Notes
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[1]
Voir Marie-Jo Thiel, La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?, Paris, Bayard, 2014. Cet ouvrage développe bien des points évoqués dans cette contribution.
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[2]
European Parliament – STOA (Science and Technology Options Assessment), “Making Perfect Life. Bio-Engineering in the 21st Century. Monitoring Report” (Oct. 2011). Ce rapport dirigé par le Rathenau Institute (dir. Rinie van Est et D. Stemerding) a été suivi en septembre 2012, d’une seconde partie : « Making Perfect Life. European Governance Challenges in 21st Century Bio-engineering ».
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[3]
STOA 2012, p. 5 (trad. Marie-Jo Thiel).
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[4]
STOA 2011, p. 10 (trad. Marie-Jo Thiel).
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[5]
Les omics désignent un domaine d’études biologiques où le suffixe anglais « omics » (devenant « omique » en français) est utilisé pour nommer l’objet de l’étude. On parle ainsi de genomics, proteomics, metabolomics, lipidomics, foodomics, pharmaco-genomics…
-
[6]
R. Kurzweil et T. Grossman, Serons-nous immortels ? Oméga 3, nanotechnologies, clonage…, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », trad. Serge Weinman, 2006.
-
[7]
L’objectif est la création de machines seules capables de progrès technologiques parce qu’elles auront dépassé les capacités humaines à le faire. Le mot singularité repris des mathématiques et de la physique pour définir un point où l’objet n’est pas défini, veut indiquer l’indétermination de ce futur et de ses constructions car si l’humain n’est plus à la hauteur de ce savoir, il ne peut donc pas l’anticiper.
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[8]
Facile à mettre, avec des matériaux biocompatibles, la puce s’incruste cependant très vite dans les tissus locaux de sorte qu’il est difficile et douloureux de les enlever par la suite.
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[9]
Voir Marie-Jo Thiel, Faites que je meure vivant, Paris, Bayard, 2013.
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[10]
C. Elliot, Better than well : American Medicine Meets the American Dream, New York, Norton & Company, 2003.
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[11]
J. Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, Textes édités par Yves Ellul et Frédéric Rognon, Fribourg, Éd. Labor et Fides, 2014, p. 33.
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[12]
Ibid.
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[13]
Voir les travaux bien connus de Michel Foucault.
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[14]
J’ai développé tous ces points dans La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?
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[15]
Bien des instances se sont saisies de ce débat : STOA, « Parlement européen, Groupe Européen d’Éthique des sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Commission européenne » (GEE) qui a publié déjà trois avis (nos 20, 26, 27 et en 2015, n° 29).
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[16]
Ou M-Health en anglais, avec un M comme « Mobile », c’est-à-dire s’appuyant sur les données collectées et transmises via le téléphone portable.
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[17]
Marie-Jo Thiel, La santé augmentée, chap. 6.
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[18]
p. 10.
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[19]
Ellul, p. 315.
-
[20]
COMECE (Commission des Épiscopats de la Communauté Européenne), « Avis de la Cellule de réflexion bioéthique sur les perspectives d’amélioration de l’homme (“human enhancement”) par des moyens technologiques », Bruxelles, 2009, p. 5-6.
-
[21]
W. James, La volonté de croire, trad. Loÿs Moulin (1916), Éd. « Empêcheurs de Penser en Rond » – Éd. du Seuil, 2005. Première édition en anglais en 1897.
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[22]
Voir La Santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?, chap. IV intitulé « Peut-on espérer un salut des biotechnologies médicales ? » dont je reprends ici l’un ou l’autre point sans les développer.
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[23]
Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi, n° 27.
1 « Si tu crois, tu seras sauvé ». La société médicalisée [1] et surtout sa mouvance trans- et post-humaniste, fait sienne l’invite chrétienne dans l’Évangile de Marc (16, 16), dans l’Épître de Paul aux Romains (10, 9) ou les Actes des Apôtres (16, 31...), mais pour dépasser et le christianisme et plus largement, tout monothéisme. Le posthumanisme ambitionne d’ouvrir celles et ceux qui croient à ses promesses, de devenir eux-mêmes des dieux, chacun-e, en accédant à une puissance sans limite et à l’immortalité.
2 L’augmentation (enhancement) peut-elle donc aller jusqu’à dépasser les limites de la condition humaine ? L’immortalité comme condition d’impérissabilité est-elle un salut ? Augmenter les capacités humaines jusqu’à ne plus mourir, est-ce souhaitable ? De quel salut parle-t-on ? Le croire mis en avant est-il un bluff pour dépasser des réticences des hésitants ? Est-ce un projet réaliste, un fantasme de science-fiction, une entreprise totalitaire ? À ce stade, vu l’investissement colossal en fonds à la fois privés et publics, il faut à l’évidence prendre le phénomène au sérieux et en évaluer les enjeux sociétaux, médicaux, sociopolitiques, économiques, anthropologiques et théologiques.
3 D’une manière générale, pourquoi vouloir augmenter l’Homme ? Qu’est-ce qui est ainsi visé ? L’augmentation d’un manque ? Mais dans ce cas ne parlerait-on pas plutôt de correction ou de réparation ? L’augmentation des capacités habituelles de l’être humain ? Mais dans quel but et avec quelle cible ? Le corps, la santé, la psyché, la personne dans sa totalité ? L’humanité elle-même ? La nature de l’espèce humaine ? En fait, tout cela à la fois. Mais l’on quitte alors l’idée de réparation présidant à la pratique médicale pour suivre aussi un objectif d’accroissement justifié par un parti pris philosophique.
4 En l’espace de quelques années, la notion d’augmentation s’est imposée (de préférence à améliorer, par prudence à l’égard des dérives de l’eugénisme historique) tout en gardant l’original anglais enhancement transposé dans le français comme en bien d’autres langues. Certains auteurs limitent l’enhancement à l’extra-médical. En réalité, l’augmentation humaine s’appuie en partie sur des pratiques qui ont cours en médecine mais qui, ensuite ou en même temps, quittent (aussi) ce domaine après avoir traversé une large et épaisse zone grise, interrogeant sur les contours de cette augmentation et ses enjeux.
5 Dans cette contribution, je commencerai par m’intéresser au phénomène dans sa globalité avant d’examiner l’un ou l’autre enjeu éthique et théologique.
Vous avez dit « enhancement » ?
