaire. C’est dans la continuité de leur réflexion que nous osons parler de fondamentalisme laïc prenant corps avec la triple alliance du scientisme, de l’utilitarisme et du nihilisme sous sa présente forme dans le libéralisme économique contemporain. Il n’est jamais bon d’opposer une époque à une autre car nous commettrions l’erreur de ne pas la voir s’engendrer dans la continuité de la précédente et nous risquerions alors de passer à côté de sa signification et de son sens. De la même manière, notre temps oppose science et religion puisque nous regardons la modernité à partir du prisme de la laïcité.

De la science au scientisme

8 Aujourd’hui, comme l’on vient de le souligner, l’opposition science/religion prédomine. Charles Taylor le note, la science l’emporte sur la religion (Taylor, 2007). Cette thèse scientiste est aujourd’hui retenue. Si elle connaît un certain succès, c’est grâce à l’attrait que le pouvoir du scientisme opère sur les gens. La croyance qui permet d’identifier le scientisme est que l’on ne devrait pas croire lorsque l’on n’a pas de preuves suffisantes. Une telle attitude est loin d’être neutre. Or, Max Planck, physicien allemand, lauréat du prix Nobel de physique en 1928 rappelait qu’« aussi profondément que nous pouvons porter notre regard, nous n’apercevons nulle part une contradiction entre la religion et la science, mais bien plutôt concordance sur les points essentiels. Religion et science ne s’excluent pas, comme certains le croient ou le craignent, mais se complètent et se conditionnent » (Sentis, p. 116). Si nous retournons en arrière au temps de la Grèce antique, nous verrons que la vraie fin de la science était la vérité, et que, pour y parvenir, il convenait d’observer la réalité par la vertu de l’intellect. Pour cela, les scientifiques procédaient par le biais de la théorie (vision ou contemplation). Par la suite, la science permit au Moyen Âge de se défaire des liens d’oppression qui attachaient l’humanité à la misère, de se débarrasser de la tutelle du clergé en remettant en doute les « savoirs » d’une Eglise et de sa religion toute puissante. Dans un tel contexte de frustration, la science au dix-septième siècle parvient à améliorer la condition de la vie humaine par souci moral en allégeant la souffrance. La science moderne est un gigantesque accomplissement humain, le plus grand qui soit dans l’âge moderne. Francis Bacon voyait en la science une double finalité, glorifier le Créateur et soulager la souffrance de l’homme. Or la science, comme le dit Francis Bacon, peut à la fois faire mal et soigner. Ainsi la culture et l’ethos de la période changent et modifient les fins de la science. La nouvelle conception de la science est à l’image de son époque, celle de l’utilitarisme (ou la période de la quête de l’utilité). Par conséquent le but ou les fins de la science deviennent utilitaires et ne servent plus la contemplation ou la vision de l’homme remplacées par l’utilité et l’efficacité. Malgré les avertissements de beaucoup de scientifiques concernant les dangers du nouvel ethos du programme utilitariste, la société s’en imprégna à partir de la Renaissance et imperceptiblement le scientisme naquit. Mais qu’entendons-nous par scientisme ?

Scientisme

9 Le scientisme apparaît avec la modernité en adoptant l’assurance et la conviction dogmatique que seule la science détient l’autorité de tout savoir. La foi dans les sciences marque profondément notre monde moderne. Savoir sans égal, seule la science mérite toute notre attention. À cet égard, l’attention que nous avons accordée à la science l’a été au détriment des autres connaissances, et l’autorité que nous lui avons concédée comme l’unique garante de notre savoir a amoindri notre allégeance aux autres sources de sagesses ; ces dernières sont pourtant essentielles pour diriger non seulement l’individu et la personne dans sa propre vie, mais aussi les orientations de la politique.

10 Ainsi lorsqu’Aristote reconnaissait que les fins ultimes de l’homme étaient de mener une vie et une politique vertueuse, cela correspondait au paradigme de l’époque. La conception de la science d’Aristote était en adéquation avec ce paradigme. L’affaissement des idéaux avec la modernité est un résultat tout autant des idées politiques que scientifiques de la culture moderne. La vision idéologique de la science comme étant supérieure à toutes les autres, quelles qu’elles soient, a remplacé l’ancien modèle de pensée théologale du Moyen Âge. Si la science avait réussi à nous défaire des anciens liens d’oppression et à quitter une certaine intransigeance, elle aussi, finit par en instaurer d’autres. L’intransigeance de l’unique modèle scientifique comme seule source de vérité et de véracité est aujourd’hui de rigueur. Comme le disait Montaigne, plus l’Homme y souscrit, plus sa conscience et son discernement diminuent et ne remplissent plus leur rôle de garde-fous et de direction (Enthoven, 2013). Ainsi des clichés circulent-ils en prétendant que la science va si vite que l’éthique ou la morale ne peuvent pas suivre ! Or, c’est se méprendre, car les valeurs essentielles d’éthique nous ont été apportées depuis bien longtemps et ont été débattues entre les prêtres du temple de Salomon il y a 3 000 ans ou entre les philosophes à Athènes quelques siècles avant Jésus Christ (Levin, 2006). Mais comment s’en souvenir si nous négligeons ces savoirs et ces connaissances ? Comment alors distinguer des fins bienveillantes ou malveillantes ? Le discernement faisant défaut, la société devient de moins en moins capable de guider et d’orienter moralement l’entreprise scientifique. Il s’en suit des confusions, si l’on ne sait pas pour quoi et pour quelle fin nous faisons de la science, alors nous faisons ce que nous pouvons ; et tout ce qui est en notre pouvoir de faire, est bon.

11 Comme Hannah Arendt nous l’a soufflé précédemment, le plus grand danger dans les crises réside en des jugements préétablis. Celle qui étudia scrupuleusement les totalitarismes au xx e siècle mit à jour leurs catalyseurs qui reposaient sur un dénominateur commun. Les régimes idéologiques totalitaires du nazisme et du léninisme partageaient tous deux une foi indéfectible dans la science. Ils n’auraient pas pu exister sans cette dernière. Ces deux idéologies se voulaient détentrices de la vérité. La première se basait sur une théorie du monde qui s’appuyait sur la prétendue vérité scientifique biologique de la supériorité de la race aryenne ; la deuxième revendiquait un socialisme dit scientifique dont la vérité sur l’évolution scientifique et économique des sociétés. Ainsi, le plus grand « mal » du scientisme n’est pas dans les moyens qu’il confère à l’homme mais dans les attitudes ou principes qu’il a forgés en lui. Le titre d’Aldous Huxley de son célèbre livre Le meilleur des mondes, décrivant un monde futur menacé par une science et une technologie inhumaine, provient de la phrase de William Shakespeare : « Oh splendide nouveau monde qui compte de pareils habitants ». Yuval Levin (Levin, 2006). Commentant cette phrase, il explique que la difficulté qui devrait nous préoccuper n’est pas l’époque de la science moderne en elle-même mais l’état d’esprit des gens. Caractérisé par un formatage idéologique mettant les sciences sur un piédestal, cet état d’esprit s’apparente à un totalitarisme de la pensée soit en reléguant les autres domaines religieux, spirituels ou artistiques comme subalternes ou inférieurs voire nuisibles ou nocifs, soit tout simplement en les évacuant. Il est parfois bien triste de constater l’évolution des sociétés : comme remarqué ci-dessus, la science se mélangea avec les forces de l’économie marchande dans un sens utilitariste.

Utilitarisme : un totalitarisme en devenir ?

12 Afin d’appréhender le deuxième phénomène qui alimente le fondamentalisme laïc comme le souligne notre introduction, revenons aux origines de cet utilitarisme, c’est-à-dire le libéralisme. Il est important de resituer les penseurs du libéralisme dans le contexte des Lumières où la raison devait prévaloir pour se libérer des superstitions. Grâce à la raison, l’Homme était à même de prendre les bonnes décisions en tant que simple individu ou en tant qu’homme d’état. Doté de l’attribut de la raison, il pouvait discerner de manière autonome et opter naturellement pour le libéralisme plutôt que pour le protectionnisme puisque cela pouvait profiter à tous, et ainsi limiter les guerres. Le libéralisme apparaissait comme le système qui allait nous permettre d’accéder à la Paix Perpétuelle (Kant, 1796), dont Emmanuel Kant avait fait l’apologie dans ce livre, en promulguant un système économique libre de tout protectionnisme auréolé d’un modèle politique frisant la perfection, aussi appelé démocratie. Il est fondamental de replacer le capitalisme libéral tel que Kant ou Smith l’ont pensé. Leur modèle libéral se veut moral et se trouve bien éloigné de celui qui est mis en pratique dans le capitalisme libéral financier ou dans une certaine globalisation qui aliène plus qu’elle n’élève. Le livre d’Adam Smith La Richesse des Nations, qui, en 1776, mettait en valeur l’intérêt personnel de l’individu a été contrebalancé par son autre livre La Théorie des Sentiments Moraux, en 1774 qui insistait sur la notion de sympathie envers les autres (faisant référence à sa préoccupation de préserver les jugements moraux et la moralité dans un tel système économique). Tout comme Smith, Kant fut aussi influencé par le christianisme, non seulement à travers sa mère piétiste dotée d’une foi profonde qui lui a légué l’idée que la morale est essentiellement d’intention et de volonté droite, mais aussi à travers les valeurs humanistes et chrétiennes du système éducatif de l’époque. Bien que tous deux soient des philosophes de l’époque des Lumières en Allemagne (l’Aufklärung) préconisant la raison et les sciences pour réformer la société afin de lutter contre la superstition, l’intolérance et les abus de l’Église, la période des Lumières en Allemagne a pu dispenser un système éducatif pourvu de matières humanistes ainsi qu’une morale chrétienne. D’ailleurs, qu’il s’agisse de Smith ou de Kant, tous deux ont étudié les humanités. Avec une telle éducation imprégnée de valeurs héritées de la Grèce antique ainsi que du christianisme, les philosophes du libéralisme ne pouvaient que lui apporter des fondations normatives et morales.

