Notes
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[1]
Plusieurs documents d’enregistrement indiquaient que la technique utilisée pour l’euthanasie avait consisté à obtenir l’inconscience non par injection par voie intraveineuse de Thiopental ou similaire mais par administration d’une dose létale d’un barbiturique en potion que le malade a dégluti lui-même. Dans la majorité de ces cas, le décès s’est produit rapidement sans autre intervention et dans certains un paralysant neuromusculaire a été injecté après la perte de conscience. Une telle manière d’agir peut être qualifiée de « suicide médicalement assisté ». La Commission a cependant considéré que « cette manière de procéder est autorisée par la loi pour autant que les conditions et les procédures légales pour que l’euthanasie soit autorisée aient été respectées et que l’acte se soit déroulé sous la responsabilité du médecin présent et prêt à intervenir : en effet, la loi n’impose pas la manière dont l’euthanasie doit être pratiquée. Il faut noter que cette interprétation est conforme à celle du Conseil national de l’ordre dans son avis daté du 22 mars 2003 » (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, Brochure d’information à l’intention du corps médical, p. 12, https://portal.health.fgov.be/portal/page?_pageid=56,9794439&_dad=portal&_schema=PORTAL).
-
[2]
La commission éthique du RSL, composée dans sa majorité de professionnels de la santé issus des comités éthiques des hôpitaux partenaires, anime une réflexion de fond sur les grands problèmes éthiques dans le cadre des soins de santé mais réalise aussi une interface entre les praticiens du terrain confrontés à des problèmes concrets et le spécialiste en bioéthique.
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[3]
Comité consultatif belge de bioéthique, Avis n° 9 du 22 février 1999 concernant l’arrêt actif de la vie des personnes incapables d’exprimer leur volonté.
-
[4]
Avis de la Commission d’éthique biomédicale hospitalo-facultaire sur la proposition d’extension de la loi sur l’euthanasie à la démence et à l’état d’inconscience prolongé, 10 mai 2006, 4 p.
-
[5]
Propositions de loi relatives à l’extension de la législation relative à l’euthanasie à diverses situations de personnes incapables. Quelques réflexions éthiques de la commission éthique du Réseau Santé Louvain (contact@crhu.ucl.ac.be).
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[6]
Ont collaboré à la rédaction de ces réflexions : C. Daloze, Ph. Damoiseaux, P. Évrard, E. Gaziaux, L. Gillard, P. Goffinet, E. Gourdin, D. Jacquemin, M. Léonard, M. Leroy, J.-M. Longneaux, J.-M. Maloteaux, I. Mathieu, Th. Périlleux, Ph. Rouard.
-
[7]
La loi Léonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des patients en fin de vie, complétée par les décrets du 6 février 2006, a recherché une solution éthique à l’encadrement juridique de la relation médicale entre le médecin et le malade en fin de vie. Cette loi apporte trois dispositions essentielles à la relation de soins et favorise l’expression de la volonté, discussion en collégialité. Elle vise, entre autres, à l’interdiction de toute obstination déraisonnable ; elle renforce les droits du patient particulièrement avec le recours à la personne de confiance censée le représenter ; elle instaure la nécessité d’un processus décisionnel en cas de patient inconscient ou arrêt des traitements reposant sur deux mots clés : la collégialité et la transparence de la décision.
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[8]
Conférence épiscopale de Belgique, Les évêques approfondissent les enjeux sous-jacents de l’euthanasie, 22 janvier 2014, http://info.catho.be/2014/01/22/
-
[9]
« Pour rappel, la capacité de discernement n’est pas un état absolu dont disposerait une personne à partir d’un certain âge et pour le reste de sa vie, pour toute situation vécue. Elle est évaluée pour chaque individu, face à une situation particulière. Elle doit être attestée pour chaque question nouvelle » (Sénat de Belgique, Proposition de loi modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie en vue de l’étendre aux mineurs – développements, 5-2170/1, p. 3).
-
[10]
Le texte est actuellement adopté par les Commissions réunies de la justice et des affaires sociales (4 décembre 2013).
-
[11]
P. Verspieren, « Sur la pente de l’euthanasie », Études 1, 1984, p. 43-54.
-
[12]
B. Choteau, M. Desmedt, D. Jacquemin, L. Sauveur, Regards et expériences contrastées sur l’euthanasie en Belgique, Congrès de la SFAP, Lille, juin 2013 (pro manuscripto).
-
[13]
« Comment l’expérience chrétienne nous aide-t-elle à affronter la mort et la souffrance ? Quand nous fêtons la Pâque de Jésus, le vendredi saint nous fait vivre le drame de la souffrance ; le samedi saint, le mystère de la mort et de l’abandon ; le dimanche, la force de la résurrection. Comment le mystère pascal inspire-t-il notre vie et éclaire-t-il toute la vie humaine ? Comment les institutions chrétiennes peuvent-elles proposer une attitude éthique par rapport à ces défis ? » (Conférence épiscopale de Belgique, Les évêques approfondissent les enjeux sous-jacents de l’euthanasie, p. 2).
-
[14]
Cl. Marin, L’homme sans fièvre, Paris, Armand Colin, 2013, 223 p.
-
[15]
« Pour la première fois, le corps de l’homme est ce que l’homme aura choisi d’en faire – pour une part sans cesse accrue et en nombre d’humains sans cesse grandissant » (H. Juvin, L’avènement du corps, Paris, Gallimard, 2005, p. 73).
-
[16]
Ibid., p. 80.
-
[17]
Ibid., p. 150.
-
[18]
« derrière le droit à ne pas souffrir, le droit à mourir dans la dignité, au besoin à bénéficier d’une mort assistée, le droit proclamé à la sécurité alimentaire, médicale, publique, entendu comme l’exigence du risque zéro et assuré de l’espérance de vie que la médecine promet » (ibid., p. 180).
-
[19]
P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », dans Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 230.
-
[20]
D. Jacquemin, « Le concept d’alliance à l’épreuve de la relation de soins », Revue francophone de psycho-oncologie 4, 2005, p. 281-284.
-
[21]
A. Gesché, Dieu pour penser, t. VI, Le Christ, Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 139.
1Depuis l’élection de François Hollande comme président la République française, une volonté politique est affichée de proposer une nouvelle loi relative à la fin de vie. C’est dans cette perspective que fut sollicité le rapport Sicard en décembre 2012, puis l’avis 121 du CCNE de juillet 2013 « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir », proposant un vaste débat démocratique au niveau des régions ayant abouti « au rapport citoyen » de décembre 2013. S’il n’est pas possible actuellement de présumer ce que sera cette loi, le rapport Sicard semble préparer les esprits à deux possibilités : la sédation terminale et le suicide assisté.
