Couverture de RETM_272

Article de revue

Anthropologie théologique et orientations éthiques

Pistes et repérages personnels à travers l'apport

Pages 55 à 78

Notes

  • [1]
    E. Levinas, « Aimer la Thora plus que Dieu », Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, 3e] éd. revue et corrigée (Biblio-essais 4019), Paris, Albin Michel, 1988, p. 205.
  • [2]
    Cité par E. Levinas, Difficile Liberté, p. 204.
  • [3]
    E. Levinas, Difficile Liberté, p. 204-206, passim.
  • [4]
    E. Levinas, « La trace de l’autre », En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1988, p. 202.
  • [5]
    Nous suivons ici la distinction ricœurienne entre éthique et morale.
  • [6]
    Gh. Lafont, Que nous est-il permis d’espérer ?, Paris, Éd. du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2009. Gh. Lafont évoque les travaux de Ph. Descola, P. Picq et Y. Coppens, E. de Fontenay.
  • [7]
    Ibid., p. 40.
  • [8]
    Sur cette question, voir Cl. Lorius et L. Carpentier, Voyage dans l’anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 2011.
  • [9]
    H. Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Éd. du Cerf, 1990. Les citations sont extraites des pages 69 et 30.
  • [10]
    Nous nous inspirons ici des propos du critique d’art E. Riccomini, lors d’une conférence le 19 août 2011, à l’abbaye de Vallombrosa.
  • [11]
    J. Clair, L’Hiver de la culture (Café Voltaire), Paris, Flammarion, 2011, p. 70, parle d’une esthétique du stercoraire.
  • [12]
    Émission « Répliques » d’A. Finkielkraut, 26 novembre 2011 : l’art de peindre avec J.-P. Marcheschi et H. Olbak.
  • [13]
    Ch. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne (1989), Paris, Éd. du Seuil, 1998.
  • [14]
    « De l’anthropologie philosophique à la politique de la reconnaissance », entretien avec Charles Taylor, Le Débat, n°] 89, 1996/2, p. 208-216. Consulté sur la Toile, citation extraite de la p. 7 de l’édition numérique.
  • [15]
    M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
  • [16]
    D. Bonhoeffer, Création et Chute. Exégèse théologique de Genèse 1 à 3, Paris, Les Bergers et les Mages, 1999, p. 68-69.
  • [17]
    J.-L. Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Galilée, 2010, p. 39.
  • [18]
    Paris, Galilée, 2005.
  • [19]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 19.
  • [20]
    Ibid., p. 30.
  • [21]
    Ibid., p. 23.
  • [22]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 23.
  • [23]
    Ibid., p. 40.
  • [24]
    P. 77. Nancy conclut ce passage ainsi : « Le mystère trinitaire lance cet éclair : le sens est le rapport lui-même, le dehors du monde est donc le monde sans être du monde. »
  • [25]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 77.
  • [26]
    Ibid., p. 80.
  • [27]
    Ibid., p. 108.
  • [28]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 91.
  • [29]
    Ibid., p. 88.
  • [30]
    Dans La Déclosion, p. 221, il emprunte à Marion la notion de phénomène saturé pour l’appliquer à la foi entendue comme « intentionnalité pure ».
  • [31]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 91.
  • [32]
    Que ce soit la conception dualiste platonicienne âme-corps (Phèdre), la structure biblique basar, nephesh, ruach (voir, par exemple, R. Martin-Achard, La Mort en face selon la Bible hébraïque, Genève, Labor et Fides, 1988) ou l’anthropologie tripartite paulinienne corps-âme-esprit (voir H. de Lubac, Anthropologie tripartite dans Théologie de l’histoire I, Paris, ddb, 1990) ou encore les quatre niveaux de la Parole dans la tradition hindoue : « la Parole, dans les tantra, correspond à l’aspect d’énergie (Shakti) de la divinité, elle assure le lien entre l’aspect de transcendance et celui d’orientation de la manifestation ; elle est la vie même, le substrat de l’univers, la nature véritable de l’âtman (soi) de chaque être et la source ininterrompue de la révélation » (C. Poggi, « Parole et révélations dans l’hindouisme », dans I. Chareire et Chr. Salenson (dir.), Le Dialogue des Écritures, Bruxelles, Lessius, 2007, p. 104).
  • [33]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 57.
  • [34]
    D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre du 18 juillet 1944, p. 166.
  • [35]
    Nous renvoyons aux travaux récents sur l’herméneutique biblique, notamment ceux de P. Ricœur.