13 Il me semblait important de souligner la complexité de la réalité dans le phénomène du libéralisme. En effet, Kant et Smith, bien qu’émergeant à la période des Lumières, n’étaient en rien hostiles à une approche du libéralisme économique ouverte à la dignité de l’homme héritée d’une moralité judéo-chrétienne, bien au contraire. Smith et Kant n’ont jamais opposé le rationnel à l’irrationnel en faisant des dichotomies entre le quantitatif et le qualitatif ou entre le profit et la place de la personne. Ainsi le libéralisme et la démocratie apparaissent-ils comme les fruits d’une pensée chrétienne ; selon la célèbre formule de Marcel Gauchet, le christianisme a contribué positivement à l’éclosion des Lumières. En effet, si l’on considère que la production positive du christianisme a aidé à « dénoncer de manière lucide les travers (les injustices et abus) d’une société […] Kant, déraciné de Luther, est-il encore Kant. Si l’on y regarde de près, la démocratie, la sécularisation et la modernisation, nous l’avons dit, tout comme l’explique Valadier, sont “le triomphe indiscutable de l’autonomie (de la raison) contre l’hétéronomie (le religieux)” » (Valadier, 2011, p. 9). Or il est intéressant de noter que cette situation d’autonomie « engendra de nouvelles formes d’hétéronomie plus aliénantes que la soi-disant hétéronomie religieuse » (Ibid., p. 10). Comme Michel Foucault l’exprima, la philosophie moderne issue des Lumières reposant sur la raison et les sciences non seulement n’élabora aucune morale (seules les morales religieuses et celles de la Grèce antique l’ont été par l’épicurisme et le stoïcisme selon lui) mais remplaça une certitude de détenir une vérité (au Moyen Âge) par une autre (après les Lumières). Or Montaigne pensait que progresser en philosophie c’est mettre du doute où il y a de la certitude. Avec la modernité, l’individu se croyant autonome grâce au progrès scientifique et technique joue non seulement au démiurge mais se croit omnipotent et omniscient. L’homme moderne est devenu l’apprenti-sorcier. Ainsi débarrassés progressivement des garde-fous d’une morale judéo chrétienne et des principes moraux d’une sagesse léguée par la période gréco-romaine, en Europe les penseurs en économie et en politique transformèrent le libéralisme en utilitarisme. Ils réunirent la pensée libérale économique avec la pensée machiavélique de la Realpolitik. Ainsi l’homme moderne libéral, démuni d’une réflexion morale et critique, devient-il un parfait utilitariste en instrumentalisant à souhait la terre et les hommes pour son propre plaisir et cela en toute impunité.

Globalisation

14 Il est naturel de lier le libéralisme à la globalisation, car elle en est sa forme contemporaine. La globalisation, phénomène complexe, ne laisse généralement pas indifférent et a provoqué bien des clivages. Le terme se réfère à la fois aux libres-échanges économiques et aux mouvements financiers à travers toute la terre défiant toutes normes temporelles ; et cela grâce aux révolutions technologiques et aux progrès des différents modes de transport et d’acheminement, sans oublier la « glocalisation », mot du sociologue Roland Robertson (Robertson, 1995) qui est l’homogénéisation de la culture et de ses modes de vie dans le monde par delà toutes les frontières géographiques. La mondialisation peut aussi avoir bonne presse dans le domaine de la culture comme le souligne Peter Berger (2003). Il rappelle qu’Atlanta qui était connu pour être une ville où la ségrégation était de mise, où seule une élite blanche régnait, fut sauvé grâce à sa communauté marchande. Cette dernière a voulu à un moment changer la donne en clamant haut et fort qu’elle voulait que sa ville devienne partie intégrante d’une économie vibrante de la société américaine. Le slogan fut choisi et il fut déterminant : « Atlanta la ville trop occupée pour haïr » (Berger, 2003).

15 La mondialisation marquée par le « prométhéisme libéral » est le règne de l’utilitarisme. Tel un rouleau compresseur nivelant toute culture ou différence, elle travaille à une uniformisation mortelle. La loi implacable du rendement maximum est en train de s’appliquer partout dans le monde. Ainsi elle supprime des pans entiers d’économie traditionnelle et, ce faisant, elle éradique par la même occasion les communautés et leurs cultures. Le monde réduit à son utilité ne connaît plus l’autre. Il est facile pour lui de procéder de la sorte puisque l’esprit critique et moral n’est plus considéré, apprécié, voire même enseigné. Nous tenons l’humilité pour de la faiblesse et l’arrogance pour de la force. L’économie de marché actuelle, déshumanisée, modèle la personne et détruit le spirituel qui pourrait l’entraver dans son exclusive quête du profit. Ainsi dans le contexte d’une mondialisation qui dénigre, méprise le religieux, le gratuit, et le don, il ne faut pas regretter le capitalisme financier, ou sur la société de consommation. La société marchande par la société de consommation a fait de l’homme et de la femme un animal laborans comme Hannah Arendt le décriait (Arendt, 1958). Elle nous avait pourtant avertis des dangers du système de valeurs utilitaristes de la société marchande. Il pousse tout un chacun à oublier sa part d’humanité, de dignité et de noblesse, et, sans celles-ci, finit par devenir un système à la culture mortifère. Il semblerait, comme Georges Bernanos le remarquait dans son ouvrage La France contre les robots, qu’une atonie généralisée règne dans nos sociétés marchandes, les gens y ont été décervelés à travers la machine de consommation qui les a totalement asservis. La civilisation moderne n’est, selon lui, qu’une conspiration contre toute espèce de vie intérieure ; ce qui a rendu l’existence étanche à la grâce, le mot grâce, rappelons-le, renvoie à ce qui est gratuit, donné, gracieux et beau.

Nihilisme

16 De même, le nihilisme apparaît lui aussi à double tranchant. Il peut, et a pu permettre, certaines avancées dans la pensée, mais porté à son paroxysme, le nihilisme associé au scientisme poussent l’homme à commettre les pires violences contre son prochain. Procédons par ordre. Dans la veine de Montaigne, il est bon de ne pas oublier de mettre du doute ou du soupçon dans les certitudes. Ainsi le nihilisme peut-il encourager à penser avec nuance. Ainsi l’homme contemporain est-il un produit des maîtres du soupçon. Ces derniers, tels que Nietzsche, Marx et Freud (principalement), surnommés ainsi par Paul Ricœur, ont grandement contribué à faire connaître le nihilisme à l’ère moderne [1]. L’essentiel était de se démarquer de la religion mais pas uniquement, il fallait faire tabula rasa de toute norme ou morale qui pouvait entraver la liberté individuelle considérée comme sacro-sainte. Car selon eux, derrière chaque religion, morale ou tradition de pensée se logent des intentions cachées pour accroître pouvoir et puissance. Les trois auteurs étaient de « fervents » athées et ils critiquaient la religion, chacun pour des raisons différentes selon son domaine de prédilection respectif. C’est ainsi que l’Église, en tant que puissance terrestre, dut au cours des dix-huit, dix-neuf et vingtième siècles limiter ses privilèges et ses richesses, s’allégeant ainsi d’une puissance funeste, en tant qu’institution terrestre.