6 L’enhancement est un processus complexe conjoignant des savoirs et des pratiques, des produits et des applications, par des moyens naturels ou artificiels, appliqués à un individu ou à l’ensemble de l’humanité, de manière transitoire ou irréversible, en vue d’accroître des capacités et des fonctions, de dépasser des limites naturelles ou pathologiques, voire pour sélectionner des caractéristiques évaluées a priori comme positives pour la personne, sa santé, son bien-être, voire sa nature ou la nature humaine en général.
7 À ce jour, ce processus s’applique rapidement et à grande échelle tout en restant obscur, incertain et ambigu, non modélisé ni maîtrisé, mais avec un potentiel transformatif possiblement inouï grâce à la convergence technologique qui y préside et dont l’acronyme NBIC résume aujourd’hui les parties prenantes usuelles les plus performantes : nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information, technologies cognitives. Les biotechnologies émergentes qui ont fait l’objet d’un rapport du Nuffield Council on Bioethics en 2012, désignent ainsi un mot valise pour des techniques impliquant la création, la manipulation ou l’usage de composants biologiques, dans des applications productrices de connaissance et de pratiques qui touchent aussi bien la médecine, l’agriculture, la production de nourriture, l’environnement, l’industrie… Comme l’a pointé le rapport du Rathenau Institute pour la STOA [2], « la vie est considérée comme un système qui peut être redessiné et rendu plus parfait (c’est-à-dire ajusté à certains objectifs) et dans lequel la conception d’artefacts vivants et intelligents est une clé de compréhension des processus biologiques et cognitifs [3] ».
8 Le déplacement est donc double : « la biologie devient technologie et la technologie devient biologie [4] ». Biologie synthétique, médicine moléculaire, régénérative, technologies omics [5], prosthétique, robotique, technologie persuasive… l’illustrent.
Quelques clichés
9 Être augmenté, c’est, par exemple, ne plus avoir besoin de dormir, bénéficier de performances maximales grâce au dopage, utiliser la chirurgie plastique et modifier son corps pour le rendre plus esthétique, ou l’ouvrir à de nouvelles sensations, de nouvelles interactions grâce à l’introduction de la technologie à l’intérieur ou la périphérie de son corps. C’est expérimenter l’authentique par amélioration de l’humeur (mood-enhancement), garder des traits jeunes, travailler 25 heures par jour parce qu’une prothèse n’est jamais fatiguée. C’est enfiler un exosquelette et marcher alors que je suis para- ou tétraplégique, ou porter des charges très lourdes comme dans le cadre militaire, jusqu’à devenir une sorte de surhomme… C’est encore, souligne Ray Kurzweil [6], le fondateur de l’Université de la Singularité [7], éviter 90 % des maladies mortelles et même vivre éternellement, en finir avec ce corps fragile, vulnérable et mortel. C’est implémenter la pensée en l’uploadant sur des réseaux électroniques ou bioélectroniques, en misant sur un exocortex (un cortex hors du corps humain) ou une pensée distribuée et partagée sur le web, survivant au corps après la mort (un posthumain débarrassé des contraintes et limites du corps humain).
10 L’implantation de puces électroniques devient de plus en plus fréquente : dans le cerveau mais aussi sous la peau [8] – tellement facile que les bodyhackers se les implantent eux-mêmes. Les raisons sont tantôt thérapeutiques (épilepsie, Parkinson, maladies neurodégénératives) tantôt pour ouvrir à d’autres possibilités : disposer d’un passé jamais égaré prouvant l’identité, en particulier pour des patients atteints d’une maladie d’Alzheimer ou des enfants en crèche ou maternelle, avoir sur soi [en soi] son numéro de sécurité sociale, sa carte bancaire… le moyen « simple et facile » que chacun « choisira demain volontairement » pour prouver que « je suis qui je dis être ». Faut-il y voir l’accomplissement de ce verset de l’Apocalypse ? « A tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, elle impose une marque sur la main droite ou sur le front. Et nul ne pourra acheter ou vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom » (Ap 13, 16-17).
11 L’hybridation technologique, c’est-à-dire ce mix de systèmes biologiques et technologiques dans le corps humain, par les puces, mais aussi par des prothèses électroniques, des systèmes robotisés… est une pierre angulaire pour l’augmentation. Déjà un cerveau peut interagir avec un ordinateur (dans le locked-in syndrome, cela permet au sujet de communiquer). Demain, les robots prendront une place majeure et deviendront autonomes et humanoïdes. Déjà ils assistent de manière collaborative le geste d’un opérateur humain selon différentes postures (téléchirurgie, neuroprothèse…).
12 Où passe la frontière entre le médical et l’augmentatif ? Dès aujourd’hui, avec un IPhone, seul dans un endroit désertique, je reste une personne connectée, augmentée, capable de rentrer en contact avec le monde entier, de lire des bibliothèques sans bouger, d’appeler un garagiste qui sait me localiser ou un médecin pour lui transmettre des données biologiques hautement personnelles…
Un normal discuté et rehaussé ?
13 Classiquement les notions de normalité et de finalité permettaient de reconnaître le médical. Or l’essor technologique de l’augmentation met tout cela à la discussion, déplaçant pratiques et connaissances, méthodes de travail et de recherche. La prothèse et plus encore la neuro-prothèse remédie-t-elle à un handicap, répare-t-elle, ou dépasse-t-on définitivement la correction pour une compensation ouvrant sur d’autres possibles ?
14 Les soins médicaux visent traditionnellement le fonctionnement dit normal du corps. Ils se concentrent sur des dysfonctionnements, des désavantages, des fragilités particulières pour y remédier, les réparer, les remettre dans le normal tout en prévenant un fonctionnement anormal par des mesures préventives. Mais qu’est-ce que la normalité ? La réflexion de Canguilhem sur la norme dans sa régularité ne perd-elle pas, en contexte d’enhancement, l’essentiel de sa pertinence ? À moins que le contenu de la norme en tant qu’indication raisonnable, ne se déplace avec les mutations technologiques. En d’autres termes, la normalité d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier : le concept se déplace pour indiquer une norme flexible, intégrant un certain nombre de pratiques d’enhancement sans qu’il y ait à s’en étonner car l’on reste grosso modo dans une gamme que l’on peut dire raisonnable. Et ce normal augmenté reste bien une norme qui oblige les citoyens que nous sommes. Ainsi il convient aujourd’hui d’utiliser tous les moyens à disposition pour contrer ce qu’on appelle les méfaits du vieillissement [9]. Sur un autre registre, utiliser des psychostimulants avant un examen est devenu, malgré les mises en garde médicales, quelque chose d’usuel et de normal.