2C’est dans ce contexte que nous aimerions proposer ici quelques réflexions relatives à l’extension de la loi belge du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, soulignant par là que, dix ans après sa publication, cette législation semble, pour certains, insatisfaisante, comme s’il revenait à la loi d’encadrer toute situation singulière plutôt que de permettre une réflexion éthique de s’exposer et de rendre compte des enjeux de l’action, même si cette dernière, face à la singularité d’une situation, ne pouvait que transgresser la loi actuelle en se référant au critère juridique d’état de nécessité.
3Cette volonté de modifier certains aspects essentiels de la loi – le rapport à la conscience, la pleine capacité de discernement de la demande ainsi que son rapport à la majorité juridique – n’est pas nouvelle, puisque les premières propositions de modification remontent déjà à quelques années ; en effet, dès 2007, diverses propositions de modification de la loi ont été déposées au Sénat. Dès le départ, ces propositions étaient de deux ordres, renvoyant à la notion d’incapable : des propositions de loi visant une extension de la déclaration anticipée pour les situations de démence, ou de diminution grave et irréversible des fonctions cérébrales, en donnant à la déclaration anticipée une durée illimitée (VLD Sénat, 922 et SPA Sénat, 676 et Chambre, 1050), ainsi que des propositions de loi visant une extension aux mineurs (VLD Sénat, 920 et 785 – Vankrunkelsven – et SPA Sénat, 431 et Chambre, 611). Depuis lors, deux autres problématiques se sont ajoutées. L’une vise à modifier le rapport à la clause de conscience : si elle se trouve maintenue pour tout clinicien et pour toute personne qui pourrait être sollicitée à participer à un acte d’euthanasie de près ou de loin, c’est sa dimension institutionnelle qui se trouve contestée par certains : aucun clinicien ne pourrait être empêché de la pratiquer en raison d’une convention de travail. L’autre viserait à préciser une temporalité du refus de la part d’un clinicien : le médecin devrait manifester son refus de pratiquer l’acte au plus tard sept jours après la demande et transmettre le dossier du patient à un autre médecin dans un délai maximal de quatre jours. Notons que pour l’instant, le suicide assisté renvoie au cadre strict de la législation relative à l’euthanasie et ne nécessite aucune modification de la loi [1].
4Actuellement, la volonté d’étendre la loi aux mineurs a passé le cap du vote du Sénat (12 décembre 2013, 50 voix pour, 17 contre) pour être discutée à la Chambre des représentants (avec un premier vote favorable de sa Commission des affaires sociales en date du 28 janvier 2014), tandis que la proposition d’extension aux personnes démentes se trouve débattue au Sénat. Les deux autres propositions ne semblent actuellement pas discutées en séance plénière. Aussi est-ce seulement sur ces deux propositions de modification que je m’arrêterai ici.
I – Extension de la loi aux personnes atteintes d’une affection cérébrale incurable à un stade avancé
5Dès 2007, la commission éthique du Réseau Santé Louvain [2], composée tant de cliniciens que de chercheurs en sciences humaines, s’est penchée sur cette difficile question en s’appuyant, entre autres, sur les travaux déjà réalisés par le Comité consultatif belge de bioéthique [3], et par la Commission d’éthique biomédicale hospitalo-facultaire des cliniques Saint-Luc [4]. Son avis a été rendu public le 26 octobre 2010 [5] et je me permets, en tant que membre, d’en rendre compte ici largement [6].
6Cette proposition de modification de la loi touche deux catégories de personnes – les personnes démentes et les personnes en situation d’inconscience prolongée – et vise à permettre l’allongement possible de la déclaration anticipée au-delà de cinq ans, afin que les décisions d’une personne définies en pleine conscience et capacité puissent être opératoires lorsque cette dernière, atteinte par l’inconscience ou la démence, ne sera plus en mesure de manifester sa volonté.
1 – Les personnes démentes-incapables
7La qualification de démence-incapacité pose un réel problème car elle ne semble pas pouvoir être appréhendée comme un critère décisionnel : ce n’est pas la situation en tant que telle qui est le critère de moralité de la décision mais bien le dialogue entre un patient, son entourage et le médecin qui engage sa responsabilité dans la décision à prendre. Cette notion de « personne démente-incapable » ne peut être comprise que comme une manière d’être d’une personne à un certain moment de sa vie, condition de vie pouvant poser question et devenant ainsi une occasion pour ouvrir mutuellement la parole sur la compréhension que tout un chacun peut en avoir.
Quelles motivations ?
8Cette volonté de faire à tort de la situation de « démence » un critère décisionnel alors qu’elle renvoie à une condition de l’existence invite à se questionner et à rester attentif aux diverses typologies d’angoisse sous-tendant une demande d’euthanasie dans un contexte socioculturel de libéralisme où chacun cherche à contrôler sa vie, d’un bout à l’autre. L’angoisse ne viendrait-elle pas d’une peur de perte de contrôle (dépendance) plutôt que de souffrances inutiles pour tous, auquel cas la loi serait une manière d’éviter cette perte de contrôle, ou de se réapproprier le contrôle ?
9Dans le cadre légal actuel, une distinction devrait sans doute être apportée dans les motivations qui sous-tendent une volonté d’extension de la législation aux personnes démentes. Dans le cas d’une demande pour souffrance constante, inapaisable, insupportable et irréversible, l’intention de la demande serait bien à visée personnelle : « je ne veux plus souffrir : c’est en pensant à moi que je fais la demande. » Dans le cas d’une demande anticipée pour état d’inconscience prolongée, l’intention pourrait être vraisemblablement plus altruiste : « je ne veux pas imposer cette charge à ma famille : c’est en pensant à elle que je fais la demande ».
10Dans le cas de démence, une double intentionnalité serait donc à l’œuvre : me protéger d’une future souffrance insupportable à mes yeux (sombrer dans la démence) et protéger ma famille d’une charge engendrant pour elle beaucoup de souffrance sans finalité apparente (une fois la démence installée). Bien sûr, ce type d’analyse peut relever de la simple hypothèse mais ce qui est certain, de mon point de vue, c’est qu’on se trouve en face de personnes qui, quelles que soient leurs motivations, ont atteint leurs limites : elles pensent ne pas pouvoir « tout supporter ».
Étendre la loi, la meilleure solution ?
11On se trouve donc en droit de se demander si une modification législative serait la solution optimale à cette crainte réelle que peuvent ressentir certaines personnes, car il existe d’autres solutions peu ou non exploitées pour rencontrer ces situations vécues en termes de « limite ». C’est le cas des échelles thérapeutiques, souvent inutilisées et pouvant être un bon outil d’anticipation (en collaboration avec le médecin traitant, le patient, la famille…).