17 Par conséquent, le nihilisme apporta une contribution positive à l’Europe de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle : elle dut abandonner ses vérités, elle mit à nu les abus et les dérives du christianisme tout au long de l’histoire. Puis le nihilisme dénonça « le dogmatisme, la tutelle cléricale, la prétention du savoir, la culpabilité, le soupçon jeté sur le plaisir, la suprématie masculine » (Fossion, 2012, p. 3). Grâce au nihilisme, il fut révélé que ces excès ne sont pas survenus inopinément mais justement parce qu’ils représentaient des abus d’autorité liés à leurs prétentions de détenir une vérité pour conserver un pouvoir certain et cela par tous les moyens. Le nihilisme nous invite donc à nous détourner de l’intransigeance attachée à une vérité mais il ne faut pas pour autant tomber dans le relativisme. À ce propos, Nietzsche dans un certain sens a rendu service au christianisme en soulignant ses travers lorsque la foi s’affaisse dans la guimauve (Valadier, 2008) ou se fige dans un jansénisme austère si éloigné de l’humanité et de l’amour. Comme Montaigne le souligne chaque critique ou reproche devrait être reçu avec enthousiasme, à l’inverse de la complaisance, afin d’éveiller l’attention pour se mettre en route afin de perfectionner ce qui doit l’être (Enthoven, 2013).

18 Cela étant, bien que faisant partie des principaux précurseurs du nihilisme, Nietzsche mit en garde l’Occident contre la montée du nihilisme tel une marée, un désert qui croît. Il voulait un monde où l’homme serait un surhomme doté de force, de créativité libre de toute entrave, de tout frein à sa liberté sans faille (Riemen, 2008). Pourquoi l’a-t-il signalé à tous comme le signe de la décadence de l’Occident ? Serait-ce comme Bernanos le décriait, parce qu’il n’y a pas de vérité moyenne (Bernanos, 1946) et que Nietzsche ne supportait pas les effets nivelants et égalitaires du nihilisme ? Mais essayons de l’analyser de plus près. Le nihilisme du xix e et du début du xx e siècle survint avec la modernité associée à d’autres phénomènes : comme la confiance mise dans les progrès scientifiques et techniques mais aussi la foi dans le libéralisme. Tout cela renforça des mécanismes qui contribuèrent à transformer l’ethos de l’homme, tel le « petit homme satisfait », dont Ortega y Gasset nous dresse le portrait dans La révolte des masses (Ortega y Gasset, 1930). C’est ainsi que la foi dans les progrès scientifiques et techniques remplaça la religion, avec comme credo l’idéologie du progrès ; ce faisant, il permit au libéralisme de devenir lui aussi tout puissant et n’avait, par conséquent, plus besoin d’une hétéronomie (le besoin de s’appuyer sur Dieu) puisque les lois du marché se suffisaient à elles-mêmes. Par surcroît, au confluent des forces qui influencèrent le nihilisme et l’homme moderne, s’ajouta le marxisme-léninisme. Avec ses lois scientifiques qui régissent l’histoire en conjonction avec une économie qui était censée libérer la personne de toute aliénation, religieuse, politique et économique, il contribua à réduire tout phénomène à un caractère économique et à dévaloriser et marginaliser toute réflexion morale (Valadier, 2008). « Libéré » de toute réflexion morale, l’individu moderne, nous l’avons dit, ne travaille plus sur lui-même. Son « Moi » surdimensionné n’interagit pas avec l’extérieur. Une telle association entre le scientisme, l’utilitarisme et le nihilisme ne pouvait que mener notre monde moderne dans une impasse du sens : sens de la vie, du monde et de la légitimité de l’être humain. Le fruit de ces associations fut délétère pour l’homme. Ceci eut plusieurs conséquences. Tout d’abord, on peut noter, non seulement une tiédeur médiocre localisée dans l’extrême propagande de la société de consommation, provoquant une atonie générale en décervelant les êtres humains (Bernanos, 1946). Mais, nous remarquons aussi, une frustration générale, dont Karl Polanyi avait déjà fait état lorsqu’il décrivait, comment les mécanismes du marché devenus plus autonomes, avaient déresponsabilisé les gens et les avait dépossédés de leur utilité et de leurs sens du travail (Polanyi, 1944). Un tel environnement contribua à amener désenchantement et ressentiments dans cette société moderne. Traitons d’abord du désenchantement. Le désenchantement dont Max Weber fait état est une des conséquences de ce climat de la modernité mais pas seulement (Guidal, 1959) ; en effet, en nivelant tout vers le bas et en faisant disparaître tous les systèmes de valeurs et de hiérarchie qui échappaient aux lois du marché, il engloutit l’esprit critique de l’homme.

19 Pour continuer avec Weber, la modernité, issue des Lumières qui réorganisa la vie avec ses lois positivistes et son régime administratif ainsi que bureaucratique finit par enfermer l’homme dans une cage de fer. Ce faisant, ils réussirent à tout massifier, égaliser, signe précurseur de la pensée totalitaire. À ce propos, il est important de saisir que ce totalitarisme de la pensée a été et continue d’être sciemment mis en place : le contrôle des consciences fut opéré en « refoulant dans l’oubli des notions qui désignaient des réalités Chrétiennes » (Brague, 2014 p. 37) mais pas seulement puisqu’il y eut aussi arrachements des racines grecques aux côtés des racines chrétiennes. Privé de l’engagement dans un double rapport à soi-même et au monde, que permettaient la société médiévale et l’Antiquité, la personne ne travaille plus sur elle-même (Ibid.). C’est ainsi inévitablement que le ressentiment (évoqué ci-dessus) s’en trouve grandi. Une telle conjoncture nihiliste finit par annihiler le spirituel et pourrait être surnommée une théologie à l’envers. Hannah Arendt savait, elle, que la banalisation du mal avait été rendue possible à cause de la « nouvelle morale » de la modernité (et de ses vertus sacro-saintes de la science et de la technique). La raison, produit des Lumières, prenant la forme d’une déesse aida à installer le règne de l’utilitarisme où l’homme est devenu ainsi l’homo oeconomicus (Arendt, 1958). Une fois le système de valeurs dénigré ou ridiculisé, l’homme et la nature pouvaient être instrumentalisés sans retenue. Dans son livre L’Âge du renoncement, Chantal Delsol (Delsol, 2011) explique à juste titre, que le nihilisme est l’étape qui précède toute forme autoritaire de gouvernement. N’oublions jamais que c’est par désespoir que les peuples se jettent dans les totalitarismes, qu’ils soient nazis, fascistes ou communistes. Une fois les garde-fous des religions et de la moralité balayés, qui peut empêcher les pires barbaries ? Même si aujourd’hui les trois totalitarismes précédemment cités n’existent plus du moins en Europe, nous ne pouvons pas nous empêcher d’entrevoir, comme le souligne Chantal Delsol, la naissance et le début d’un système de gouvernance autocratique-technocratique autoritaire.

La laïcité : son évolution

20 En ce qui concerne la laïcité, d’importants a priori existent encore autant chez ceux qui s’y opposent, que chez ceux qui la promeuvent. Tout d’abord, il est bon de s’en remettre à l’histoire qui nous rafraîchit et dépoussière la pensée. Il est important de savoir que la première à séculariser ou à laïciser n’est autre que l’Église au onzième siècle en retirant « au pouvoir politique toute initiative spirituelle » (Brague, p.143). Comme Brague l’explique dans son livre, reprenant une analyse de Pierre Legendre, le concept institutionnalisé de sécularisation (ou de laïcisation) de la société provient du christianisme et de sa rivalité avec l’empire. Ainsi la sécularisation n’est-elle pas un concept moderne puisqu’il fut forgé au Moyen Âge. Par la suite, celui-ci fut appliqué d’abord pour mettre fin aux conflits religieux puis pour les dépasser. De plus, comme aperçu plus haut, la laïcité et la modernisation vont de pair. Lorsque le libéralisme économique apparut avec ses découvertes technologiques et ses avancées politiques, il a bien fallu employer toutes personnes susceptibles de travailler, toute confession confondue, pour les nouveaux besoins du système libéral. Il est même souligné que la laïcité alors n’était pas idéologique mais plutôt une tentative de sortir d’un pluralisme religieux (Stout, 2005). Aux dix-neuvième et vingtième siècles, la laïcité en Occident fut instrumentalisée idéologiquement par les courants de pensée cités ci-dessus tel que le scientisme et le libéralisme à outrance. Il est intéressant de noter que deux formes de laïcité existent, une bénigne et une autre maligne (Jahanbegloo, 2012). Selon Ramin Jahanbegloo, si le modèle français de laïcité (modèle extrême de la laïcité) se trouve dans une authentique situation de crise, c’est principalement dû au modèle idéologique de ce dernier. En effet, celui-ci prévoit une séparation radicale entre la politique, la culture et la religion au nom des droits de l’homme qui furent légués par la culture chrétienne et de son principe fondamental de la dignité de l’homme ; incidemment le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles comme Chesterton aimait le dire (Riemen, 2008). Il existe pourtant un modèle bénin de la laïcité avec l’Inde qui n’oppose pas comme précédemment le laïc au religieux mais une politique de diversité (Jahanbegloo, 2012) où le processus de laïcisation se préoccupe plus du critère de la manifestation extérieure de la religion que d’une attaque idéologique contre le « religieux ». En revanche, en Occident, comme Charles Taylor nous le rappelle, il est devenu très difficile de penser à la transcendance lorsque tout notre système de transmission, qu’il s’agisse de l’éducation, de la culture, et des médias met tout en œuvre pour l’oblitérer, la marginaliser, voire la tourner en dérision (Taylor, 2007). À ce propos, Chantal Delsol juge que les intellectuels postmodernes à l’approche nihiliste sont beaucoup plus efficaces en utilisant la dérision que l’était l’Union Soviétique pour se débarrasser du christianisme.