15 Cela appelle au moins trois remarques :
16 – D’abord il y a un phénomène d’habituation de l’ingénierie augmentative qu’il ne faut pas sous-estimer. Ce phénomène déplace les seuils entre acceptable et non acceptable et avec lui le contenu de la normalité.
17 – Ensuite, ce phénomène est lui-même ambigu. Au fond, on ne sait pas au juste ce que l’on met en place. Or les nouvelles technologies sont extrêmement puissantes. L’on régule donc au jour le jour. Et l’on ne peut jamais exclure que ce qui paraît fastidieux ou condamnable ou non désirable aujourd’hui, ne soit recherché demain parce qu’un rien technologique dans une société plus habituée, change la donne. Ou inversement : et le non-satisfaisant est vite périmé, dépassé par autre chose…
18 – Enfin même s’il est difficile de catégoriser avec précision des seuils d’augmentation, il faut reconnaître aussi que l’on passe insensiblement de pratiques courantes, simulant des capacités actuelles pour les booster dans des limites raisonnables, à des pratiques où l’on est très au-delà, avec par exemple une mémoire surhumaine, une puissance phénoménale, la possibilité de voir dans l’infrarouge, etc. Le trans- et le posthumanisme se situent dans cette logique.
19 La notion de finalité subit la même évolution. Hier, l’acte médical se reconnaissait à sa finalité thérapeutique, soignante, préventive. Avec l’augmentation, la finalité éclate : au moment où elle est proprement médicale, elle est aussi « améliorative », « rehaussante »… voire c’est là son aspect principal chez un sujet parfaitement sain mais qui souffre de sa taille, de la forme de son nez… Et pour l’évaluer, l’éthique devra la relier aux finalités collectivement reconnues acceptables d’une existence humaine, ce qui, dans une société indépassablement plurielle et post-utopique, s’avère plus que difficile…
20 Le désir d’un monde meilleur, d’une victoire sur la mort a toujours été présent en tout être humain et a mobilisé bien des énergies depuis la nuit des temps. Mais jusqu’ici, la complexité du réel et l’absence de techniques efficaces mettaient un frein aux rêves humains et contribuaient à (s’)accepter avec des limites. Aujourd’hui, les développements biotechnologiques permettent d’accéder à nombre de rêves, d’avoir accès à ses propres données génétiques, d’ouvrir la voie à une médecine personnalisée, de formater toujours davantage sa progéniture, de participer directement à la recherche (science citoyenne)…, mais de manière paradoxale : l’accroissement du savoir et des capacités techniques suscite un sentiment de maîtrise de soi, de pouvoir sur les aléas, de désirs illimités, « Better than well » selon la formule de Carl Elliot [10]. En même temps, l’impression de « jouer à Dieu » (playing God) engendre de moins en moins de réticences, quand bien même reste forte la crainte d’être dépossédé de soi par la technologie, d’aller trop loin, de contrer un Dieu tout-puissant ou la Nature, et finalement de redouter un retour de bâton. Certains scénarios de films ou de science-fiction, tel Matrix, sont basés sur ce pouvoir supérieur des robots qui prennent le pouvoir sur l’homme. Car si la technique a contribué à la construction du monde, elle est aujourd’hui devenue totalisante. Comme l’a souligné Jacques Ellul, « La Technique englobe tout, mais sans aucune synthèse, sans aucune réconciliation. Elle fait de notre monde une immense collection d’objets, de machines, de méthodes, sans aucune cohérence [11] ». La multiplication du nombre de choix possibles, en effet, ne confère pas une unité et un sens à l’existence ; au contraire, elle contribue à faire éclater le soi en mille points d’intérêts, mille finalités. Elle concourt aussi, continue Ellul, à « une élimination de Dieu, qui n’est même plus une révolte. Il n’est plus nécessaire de lutter : la puissance technicienne a remplacé celle du Créateur [12] ». La société technicienne est agnostique, concrète, horizontale tout en prônant, nous y reviendrons, des eschatologies séculières.
21 Finalement, on peut beaucoup, mais doit-on ? Ce qu’on peut, est-il possible de le refuser ou du moins de ne pas le mettre en œuvre ? Car somme toute, il ne s’agit pas d’une technique isolée mais d’un dispositif systémique où la technique appelle la technique : technique à produire autant qu’à consommer.
Enjeux éthiques
22 L’éthique est plus sollicitée que jamais, non tant pour une impossible réponse en oui ou non, mais pour examiner ce que les innovations technologiques disent de nous, pour analyser et scruter l’acceptabilité éthique, légale, sociale, politique de la bio-ingénierie, pour confronter les perspectives d’augmentation à ce qui est souhaitable et possible.
23 Or, la notion même de souhaitable est très ambiguë. Dans une société médicalisée et informée, la demande d’augmentation est infinie. L’enhancement devient exigence normative : tout et tous devraient être augmentés pour vivre mieux et plus longtemps. Les normes de ce nouvel agir-bien s’intériorisent progressivement en désir d’augmentation du soi, de sa santé, à tel point qu’on n’en voit pas toujours (pas immédiatement) les inconvénients, les dérives potentielles. Le biopouvoir [13] aiguise le désir d’un monde et d’un soi plus sains, il convainc de sa possible réalisation, il en donne le pouvoir (empowerment) autant que la responsabilité. À charge pour chacun d’y croire, de le mettre en œuvre et d’en vivre pleinement. Sans quoi l’on ne peut s’en prendre qu’à soi-même [14].
24 Plus largement, l’enhancement a forgé sa propre technique pour convaincre et changer les comportements : la technologie persuasive a modélisé le fonctionnement psychique à partir des interactions humain-ordinateur pour les appliquer à toute forme d’interaction et… convaincre de croire ! Or s’il est vrai, selon la célèbre sentence heideggérienne, que « l’essence de la technique n’est rien de technique », l’on peut dire analogiquement que l’essence de l’enhancement n’est rien de technique : elle modifie en profondeur et irrémédiablement, biologiquement comme symboliquement, l’être humain lui-même comme toute relation à autrui, à la société, à l’écosystème. Jusqu’au dépassement de la condition humaine ? Est-ce souhaitable ? Car c’est bien là que s’ancre le débat éthique [15], avec cette question transversale fondamentale : la vie est-elle quelque chose d’intrinsèquement manipulable ou est-elle avant tout un don à accueillir avec gratitude et dans la responsabilité à l’égard du plus fragile ?