12Il existe également des cultures très différentes selon les lieux de soins, les institutions (service de psychiatrie, soins palliatifs, MRS…) envisageant la problématique parfois très différemment.
13Il existe également d’autres manières d’approcher nos peurs contemporaines (notamment ici la dégradation psychique et la mort) que de mettre en place des lois : il y a certainement là un travail de fond à réaliser. Avant et, me semble-t-il au lieu de légiférer, il y a beaucoup d’autres choses à faire ; on pourrait s’inspirer de la loi Léonetti d’avril 2005 [7] telle qu’elle a cherché, en France, à rencontrer les situations de fin de vie difficiles en insistant sur l’importance du recours à une personne de confiance, d’une consultation des directives anticipées – supposant idéalement que chaque patient se trouve suffisamment au clair par rapport à la signification qu’il donne à son existence présente et future –, sur la nécessité de mettre en place des procédures de décision collégiale, particulièrement au regard d’une demande d’arrêt de traitements qu’il faudrait satisfaire plus facilement qu’aujourd’hui. Comme le soulignent les évêques belges, c’est à tout l’amont de la médecine contemporaine qu’il importe de réfléchir aujourd’hui [8].
14Enfin, au sujet de cette extension possible, il est légitime de s’interroger sur ce que signifie le recours à la notion de « délai », surtout lorsqu’il est question d’en augmenter l’étendue. Tout d’abord, que signifie élaborer des directives « en temps non suspect », lorsqu’on ne se trouve pas atteint de la pathologie, certes crainte, mais non vécue ? Se trouve-t-on, à ce moment de la rédaction, dans une temporalité porteuse d’un sens semblable à celui qui se fera jour quand une décision « devra » être prise ? Comment se trouve réfléchie, interprétée – et par qui ? – la tension entre ces deux temps décisionnels : celui de l’écriture où se dit l’inclination d’un sujet non malade et le temps de la décision, par un autre que lui ? Cela pose bien la question du statut de la personne de confiance associée à cette déclaration : sa situation par rapport au « déclarant » et son implication émotionnelle dans les événements. De même, il faut s’interroger sur les circonstances dans lesquelles cette déclaration anticipée est réalisée. De plus, on peut se demander quelle vigilance aura la personne ayant anticipé ses volontés à en vérifier régulièrement tant le contenu que les modalités, et donc l’esprit, la philosophie de sa propre volonté.
15Cependant, l’anticipation semble pouvoir constituer un élément majeur, important comme point de discernement. En effet, plus la déclaration est faite tôt et dans un temps non suspect, plus elle peut être réfléchie et affinée lorsque, éventuellement, la maladie advient, et plus elle peut constituer un appui solide à la décision de mettre un terme (ou pas) à la vie. La temporalité serait donc une notion importante qui permet la réflexion, même si la déclaration anticipée constitue une projection sur un état futur inconnu. Permet-elle dès lors la lucidité sur la situation projetée ? C’est de l’expérience que naît la nuance tout en signalant la nécessité, si déclaration il y a, pour qu’elle soit la plus affinée, la plus illustrée possible pour que, le cas échéant, elle puisse éclairer un processus décisionnel.
Que signifie « étendre » le temps d’une déclaration anticipée ?
16La proposition de loi souhaite, par l’extension illimitée dans le temps de la validité de la déclaration anticipée, permettre à l’individu de conserver une certaine maîtrise sur son existence lorsqu’il en sera lui-même incapable. La démarche est liée à une peur et, de façon plus large, liée à notre finitude humaine qui est toujours à respecter, à la conscience de la dégénérescence ; ne conviendrait-il pas de s’interroger d’abord sur l’origine de cette peur et d’interroger un contexte de société plutôt que de vouloir résoudre une légitime question existentielle par le seul recours à la loi ? Ce constat renvoie à se demander ce qui est fait en amont et qui conduit ou non au dépôt de semblables propositions de loi.
17De plus, lorsque la démence est installée, le problème n’est-il pas résolu ? En effet, la personne atteinte de démence ne connaît pas nécessairement l’angoisse liée à la mort et à la dégénérescence telle qu’elle était visée lors de la déclaration anticipée. Ne peut-on donc pas dire que l’état de conscience réversible est alors dépassé ? Ce dernier raisonnement est certes cynique mais il doit être souligné. D’autre part, le dément est une personne qui peut vivre heureuse dans un monde qui nous échappe. Donc, ce n’est pas pour cause de démence qu’on pourrait autoriser l’euthanasie, mais seulement en raison de souffrances intenables dans une situation de démence. On peut également se demander ce qu’il en est de la validité limitée de la déclaration anticipée. Faut-il en limiter la validité dans le temps ou lui préférer une longévité dont la limite est constituée de la seule volonté de la personne concernée ? Quoi qu’il en soit, même si le délai « légal » est dépassé, la déclaration peut demeurer une information valable en termes d’horizon de signification mais, de mon point de vue, pas en termes d’appui décisionnel.
Place de l’argument économique ?
18Enfin, et sans vouloir faire un procès d’intention à quiconque, on se trouve également en droit de se demander si l’argument économique constitue ou non un moteur à l’émergence de telles lois. En cas de réponse positive, on pourrait supposer qu’au-delà des patients les premiers à profiter de ces lois seraient les caisses de l’État. Si l’intention première de ces lois n’est pas l’argument économique et financier, il n’en reste pas moins vrai qu’il s’agit certainement d’un danger, et dans deux directions au moins. La loi, si elle se trouvait motivée par l’argument économique, pourrait supplanter les critères fondamentalement humanistes de la médecine et ses critères décisionnels. Le rapport au coût pourrait devenir, en certaines situations de précarité mais également comme on le constate déjà pour certaines personnes en maison de repos et de soins (EPHAD en France), un argument sollicitant le patient à mettre fin à ses jours pour ne plus faire porter par son entourage le poids de sa prise en charge. Il ne faut donc pas négliger le risque de dérive économique dans la mise en place et l’application de la législation.
En résumé
19Force est de constater qu’il existe des incohérences dans certaines notions légales touchant à l’inconscience prolongée, lorsqu’on assimile inconscience et démence. La rencontre des notions d’inconscience irréversible et de fin de vie mène à s’interroger sur la conscience qu’a réellement la personne d’elle-même. La démence est un état avec ses normes propres, différentes des normes valorisées par la société, mais sont-elles pour autant sans valeur ? Je suis loin de le penser, tout comme l’ensemble de la commission ; j’y reviendrai dans les développements de cette contribution.