Totalitarisme de la pensée ?

21 Maintenant que nous avons déroulé les mécanismes historiques d’un triple totalitarisme (de pensée) scientiste, utilitariste et nihiliste, nous pouvons déceler dans un tel climat, la violence, l’agressivité ou la rivalité qui se trouvent sourdement présentes puisque l’individu n’est plus relié à lui-même et aux autres. Faute de référents, l’individu est confronté à l’implacable logique de la violence. Nous sommes autorisés à parler de fondamentalisme laïc ou séculier. Une chose est sûre, l’association de ces trois totalitarismes de pensée est explosive puisque sa violence est décuplée en procurant plus de rivalité et de séparation. L’ampleur d’un tel totalitarisme est significative, notamment tel qu’il est colporté en Occident à travers un modèle d’éducation porteur du paradigme de la modernité. L’Occident y parvint, comme expliqué ci-dessus, après avoir expérimenté la modernisation (transformation administrative, bureaucratique, politique, économique mettant en place la sécularisation) suivant les Lumières. Ce paradigme scientifico-industriel aux valeurs positivistes et scientistes est ainsi devenu celui qui prédomine actuellement en Occident par le biais de l’enseignement. Les écoles, universités, écoles de divers apprentissages toutes sont imprégnées de ces valeurs positivistes, scientistes, nihilistes et utilitaristes qui ne présentent que la logique de la violence comme le rappelle René Girard. Comme George Orwell l’écrivit à propos des états totalitaires qui eurent recours au mensonge organisé, l’essentiel du totalitarisme n’est pas uniquement dans les systèmes répressifs au sens propre mais aussi en sa capacité d’altérer le passé et finalement de progressivement évacuer toute possibilité de croire en une vérité objective (Bellet, 2013).

Effet miroir des deux fondamentalismes

22 Avant de passer à notre deuxième partie qui se chargera d’analyser le fondamentalisme musulman à travers une analyse dialectique et historique, je souhaiterais faire intervenir la pensée de René Girard de diverses manières. Tout d’abord, le fondamentalisme laïc qui vient d’être exposé ne doit pas être minimisé ou malentendu car nous pourrions alors commettre de graves erreurs. En effet, si nous le banalisons ou si nous nous voilons la face en préservant une attitude sectaire, nous ne pourrons remédier à la violence exacerbée par ce fondamentalisme.

23 Tout d’abord, dans son livre Achever Clausewitz, René Girard (Girard, 2007) fait référence à ce grand stratège Prussien du dix-neuvième siècle qui fut le premier à parler de la spirale de la violence et de la montée des extrêmes en politique. En effet, la montée des extrêmes est réelle, il suffit de regarder le phénomène du fondamentalisme laïc que nous venons de décrire. Clausewitz semble illustrer ce dernier lorsqu’il dit « la guerre ou le commerce, est bien la même chose, c’est la montée aux extrêmes » (Ibid., p. 114). La guerre continue par le commerce. En effet, l’utilitarisme qui est poussé à l’extrême dans le néolibéralisme débarrassé de tout frein moral, et qui se drape d’une idéologie scientiste, ne nous met-il pas en impasse ? (considérant la raison comme seule capable de nous guider et traitant les processus religieux comme bon marché au mieux, et retardés intellectuellement au pire). Cette montée des extrêmes dans le « commerce » se voit dans ses conséquences néfastes dans la crise financière, économique, et environnementale. C’est cette perte de maîtrise de la violence qui est mise à l’index par Clausewitz. Comme René Girard le dit l’apocalypse viendra de l’homme tout simplement, il s’en charge extrêmement bien. Le deuxième point emprunté à René Girard qui me paraît essentiel pour cet essai et qui découle du point précédent est ceci : cette montée aux extrêmes (de la violence) dont Clausewitz nous parle fonctionne comme une rivalité mimétique pas seulement dans le domaine militaire mais aussi dans les autres domaines déjà cités. Quelle que soit l’activité humaine, il y a désir mimétique ou rivalité. Ainsi si le désir du bien de l’autre cessait (quel qu’il soit : matériel, psychologique, spirituel), il n’y aurait plus de violence (Girard, 1999). Cet effet de rivalité mimétique (née par le désir d’imiter l’autre) s’opère aussi sur un groupe, une culture. C’est ainsi que l’on pourrait alors facilement voir entre le fondamentalisme laïc et le fondamentalisme musulman une rivalité mimétique. Aussi, pour y parvenir, nous observerons d’abord comment s’est manifesté l’islam, comme nous l’avons fait précédemment en recourant à une analyse historique et dialectique. Puis, nous regarderons de plus près les effets mimétiques entre l’Europe parée de sa modernité et le monde musulman.

La civilisation arabo - musulmane : un projet d’humanisme

Petit récapitulatif historique

24 Nous pouvons isoler quatre grandes périodes de l’islam. La première période de l’islam est décrite comme celle des moments fondateurs de l’islam ; celle qui est née et formée politiquement avec le prophète Mohamed puis par celle de ses compagnons proches. La seconde survient avec la dynastie des Omeyades puis des Abbassides jusqu’au treizième siècle qui organisera et séparera le pouvoir temporel (militaire et politique) et le pouvoir spirituel (composé de savants religieux juristes et théologiens) de manière que le dernier légitime ou récuse le premier. La troisième période est appelée celle de compromis (Organisation des Nations Unies, 2010). Cette dernière, commençant au treizième siècle est décrite comme celle du compromis hérité de la civilisation arabo musulmane entre le pouvoir politique et religieux mais qui, après la fin de la dynastie Omeyade (treizième siècle), verra se succéder bon nombre de régimes politiques. C’est à ce moment-ci que la sharia naquit indépendamment des pouvoirs en place. Cette période préserve le modus vivendi entre les deux pouvoirs cités précédemment bien que l’empire ottoman nouvellement dominant modifiât le rôle de la sharia, et rendît précaire l’ordre politique et social. La quatrième période qui démarre au dix-neuvième siècle est principalement provoquée par l’entrée d’influences extérieures comme celle de l’Europe avec ses colonisations, mais aussi par une réforme au sein de l’islam. Celle-ci tentera de transformer son orientation afin de pouvoir mieux résister à la vague déferlante de la modernisation en tentant de mieux concilier l’islam et le progrès. Nous reviendrons plus tard à la troisième et à la quatrième période qui connaîtront le déclin du monde musulman. L’histoire peut donc mieux nous informer sur la situation du monde contemporain et de son évolution qui n’est pas toujours synonyme de progrès.

25 La civilisation arabo-musulmane (qui inclut la Perse) ou la deuxième période de l’islam offre à l’histoire un bel exemple de civilisation. Située entre le huitième et le treizième siècle, cette période est reconnue pour avoir permis à l’islam de rayonner de tous ses feux grâce à une conjonction de qualités. Son essor, dans les sciences religieuses et naturelles, dans la littérature, les humanités et les arts, tient principalement à sa vulgarisation du papier et de son usage pour disséminer les connaissances mais aussi à la traduction de diverses langues dont cette civilisation fit un excellent usage. Cela étant, la cohabitation féconde entre la foi, la philosophie et la science durant l’époque humaniste de l’islam est grandement responsable de cet essor.

Cohabitation de la foi, de la raison et des sciences

26 À cet égard, les liens ne se trouvent pas seulement entre la raison et la foi mais aussi entre les arts ou les différents savoirs. Ni la religion, ni les sciences ne dominent les autres domaines de connaissance. Autrement dit, ni la religion ni les sciences ne revendiquent une visée impérialiste ou un pouvoir quelconque sur les autres savoirs. Or un fil d’Ariane semble les relier comme si un champ de présence les caressait d’une certaine lumière. Al Kindi, qui fut fortement influencé par Aristote, définissait la connaissance de la métaphysique comme la connaissance des causes de toutes choses ; la connaissance physique étant simplement la connaissance des choses (Ibid., p. 91-92). Grâce à cet éclairage, nous pouvons distinguer un certain esprit, un esprit ouvert. Il est intéressant de se rappeler qu’il existait à cette époque des maisons de sagesse (Beit al Hilm) qui se distinguaient par leur qualité de lieux d’échanges non seulement à Bagdad en 832 mais aussi à Cordoue, Le Caire, Damas, Grenade, Boukhara, Chiraz, Ispahan (Ibid., p. 92). Ainsi, on ne peut pas dire que les penseurs musulmans de cette époque faisaient de l’islam une interprétation exclusive, mais bien plutôt une interprétation inclusive (Sachedina, 2000).