25 Sans vouloir faire le tour des questions éthiques, examinons quatre lieux décisifs : l’efficience entrepreneuriale et consumériste du toujours plus, la médecine informée, participative et normative, le corps fort et vulnérable, et enfin, en guise de contrepoint, le contraste entre une augmentation humaniste et humanisante. Énoncés ainsi, l’on pressent combien ces lieux sont aussi stratégiques pour toute théologie chrétienne. D’autres points seraient évidemment à discuter comme l’économie, la gouvernance, la communication… car dans une société pluraliste, l’on ne peut plus se référer à une vision unique du bien commun et il s’agit donc aussi d’identifier les valeurs communes que la gouvernance devra privilégier et de promouvoir ce que le Nuffield Council appelle une « éthique du discours publique »
L’efficience entrepreneuriale et consumériste du toujours plus
26 Le concept d’augmentation répond à celui d’efficience dans le monde de l’entreprise. La performance appelle la performance. Les biotechnologies sont déployées sur le modèle de l’industrieux (industrius, « actif, zélé »), qui doit réussir à tout prix, être un gagnant (winner), faire du résultat, toujours au top. Cette logique exclut toute fragilité et le management se fait par la pression, le stress, l’entrainement… Je réponds de mon corps recouvert de capteurs, je cours, je fais du sport, ainsi je dépense X calories ; mes mesures personnelles le montrent et m’y poussent : je me dépasse moi-même chaque jour, toujours plus, toujours plus loin.
27 L’ingénierie technique et biotechnologique tricote ensemble individus et techniques au point de faire système et d’engager dans un processus systémique d’auto-engendrement, jusqu’à devenir totalitaire, c’est-à-dire comme le rappelle Hannah Arendt, non pas « d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune. » On renonce à ses capacités propres puisque la technique peut tout et de manière tellement plus efficace que toute volonté humaine. On renonce même à sa mémoire puisque Google la propose en instantané permanent. Et finalement on renonce au réel. Car le réel et le fictif ne se distinguent plus. Le réel est devenu fictif à travers sa numérisation à tout crin : on le met en chiffres, en photos, et ainsi on le simplifie, on le fait entrer sur des écrans, mais est-ce encore le réel ? Quand on voit la guerre sur le petit écran, si simple, si soft, peut-on imaginer l’horrible massacre d’humains qui s’entretuent ? Et si le réel est fictif, comment éprouver des émotions et de l’empathie sinon de manière langagièrement correcte ? D’ailleurs, la notion même de mensonge n’a plus de sens puisque l’imaginaire du fictif est le réel nouveau du nouveau monde biotechnologisé.
28 Toute fragilité devient menace et toute évaluation conduit à un jugement non plus seulement de capacités et de fonctionnalités, mais dans la mesure où il s’agit d’homme augmenté, d’une évaluation de la personne elle-même et de la société. Ceux qui n’y arrivent pas ou n’ont pas les moyens, sont laissés au bord du chemin, broyés, considérés comme des parias sociaux…
29 Monde paradoxal au final. Les NBIC sont immensément puissantes, et jamais on n’a eu besoin d’autant de coaches. Ils ont remplacé les conseillers spirituels d’antan, pour pousser à faire plus et mieux. Jamais non plus on a vu autant de dépressions, avec le sentiment de n’être pas à la hauteur, d’être fatigué de soi (Ehrenberg), et finalement de brûler toutes ses cartouches au point d’être totalement consumé, burn-out.
30 La société technique peine à cultiver les ressources humanisantes. Pianoter sur l’Iphone remplace la rencontre des proches… Chacun est ainsi renvoyé à sa solitude, à un vis-à-vis technique qui peut certes apporter parfois un plus, mais qui, si elle prend toute la place – et c’est bien ce primat qui est problématique – coupe de soi et d’autrui, sépare de sa propre humanité.
Une médecine informée, participative et normative
31 La médecine technique se veut efficace, puissante et objective, par accumulation de données étayées sur des images et des chiffres. Mais nombre de jeunes praticiens ne savent plus toucher un corps, écouter un homme, une femme se plaignant d’avoir ou d’être mal. Les données techniques sont certainement utiles mais les bons choix médicaux, thérapeutiques sont-ils seulement fonction des données de mesure et de surveillance ? La réponse technique concurrence-t-elle la relation humaine attendue par des patients qui ont souvent déjà cherché beaucoup d’information sur internet ? Avec des questions éthiques nouvelles car comment accroître la fiabilité des informations disponibles ? Comment renforcer la lisibilité et donc réellement contribuer à l’enhancement des patients en leur permettant d’accéder à des données dont ils peuvent vérifier la qualité, les clés d’interprétation, en développant l’esprit critique ? Comment garantir le secret professionnel, la confidentialité et le respect de la vie privée ?
32 La M-Santé [16] peut favoriser l’accès aux soins de santé, diminuer les coûts quand on sait l’importance de la bobologie en médecine générale et aux urgences… Mais justement, la bobologie est parfois le seul prétexte possible pour être écouté… Car l’enhancement en matière de santé laisse entière la question de la vulnérabilité…
Ce corps fort et vulnérable
33 C’est bien le corps fragile et vulnérable qui est l’objectif des NBIC. Mais faut-il et peut-on colmater toute vulnérabilité ? Pour l’utopie technoscientifique qui exalte le virtuel, le corps est la vieillerie à dépasser, l’ennemi à abattre. La montée en puissance des NBIC renforce cela en instaurant la technique comme nouvel opérateur de l’identité humaine devenue numérique… cyborg, interface homme-machine, homme bionique avec corps reconfiguré par les techniques d’enhancement, les thérapies géniques… Les frontières se brouillent : humain et non-humain, humain et matériel-technique, et plus largement nature et culture, matière et esprit. L’individu se réduit à un ensemble de chiffres (le Q.S. ou Quantified self, le « soi quantifié ») enregistrant et surveillant le fonctionnement du corps mis sous contrôle. Car l’enjeu essentiel est là : contrôler ce corps intrus ! Pousser chacun à contrôler lui-même son corps, à l’enregistrer, le vérifier, le stimuler… Le DIY anglo-saxon (Do it yourself, à l’instar du bricolage) invite à reconnaître ses propres capacités pour faire par soi-même (dans une double valorisation, économique et de l’estime de soi). L’empowerment accroît la pression sur l’individu mais la responsabilité est à ce prix.