20En effet, le conscient (le patient) se prononce sur l’inconscient sur la base d’une représentation personnelle de cet état, voire sur la base des préjugés sociaux. Or, le changement d’état peut modifier la perception des choses et donc de ce même état. Le législateur ne peut négliger cet aspect des choses.
21La notion de déclaration anticipée face à la crainte de la démence peut cependant rester porteuse d’une réelle signification : n’est-elle pas une réponse, certes imparfaite, mais une réponse toutefois permettant à la personne d’exister comme sujet et non pas uniquement comme objet de soins ? Mais, et ce serait la face positive de la problématique, ne faut-il tout simplement pas voir dans la déclaration anticipée ce qu’elle est d’abord : un avis personnel porté consciemment sur une représentation de soi ?
2 – Les personnes en situation d’inconscience irréversible
22L’autre version de la proposition de modification de la loi touche une autre catégorie de personnes, celles qui se trouvent en situation d’inconscience irréversible et qui, dès lors, se trouvent dans l’incapacité de partager ou d’actualiser leur volonté. Actuellement, dans la loi, il existe déjà un passage construit entre le rapport à la souffrance insupportable (fondement premier de cette loi) et la notion d’inconscience irréversible (loi du 28 mai 2002, chap. II, art. 3, § 1 et chap. III, art. 4, § 1). Il s’agit là d’un premier glissement par la disparition de la condition faite à la notion de souffrance.
Déclaration anticipée et inconscience
23Quelle est la portée de la déclaration anticipée, quel est l’enjeu de fond ? N’est-elle pas une peur du trop, de l’acharnement thérapeutique ? En outre, la perception de la « normalité » n’est-elle pas un élément subjectif, reflet de la société ? Poser la question est, de mon point de vue, une façon d’y répondre.
24Cela nous renvoie, en l’état actuel des propositions, à une pluralité de définitions de la conscience, liées à des perceptions très différenciées de la situation du patient. Il semblerait important d’en donner une définition plus claire, afin d’éviter une certaine confusion dans les argumentations.
II – Extension de la loi aux mineurs
25Avant de considérer ce que recouvre l’actuelle proposition de modification de la loi de 2002 en ce qui concerne les mineurs, une remarque générale doit, me semble-t-il, être faite. Il semble important de souligner que la catégorie de « mineurs » renvoie à un horizon sémantique différent de celui évoqué dans les deux premières situations que je viens de développer et qui visent des personnes adultes. D’une manière générale, on peut noter que si les enfants mineurs d’âge sont considérés comme « vulnérables », il est sans doute très difficile pour ceux-ci de réfléchir aux questions ici envisagées et soumises à la discussion. Il serait risqué de généraliser la signification de consentement, essentielle pour les situations cliniques visées par cette proposition de modification de loi. En effet, partiellement pour les mineurs, mais surtout pour les situations de néonatalogie et de handicap (dont il est aussi question dans certains débats parlementaires), c’est le « discernement d’un autre » qui constituera ici un des critères décisionnels. De plus, ces situations ne renvoient pas à l’esprit de la législation actuelle relative à l’euthanasie, celle-ci ayant toujours trait à une demande singulière et personnelle d’un patient.
26Cette remarque préliminaire étant posée, considérons maintenant l’origine de cette volonté d’élargir la loi de 2002 aux mineurs, le contenu de la proposition de loi actuellement débattue à la Chambre ainsi qu’un premier questionnement.
Les « présupposés » d’un élargissement aux mineurs
27Lorsque l’on considère les motifs évoqués pour une modification de la loi à l’égard des mineurs, quatre types d’arguments sont évoqués par le politique. Le premier réside dans une volonté de réduire la distance entre la pratique médicale et le cadre légal. Or, me semble-t-il, au regard de la réalité, les demandes d’euthanasie émanant de mineurs ne sont pas nombreuses ; ce que confirme l’expérience néerlandaise où cette dimension de la loi existe depuis 2006, sans avoir pratiquement jamais été appliquée.
28L’autre motif s’appuie sur la notion de « discrimination », affirmant que les mineurs non émancipés ne peuvent pas « bénéficier » d’une euthanasie alors que, dans la pratique, face à des situations de douleur inapaisable, il arrive que des soignants (pédiatres intensivistes, oncologues) « choisissent d’administrer à des mineurs des substances qui accélèrent ou causent le décès », les mettant hors la loi. Notons ici que les présupposés de la loi ne disent pas explicitement qu’il y a demande de la part du mineur, cette absence de demande situant l’acte médical en dehors du cadre actuel de la loi inhérente aux adultes puisque l’euthanasie est qualifiée par ces termes : « Il y a lieu d’entendre par euthanasie l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci » (art. 2).
29Les propositions de modification de la loi s’appuient également sur la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient stipulant « qu’il doit être tenu compte de l’avis des mineurs en matière de décision médicale » (art. 12, § 2). Sans affirmer, pour notre part, qu’il soit opportun de qualifier l’euthanasie d’acte médical, nous notons qu’il en est certains pour se demander : « si la décision de fin de vie est un acte d’humanité, posé en dernier recours, pourquoi les mineurs ne pourraient-ils pas y avoir recours ? » On se trouverait dès lors dans la notion juridique de capacité résiduelle du mineur faisant exception à son incapacité juridique.
30Enfin, le dernier motif repose sur la capacité d’exercer un jugement raisonnable, ce qui est présupposé pour les adultes et qui pourrait être constaté dans le chef de certains mineurs. C’est ce que j’évoquais précédemment : si un mineur non émancipé n’a pas la capacité juridique, il peut cependant exercer une capacité de jugement [9]. En ce sens, si la capacité de discernement du mineur est attestée, si sa demande est conforme aux modalités prévues par la loi et si la capacité de discernement du mineur est confirmée par ses représentants légaux, l’acte d’euthanasie devrait être possible.
Le contenu de l’actuelle proposition
31Dans la réalité, que comporte cette proposition de loi actuellement en discussion à la Chambre et qui devrait, à mon grand désarroi, finir par être votée [10] ? Elle précise les « nouveaux destinataires » de l’actuelle loi : « le patient est majeur ou mineur émancipé, capable ou mineur doté de la capacité de discernement et conscient au moment de sa demande » (art. 2. a). La situation dans laquelle se trouve le mineur est précisée, avec de nombreuses restrictions à l’égard de la situation des adultes (seul le court terme peut être considéré et exclusion des symptomatologies et souffrances psychiques) : « – le patient mineur doté de la capacité de discernement se trouve dans une situation médicale sans issue entraînant le décès à brève échéance et fait état d’une souffrance physique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable » (le § 1er, alinéa 1er serait donc complété d’un quatrième tiret dans les destinataires de la loi actuelle).