Interprétation inclusive de l’islam

27 La dernière idée soulevée est d’une importance capitale. En effet, c’est grâce à l’interprétation inclusive de l’islam qu’est possible, non seulement une cohabitation entre la foi et les sciences, mais aussi un système d’éducation qui ne cloisonne pas tel ou tel sujet ou domaine. Cette période de l’histoire avait à cœur de former les esprits, les consciences. Certes, il n’y avait pas d’école où l’on inculquait un savoir mais les penseurs qui faisaient office d’école se déplaçaient et enseignaient les riches et les puissants. Ainsi grand nombre de vizirs de l’époque reçurent un enseignement riche, ouvert et sophistiqué tel celui d’Ibn Senna (Avicenne) (Organisation des nations Unies, 2010). Ce dernier qui voyageait beaucoup proposait un savoir qui recoupait aussi bien la philosophie, la médecine préventive, (par le biais de la musique) et la médecine en établissant des parallèles entre l’état médical et l’état politique, la géométrie, la métaphysique, la poésie. En somme, c’est la variété du savoir qui permettait un bouillonnement d’idées scientifiques, philosophiques, artistiques et spirituelles.

Adab (civilité)

28 Par conséquent, nous pouvons observer durant cette période une certaine cohérence entre un savoir ouvert, riche en apport civilisationnel : les chefs d’œuvre tels que l’Alhambra de Grenade, la Mesquita de Cordoue et le Palacio de los Reyes de Séville en témoignent. Comme si les penseurs et les philosophes d’une période étaient les architectes d’une civilisation ou les jardiniers d’une culture. Mais peut-être cette cohérence doit-elle aussi énormément au concept d’hadara érigé par les penseurs de cette époque comme Ibn Khaldum, grand sociologue tunisien, le souligne (Organisation des nations Unies, 2010, p. 29-38.) ? Le terme Hadara se réfère à la civilité, autant comme une qualité nécessaire en politique que dans les relations humaines en société (ibid.). L’honnête homme ou l’hadab apprend à vivre avec les autres en faisant l’effort de se censurer lui-même. Ce travail qui relie l’homme à la société fonctionne tel un travail de civilisation : tel un rabot qui enlève les aspérités de l’homme à l’état brut. Ce travail comme tout « exercice » se veut quotidien et continuel pour tout un chacun afin de rendre le « vivre-ensemble » dans l’espace urbain plus doux et harmonieux. Ainsi il s’agit du même travail sur soi ou soin de l’âme que les Grecs, les Romains et les chrétiens aimaient à faire pour vivre harmonieusement, c’est-à-dire respectivement, l’epimeleia sautou pour les Grecs, la cura animi pour les Romains, et l’ascèse pour les chrétiens (Brague, 2014, p. 42-45). Il est intéressant de reconnaître, autant dans la civilisation arabo-musulmane que dans l’humanisme de Montaigne, le même souci particulier de l’éducation de l’homme : le former à devenir plus modéré, plus sage, à s’éloigner de l’intransigeance et du fanatisme.

Science du Fiqh

29 Pour bien comprendre la différence entre l’approche inclusive ou exclusive de l’islam qui sépare les musulmans des fondamentalistes musulmans, il faut pour cela approfondir le concept de la sharia. La sharia est un ensemble de règles générales, religieuses, et morales. « La sharia consiste à aller et venir entre le général et le particulier, du nécessaire au contingent. Pour cela, celui qui l’applique doit recourir à une certaine connaissance dénommée fiqh » (Rougier, 2004) Cette science qui demande au juriste-théologien (faqih) un effort personnel, est forcément ouverte à la révision de la loi religieuse (Abou El Faddl, 2007). Le fiqh naquit au neuvième siècle (troisième siècle de l’Hégire) alors qu’existaient six écoles de droit coranique, quatre sunnites et deux shiites formant ainsi une diversité de points de vue. Et pour ce faire, ces juges et théologiens devaient étudier de nombreuses années pour devenir un chercheur et spécialiste de la science du fiqh. Le fuquha qui les formait représentait une force majeure de la société musulmane. Ceux-ci y obtenaient une connaissance politique, historique et heuristique subtile des différents codes de loi provenant principalement du Coran, et de la Sunna. Une fois cette connaissance acquise, le juriste devait faire preuve de discernement rationnel et émotionnel afin d’être à même de débattre parmi d’autres juristes. Leurs rôles étaient de cheminer entre le divin et le ponctuel ce qui leur conférait une qualité de sage précepteur et leur imposait de la hauteur et du discernement en ayant recours à l’ijtihad (ce qui dans l’ordre du divin se veut être d’une sagesse intemporelle). De cette façon, leurs fonctions servaient de garde-fous contre les abus de pouvoir politiques ou autres. Ainsi, les juristes de l’époque ou faqih purent tenir à distance les extrémistes pendant quelques siècles.

Déclin du monde musulman et théorie du modèle mimétique en action

30 Que s’est-il donc passé du treizième siècle jusqu’à nos jours pour que le monde musulman décline ? Pour que l’approche inclusive de l’islam devienne exclusive (même si une partie significative de l’islam reste modérée) ? Pour que son regard (théorie en grec) sur le monde extérieur rétrécisse au point de résister, même de manière violente ? Nul doute que les principales raisons d’une telle transformation doivent être internes et externes au monde musulman.

31 Pour répondre à cette question, Karen Armstrong écrivit un article intitulé « Résistance à la Modernité, la réaction violente à la sécularisation » (2004). C’est donc au lendemain du 11 septembre 2001, en 2004 qu’elle fit référence au fondamentalisme religieux comme étant une réaction violente à l’hégémonie de la modernité laïque ou, comme elle l’appelle, du fondamentalisme laïc. Un tel argument s’approche de très près de la théorie de René Girard de l’effet du désir mimétique et de la rivalité qui en découle. En effet, ce philosophe anthropologue reconnut certaines lois mises en œuvre dans les relations humaines. Tout d’abord, intéressé par la littérature et les liens tissés entre les personnages de grands romans, Girard se rendit compte que les meilleurs romanciers avaient su discerner certaines lois psychologiques, qu’il nommait le caractère mimétique du désir. Selon lui, nous empruntons aux autres nos désirs. Nos désirs ne sont pas autonomes puisque c’est en observant l’autre désirer quelque chose que nous nous mettons à vouloir l’objet désiré par l’autre. Le désir mimétique de ce que possède autrui n’est autre, selon Girard, que le désir métaphysique où celui qui désire ce que possède l’autre désire en fait ce que l’autre est. Ainsi, la relation entre le sujet et l’objet n’est pas directe mais indirecte puisqu’elle est une relation triangulaire, soit : le sujet, le modèle et l’objet (Girard, 1999). Comme expliqué ci-dessus, la relation de rivalité est sous-jacente au désir mimétique. En effet, la rivalité mimétique qui se caractérise par la lutte pour acquérir l’objet convoité mène vite à la violence. Nous pouvons même parler de conflit mimétique.

32 René Girard distingue le médiateur externe du médiateur interne dans cette relation triangulaire. Cette distinction nous est capitale pour cet essai. En effet, par le passé, Dieu, ou le roi font office de médiateur externe. Étant donné que l’imitateur et son modèle ne sont pas au même niveau tant moral que social, non seulement il n’y a pas de rivalité, mais au contraire, il y a de l’admiration pour le modèle. Par contre, dans le cas de la médiation interne où l’imitateur et son modèle se trouvent à des niveaux équivalents, la rivalité mimétique apparaît. Les conséquences pernicieuses de cette rivalité comprennent la haine, l’envie, ou la jalousie. D’ailleurs, René Girard fit la remarque en faisant allusion au désir métaphysique : « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine » (Ibid., p. 41). Le ressentiment des musulmans fondamentalistes (ou puritains) apparaît dès qu’ils sont conscients du déclin et de leur incapacité à dominer le monde. Ainsi le musulman fondamentaliste porte-t-il d’abord en lui du ressentiment contre lui-même avant d’éprouver de la jalousie voire de la haine pour celui qui le dépasse (à cause de l’admiration cachée qu’il a son égard). Abdelwahab Meddeb en fait état dans son livre La maladie de l’islam : « les opérations intégristes dont l’agent est le sujet islamique s’expliquent par la croissance du ressentiment, un état qu’il ignorait historiquement et qui ne l’avait pas constitué comme tel depuis qu’il était entré en tant que sujet dans l’histoire » (Meddeb, 2002, p. 19). Par conséquent, suivant l’analyse de la rivalité mimétique, le ressentiment du musulman puritain s’exerce d’abord sur lui-même avant de se porter sur celui qu’il « admire secrètement ». Ainsi ces deux « effets pervers » de la rivalité mimétique vont-ils entacher les relations entre les musulmans d’abord et aussi entre les musulmans puritains et les fondamentalistes laïcs et autres Occidentaux. Incidemment, le musulman fondamentaliste/puritain, comme le fondamentaliste laïc se ressemblent en ce sens que tous deux sont gagnés par la rivalité et le ressentiment puisqu’ils ne baignent plus dans leur culture respective. Seules la rivalité et la violence les taraudent quand ils interagissent avec l’autre.