  • [36]
    K. Rahner, « Le christianisme est-il une idéologie ? », Est-il possible aujourd’hui de croire ? Dialogue avec les hommes de notre temps (trad. Ch. Muller), Paris, Mame, 1966, p. 101-143 (texte initialement paru dans le n°] 6 de la revue Concilium).
  • [37]
    À Diognète, V, 1-5, trad. dans Les Écrits des Pères apostoliques, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 490.
  • [38]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 59.
  • [39]
    Voir, par exemple, le débat à propos des personnes comme relations subsistantes entre Vl. Lossky, À l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 72 et Y.-M. Congar, Je crois en l’Esprit Saint, Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 625-627.
  • [40]
    K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, Paris, Éd. du Cerf, 1999 et Traité fondamental de la foi. Étude sur le concept du christianisme (Œuvres, 26), Paris, Éd. du Cerf, 2011, p. 158-162 ; K. Barth, Dogmatique I, 1, 2, Genève, Labor et Fides, 1953, § 9, p. 56-70 ; sur cette question, voir aussi les contributions de : E. Durand, « Trinité immanente et Trinité économique selon Karl Barth » dans E. Durand et V. Holzer (dir.), Les Sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 219-252 et « L’être trinitaire de Dieu révélé comme événement chez Karl Barth et dans sa postérité contrastée » dans id., Les Réalisations du renouveau trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2010, p. 31-60 ; dans le même ouvrage collectif de 2010, voir aussi : B. Bourgine, « La théologie trinitaire de Karl Barth. Les déplacements du 1er au 4e volume de la ”Kirchliche Dogmatik“ », p. 61-85 ; L.-F. Ladaria, « La théologie trinitaire de Karl Rahner. Un bilan de la discussion », p. 87-127.
  • [41]
    Ch. Theobald, Monothéisme et Trinité, « La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social. Contribution au débat sur la ”théologie politique“ » (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 52), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1991, p. 99-137 (repris dans Le Christianisme comme style, Paris, Éd. du Cerf, 2007, vol. 2).
  • [42]
    Ibid., p. 133.
  • [43]
    Pour des références plus précises à l’œuvre de P. Beauchamp, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La Sagesse, la croix et l’Esprit chez Paul Beauchamp », in Paul Beauchamp, sagesse des Écritures, Théophilyon, XVII-1 (avril 2012) p. 95-116.
  • [44]
    Dynamique désignant l’habitation et le don mutuel des trois personnes divines.
  • [45]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 59.
  • [46]
    Nous prenons ici position dans le débat autour des théories du don. Une conception kénotique du don telle que suggérée par J.-L. Marion, dans son débat avec Derrida, valorise la voie négative et conduit à penser Dieu à partir des catégories du don et de l’amour plutôt qu’à partir de l’être ; le don se réalise dans l’infinie kénose de la charité et l’attention est portée sur la donation plus que sur le don lui-même ; le risque ici est de perdre la positivité de la création. Voir De surcroît. Étude sur les phénomènes saturés, Paris, puf, 2001 et Dieu sans l’être, Paris, puf, 1991.
  • [47]
    J. Milbank, Théologie et théorie sociale. Au-delà de la raison séculière, Paris-Genève, Éd. du Cerf-Ad Solem, 2010, p. 619. Voir aussi : « Passer de la version rahnérienne de l’intégralisme aux paradoxes dialectiques de sécularisation de Bonhoeffer est une étape facilement franchie : le domaine social est une sphère autonome, et n’a pas besoin de se tourner vers la théologie pour se comprendre lui-même ; mais le domaine social étant déjà une sphère imprégnée de grâce, c’est par conséquent sur une sociologie préthéologique ou une théorie sociale marxiste que la théologie doit se fonder. En conséquence, une critique théologique de la société devient impossible. Et donc, ce que l’on nous offre est tout sauf une véritable théologie du politique » (p. 358). À cette position, qu’il reproche aux théologiens de la libération, J. Milbank oppose une conception de la théologie comme science sociale.
  • [48]
    Ch. Duquoc, Libération et Progressisme. Un dialogue théologique entre l’Amérique latine et l’Europe, Paris, Éd. du Cerf, 1987.