34 L’enhancement repousse les limites de la condition humaine, mais quand la maladie se déclare, que faire de ce corps encombrant, de cette vulnérabilité déconcertante et indépassable ? Les biotechnologies peuvent bien masquer un certain temps la porosité existentielle [17] mais la dépasser ? Est-ce réaliste et surtout, est-ce souhaitable ?
35 Certes, tous les excès de vulnérabilité doivent être combattus autant que faire se peut, mais dépasser définitivement sa condition d’être vulnérable, ne serait-ce pas se priver de cette porosité fondamentale de l’être humain, à travers laquelle chacun se donne et se reçoit, ressent la douleur mais aussi l’amour, vit et se vit comme être humain s’humanisant ? Les blessures humaines constituent un curieux paradoxe : elles nous fragilisent et nous rendent à cette condition humaine qui n’a jamais aussi bien porté son nom puisqu’elle s’avère condition d’accès à notre humanité, par l’humilité qui nous ouvre à qui partage cette même condition humaine pour ensemble être… vulnérables et forts.
36 Or l’augmentation trans- et posthumaniste affirme que c’est de cette fragilité qu’il faut se défaire. Mais quelle en serait la finalité ? Vise-t-elle à faire de nous « des surhommes, immortels, invulnérables et insensibles mais finalement incapables de ressentir, de compatir, de vivre des émotions et des expériences diverses [18] ? », des « légumes assistés par ordinateur ? » selon l’image du journaliste Xavier de la Porte. Impliquent-elles un corps-objet ou renforcent-elles le corps sujet ou une identité numérique sans corps ? Il va de soi que les développements actuels excluent une approche globale du corps assumant ses implications sociales, historiques, sa capacité à construire un récit qui implique toute la personne touchée par une expérience de fragilité et capable de reconfigurer ce corps à l’espace-temps, au réel, sans obturer sa vulnérabilité essentielle.
37 Car cette tâche impliquée au nom de l’éthique, est autrement plus complexe que celle de l’augmentation. Dans ses développements ultimes, l’enhancement peut sembler compliqué, mais en fait, il procède par simplification de l’humain, par sa réduction à des capacités et des fonctions que l’on imite et maximise, par l’uniformisation au service du même que l’on reproduit, mais qui conduit à la négation de la singularité de chacun. Or l’être humain n’est pas addition de capacités et de fonctions. Il articule celles-ci très finement, au service d’une existence marquée par la consistance charnelle, suffisamment bienfaisante pour stimuler la joie de vivre et suffisamment castratrice pour inviter à l’effort, au dépassement, à l’inventivité, la créativité…
Une augmentation humaniste ou humanisante ?
38 L’augmentation ouvre-t-elle la voie à un humanisme comme semble le dire la philosophie transhumaniste ? Certes celle-ci (mais elle n’est pas homogène) compte sur la raison et la science et manifeste une certaine considération pour l’existence humaine, mais en fait, seulement pour en dépasser toutes les caractéristiques de finitude, de limites… Peut-on alors parler d’humanisme ? Quand bien même le mot humanisme n’est sans doute pas facile à définir, il serait néanmoins très étrange de le revendiquer pour… dépasser l’humanité, ne plus en être ! De ce point de vue, trans- ou posthumanisme représente une utopie pour société étourdie par la technique et fatiguée d’elle-même ! Et cela d’autant plus que cette philosophie remplit aujourd’hui la place laissée vide par le déclin des grandes idéologies dans une société post-utopique manquant de ressources d’humanisation…
39 Ainsi quand surgissent maladies, accidents, vieillesse, mort d’un être cher, notre société est décontenancée ; sa logique du faire ne lui dit pas quoi faire, ou du moins le faire qu’elle lui propose n’est pas à la hauteur du surcroît d’être qu’elle attend. Car si l’on peut s’appuyer sur des ressources spirituelles, sur des personnes-ressources autour de soi, dans sa famille, sa communauté, l’expérience de vulnérabilité peut devenir une expérience positive, féconde, humanisante dont d’autres peuvent se nourrir à leur tour : les enfants auprès de leurs aînés, des adultes qui apprennent à vieillir au contact de leurs propres parents, des citoyens auprès des plus handicapés…
40 Quelles seraient alors les aspects saillants d’une augmentation humanisante ? À quoi faut-il prêter attention ? D’abord sans doute à la finalité. Il faut traiter l’enhancement par où il pêche et ne pas se tromper de finalité, ne pas prendre les moyens pour des objectifs ultimes. Les biotechnosciences comme la science en général n’indiquent pas la finalité de l’existence : elles doivent rester sous le contrôle de la raison et au service de l’humanisation de la personne, du développement de relations sociales vraies. Ellul propose, lui, le choix de la non-puissance qui détermine une attitude fondamentalement critique. Cette non-puissance n’est pas l’impuissance en tant qu’incapacité à faire, elle désigne le fait de renoncer à faire tout ce qu’il serait possible de faire, une sorte de principe de précaution avant l’heure : « Le système technicien ne peut strictement pas supporter une attitude de vie de non-puissance, ce serait sa ruine : il suffit de penser que l’on ne choisirait plus, pour consommer, ce qui est le plus rapide, le plus efficace, le plus perfectionné [19]. »
41 Enfin, l’on pourrait également y adjoindre les six critères de la COMECE [20] : un développement harmonieux de la personne, la solidarité globale, y compris la justice internationale ; la justice au sein du pays ; le principe de précaution dans la prise en compte des effets secondaires, des risques et des pertes ; le consentement et les répercussions sur les générations futures ; (enfin) l’évaluation cas par cas.
Enjeux théologiques
42 Le théologien fait sienne la réflexion éthique tout en étant « prêt à justifier son espérance » mais « avec douceur et respect » selon l’expression de la première épître de Pierre (1 P 3, 15-16) Il doit être attentif aux développements biotechnologiques, d’autant plus qu’ils impliquent des modifications pour l’ensemble de la création. Ce faisant il ne peut cependant se contenter d’un regard critique, il doit toujours aussi être prophétique et être bilingue, c’est-à-dire parler à la fois la langue du monde et la sienne propre afin de faire se croiser les réalités et d’ouvrir un chemin d’espérance.