32Des garanties supplémentaires seraient exigées au regard de la situation de l’adulte :
- Consultation d’un pédopsychiatre ou d’un psychologue en mentionnant les raisons de la consultation, ces derniers ayant pour mission de s’assurer de la capacité de discernement du mineur et de l’attester par écrit.
- À la suite de cette consultation, le médecin traitant informe le mineur et ses responsables légaux du résultat de celle-ci.
- Le médecin traitant s’entretient avec les représentants légaux du mineur en leur apportant toutes les informations prévues au § 2, alinéa 1er, et s’assure qu’ils marquent leur accord concernant la demande du patient mineur.
- La demande du patient ainsi que l’accord des représentants légaux si le patient est mineur doivent être actés par écrit.
- Ensuite, toutes les personnes concernées doivent être informées d’une possibilité d’accompagnement psychologique.
Un nécessaire questionnement
33Sans être assuré que cette proposition sera transcrite telle quelle au niveau d’une possible loi et malgré les précautions et limites inhérentes à cette proposition, force est de reconnaître que les questions ne manquent pas, car la situation même du mineur suscite, de mon point de vue, des interrogations nombreuses et délicates.
34Tout d’abord, si loi il devait y avoir, il me paraît important, afin de rester dans l’esprit de la loi, que la demande d’euthanasie émane du mineur lui-même et non de son représentant légal (parents ou autres) : il est en effet malaisé de concevoir qu’un tiers, même parent, puisse exercer un pouvoir sur la fin de vie de quelqu’un, même s’il s’agit de son enfant, la loi étant d’abord là pour protéger les plus vulnérables. Cela n’exclut évidemment pas les parents du processus de réflexion, mais qu’en sera-t-il vraiment de la liberté décisionnelle au cœur de situations d’épuisement, en confrontation réelle, et dans la durée, avec la souffrance de son enfant ?
35Si l’euthanasie devait être pratiquée à la demande du patient, comme la loi le prescrit, alors une question importante serait l’évaluation de la capacité de discernement du mineur quant à sa situation, ce qui est déjà d’application dans les soins de santé en général (voir la loi relative aux droits du patient, art. 12). Cela pose au moins deux grandes questions. D’abord comment s’assurer de la capacité de discernement du mineur (comment ? par qui ? quand ? âge minimum malgré tout ?) et qu’en sera-t-il de sa demande s’il n’a pas cette capacité ? Ensuite quelle est la juste place à laisser réellement aux parents ? Être les seuls témoins qui consentent au processus de l’enfant ? Doivent-ils nécessairement consentir à cette demande du mineur et comment vivront-ils leur refus si les souffrances persistent ? Et comment envisager un éventuel recours des parents (remise en cause de la capacité de discernement, par exemple), surtout lorsque l’on sait le poids, parfois, des désaccords au cœur de familles séparées. Enfin, on peut se demander quel sera le poids pour la fratrie, dans l’avenir, de ce consentement des parents.
36Au vu des difficiles questions évoquées, il me semble plus constructif de dresser un état des lieux sur le sujet plutôt que de rendre un avis tranché en cette matière qui dépasse largement les enjeux de droit d’une proposition d’extension. D’ailleurs, faut-il légiférer ? Y a-t-il une réelle demande du terrain pour une législation à ce sujet ? On peut en effet penser qu’une volonté politique, bien qu’animée par un idéal idéologique d’une certaine représentation du bien collectif, peut poser plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions au niveau sociétal ou particulier. Enfin, face à tous les enjeux ici développés, il existerait un risque réel à ouvrir la possibilité d’une extension de l’actuelle loi, car une situation acceptée appellerait trop rapidement d’autres situations cliniques d’ordre différent.
En résumé
37On comprend aisément, et je vais y revenir tout de suite, que je ne suis pas favorable à un élargissement aux mineurs de la loi relative à l’euthanasie. S’il peut, par ailleurs, exister des situations cliniques où, face à certaines douleurs insupportables et réfractaires, la question peut être posée, deux solutions resteraient, de mon point de vue, disponibles : la mise en œuvre d’une sédation pour la dimension terminale de l’existence ou la transgression de l’actuelle loi destinée aux adultes avec cette capacité d’argumenter face à la société, au cœur de la singularité de la décision, de la notion d’état de nécessité.
III – Jusqu’où aller et pourquoi ?
38Après avoir présenté l’essentiel des deux propositions d’extension de la loi de 2002 relative à l’euthanasie, j’aimerais, quelque peu à distance de ces dernières, ouvrir quelques premières réactions de fond.
39La première difficulté à laquelle nous confrontent ces visées d’extension de l’actuelle législation réside dans l’imaginaire social qu’elles sont en train de construire et la « pente glissante », déjà évoquée par P. Verspieren en 1984 [11], qu’elles semblent mettre au jour. Alors que les représentations collectives, particulièrement des familles en souffrance, donnent à croire à tort, au cœur de leur demande, qu’en Belgique « on a droit à l’euthanasie », on peut légitimement se demander ce que risque de construire dans la représentation collective de la loi une possible extension de cette dernière. Il importe de rappeler que le législateur a maintenu, du moins au niveau des principes, l’interdit du meurtre : l’acte d’euthanasie est « simplement » non poursuivi s’il suit la procédure telle qu’elle est stipulée par la loi. De plus, une ouverture aux mineurs, puis possiblement aux personnes atteintes de démence, ne fera que renforcer cette perception indue de la loi, comme s’il revenait à cette dernière de permettre, en droit opposable, de mettre fin à toute situation de souffrance, celle d’autrui et la mienne.
40Ce risque amène à une autre piste de réflexion : qu’en est-il de nos jours du statut de la fragilité, de l’humain altéré et fragilisé, au cœur de la société contemporaine ? Est-ce, en termes de présupposés, cette représentation que nous voulons donner via une extension toujours plus large de ce qui devrait, de mon point de vue, rester l’exception : donner la mort par incapacité humaine et clinique, toujours singulière, de n’avoir pu autrement rencontrer la douleur et la souffrance d’une personne fragilisée par l’expérience de la maladie ?
41Au nom de l’autonomie, faut-il consentir à tout ou faut-il travailler les questions en amont ? En effet, face à ce qu’on pourrait considérer comme une prise en charge excessive de la médecine, imposant une durée sans répit de traitements ultimes, toujours disponibles, on peut comprendre l’épuisement de certains patients qui, face à la prise de conscience de l’inéluctable, la peur du lendemain, en arrivent à solliciter une demande d’euthanasie. Mais ne serait-il pas injuste que, face « au trop », on en arrive, et trop vite, « au plus rien », parce que ni la médecine ni un apprentissage social n’auraient offert d’habiter autrement ce temps de la mort qui vient (ce que permet par ailleurs une prise en charge dans l’horizon des soins palliatifs) ?