1« Dieu est concret non pas par l’incarnation mais par la Loi [1] », écrivait Levinas. Aussi Yossel ben Yossel peut-il dire :

2

Je l’aime, mais j’aime encore davantage sa Thora… Et même si j’étais déçu par lui et comme détrompé, je n’en observerais pas moins les préceptes de la Thora [2].

3Pour le judaïsme, la Torah est la médiation même de l’Absolu et la source vive de l’existence juive. La Torah est la trace de Dieu dans l’histoire, comme en témoigne la structure du Décalogue inauguré par la profession de foi au Dieu unique ; la relation au Dieu invisible est médiatisée par l’exigence éthique. Aimer la Torah plus que Dieu, la formule n’est point blasphématoire puisqu’elle signifie :

4

comment l’éthique et l’ordre des principes instaurent un rapport personnel digne de ce nom. Aimer la Thora plus encore que Dieu, c’est cela précisément accéder à un Dieu personnel contre lequel on peut se révolter, c’est-à-dire pour qui on peut mourir [3] ». Selon la dynamique de la révélation de Dieu à l’Horeb (Ex 33), c’est dans la trace que l’Absolu se manifeste et « aller vers Lui, ce n’est pas suivre cette trace qui n’est pas un signe, c’est aller vers les Autres qui se tiennent dans la trace [4].

5Le christianisme déplace la perspective en articulant autrement que le judaïsme l’exigence éthique à la transcendance. Le christianisme désigne l’homme de Nazareth comme celui par qui advient le mystère de Dieu ; Jésus n’abolit pas la Loi, mais il en déplace l’axe de pertinence : le référent ultime n’est plus la Torah, mais Jésus qui invite à sa suite. Après Pâques, la référence à Jésus confessé comme Christ se superpose, pour les disciples du Nazaréen, au référent théologique de l’incipit des Dix Paroles. La trace du tombeau vide renvoie au visage de Dieu fait homme ; l’articulation de l’éthique au théologal s’exerce selon une autre modalité. Cependant, une dynamique analogue parcourt les deux traditions, la dialectique de l’unilatéralité et de la bilatéralité : l’alliance vétérotestamentaire est don premier et gratuit, mais elle appelle à une réciprocité qui se tient dans l’exigence éthique ; le christianisme, dès le Nouveau Testament mais également tout au long des débats séculaires à propos de la grâce, a souligné simultanément l’exigence éthique requise par la suite de Jésus et le caractère inaugural du don créateur et recréateur de Dieu. Cette double dynamique qui convoque l’être humain à la liberté signifie qu’il y a du jeu entre orientation théologale, éthique et décisions morales concrètes [5].

6Pour les deux traditions, juive et chrétienne, l’exigence éthique prend sa source dans le Créateur sous le double registre de la gratuité et de l’exigence de réciprocité ; l’être humain est ainsi qualifié par cette double vérité : être créature, se recevant totalement d’un autre, et pourtant appelé à la liberté responsable et créatrice de son histoire. En se révélant, Dieu manifeste à l’être humain la vérité de qu’il est et de ce qu’il est appelé à être par son agir libre et responsable.

7Le monde contemporain est à l’éclatement et les approches anthropologiques ne s’inscrivent plus immédiatement sous l’horizon d’un sens ultime et global. L’évidence d’un sens donné par une réalité au-delà de l’humain est largement contestée par la pensée commune occidentale. Ces bouleversements donnent à voir, en creux, la profondeur de la marque chrétienne dans nos sociétés occidentales ; le consensus qui s’appuyait sur ces valeurs communes, issues pour une large part du christianisme, a éclaté et l’empreinte chrétienne apparaît comme résiduelle.

8Comment déterminer alors ce qui, par-delà les variations socio-historiques, résiste d’une anthropologie chrétienne reliée à son référent théologique : quels sont les invariants qui peuvent servir de boussole à l’orientation éthique chrétienne dans une société plurielle ?

9Trois lignes d’interrogation apparaissent : premièrement, la question du sens qui seule peut innerver de manière vivifiante l’attitude éthique et l’exigence morale ; dans une société pluraliste se pose alors la question de la laïcité et du statut des options religieuses. Ensuite, la question du lien social – ce qui peut faire vivre ensemble – conduit à s’interroger sur l’identité de l’individu confronté à l’approche chrétienne de la personne. Enfin, tout sujet et toute société se construisent au carrefour d’une mémoire et d’un projet ; qu’en est-il de ce rapport au temps confronté à l’espérance chrétienne ?

10Après avoir esquissé le contexte dans lequel se posent aujourd’hui ces questions, nous examinerons ce que retient du christianisme une réduction anthropologique de celui-ci comme l’opère J.-L. Nancy ; il s’agira alors pour nous de relier ces axes à la transcendance et de dégager ce que nous donne à penser de l’être humain le recours à l’horizon théologal chrétien.