43 Les enjeux théologiques sont nombreux. S’ils questionnent évidemment la prétention trans- et posthumaniste à dépasser l’homme, à en faire des dieux, à proposer un salut séculier, post-monothéiste, ils rejoignent d’abord les enjeux éthiques que nous venons de mentionner pour les éclairer et les déplacer à partir des valeurs du judéo-christianisme, de son regard sur la personne humaine, sur le corps à la fois charnel et spirituel, sur ce que peut être l’augmentation et ses justifications, ou encore le type d’efficience que prône la foi chrétienne. Le christianisme toujours soucieux du soulagement de toute souffrance, d’amélioration des conditions de vie, de prévention des pathologies, accueille d’abord positivement les efforts qui sont faits, jusque dans les zones frontières, mais pas sans naïveté pour autant. C’est ainsi qu’il entre effectivement en dialogue avec ces technologies augmentatives non pour les saupoudrer d’un peu de christianisme et en tirer comme par magie, des repères pratiques, mais pour les lire à partir de ses propres textes et s’en trouver lui-même déplacé.
44 En écho à la réflexion précédente, cette réflexion théologique revisitera le type d’efficience de l’humain à l’image de Dieu, tout en se laissant interroger par le risque d’hybris mentionné dès le début de la Bible sans doute parce toujours il guette l’homme. Enfin nous interrogerons brièvement la notion de salut pour la mettre en lien avec la finalité proposée au croyant.
L’efficience de la création à l’image du Dieu Trine
45 Au frontispice de la Bible, l’être humain est créé par la sollicitude de Dieu, seule créature voulue à l’image et à la ressemblance de son Dieu. En Genèse, dans le récit sacerdotal (Gn 1, 1-2, 4a), il apprend quoi dominer et soumettre (Gn 1, 26, 28-29a) ; et dans son équivalent yahviste (Gn 2, 4b-25), il est initié au comment : en construisant et en protégeant (Gn 2, 15). Ces deux récits sont complémentaires pour inviter l’humain à une attitude active de responsabilité, à « soumettre » la terre comme un jardinier fait pour son jardin, et ainsi à glorifier Dieu en utilisant connaissances et techniques pour promouvoir l’épanouissement de la création tout entière et des humains en particulier.
46 S’il est évident que nous ne sommes pas dans la performance appelant la performance, comment interpréter Genèse 1-2 sur le plan de l’efficience ? Si l’image de Dieu conduit l’humanité à se considérer comme un steward, un intendant ou un régisseur, alors la responsabilité morale consiste d’abord à protéger et conserver ce que Dieu dans son universalité a créé. Le gérant doit respecter les limites immuables que Dieu a introduites dans la nature biologique et la société. Il ne change pas la loi naturelle. Son devoir moral est de rester fidèle à la volonté originale créatrice du Créateur et à respecter ses commandements qui sont garants d’un bon fonctionnent.
47 Si leur création à l’image de Dieu conduit les humains à se concevoir comme co-créateurs, participants avec Dieu d’un processus continuel de déploiement des motifs de la création, la perspective change assez radicalement. En effet, ces créatures humaines sont à la fois fondamentalement dépendantes de Dieu pour leur existence et en même temps, responsables de la mise en œuvre de cette création grâce à l’apport de leur propre part de travail, d’innovation, de remède, de perfectionnement, c’est-à-dire de co-création dans le cours de l’histoire. Pour autant, les humains ne sont pas des créateurs à la manière de Dieu, ils n’en sont pas l’égal. D’ailleurs jamais la Bible ne les met comme sujet du verbe créer (BaRaH en hébreu). Mais dans cette manière d’interpréter, les humains jouent néanmoins un rôle significatif pour discerner et ensuite amener la création et l’histoire à leur accomplissement. Ils ont comme devoir moral de remédier aux imperfections de la nature biologique qui sont contraires au dessein de Dieu, d’inventer et de mettre au point ce qui contribue à un meilleur vivre-ensemble et cela peut justifier bien des interventions humaines et l’usage de technologies…
48 Certes de telles interventions ne sont pas encore pour autant une augmentation au sens fort du terme. Néanmoins, le texte biblique fournit un premier cadre, un cadre large cependant car force est de constater que l’interprétation biblique ne nous oblige pas à choisir entre ces deux versions. Ainsi ne suffit-il pas de se référer à l’un ou l’autre passage de la Bible pour avoir une solution automatique… D’ailleurs, le concept de nature est lui-même extrêmement ambigu et polysémique. Le croyant est renvoyé à un travail herméneutique dans lequel il doit articuler différentes réalités de foi et différents niveaux de compréhension de l’agir qu’il s’agit d’interpréter.
L’hybris humaine (Genèse 3 et 11)
49 Or, dès les premiers chapitres de la Genèse, on appelle aussi hybris cette tentation humaine qui guette constamment les technologies augmentatives, jusqu’au posthumanisme où le playing God est à son acmé, mettant en scène une rivalité où Dieu est en concurrence avec l’homme et qui ressemble étrangement au récit de Genèse 3. La figure du diabolique au sens étymologique de diviseur, est tenue par les biotechnologies quand elles se prennent pour la finalité de l’existence : elles divisent alors l’être humain lui-même, elles le séparent d’autrui et de Dieu lui-même ; le serpent « trixter » abolit les frontières (Dieu-homme, humain-animal ; nature-culture ; danger-sécurité ; mort-vie…) L’avertissement du Christ en Matthieu 12, 25 prend alors tout son sens : « Tout royaume divisé contre lui-même devient un désert ; toute ville ou maison divisée contre elle-même sera incapable de tenir. »
50 La Bible nomme le diviseur, elle le reconnaît et le désigne afin de désamorcer sa puissance. Encore faut-il entendre la mise en garde.
51 La construction de la tour de Babel en Genèse 11 expose l’hybris à partir d’une vieille parabole qui évoque la condition humaine et illustre ce qu’il en est du désir humain quand il n’est plus porté par l’humus de l’humilité. « La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots » (v. 1). Les mots de la technologie ? ! Mais voici que des hommes se déplacent, arrivent dans une plaine et construisent : « une ville et une tour dont le sommet touche le ciel » (v. 4) Tous se concentrent au même endroit, entre mêmes, et se renferment sur eux-mêmes, regardant vers le haut au lieu de regarder vers l’autre, misant sur le Nom qui les ferait égal de Dieu, mais délaissant la création… Prétention mortifère car les humains ont une vocation propre à faire valoir, leur conférant une dignité divine puisqu’ils sont à l’image de Dieu. Encore cette rivalité où Dieu est en concurrence avec les fils d’Adam.