42Enfin, il est une dernière piste de réflexion qu’il importe d’ouvrir en lien avec les pratiques professionnelles : un élargissement possible de la loi ne va-t-il pas augmenter la fragilisation des professionnels, particulièrement des médecins, déjà mis à mal dans l’application actuelle de la loi destinée aux seuls adultes capables de donner sens aux enjeux de leur propre demande ? En effet, au regard de l’actuelle loi et de sa prise en charge au cœur de la clinique, on constate fréquemment la difficulté des médecins à rencontrer, dans la longueur du temps, des demandes d’euthanasie face auxquelles ils ont à se situer, que ce soit dans l’acceptation de la démarche d’accompagnement, dans l’acte à poser ou dans le tout aussi difficile refus pour raison de conscience personnelle [12]. Car s’il est difficile de consentir à la mort de l’autre par un acte positif que je pose – encore faut-il trouver un clinicien compétent et d’accord pour accomplir cet acte –, il l’est tout autant, pour clause de conscience, de se maintenir dans une posture de refus, voire de transférer le patient auprès d’un confère prêt à répondre positivement à la demande. Si, nous l’avons vu, certaines propositions d’extension veulent réduire un décalage entre le droit et les pratiques soignantes, il importerait, me semble-t-il, de se situer le plus honnêtement possible face à la difficulté aujourd’hui rencontrée par les cliniciens à poser cet acte d’euthanasie. Au risque d’être quelque peu abrupt dans mes propos, je dirais qu’un clinicien peut aujourd’hui, en conscience, répondre positivement à une demande parce qu’il aura acquis la conviction, au cœur d’une alliance thérapeutique avec le patient, que c’est « le mieux » qu’il puisse lui offrir, au prix de sa propre souffrance dans la réponse positive ; je me permets d’insister sur ce point. Mais qu’en sera-t-il lorsqu’un patient dément ne pourra plus mettre le clinicien, au cœur d’une relation, dans une perspective de sens de sa propre action ou lorsqu’il s’agira d’un adolescent qui lui adressera semblable demande ?
IV – Quelle place pour une médecine à dimension pascale ?
43Au regard de la récente déclaration des évêques belges s’interrogeant sur les enjeux sous-jacents de l’euthanasie et prenant quelque distance par rapport au cadre strict de la discussion relative aux possibles extensions de la loi, on pourrait enfin se demander si la théologie ne pourrait pas contribuer [13], pour une part, au débat relatif à ces différentes visées d’extension, faisant ici le constat que la loi fait déjà partie en Belgique du paysage culturel, social et des pratiques soignantes.
Une médecine devant avoir réponse à tout ?
44Tout d’abord, avant de réfléchir à ce que pourrait apporter une médecine « à dimension pascale », il importe, à mon avis, d’être suffisamment au clair sur son propre statut au regard de nos contemporains. L’idée, la conviction aujourd’hui communément partagée est bien que la médecine représente le lieu privilégié qui non seulement soigne mais aussi guérit tout : elle est devenue capable de vaincre le fatum de l’existence et aucune pathologie, aucune limite ne devrait être en mesure de lui résister. C’est à travers le prisme de cette efficacité que bon nombre de nos contemporains en arrivent à se penser eux-mêmes : la médecine me maintient dans le « bonheur » tant qu’elle parvient à « me restaurer-réparer » et, par là même, à soutenir mon autonomie physique et psychique [14]. Mais malheur à moi lorsqu’elle n’y parvient plus !
45Cependant, il serait trop simple d’assigner à responsabilité la seule médecine comme si elle fonctionnait indépendamment d’une demande sociale qui lui est adressée, parfois même imposée. Tout d’abord, il est évident que le vœu de tout humain est de ne pas connaître l’expérience de la maladie vécue certes comme une dimension limitative de l’existence, parfois comme une réelle crise : tous nous désirons, et quoi de plus normal, pouvoir gérer notre existence sans handicap physique, psychologique, de temps et, dans cette quête légitime, le soutien thérapeutique de la médecine est chose bien précieuse lorsque « le corps » vient, dans ses dysfonctionnements, entraver nos projets. On pourrait dire qu’il s’agit ici du niveau basique, normal des demandes contemporaines adressées à la médecine. Mais il existe un niveau beaucoup plus profond où s’enracine la sollicitation médicale ; je veux parler d’un certain désir d’immortalité, voire de totale maîtrise présent en chacun de nous, modelés que nous sommes par un idéal social devenu presque anthropologique. En effet, la réalité de la mort, de la souffrance et parfois même de la maladie se trouve gommée dans notre société. Or, face à cette « négation sociale » de la fragilité, l’exigence d’efficacité conférée à la médecine risque de la conduire à une certaine dilution des limites, comme si tout lui était effectivement possible. Soyons clair, mon propos n’est pas de contester ici tous les apports thérapeutiques d’une médecine réellement efficace mais bien de montrer comment un imaginaire tant individuel que social de maîtrise convoque de plus en plus aisément cette dernière à « tout réparer », et dans toutes les dimensions de l’existence.
Avec une nouvelle représentation du corps
46Et c’est ici que se pose une autre question importante à mes yeux : cette compréhension de la médecine induit progressivement une nouvelle conception anthropologique : je « vaux » tant que la médecine permet de m’offrir un corps correspondant à l’image que j’ai de moi-même et de mon autonomie. En effet, de nos jours, c’est bien le corps qui est devenu le destinataire et le lieu de la vie bonne, le lieu du sujet au détriment d’un certain rapport au monde et au temps, sans parler ici du rapport à la foi pour le croyant. En effet, le rapport à la souffrance en son corps devient le lieu de la volonté du sujet : elle n’est possible que pour autant que le sujet y consente – par exemple la souffrance d’un sport extrême – et le corps se devra d’être ce que le sujet veut qu’il soit [15], porteur de santé, d’épanouissement, de bien-être, de bonheur. Le corps, s’il est le lieu de l’identité du sujet, devra correspondre aux visées du sujet individuel : « la conquête de la mort agie, de la mort choisie, de la mort volontaire est l’ultime étape de l’invention d’un corps neuf [16]. » Dans cette dynamique, on assistera assez rapidement à une équivalence entre altération du corps et altération-négation du sujet, vie de malheur.