Enjeux éthiques

11Dans un ouvrage récent, Ghislain Lafont met en évidence la tendance moniste des anthropologies contemporaines et leur perplexité à définir ce qui caractérise le propre de l’homme [6]. Le développement de la technique lors de ces quatre derniers siècles a conduit à délaisser le rapport symbolique au réel au profit d’une approche sous le signe de l’efficacité. L’efficacité technique de la lutte contre la mort plutôt qu’une interprétation mythique. Ce qui paraît universel, toutefois, c’est la révolte à l’égard de la mort et l’interrogation face au mal : « D’où vient à l’homme l’idée qu’il y aurait un autre ordre à établir [7] ? »

12Ghislain Lafont interprète les bouleversements contemporains comme un changement de paradigme par rapport à vingt-cinq siècles sous le signe du Logos ; il nous faut donc réinvestir le symbolique, car nous ne percevons plus le sens hors du bios, et nous interroger sur le propre de l’être humain.

13La globalisation, en faisant exploser les mondes clos, en souligne par là-même le caractère local. Cette mondialisation est à relier au développement de la technique dont Heidegger avait bien perçu que les enjeux allaient au-delà de la seule mise à disposition de moyens et induisait un autre rapport de l’être humain au monde. Les recherches cosmologiques et paléontologiques conduisent l’être humain à lire son devenir selon une extension géographique et une profondeur de champ qui le conduisent au-delà de la seule histoire. Cette vue panoramique et cette mémoire longue rendent difficile l’appréciation de la portée des modifications aujourd’hui intensifiées dans le rapport de l’humain au monde. Dans les transformations présentes, comment déterminer ce qui relève de l’anecdotique et ce qui, au contraire, appartient à la lame de fond d’un processus de transformation à long terme ? Ce brouillage rend complexe la compréhension de ce qui est déplaçable ou non dans les repères éthiques : comment différencier l’essentiel de l’accessoire dans cette évolution des lieux et des frontières ? Si l’on retient l’hypothèse que les changements qui affectent nos sociétés ne sont pas des modifications à courte ou moyenne portée mais substantielles – ce que seul l’avenir pourra confirmer ou infirmer –, examinons à cette lumière trois déterminations anthropologiques fondamentales : le rapport à la nature et au vivant, la perception de l’individu et la construction du lien social, la question du sens et l’inscription dans le temps.

Le rapport à la nature et au vivant

14La nature et le vivant s’appréhendent selon trois registres : la nature comme source de subsistance pour le vivant (nourriture, énergie) ; l’évolution de l’outil et des médiations par lesquelles s’exerce le travail ; la perception individuelle et sociale du corps.

15Le dernier congrès de stratigraphie (Brisbane, Australie, août 2012) a examiné l’officialisation d’une nouvelle ère des temps géologiques : l’anthropocène, caractérisé par le rôle prédominant du facteur humain dans les changements de la nature [8] ; la détermination de cette nouvelle ère qualifierait ainsi la maîtrise croissante de l’humain sur son environnement et la capacité du quantitatif à provoquer des changements qualitatifs. Le développement de la puissance de la technique et le consumérisme conduisent à une interrogation sur l’épuisement des ressources naturelles dont les enjeux écologiques sont considérables. H. Jonas en résume ainsi le défi : « que soit une humanité » qui appelle l’impératif catégorique suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre [9]. »

16Corollairement, le rapport au monde est de plus en plus désincarné. La virtualisation massive opérée par l’informatique et, symboliquement, le rapport à l’écriture et à la lecture ont conduit du papyrus à la tablette numérique en passant par le rouleau et le codex ; cependant, cette virtualisation affecte non seulement les outils du travail manuel ou intellectuel, mais l’ensemble des dimensions de l’existence. L’artiste contemporain crée à partir du concept alors que l’artiste traditionnel crée avec les doigts… le rapport à la matière est ainsi modifié [10]. Cette virtualité se renverse paradoxalement chez certains par une immédiateté du rapport à la matière, à la matière non transformée [11]. Le glissement du mode de représentation du monde – la peinture est symbolisation ancrée dans la matière, alors que l’écran est de l’ordre du spectacle – affecte le rapport au monde, et nous n’avons sans doute pas encore pris toute la mesure de ce changement [12].