33 Plus généralement, la théorie mimétique de René Girard pourrait être utilisée et appliquée dans cette étude. Selon cette théorie, la pensée issue des Lumières, de la modernité, système de principes normatifs modernes issu de la vieille Europe eut un effet de Némésis sur le monde musulman. Autrement dit, le paradigme de pensée laïque (modèle de pensée scientifique athée accompagné de la réussite économique libérale) comme le nomme Seyyed Hossein Nasr a servi et sert de modèle d’imitation consciemment ou inconsciemment au modèle de pensée musulman puritain (Seyyed, 2004). Premièrement, il y eut effet mimétique de la logique positiviste de modernisation du modèle des Lumières dans la rationalisation de la jurisprudence musulmane qui transforma à partir du dix-huitième siècle, le fiqh en taqlid. Le fiqh laissait place à l’interprétation et au discernement. En revanche, le taqlid « limitait la capacité d’innovation provoquée par l’interprétation personnelle et directe du texte soit l’ijtihad » (Rougier, 2004). Ainsi par des normes positivistes se trouvait détruit l’islam ouvert au discernement. Deuxièmement et par conséquent il y eut effet mimétique de la déculturation (ou du déracinement ou rupture des racines ou fondations spirituelles) voulue par les Lumières et de son modèle de pensée (mis en œuvre dans son projet d’éducation) sur le modèle de pensée musulman puritain en orchestrant la même déculturation, en occultant l’approche inclusive de l’islam mise en relief dans la civilisation arabo-musulmane. Autrement dit, « le temps est suspendu » autant par les fondamentalistes laïcs que musulmans. Dans l’approche du fondamentalisme laïc, la logique nihiliste témoigne d’un « présentisme absolu » (Brague, 2014, p. 40), tandis que dans le fondamentalisme musulman se manifeste un « passéisme absolu ». Les deux fondamentalismes mentionnés ici, « visent à la destruction de l’avenir » et d’un certain passé. Troisièmement, il y eut effet de la théorie mimétique de l’approche laïque de la modernisation à travers une laïcisation forcée de la population menée par les élites des pays musulmans dans les pays musulmans ; selon leur credo moderne, considérant que la religion était un obstacle au progrès, les élites locales des pays musulmans devaient laïciser au plus vite les populations généralement plus conservatrices et traditionnelles. Atatürk en Turquie et le Shah d’Iran sont deux exemples de dirigeants qui imposèrent la sécularisation par la force, les rendant à la fois très populaires en Occident et impopulaires chez eux.

34 Reprenons à présent les trois propositions citées ci-dessus pour en développer l’explication.

Effet mimétique de la modernisation et de ses normes positives

35 L’appropriation de la logique positiviste de la modernisation parmi les penseurs musulmans dans leur nouvelle approche de la sharia est due à des causes externes. La première fut tout d’abord une instabilité politique provoquée par l’empire ottoman. Sous l’empire ottoman, à partir du treizième siècle, l’éducation et la formation des juristes théologiens (faqih) changent. En effet, leurs écoles de formation sont rattachées à l’État qui devient dorénavant celui qui les rémunère. Leur formation change de manière délibérée en réaction à l’occupation de l’empire ottoman. C’est ainsi que certains juristes historiens (Abou El Faddl, 2007) ont pu noter que le niveau de complexité de leur éducation est appauvri en réduisant et limitant les diverses interprétations de la loi religieuse. Souvenons-nous que le fiqh et sa science jusqu’au treizième siècle s’attachaient à penser et à débattre la loi religieuse en la soumettant à l’intelligence humaine première période de l’Islam. De plus, grand nombre de théologiens de l’époque pensent que l’ascension de l’empire ottoman et l’occupation de leur terre a retardé le développement du pays. En effet, en réaction à l’occupation des Turcs, l’État modifia l’orientation musulmane des juristes en insistant sur un islam monolithique principalement arabe limitant la diversité des interprétations. Graduellement, la conduite de l’islam changea à cause des troubles et de l’instabilité politique et historique que connaît la période du compromis dans l’islam du treizième siècle jusqu’au dix-huitième siècle (deuxième période de l’islam). À partir du dix-huitième siècle (troisième période de l’islam), le taqlid sera privilégié au détriment du fiqh (Abou El Faddl, 2007). Comme précisé plus haut le taqlid n’est pas qu’imitation : il reprend l’exemple d’une référence au passé. Par conséquent, dès le début du dix-huitième siècle les écoles étatiques de juristes ont perdu de leur prestige et par ricochet le statut des juristes baisse en limitant leur champ d’interprétation telle une méthode positiviste pour plus d’efficacité amorçant ainsi un effort d’imitation dans leur méthode.

36 Lorsque le siècle des Lumières amène sa vague de modernisation et de progrès, le monde musulman se rend à la douloureuse évidence que l’Occident l’a devancé grâce à son progrès scientifique. Mais pas seulement. Ils remarquent aussi à travers les Lumières l’intense sentiment contre l’Église et le christianisme et observent l’amalgame qui est fait entre le christianisme et l’islam, l’Église et la mosquée. Pour contrer la supériorité de l’Occident, ils ont recours à l’effet mimétique de la méthode de modernisation des Lumières au sein de l’islam. Ils opèrent donc à la fin du dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle un mouvement de résistance en s’appropriant certaines des caractéristiques des Lumières (Rougier, 2004). Le scientisme du dix-neuvième siècle n’échappe pas aux religieux et théologiens musulmans qui tentent donc au dix-neuvième siècle d’argumenter un modus vivendi entre la raison (pierre angulaire des progrès de la science) et la religion. Aussi, au dix-neuvième siècle une réforme intellectuelle verra le jour en Égypte. Appelée Nahda (renaissance), cette réforme tentera donc de s’approprier la « modernité » en argumentant que l’Occident n’a rien inventé en utilisant les sciences et en progressant grâce à celles-ci. L’islam, selon eux, connaissait déjà la supériorité des sciences et avait rayonné aussi grâce à elles autrefois. Al Afghani est un des grands pionniers de cette réforme. Il aura donc à cœur de démontrer que l’islam, dès son origine, peut, par lui-même et par sa rationalité propre, et grâce à cette réforme, mieux lutter contre l’ingérence étrangère, les Anglais en l’occurrence. C’est bien la théorie mimétique de René Girard qui se joue quand Al afghani se réfère habilement à la qualité rationnelle, typique des Lumières, dans la religion musulmane. Selon les réformateurs de cette période, il faut approcher le Coran de manière rationaliste et revenir aux sources, à l’origine de l’islam (salaf en arabe signifie origine). Puis ce fut au tour d’Abderrahmane Al Kawahibi et de Rachid Rida. Tous deux attribuèrent le déclin voire l’effondrement du monde musulman au diktat de l’empire ottoman et à une Europe agressive (avec son modèle de modernisation et de colonisation, Anglais et Français en tête). Pour y remédier l’islam devait se réinventer. Les salafistes réformistes de la première heure optèrent donc pour un « réformisme rétrograde » (Organisation des Nations Unies, 2010) en cherchant l’islam des origines (salafisme) celui qui n’avait pas comme les Turcs ou les autres convertis, trahi le message d’origine de l’islam. C’est ainsi qu’eux aussi pouvaient réussir leur modernité tout comme l’Europe et ses Lumières en suivant un islam plus littéral. Ils espéraient ainsi réparer leur retard en retournant au religieux. Abdennour Bidar discerne lui aussi une quatrième période de l’islam au dix-neuvième siècle et au vingtième siècle, qui sera caractérisé par le salafisme du retour à l’origine (celui-ci d’inspiration saoudienne) que nous allons aborder dans la prochaine section.