52 Brouiller les langues s’avère donc salvifique : cela introduit cette altérité qui donne à l’humain d’être humain et de « remplir la terre ». Faut-il en comprendre que la reconnaissance de l’altérité et donc de la diversité est un frein à l’hybris, un régulateur à l’encontre d’une élite de post-humains qui se ressemblent tous ?
53 La cité qui va jusqu’au ciel n’est d’ailleurs pas pour autant refusé à l’être humain, mais la Jérusalem céleste n’est pas au bout d’efforts orgueilleux et méprisants, oubliant, selon le mot d’H. Arendt, que l’homme « n’est que le maître et non le créateur du monde » ; elle est au bout d’un travail de l’humain sur la création autant que sur lui-même, reconnaissant ses capacités, ses forces et ses fragilités, dans un compagnonnage où Dieu se donne à reconnaître dans le service des plus petits. En d’autres termes, ce n’est pas en bâtissant pour soi, en s’augmentant soi-même que l’on accède à cette cité céleste, mais en misant sur une augmentation gracieuse qui se surajoute de l’intérieur à celle offerte à tous à travers un comportement responsable ne laissant personne au bord du chemin. L’Esprit de Pentecôte doit permettre de reconnaître cela jusque dans les clair-obscur de toute vie.
Le salut par un Dieu fort et vulnérable
54 La technoscience médicale est tout entière traversée par cette exigence du croire : « crois que tu peux être opéré », « crois qu’un faire est encore possible », « crois et tu seras sauvé ». Ce croire de l’exigence médicale est à la fois semblable et très différent de l’invitation des apôtres au lendemain de la résurrection du Christ (Ac 16, 31 ; cf. Rom 10, 9).
55 À chaque fois, il s’agit de ce croire dont William James [21] avait bien compris le rôle, tentant de recoudre la déchirure épistémologique occidentale entre croyance et savoir. En effet, écrit-il, ce ne sont pas nécessairement ou pas seulement les faits concrets qui changent le sens des événements, le cours de l’histoire, mais simplement le fait de croire. Et il mentionne par exemple l’attaque du train par des bandits [22]. Le posthumanisme s’inscrit dans cette veine misant sur le croire pour vendre et impliquer le plus grand nombre. Qu’importe au final ce que sera au juste le salut car il le fait miroiter à travers une narration qui le rend disponible et accessible dès lors qu’on y croit et qui le présente comme remis à la décision du sujet autonome. En d’autres termes, pas de contamination par une autorité étrangère, une Altérité.
56 Le christianisme ne peut qu’être interpellé en retour par ces développements actuels de la médecine et des biotechnologies. Ayant mis presque exclusivement et pendant des siècles, l’accent sur la notion juridique de rédemption, de rachat, de réparation, il a occulté la dimension joyeuse d’accomplissement, de bonheur d’être avec Dieu, d’être définitivement guérie de toute fragilité et surtout du tragique de l’existence (insuffisamment reconnu). Non que cela ne soit pas présent, par exemple dans la mystique, mais la notion de salut ne s’y référait pas jusqu’à une période récente.
57 Ceci étant, le salut chrétien est-il du même ordre que celui des biotechnologies offrant puissance infinie et immortalité ? La différence fondamentale et radicale tient à l’Altérité. Pour faire court, disons que là où les biotechnologies ne visent que des dieux qui tous se ressemblent, le Dieu de Jésus-Christ (mêmeté du verbe fait chair humaine) est aussi le Dieu tout Autre… Et c’est ainsi seulement qu’il « est Amour » (1 Jn 4, 8.16), et non seulement qu’il « a » de l’amour… Les sciences humaines ont depuis montré qu’une altérité n’est acceptée que là où il y suffisamment d’amour (voir les travaux de D.W. Winnicott). Le christianisme mise donc sur une vie donnée par amour où le salut tient d’abord d’un consentement à la grâce gratuite de cet Amour en sa mêmeté-altérité, vécu à travers nos amours humaines. Ce salut n’est nullement augmentation ou rehaussement par soi-même : il est une irruption de nouveauté, d’altérité et d’amour s’adressant à notre liberté pour s’appuyer sur notre personne tout entière et l’ouvrir à l’Autre, tout autre, de sorte que « lorsqu’il paraîtra, nous lui serons semblables » (1 Jn 3,2). Mais une telle perspective signifie aussi que non seulement la vulnérabilité n’a pas à être combattue (sauf dans ses excès de fragilité), mais qu’elle est cette porosité à laquelle répond la grâce de l’interrelation, la grâce de l’Autre/autre aimé en qui la Vie est rendue manifeste. Le Dieu de Jésus-Christ ne sauve pas de la vulnérabilité mais en elle comme en atteste le Ressuscité portant les marques de sa crucifixion. « Si, écrit Benoît XVI, nous sommes en relation avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et l’Amour, alors nous sommes dans la vie. Alors nous vivons [23]. »
58 Les récits évangéliques de guérison confortent cette perspective : à leur manière, ils renforcent la quête des malades à être reconnus, guéris, accompagnés dans leur recherche d’une solution à leur mal. Ils ne disqualifient nullement la solution médicale, mais considèrent ces remèdes humains – et les biotechnologies en sont – comme des signes ouvrant au désir de la guérison définitive de la Résurrection. Ainsi la perspective chrétienne du salut peut aussi interpeller les technologies augmentatives en leur permettant en particulier de se saisir de la question de l’altérité et ainsi de ne pas se poser elles-mêmes en finalité de l’existence.
La pérégrination plutôt que l’augmentation ?
59 Avec la ruine de la tour de Babel, l’humain doit s’ouvrir à la terre entière et découvre ainsi une altérité qui s’avère source de fécondité. Cependant, si elle n’est pas portée par suffisamment d’amour, si, en d’autres termes, n’est pas assumée la porosité existentielle de la vulnérabilité ouvrant la voie à l’interrelation gracieuse, elle risque toujours d’être perçue comme aliénante, asservissante… La Pentecôte déploie ainsi une sorte d’anti-Babel : tous les peuples marqués par l’altérité, en particulier de leur langue, peuvent se comprendre, collaborer dans le respect de leur mêmeté et de leurs différences. Ils pourront ainsi construire une Jérusalem céleste, déjà d’ici-bas et encore à venir. L’enhancement pourra donc moduler le quotidien mais n’aura pas la prétention de définir une destination ultime et définitive. « Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous sommes à la recherche de la cité à venir » (He13, 14).