17Le corps est de plus en plus individualisé : les codes sociaux vestimentaires ne répondent plus d’abord d’une fonction ou d’une classe sociale ; piercing et tatouages se développent. Corollairement, le traitement individuel et social de la corporéité est de plus en plus objectivé : sa maîtrise est simultanément enjeu de libération (contraception) mais aussi de visée prométhéenne (déni de la mort). Henri Atlan prévoit le développement de l’ectogenèse : qui peut dire aujourd’hui si ces grossesses développées dans des utérus artificiels relèvent de la science-fiction ou non ? Qui peut dire si elles seront éthiquement bonnes ou mauvaises ? La contraception a contribué à libérer les femmes de l’assignation à un rôle social prédéterminé et elle a modifié nos représentations de la différence sexuelle au point que celle-ci peut être considérée, par la théorie des genres, comme objet d’une libre détermination par chaque individu : ce discours est-il illusoire et, sinon, qui peut dire si cette indifférenciation conduira à une perte du sens de l’altérité ? Celle-ci pourrait-elle être déplacée, intériorisée ?

La perception de l’individu et la construction du lien social

18Dans un livre qui a fait date, Charles Taylor dresse l’histoire de la formation du soi et les effets sur la socialité de cette évolution [13]. Dans un entretien, il résume ainsi l’enjeu de cette évolution :

L’individualisme tout court n’est pas une idée à lui tout seul. Il va de pair avec une nouvelle conception de la socialité. C’est la contrepartie de l’effondrement de la société hiérarchique, de la société égalitaire et de l’économie de marché. Les formes sociales de l’égalité et du marché ont promu une forme d’individualisme, dont Tocqueville fait la description et le procès. Tocqueville est hanté par le fractionnement, la solitude de l’homme démocratique. Quelles médiations peuvent prendre la relève des modes de solidarité de la société traditionnelle, dans une société que j’appelle d’accès direct, où je suis d’emblée citoyen de mon pays et non par l’intermédiaire d’un ordre de naissance ou d’une corporation locale [14] ?
La désinstitutionnalisation des rapports des individus entre eux dans la société marchande isole les individus, particulièrement les plus économiquement et culturellement fragiles ; la désobjectivation des enjeux conduit à faire de l’individu le souverain ultime et, paradoxalement, à l’asservir aux représentations consuméristes ; mais, simultanément, elles peuvent aussi libérer des rôles prédéterminés. De manière paradigmatique, le rapport femme/homme – lié en partie à l’évolution techno-scientifique – atteste de ce déplacement vers une relation interpersonnelle où ne pèsent plus de manière aussi contraignante les médiations institutionnelles et les exigences que l’on peut nommer fonctionnelles ; mais ce sont bien toutes les relations qui sont affectées par cette évolution.

Sens et temps

19L’inscription du désir et la construction de projets, tant personnels que sociaux, dans un temps long, perdent de leur prégnance. La logique de l’efficacité technique liée au développement capitalistique de la société conduit à privilégier l’immédiateté, et le lien social ne s’exprime plus sous l’horizon d’un sens ultime en des instances de symbolisation communes. La muséification des œuvres d’art et leur marchandisation témoignent de la perte de leur fonction institutionnelle dans l’ordre du sens. La perte du sentiment d’appartenance à des corps intermédiaires (les corporations médiévales, la conscience de classe au xixe siècle, en un mot la société civile) laisse bien souvent l’individu seul face à l’État. Le religieux est récusé comme instance de légitimation politique ; Marcel Gauchet a bien montré le puissant levier que fut le christianisme dans cette séparation du politique et du religieux en qualifiant le christianisme comme religion de la sortie de la religion [15]. Peut-on cependant privatiser les options religieuses en niant leurs effets sur le lien social ? Cela n’appelle-t-il pas d’autres expressions communes d’un sens ?