Effet mimétique de la déculturation de ses racines ou de ses traditions spirituelles

37 Avant de faire état de la déculturation qui eut lieu au sein de l’islam par la frange de l’islam puritain, il serait bon de mentionner comment il peut y avoir effet mimétique à partir d’un phénomène qui aurait donc pris son origine en Europe. Au-delà d’un certain esprit des Lumières qui a colporté des idées scientistes, nihilistes et utilitaristes délestées de valeurs issues de la tradition spirituelle judéo-chrétienne et la Grèce Antique, j’aimerais emprunter au philosophe espagnol José Ortega y Gasset l’idée maîtresse de son livre La révolte des Masses. Dans ce livre écrit en 1930 se trouve une critique de l’Europe et de son ethos qui pourrait correspondre au profil type du fondamentaliste laïc, ou du moins à la description que nous en donnons ici. Ortega y Gasset nous parle de la maladie qui a frappé l’Europe et ses habitants. Il se réfère à l’invasion de l’homme masse (Ortega y Gasset, 1930). L’homme masse est un « enfant gâté » épris de conformisme, d’égalitarisme et qui par tous les moyens cherche à évacuer toute référence morale de l’extérieur ou de l’intérieur, à évacuer la raison et le passé. En fait, l’homme masse évacue tout ce qui pourrait le renvoyer à sa médiocrité, qui l’obligerait à se sentir redevable à l’égard d’une civilisation ou d’une certaine culture spirituelle. Cet homme masse a « l’orgueil de l’ignorant » (qui a gagné toutes les strates de notre société, y compris nos élites). Cet individu n’a pas d’obligations envers les autres puisqu’il se croit et se voit autosuffisant grâce à l’apport des progrès scientifiques et technologiques des deux siècles précédents dont il a hérité. L’homme masse est le consommateur par excellence, celui qui se complaît dans son autosatisfaction aux airs de supériorité, qui est foncièrement ingrat et cynique. Un tel homme est aux antipodes des élites exemplaires qui, elles, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, vivent les exigences du service des autres, pour accéder à l’excellence en vue du bien commun (Ibid.). Ortega y Gasset, pédagogue dans l’âme et profondément convaincu que le rôle de la culture et de l’éducation est une fonction sociale et politique, se désole de ce que l’Espagne et l’Europe sont en train de devenir avec l’homme masse pour toute élite. Une telle culture de l’homme masse ne peut selon lui que devenir le creuset du totalitarisme fasciste ou bolcheviste.

38 Grâce à la description d’Ortega y Gasset, nous apercevons ainsi plus clairement le dessein d’une culture et d’une éducation qui depuis les Lumières, à travers sa théorie de modernisation, a déraciné la personne en refoulant dans l’oubli des notions helléniques et chrétiennes. Une telle culture, suivant les mots de Simone Weil, a soumis la personne à une médiocrité ambiante puisqu’elle n’offre pas les valeurs ou la connaissance qui puissent l’aider à acquérir l’énergie morale, ou la « grâce » nécessaire pour lutter contre les lois de la pesanteur (Weil, 1943). La personne est donc déculturée, faute de recevoir une éducation aux valeurs qui rendraient « accessible le beau à des âmes dont la sensibilité est modelée par les conditions d’existence ». C’est donc ainsi que l’on peut parler d’effet mimétique de la déculturation de l’ethos de l’homme masse sur l’ethos de l’Islam puritain qui commença par la réforme de l’islam au dix-neuvième siècle et qui se prolongea à partir de 1973 jusqu’à nos jours. L’approche positiviste, scientiste et nihiliste de l’éducation (approche exclusive de la connaissance, qui dénigre tous les savoirs qui pourraient contribuer à une connaissance inclusive) est perçue au dix-neuvième siècle comme une menace par le monde musulman. Par réaction, le monde musulman se raidit en adoptant une approche tout aussi exclusive, en se déchargeant du socle commun de valeurs inclusives, spirituelles qui aidaient à se relier à l’autre.

39 Il n’est donc pas anodin de noter dans l’islam de la réforme puritaine du dix-neuvième siècle mais aussi des années 1970, une volonté de reprendre les bases de l’islam, en promouvant un islam d’origine. Une telle orientation a tout d’abord pour effet d’opposer à la fois l’Occident et le monde musulman mais aussi les Arabes et les pieux ancêtres du prophète Mohamed aux Turcs et leur empire ottoman ; de plus, elle annihile toute l’approche éducationnelle et civilisationnelle des Omeyades et des Abbassides qui permirent l’essor, la créativité des sciences, des arts et de la philosophie issue de la culture musulmane de l’époque. Par conséquent, le discours de l’islam puritain non seulement dissocie les valeurs qui relient l’Occident à l’islam mais réussit à les faire se confronter. Comme indiqué plus haut, le réformisme musulman du dix-neuvième siècle souhaitait rattacher le monde musulman à la culture des pieux ancêtres arabes (al salaf) du prophète Mahomet pendant les trois premiers siècles après l’Hégire. En effet, l’empire ottoman au dix-neuvième siècle, s’accommodant trop bien de la vague de modernisation européenne aux visées politiques, économiques et culturelles en pays musulman, apparut aux réformateurs comme responsable du déclin de la grandeur de l’islam. Les réformateurs salafistes mentionnés plus haut tel qu’Al Afghani, Mohammed Abdou et Rachid Rida avaient un double objectif politique : utiliser l’islam pour premièrement résoudre la crise identitaire suite à l’effondrement de l’empire ottoman en mettant en avant un islam « arabe », (Rougier, 2008) et, deuxièmement, rattraper politiquement et culturellement le retard de l’Orient face à une avancée de l’Europe sans précédent. Lorsque nous faisons référence aux salafistes, il est crucial de savoir qu’ils ne se conforment qu’à l’école juridique hanbalite sunnite et qu’ils récusent toutes les autres. Une telle information a son importance puisque Hanbal (750-855) juriste théologien de l’ère Abbasside s’opposa avec véhémence à la théologie rationnelle décrite sous la civilisation arabo musulmane (Emerson, 2006).

40 De plus, les hanbalites s’opposèrent aussi au mutazilisme qui revendiquait que le Coran avait été créé, ce qui ouvrait ainsi la possibilité d’interpréter le Coran. Pour Hanbal et ses partisans, le Coran était et resterait éternel, fermant et excluant toute tentative d’interprétation. Il est utile et intéressant de savoir que si les Hanbalites n’étaient appréciés que par les couches populaires, ils passaient au contraire pour des agitateurs auprès des élites culturelles, religieuses et politiques de l’époque ; ce sont eux qui eurent raison dans l’histoire. Qu’ils s’agissent des mutazilites, des soufis ou des shiites, ils sont unanimes à souffrir de l’approche musulmane qui prévaut encore aujourd’hui autour de la méthode exclusive de la tradition (ou Sunna) du prophète. Si Hanbal est pour beaucoup dans l’intransigeance qui règne en islam puritain, Muhammad ibn al-Wahhab et la longue lignée du wahhabisme (ainsi appelés par les Ottomans) y ont aussi grandement contribué. Né en 1703 à Negd en Arabie, influencé par Hanbal, il s’inspira fortement d’Ibn Taymiyya (théologien, juriste de l’école hanbalite). Ibn Taymiyya deviendra d’ailleurs une référence majeure du courant wahhabite et de la réforme salafiste ; il s’opposera radicalement aux soufistes comme Al Ghazali et Ibn Arabi, aux shiites ainsi qu’aux théologiens philosophes musulmans tels qu’Avicenne. Dans la lignée de ce dernier, Ibn al-Wahhab tient coûte que coûte à une interprétation rigoriste et littérale du Coran et des pieux prédécesseurs (al salaf). Il rejettera toute influence externe à l’Arabie, telles que les influences soufies venues de Perse, l’influence de la philosophie rationnelle abstraite provenant de Grèce et le style turc de vénération des lieux saints musulmans. Il tenait les précédentes habitudes historiques de pratiquer l’islam ainsi que l’empire ottoman pour responsables du déclin et du retard du monde musulman. Son rapprochement avec la famille Saoud est bien connu, comme sa collaboration avec les Anglais pour se défaire de la domination turque ; sans oublier son alliance avec la famille Saoud de 1902-1953 sous le règne d’Abd al Aziz (Algar, 2002). C’est durant cette période que les wahhabites tentèrent de contrôler La Mecque et Médine, et qu’ils s’emparèrent symboliquement du cœur de l’islam. Ils y réussirent en obtenant la triple alliance inattendue entre la famille saoudienne, l’Angleterre et les wahhabites. La Ligue islamique mondiale était créée en 1962 pour répandre dans le monde entier, mais principalement en Europe, la doctrine wahhabite et pour protéger les intérêts stratégiques de l’Arabie Saoudite. De plus, l’Arabie souhaitait dans ces années se protéger du nationalisme laïc panarabe mené par le Président Nasser en Égypte. Une telle entreprise provenant d’Arabie Saoudite avait pour but en cette année 1962 de diffuser idéologiquement et religieusement un islam salafiste, afin d’établir et de perpétuer l’hégémonie politique de ce pays. Cette doctrine, dans le courant des années 1970, allait devenir de plus en plus sophistiquée. En dernier lieu, la découverte du pétrole et l’immense fortune provenant de l’industrie pétrolière après 1973 permirent la propagation explosive de la mouvance wahhabite à travers le monde (Meddeb, 2002).

41 Pour synthétiser, l’incroyable efficacité de la propagation et de la popularisation de la mouvance intransigeante et intolérante du wahhabisme tient de la triple réussite de l’Arabie Saoudite : Elle parvient d’abord à mettre la main sur les lieux sacro-saints de l’islam tels que La Mecque et Médina (pour orienter et influencer au mieux les pèlerins) ; deuxièmement elle créa la ligue islamique internationale pour la diffusion d’un islam intransigeant ; troisièmement les ressources pétrolières de l’Opep permirent de financer les organisations islamiques de leur mouvance. Ainsi il devient aisé à présent de déceler comment l’islam puritain a pu acquérir les moyens de faire essaimer le point d’ancrage de son idéologie, et comment l’effet mimétique de la déculturation de l’homo economicus ou de l’homme masse se produit dans la déculturation du musulman puritain.