47Cette approche ne sera pas sans conséquences pour la médecine et ce qu’on peut en espérer en termes de bonheur. Elle se devra de supporter le sujet dans son rapport au corps construit, c’est-à-dire relu et vécu comme « celui » qui porte mon bonheur, tant dans mon appréciation personnelle que dans le regard des autres : « je me sens bien et les autres me voient bien » (pensons ici à nos regards spontanés sur la personne altérée, handicapée, en fin de vie). Il s’ensuivra également, socialement et de plus en plus au cœur de la médecine, un accroissement de la responsabilité du sujet à l’égard de son propre corps : « Avec la capacité de le produire, la responsabilité de chacun à l’égard de son corps, de sa séduction, de sa performance introduit de nouvelles catégories du bien et du mal – chacun est responsable de son corps [17]. » Corps valorisé, idéalisé, de plus en plus protégé par un ensemble législatif se rapportant particulièrement à la notion d’autonomie, il deviendra souvent, grâce à la médiation de la médecine, l’objet d’une requête sociale de plus en plus forte [18], au risque cependant de désapproprier le sujet de sa propre subjectivité ou de lui imposer une excessive responsabilité.
48Mon propos n’est certes pas d’émettre un jugement relatif aux personnes ou aux pratiques soignantes, mais de reconnaître que cet imaginaire avec son anthropologie nous modèle profondément lorsqu’il s’agit, de nos jours, de penser notre rapport au manque, à la fragilité ainsi que les questions de fin de vie et leur corrélat, ici la problématique de l’euthanasie.
Et quel statut pascal pour la médecine ?
49Face à ces attentes démesurées adressées à la médecine, que signifierait une médecine à dimension pascale ? Lorsque des personnes, dans la multiplicité des situations qu’elles peuvent vivre, porteuses d’une demande d’euthanasie, ont recours à la médecine, comment serait-il possible d’y décrypter une demande et une invitation à répondre dans une dynamique de salut, ce dernier engageant tant l’humain que la sollicitude d’un Dieu qui s’y manifeste ?
50En effet, lorsqu’une personne s’adresse ou est adressée à la médecine, porteuse d’une pathologie associée à tant de questions en lien avec l’existence qu’elle lui demande parfois la mort, il est possible de découvrir que se jouent, dans cette rencontre, des catégories proches de celles de salut, compris dans son acception théologique. Tout d’abord, il s’agit d’un sujet qui, face à son expérience du manque, du malheur parfois, en appelle à la médecine dans une réelle situation de confiance : incertain par rapport à son propre devenir tant physique, psychique qu’existentiel, il s’en remet à la médecine. Il est manifeste que cette démarche ne peut se vivre que sur un arrière-fond de confiance première, cette confiance n’étant pas sans lien avec une dimension d’alliance où, face à l’appel, une réponse est non seulement sollicitée mais un « salut » attendu. Et c’est ici qu’il importe de pouvoir qualifier la réponse de la médecine – et les qualités attendues de cette dernière – dans un réel horizon salutaire.
51Les propos de P. Ricœur relatif à la médecine comme « alliance thérapeutique » sont intéressants de ce point de vue. Lorsqu’il parle de la relation de soins et de la nécessaire confiance entre le patient et le soignant, agissant comme un postulat ayant statut de promesse réciproque : « La fiabilité de l’accord devra encore être mise à l’épreuve de part et d’autre par l’engagement du médecin à “suivre” son patient, et celui du patient à se “conduire” comme l’agent de son propre traitement. Le pacte de soins devient ainsi une sorte d’alliance scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie et ici, fût-ce de manière paradoxale, la mort qui vient. L’accord doit son caractère moral à la promesse tacite partagée entre les deux protagonistes de remplir fidèlement leurs engagements respectifs. Cette promesse tacite est constitutive du statut prudentiel du jugement moral impliqué dans l’“acte de langage” de la promesse [19]. »
52C’est cet enjeu de fond qui, d’un point de vue théologique, mérite le détour par une interrogation relative à l’alliance où se joue un salut. Si une personne s’adresse à la médecine, on peut certes y reconnaître une confiance première, encore faut-il qu’elle ne soit pas abusée. Or, à considérer l’investissement de Dieu au cœur de l’alliance, il est possible d’y décrypter une liberté constitutive : si l’alliance se trouve sans cesse renouvelée, c’est bien parce qu’il existe une liberté foncière dans la réponse du peuple, peuple toujours capable d’infidélité (Os 2,4 ; Ez 16,15-43), de recommencements (l’alliance de Noé en Gn 9, 1-17 ; l’alliance d’Abraham en Gn 17, 1-14), voire de transgression de l’idéal de Dieu. L’alliance reste toujours disponible, pour autant qu’on se rappelle toujours aussi sa dimension asymétrique constitutive : le peuple n’est pas Dieu, et inversement, tout comme le médecin ne sera jamais son patient [20].
53Dès lors, lorsqu’une demande est aujourd’hui adressée à la médecine et que celle-ci répond positivement, il importe de se rendre compte, qu’à l’image de Dieu, la médecine elle aussi répond à celui qui crie vers elle : « Il m’appelle et moi je lui réponds, je suis avec lui dans son épreuve » (Ps 91 [90]), et qu’un salut pourra s’y manifester dans la mesure où cette réponse sera de l’ordre du passage et non de la clôture d’une demande qui ne serait appréhendée que d’un seul point de vue, celui de la réponse technique, médicale. Face à la souffrance – la passion – d’une personne malade, la médecine resterait porteuse d’une dimension salutaire dans la mesure où elle serait un espace de médiation offert au sujet, un lieu où ce dernier pourrait expérimenter son propre passage à travers la demande qu’il adresse à la médecine, en ce cas sa demande de mort ; cela supposant une réponse qui ne soit ni trop immédiate, ni cantonnée dans le seul rapport à l’efficacité technique. Rencontrant une expérience souffrante, souffrance parfois de l’ordre de la passion comme réel chemin de croix – qu’il suffise de penser à toutes ces situations de mort proche, de douleur insupportable –, la médecine aurait sans cesse à réassumer une dimension pascale, de passage, dans cette volonté de n’être pas elle-même « la » résurrection, mais bien le lieu qui y conduit.
54Il s’agirait ainsi, pour la médecine, de favoriser l’avènement du sujet à lui-même, c’est-à-dire de pouvoir se décentrer d’elle-même, de son efficacité première et néanmoins légitime, pour ouvrir une rencontre possible de l’humain confronté à son propre malheur qui, ayant l’occasion de le traverser par lui-même, aurait la possibilité d’en être réellement relevé, attitude qui ne correspond peut-être pas toujours à la sollicitation première du malade convoquant la médecine, souvent dans le registre de la seule efficacité technique. En d’autres mots, la réponse positive à la demande de mort est-elle la seule possible, la plus adéquate ? N’existe-t-il pas d’autres modalités de prise en charge, pensons ici aux soins palliatifs ? Or, c’est ce passage instauré par rapport à la demande elle-même et aux modalités concrètes d’y répondre qui feront œuvre de « ré-surrection » : « ce terme, dans son usage courant et premier, se dit de quelqu’un que l’on réveille ou qui se réveille de son sommeil ; et qui ainsi se re-lève (re-surgere), se remet ou est remis debout. Il se réveille et se met debout [21]. » De mon point de vue, je ne peux me résoudre à croire que le geste ultime d’euthanasie soit la réponse qui relève, tout en reconnaissant qu’un chemin qui pourrait y conduire puisse être cet espace interhumain où se jouent, comme nous l’avons vu, des enjeux d’un salut.