20De ce bref kaléidoscope, retenons une constatation : nous assistons à une évolution du mode par lequel l’individu se rapporte à sa propre finitude et, partant, à l’altérité de soi, de l’autre et du monde, simultanément plus maîtrisé et moins médiatisé. La prise en compte de la finitude et le rapport à l’altérité apparaissent comme deux éléments déterminants de toute anthropologie et deux repères pour tout jugement moral ; en effet, ces deux dimensions relèvent de l’expérience commune et cristallisent en elles les grandes questions éthiques : le rapport au devenir et à la mort, les projets et le sens que l’on donne à l’agir, la conscience de soi et le rapport à autrui, la liberté et les déterminations… Par sa radicalité, la double expérience de la finitude et de l’altérité est également la pierre de touche de la distinction entre éthique à hauteur humaine et éthique chrétienne. Ce que montre Bonhoeffer dans son commentaire des premiers chapitres de la Genèse : « la limite de l’être humain est au centre de son existence, pas sur les marges » ; la limite est également signifiée par Ève, l’autre d’Adam, qui fait ainsi de cette limite une grâce [16]. Que devient cette double expérience quand elle n’est plus interprétée sous l’horizon d’une référence à un Dieu tout-autre ? Ce changement de modalité signifie-t-il pour autant la perte de toute conscience de ces deux réalités constitutives de la vie ?

L’horizon anthropologique contemporain

21Le choix de J.-L. Nancy comme interlocuteur n’est pas anecdotique ; en effet, issu du christianisme mais s’en étant détaché, ce philosophe n’évacue pas l’héritage chrétien avec la légèreté condescendante que l’on constate chez d’autres, mais, le prenant au sérieux, il prétend en déployer la logique même. Comme Nietzsche, J.-L. Nancy connaît bien le christianisme et c’est pourquoi, tout en les détachant de la sève théologale sans lesquelles elles perdent leur saveur et leurs profondeurs ultimes, il sait en ressaisir les grandes intuitions. S’inscrivant dans le sillage des philosophies de la déconstruction, il réutilise les catégories chrétiennes pour penser un sens hors de toute référence à la transcendance. À ses yeux, le christianisme se déconstruit lui-même et, en se déconstruisant, il déclôt notre pensée et permet d’« ouvrir la raison à sa raison même, voire à sa déraison [17] ». Il s’agit d’élaborer une philosophie qui réutilise les vieux éléments du christianisme en les détachant de tout fondement divin et de proposer ainsi une éthique nouvelle. Cette éthique est placée sous le signe de la grâce paradoxale de « quelques choses » qui se donnent, sans donateur. Il convient de penser un sens symbolique au lieu même de cette réduction matérialiste de l’humain. Comment la question du pourquoi des choses advient-elle, lorsque la transcendance est évacuée : comment passe-t-on du matérialisme au symbolique, quid du propre de l’humain ?

Penser un sens qui ne soit pas assuré par la positivité d’une transcendance

22Amorcée en 2005 dans La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1)[18], l’entreprise se poursuit dans L’Adoration : il convient de penser un sens qui n’ait pas de sens : « Il n’y a pas de sens du sens : cela est adorable [19] ». Adorer, c’est adresser la parole et, dans ce salut, advient le sens de l’existence, son salut. C’est bien, en effet, le sens de l’existence qu’il faut trouver en dépit de l’évacuation de toute transcendance ; et ce sens doit échapper à l’accumulation idolâtrique du capitalisme qui, depuis six siècles, a substitué la « richesse investie et productrice à la richesse glorieuse et improductive [20] », pour déceler ce qui, dans le monde, excède le monde. L’évolution technique et économique conduit à l’anthropologisation du religieux. En effet, le dépassement de l’économie de subsistance par la prolifération techno-capitaliste des biens conduit à l’élimination du besoin religieux : une fois évacuée la lutte primordiale pour survivre, l’orientation à la transcendance s’évanouit d’elle-même. Cependant, pour que cet humanisme ne dépérisse pas, étouffé par son matérialisme, il lui faut trouver du sens qui excède ce naturalisme, et ce hors d’une référence au divin. Reprenant à contre-pied Leibniz – comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien –, Nancy, pour signifier l’absence de donateur et donc d’un sens pré-donné, substitue au singulier, le pluriel : « Don de ceci : qu’il y ait quelques choses, les choses, tous les étant – mais non pas ”quelque chose plutôt que rien“ car précisément rien est ce qu’il y a au lieu du don [21] » ; mais de ce rien, c’est-à-dire de cette multitude, il faut faire surgir un sens qui, pour échapper à la logique productiviste, doit excéder ce monde. La pensée est « rapport à l’excédence en soi, à l’excédence absolue qui est celle de ce qu’on peut nommer l’”être“ aussi bien que ”le monde“ ou ”le sens“ [22] ». Le multiple est ici à l’œuvre plutôt que l’unité et, au cœur de celui-ci, le souci de chercher une cohérence, un sens. Il s’agit de résister à la réduction matérialiste du sens en l’absence même de toute référence à l’ultime, de penser une spiritualité sans Dieu, une excédence jaillie de l’immanence même, sans référence à la transcendance. Et J.-L. Nancy recourt pour cela au matériau chrétien :

23

Du christianisme, il faut extraire ce qui nous a portés et qui nous a produits : il faut, si c’est possible, extraire du fond plus profond que celui de la chose religieuse ce dont la religion aura été une forme et une reconnaissance [23].