60 Mais cette cité future est-elle désirable ? Comment surmonte-t-elle le tragique de l’existence ? De quoi nous sauve-t-elle ? Comment désamorce-t-elle les fascinations des rêves d’augmentation ? La pérégrination dépend des réponses à ces questions mais aussi du témoignage des pèlerins sur la route…
Conclusion
61 Au final, que faut-il penser de cet Homme augmenté ?
62 Mon opinion est que l’homme normal, ordinaire, qui lutte et s’entraide, qui se réjouit et parfois souffre, que l’on aide avec des moyens raisonnables, vaut mieux que l’homme augmenté, du moins augmenté jusqu’à ressembler à un site web, avec de l’information, mais sans sentiment et sans consistance, sans souffrance certes, mais aussi sans compassion, sans pitié, sans sympathie, sans amour, affranchi du sens de la vie parce que ce sens est devenu non-sens… Je préfère l’humain complexe, manipulant des idées, à la recherche permanente de son autonomie, tentant de faire au mieux dans un monde où le conflit est aussi ce qui pousse au dépassement de soi, plutôt que l’avatar simple, reproductible et surpuissant qui ne sait pas ce qu’est l’autonomie mais impose sa puissance à tous, dans un monde lisse, où les livres ont disparu au profit de la sauvegarde numérique de nulle part… Je préfère l’espérance dans les pas d’un Dieu qui sauve dans la vulnérabilité, par amour, que la certitude d’une immortalité sans labeur, sans saveur, synonyme d’une telle langueur que les post-humains qui y accéderont demanderont peut-être la mort comme une ultime grâce (à l’instar des fantômes qui, dans les contes, supplient qu’on leur confrère enfin la mort pour arrêter leur errance solitaire et malheureuse)… Mais leur sera-t-elle accordée puisque les adeptes de ces sociétés affirment qu’on n’aura plus besoin de justice ? Peut-être que je rêve alors d’une augmentation qui implémente l’humain sobrement, sans jamais saturer le désir, procurant les ressources culturelles et spirituelles pour se comprendre dans son altérité-mêmeté et s’accepter vulnérable parce que cette société misera sur la justice pour tous et sur l’espérance nourrie de cette grâce de l’interrelation qui lutte contre toutes les formes de fragilité.
63 Que nous le voulions ou non, nous sommes aujourd’hui tous des joueurs du match technologique qui se joue à travers nous. Mais pour gagner, il ne suffit pas de jouer solo, ni d’abroger les règles au service des limites de la condition humaine, il faut jouer équipe… On ne gagne qu’en s’appuyant et sur la force et sur la fragilité de chacun. On ne s’humanise que l’un par l’autre, l’un avec l’autre. C’est là notre plus féconde augmentation.
Notes
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[1]
Voir Marie-Jo Thiel, La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?, Paris, Bayard, 2014. Cet ouvrage développe bien des points évoqués dans cette contribution.
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[2]
European Parliament – STOA (Science and Technology Options Assessment), “Making Perfect Life. Bio-Engineering in the 21st Century. Monitoring Report” (Oct. 2011). Ce rapport dirigé par le Rathenau Institute (dir. Rinie van Est et D. Stemerding) a été suivi en septembre 2012, d’une seconde partie : « Making Perfect Life. European Governance Challenges in 21st Century Bio-engineering ».
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[3]
STOA 2012, p. 5 (trad. Marie-Jo Thiel).
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[4]
STOA 2011, p. 10 (trad. Marie-Jo Thiel).
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[5]
Les omics désignent un domaine d’études biologiques où le suffixe anglais « omics » (devenant « omique » en français) est utilisé pour nommer l’objet de l’étude. On parle ainsi de genomics, proteomics, metabolomics, lipidomics, foodomics, pharmaco-genomics…
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[6]
R. Kurzweil et T. Grossman, Serons-nous immortels ? Oméga 3, nanotechnologies, clonage…, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », trad. Serge Weinman, 2006.
-
[7]
L’objectif est la création de machines seules capables de progrès technologiques parce qu’elles auront dépassé les capacités humaines à le faire. Le mot singularité repris des mathématiques et de la physique pour définir un point où l’objet n’est pas défini, veut indiquer l’indétermination de ce futur et de ses constructions car si l’humain n’est plus à la hauteur de ce savoir, il ne peut donc pas l’anticiper.
-
[8]
Facile à mettre, avec des matériaux biocompatibles, la puce s’incruste cependant très vite dans les tissus locaux de sorte qu’il est difficile et douloureux de les enlever par la suite.
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[9]
Voir Marie-Jo Thiel, Faites que je meure vivant, Paris, Bayard, 2013.
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[10]
C. Elliot, Better than well : American Medicine Meets the American Dream, New York, Norton & Company, 2003.
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[11]
J. Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, Textes édités par Yves Ellul et Frédéric Rognon, Fribourg, Éd. Labor et Fides, 2014, p. 33.
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[12]
Ibid.
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[13]
Voir les travaux bien connus de Michel Foucault.
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[14]
J’ai développé tous ces points dans La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?
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[15]
Bien des instances se sont saisies de ce débat : STOA, « Parlement européen, Groupe Européen d’Éthique des sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Commission européenne » (GEE) qui a publié déjà trois avis (nos 20, 26, 27 et en 2015, n° 29).
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[16]
Ou M-Health en anglais, avec un M comme « Mobile », c’est-à-dire s’appuyant sur les données collectées et transmises via le téléphone portable.
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[17]
Marie-Jo Thiel, La santé augmentée, chap. 6.
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[18]
p. 10.
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[19]
Ellul, p. 315.
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[20]
COMECE (Commission des Épiscopats de la Communauté Européenne), « Avis de la Cellule de réflexion bioéthique sur les perspectives d’amélioration de l’homme (“human enhancement”) par des moyens technologiques », Bruxelles, 2009, p. 5-6.
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[21]
W. James, La volonté de croire, trad. Loÿs Moulin (1916), Éd. « Empêcheurs de Penser en Rond » – Éd. du Seuil, 2005. Première édition en anglais en 1897.
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[22]
Voir La Santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?, chap. IV intitulé « Peut-on espérer un salut des biotechnologies médicales ? » dont je reprends ici l’un ou l’autre point sans les développer.
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[23]
Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi, n° 27.