42 Deux aspects prédominants ont contribué à faire que l’interprétation wahhabite/salafiste soit devenue, dans l’esprit des musulmans, la juste interprétation (Al-Shirian, 2003) ou le véritable islam, tout comme le scientiste, nihiliste, utilitariste qui perçoit ses convictions comme les seules correctes et avérées. La surabondance de petro dollars que reçut l’Arabie Saoudite au lendemain de la création de l’Opep en triplant le prix du pétrole, par surcroît l’acquisition de Saoudi Aramco (la compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures, détenant le plus de pétrole au monde) accorda au royaume un pouvoir extraordinaire. Il se dit que depuis 1973, l’Arabie Saoudite aurait dépensé entre deux et trois milliards par an pour impulser, populariser la mouvance wahhabite, surnommée dans un tel contexte « pétro-islam ».

43 Cet argent servit à payer la construction et la maintenance de mosquées, de madrasas, de centres d’éditions de livres et autres publications, la formation d’imams, des bourses et des financements d’universités, tant que leurs orientations et influences demeuraient wahhabites. Cet argent servit aussi à récompenser les intellectuels et journalistes loyaux à leurs mouvances et à faire leur promotion. Même les universités à la fameuse réputation de grand centre de connaissance et de savoir, telle que l’université Al Azhar en Égypte devinrent des satellites de leur influence tant leur pouvoir financier et leur pression ont été convaincants (Lewis, 2004).

44 Le deuxième élément qui concourut fortement à la diffusion d’une approche fondamentaliste musulmane revient à la responsabilité des États. Les États, bien que dirigés par des élites nationalistes laïques depuis le dix-neuvième siècle, durent faire face à une montée du sentiment religieux fomentée par la réforme menée par des intellectuels salafistes. Comme les États ne tenaient pas à partager le pouvoir, ils concédèrent à ces intellectuels l’espace public et l’orientation de l’enseignement en leur donnant au vingtième siècle les ministères en question. C’est de cette façon qu’ils purent toucher en profondeur aux bases et aux fondations de l’islam en les coupant des connaissances et savoirs inclusifs ouverts à l’islam civilisationnel connu jadis (Rougier, 2004). Le pouvoir religieux fut ainsi coopté mais le paysage politique dut intégrer par force un islam radical transformant fondamentalement la politique mais aussi la religion sous une même bannière idéologique.

45 Au fur et à mesure des décennies qui suivirent les années 1970, les populations musulmanes au Moyen Orient mais aussi au Maghreb n’eurent accès qu’à un islam simplifié et extrémiste (colporté par des soi-disant intellectuels sans formation religieuse digne de ce nom) débarrassé de ses singularités régionales, géographiques, et coupé de leurs traditions. Faute d’avoir pu elle aussi recevoir une éducation et une culture prometteuse d’idéaux, de noblesse et de beauté, la personne est devenue l’homme masse. Paradoxalement, les fondamentalismes laïc et musulman souffrent à l’identique de « l’invasion verticale des barbares », la pire, selon Ortega y Gasset, puisqu’elle est de l’intérieur : tous deux ont à la fois perdu leur conscience historique, tout en jouissant des apports de la science et de la technique mais en demeurant totalement amoraux (Duthu, 2004). L’effet mimétique du fondamentalisme laïc en Occident a opéré son effet miroir sur l’autre. Laïc ou musulman : les deux fondamentalismes ont bel et bien le même caractère sectaire, intransigeant et ignorant. Finalement, rappelons-nous ce que René Girard explique : plus il y a inconscience de cet aveuglement ou de ce fanatisme, plus la violence collective est renforcée puisque tout type de rapprochement de l’autre est empêché.

Conclusion

46 Montaigne disait que la certitude divine de détenir la vérité est une faiblesse bien humaine. Les deux fondamentalismes manifestent une telle certitude qui peut demain s’avérer fatale. Comme nous l’avons remarqué en Occident, la sécularisation peut virer au fondamentalisme laïc sous sa forme cachée puisque la laïcité est un tabou, d’autant plus fort qu’il est invisible (Ferry, 2013) mettant violemment en danger l’être humain, faute de le relier à lui-même, aux autres et à son environnement et de pouvoir lui ouvrir un avenir. De la sorte est déconstruit et éliminé arbitrairement l’apport civilisationnel cédé par l’Antiquité et la chrétienté. Comment s’étonner, dans ces conditions, que notre monde soit désorienté ? En retour un tel fondamentalisme laïc exacerbe aussi les fondamentalismes religieux. Plus il y a d’inculture sur les sources et les racines spirituelles de notre histoire, plus la personne est éloignée d’elle-même, accroissant le malaise moderne, et plus le dialogue interreligieux avec l’islam est difficile.

47 Ainsi le fondamentalisme musulman laisse-t-il entrevoir cette même volonté (mimétique) d’enfouir tout ce qui dans l’islam du huitième au douzième siècle permit de relier le penseur au divin dans sa forme la plus universaliste. Al Farabi (dont le nom signifie pont), le philosophe et musicien musulman du dixième siècle mit des passerelles entre la philosophie d’Aristote et un islam ouvert sur l’autre. Or aujourd’hui, l’islam puritain revendique un islam aux antipodes de ce dernier. Nous avons ainsi tenté de démontrer comment l’islam fondamentaliste avait été victime du désir mimétique de l’essor et de la prospérité de l’Occident et plus précisément de l’Europe. Cela étant, comment remédier à cette logique de violence caractérisée dans les deux fondamentalismes dont René Girard, tel un nouveau Darwin des sciences humaines (Serres, 2007), a découvert les origines ? Comment couper court à la violence inhérente à ces deux « -ismes », à leurs velléités hégémoniques respectives qui ne supportent pas les différences ? Ne devrait-on pas penser et mettre en œuvre une « modernité seconde » (Ferry, 2013) pour pouvoir « réenchanter le monde » comme Marx Weber l’entendait ? Pour ce faire, pourquoi ne pas traverser, autant qu’il le faut, cette ligne de partage entre la philosophie et la religion, le politique et le religieux. Mais il s’agit d’unir sans pour autant confondre, comme il s’agit de distinguer toujours ces domaines sans que l’un élimine l’autre. Il s’agit de n’« excommunier » personne en gardant le meilleur de ces deux domaines différents. Saint Augustin dit « amant eam lucentem, odeant eam redarguentem » ce qui veut dire que la vérité peut être lumière, auquel cas, nous l’aimons, mais elle peut être accusation (mise en cause), auquel cas nous la fuyons (Brague, 2014, p. 57). Ainsi Saint Augustin nous demande-t-il de nous laisser travailler par les vérités redarguentes (celles qui me demandent de changer). Pour René Girard, l’exemple de la figure du Christ est cette vérité qui remédie à la logique de la violence (Girard, 1999). Il invite chacun à être authentique en arrêtant la mimesis, l’action inconsciente. Le Christ invite tout un chacun à dépasser tous les skandalon, c’est-à-dire les obstacles sur la route, la pierre qui fait tomber, aussi appelée Satan, l’accusateur. Cette figure du Christ est universelle. Du point de vue des chrétiens mais aussi du point de vue de beaucoup d’autres. Le bouddhisme reconnaît en tout homme authentique un bouddha, qu’il soit agnostique, athée ou de quelque autre religion. La tradition musulmane a été capable hier de susciter des penseurs comme Al Ghazali (1058-1111) Ibn Arabi (1165-1240), Ibn Khaldum (1332-1406) mais aujourd’hui encore elle en compte en son sein qui ont reconnu ces vérités redarguentes qui appellent au dépassement d’un passé jamais dépassé tels que Mohamed Abed al- Jabri (1935-2910), Mohamed Arkoun (1928-2010), Ramin Jahanbegloo (1961) parmi d’autres. Ainsi font-ils preuve d’un grand discernement quant à la vérité et au mensonge, la justice et l’injustice, ce qui mène à la paix et ce qui mène à la guerre. Quant au vrai, au bien et au beau ils appellent à l’incontournable travail sur soi. Et ce dernier est impératif non seulement pour les individus mais aussi, mutatis mutandis pour les groupes, les organisations, les institutions, les pays, les sociétés et les cultures.

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Date de mise en ligne : 10/12/2015

https://doi.org/10.3917/retm.287.0085

Notes

  • [1]
    Les cyniques s’en étaient chargés les premiers dans la Grèce antique en rejetant les principes vertueux des stoïques qui les empêchaient de jouir en toute liberté des divers plaisirs régulés par les normes morales.

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