« Mystères et vertus » versus « Éclairs et pulsions »

24Le chapitre « Mystères et vertus » est significatif de ce nouvel emploi des notions chrétiennes et de leur traduction dans un champ purement humaniste ; Nancy en transcrit ainsi l’intitulé : « Éclairs et pulsions ». Éclairs : la fulgurance de l’éclat d’un sens qui se donne plutôt qu’il ne se construit ; pulsions : la force, la poussée interne à la raison, vers l’inconditionné. Nancy reprend alors les mystères essentiels du christianisme – la Trinité, l’Incarnation et la Résurrection – et les déclôt de leur configuration chrétienne pour un usage exclusivement anthropologique. Cette déclosion est ontologique : l’être se définit par cette tension qui est mouvement ; c’est la dynamique en elle-même qui définit le sujet, qui ne se tient pas sur une assise – il n’y a pas de fond – mais advient dans le rapport.

25Le mystère trinitaire est interprété comme signifiant le sens en tant que rapport ; et ce sens indique un rapport avec un autre qui n’est pas extérieur. La symbolique trinitaire est la métaphore d’un ordre du monde ouvert « vers un dehors qui n’est pas un autre monde mais cela même qui au sein du monde reste en excès [24] ». Incarnation et résurrection font écho à cette perspective :

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ce « dieu » qui a déjà en lui-même renoncé à son être renonce à sa divinité séparée de l’homme pour la faire « chair » ; épousant de cette chair le caractère mortel, il ouvre dans la mort une autre vie, une vie éternelle. […] Incarnation et résurrection ne disent donc rien d’autre que ceci : c’est à nous, humains, mortels, sans dieux et sans nature, techniciens engagés dans la production indéfinie d’un monde « nôtre », qu’il incombe de faire sens. Mais comme le sens ne se « fait » pas – ne se produit pas –, il nous incombe de reconnaître comment il peut avoir lieu [25].

27Selon cette perspective, le sens n’advient que dans le rapport qui fait de nous des corps ouverts où survient l’esprit donneur de sens ; un sens qui excède le monde tout en étant intramondain.

28Les vertus théologales caractérisent par excellence l’invention chrétienne de la subjectivité : celle d’un sujet qui ne se trouve qu’en se perdant par l’ouverture à l’infini, comme le souligne l’interior intimo meo, superior summo meo d’Augustin (Confessions III, 6, 11) ; pour Nancy, elles sont désormais « les forces qui s’emploient au rapport [26] ». Évitant le terme de « personne » chargé de toute la tradition chrétienne, J.-L. Nancy parle de « sujet » afin d’éviter la réduction juridique vers laquelle oriente le vocable « individu ».

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Le rapport prend le pas sur l’être, il ouvre en fait le sens de l’être, sans que cela porte ombrage aux « sujets ».

30Chacun est engendré par un rapport et le monde est pensé « comme création de rapports plutôt que d’êtres [27] ». La vertu, c’est l’énergie de la pulsion de l’être en quête d’un sens qui se donne de par la facticité de l’être. Cette pulsion se décline selon les trois vertus qui n’ont plus de « théologales » que le nom puisqu’elles sont désormais larguées de leur ancrage à Dieu : l’amour signifie prendre acte de l’existence de chacun et, par là, de l’égalité de tous ; la foi est la pulsion qui donne force à la confiance en l’autre inaliénable ; l’espérance est « la tension gardée dans la confiance que toujours quelque chose ou quelqu’un vient [28] ».

31Le commandement de l’amour signifie la valeur singulière exclusive de tout sujet et c’est en ce sens-là que ce qui est mis en valeur est le rapport lui-même comme producteur de sens : l’unicité de chacun(e) est attestée par ce commandement de l’amour, mais cette unicité « excède l’”un“ de chacun(e) [29] » car elle est de principe et instruit un rapport d’égalité entre tous. Le caractère exigible de l’amour, parce qu’il est sous-tendu par le postulat de l’égalité, ne relève pas du sentiment ; il n’est cependant pas réductible au juridique car il est générosité du sens qui se donne. Foi et espérance sont au service de l’amour. La foi est entendue ici comme fides qua, comme « relation à » qui instruit la considération de tout autre selon le principe fondateur que celui-ci est convoqué à être aimé [30]. Quant à l’espérance, elle se distingue de l’espoir qui est espoir de quelque chose, et « désigne le plus proprement la tension interne à la pulsion [31] » : la tension vers ce qui vient.