Notes
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[1]
Plusieurs documents d’enregistrement indiquaient que la technique utilisée pour l’euthanasie avait consisté à obtenir l’inconscience non par injection par voie intraveineuse de Thiopental ou similaire mais par administration d’une dose létale d’un barbiturique en potion que le malade a dégluti lui-même. Dans la majorité de ces cas, le décès s’est produit rapidement sans autre intervention et dans certains un paralysant neuromusculaire a été injecté après la perte de conscience. Une telle manière d’agir peut être qualifiée de « suicide médicalement assisté ». La Commission a cependant considéré que « cette manière de procéder est autorisée par la loi pour autant que les conditions et les procédures légales pour que l’euthanasie soit autorisée aient été respectées et que l’acte se soit déroulé sous la responsabilité du médecin présent et prêt à intervenir : en effet, la loi n’impose pas la manière dont l’euthanasie doit être pratiquée. Il faut noter que cette interprétation est conforme à celle du Conseil national de l’ordre dans son avis daté du 22 mars 2003 » (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, Brochure d’information à l’intention du corps médical, p. 12, https://portal.health.fgov.be/portal/page?_pageid=56,9794439&_dad=portal&_schema=PORTAL).
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[2]
La commission éthique du RSL, composée dans sa majorité de professionnels de la santé issus des comités éthiques des hôpitaux partenaires, anime une réflexion de fond sur les grands problèmes éthiques dans le cadre des soins de santé mais réalise aussi une interface entre les praticiens du terrain confrontés à des problèmes concrets et le spécialiste en bioéthique.
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[3]
Comité consultatif belge de bioéthique, Avis n° 9 du 22 février 1999 concernant l’arrêt actif de la vie des personnes incapables d’exprimer leur volonté.
-
[4]
Avis de la Commission d’éthique biomédicale hospitalo-facultaire sur la proposition d’extension de la loi sur l’euthanasie à la démence et à l’état d’inconscience prolongé, 10 mai 2006, 4 p.
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[5]
Propositions de loi relatives à l’extension de la législation relative à l’euthanasie à diverses situations de personnes incapables. Quelques réflexions éthiques de la commission éthique du Réseau Santé Louvain (contact@crhu.ucl.ac.be).
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[6]
Ont collaboré à la rédaction de ces réflexions : C. Daloze, Ph. Damoiseaux, P. Évrard, E. Gaziaux, L. Gillard, P. Goffinet, E. Gourdin, D. Jacquemin, M. Léonard, M. Leroy, J.-M. Longneaux, J.-M. Maloteaux, I. Mathieu, Th. Périlleux, Ph. Rouard.
-
[7]
La loi Léonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des patients en fin de vie, complétée par les décrets du 6 février 2006, a recherché une solution éthique à l’encadrement juridique de la relation médicale entre le médecin et le malade en fin de vie. Cette loi apporte trois dispositions essentielles à la relation de soins et favorise l’expression de la volonté, discussion en collégialité. Elle vise, entre autres, à l’interdiction de toute obstination déraisonnable ; elle renforce les droits du patient particulièrement avec le recours à la personne de confiance censée le représenter ; elle instaure la nécessité d’un processus décisionnel en cas de patient inconscient ou arrêt des traitements reposant sur deux mots clés : la collégialité et la transparence de la décision.
-
[8]
Conférence épiscopale de Belgique, Les évêques approfondissent les enjeux sous-jacents de l’euthanasie, 22 janvier 2014, http://info.catho.be/2014/01/22/
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[9]
« Pour rappel, la capacité de discernement n’est pas un état absolu dont disposerait une personne à partir d’un certain âge et pour le reste de sa vie, pour toute situation vécue. Elle est évaluée pour chaque individu, face à une situation particulière. Elle doit être attestée pour chaque question nouvelle » (Sénat de Belgique, Proposition de loi modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie en vue de l’étendre aux mineurs – développements, 5-2170/1, p. 3).
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[10]
Le texte est actuellement adopté par les Commissions réunies de la justice et des affaires sociales (4 décembre 2013).
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[11]
P. Verspieren, « Sur la pente de l’euthanasie », Études 1, 1984, p. 43-54.
-
[12]
B. Choteau, M. Desmedt, D. Jacquemin, L. Sauveur, Regards et expériences contrastées sur l’euthanasie en Belgique, Congrès de la SFAP, Lille, juin 2013 (pro manuscripto).
-
[13]
« Comment l’expérience chrétienne nous aide-t-elle à affronter la mort et la souffrance ? Quand nous fêtons la Pâque de Jésus, le vendredi saint nous fait vivre le drame de la souffrance ; le samedi saint, le mystère de la mort et de l’abandon ; le dimanche, la force de la résurrection. Comment le mystère pascal inspire-t-il notre vie et éclaire-t-il toute la vie humaine ? Comment les institutions chrétiennes peuvent-elles proposer une attitude éthique par rapport à ces défis ? » (Conférence épiscopale de Belgique, Les évêques approfondissent les enjeux sous-jacents de l’euthanasie, p. 2).
-
[14]
Cl. Marin, L’homme sans fièvre, Paris, Armand Colin, 2013, 223 p.
-
[15]
« Pour la première fois, le corps de l’homme est ce que l’homme aura choisi d’en faire – pour une part sans cesse accrue et en nombre d’humains sans cesse grandissant » (H. Juvin, L’avènement du corps, Paris, Gallimard, 2005, p. 73).
-
[16]
Ibid., p. 80.
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[17]
Ibid., p. 150.
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[18]
« derrière le droit à ne pas souffrir, le droit à mourir dans la dignité, au besoin à bénéficier d’une mort assistée, le droit proclamé à la sécurité alimentaire, médicale, publique, entendu comme l’exigence du risque zéro et assuré de l’espérance de vie que la médecine promet » (ibid., p. 180).
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[19]
P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », dans Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 230.
-
[20]
D. Jacquemin, « Le concept d’alliance à l’épreuve de la relation de soins », Revue francophone de psycho-oncologie 4, 2005, p. 281-284.
-
[21]
A. Gesché, Dieu pour penser, t. VI, Le Christ, Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 139.