32En évacuant de l’approche anthropologique toute référence religieuse, J.-L. Nancy tente d’instaurer une dimension symbolique qui permettrait à l’être humain de ne pas être réduit à un produit de consommation, une chose : la technique, en augmentant la maîtrise de l’être humain sur les corps, etc., s’accompagne d’une idéologie capitalistique qui fait de l’être humain un matériau qu’il faut gérer, et c’est ce qu’il récuse. Les approches anthropologiques traditionnelles, majoritairement référées à une transcendance, cristallisent en celle-ci le sens ultime et la signification du déroulé de l’histoire ; elles y puisent également la signification de la place de chacun(e) à l’intérieur du corps social et, construisant leur anthropologie en lien avec le référent religieux, elles articulent, selon diverses modalités, éthique et transcendance [32]. La réduction anthropologique opérée par J.-L. Nancy conduit la théologie à repenser l’enracinement théologal de ces trois dimensions : comment la question du sens advient-elle en christianisme ? Quelles sont les implications anthropologiques de la symbolique trinitaire ? Comment articuler la libre responsabilité de chaque créature et l’exigence du témoignage chrétien ?

Les ressources théologiques de l’anthropologie chrétienne

33Reprenons, à partir de la proposition de Nancy, ces trois lieux où se joue l’articulation entre éthique et théologique : la donation de sens (histoire et transcendance) ; l’altérité (personne et trinité) ; l’autonomie (alliance, création et responsabilité). Qu’est-ce qui fait que le christianisme ne peut être détaché de la transcendance et caractérise en propre sa perspective anthropologique ?

Interprétation et advenue du sens (sens et histoire)

34Pour J.-L. Nancy, l’orientation religieuse de l’existence ne semble pas devoir survivre au dépassement de l’économie de subsistance. La profusion marchande des biens conduit à prendre conscience qu’il n’y a pas de sens à chercher derrière le rideau de l’humanité ; ce sens doit donc advenir comme jaillissant du rapport des sujets entre eux. Ad-orare : c’est dans le « s’adresser à » que Nancy cherche le sens, la portée symbolique de l’existence pour ne pas la réduire à la fonction biologique et à la productivité matérialiste des choses. Le christianisme comme herméneutique, c’est-à-dire sa capacité à s’interpréter non seulement selon l’ordre de la foi mais aussi selon l’ordre de la raison, se caractérise par une démythologisation qui évacue la signification religieuse au profit de la seule dimension anthropologique :

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Désormais, l’éthique démocratique des droits de l’homme et de la solidarité – avec la question des fins à donner à cet « humanisme », ou celle de la conquête par l’homme de sa propre destination – constitue en somme le sédiment durable du christianisme [33].

36La pluralité des discours portés par le christianisme sur luimême est ainsi considérée comme capacité autodéconstructrice car elle porte en elle-même la démythologisation et, partant, l’anthropologisation de la doctrine.

37Une première perplexité devant le propos de J.-L. Nancy naît de l’affirmation que le bien-être matériel évacue le besoin religieux alors même qu’il n’évacue pas la nécessité de la quête de sens ! Une telle assertion présuppose que l’accroissement des capacités humaines entraîne le recul de Dieu. Bonhoeffer avait déjà bien posé les termes du débat et répondu à la question posée par la sécularisation : il convient de rejeter la représentation d’un Dieu bouche-trou, répondant à nos ignorances temporaires, et de vivre avec Dieu et devant Dieu etsi Deus non daretur ; le chrétien

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doit donc vivre réellement dans le monde sans Dieu sans essayer de camoufler religieusement l’état de ce monde ; il doit vivre « laïquement » et participer par là justement à la souffrance de Dieu ; il peut le faire, c’est-à-dire être libéré de toutes les fausses attaches et des obstacles d’ordre religieux. Être chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine manière, devenir quelqu’un par une méthode quelconque (un pécheur, un pénitent ou un saint), cela signifie être un homme ; le Christ crée en nous non un type d’homme, mais l’homme tout court. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde [34].

39Le sens porté par le christianisme n’est pas un palliatif à la misère humaine ; il ne se déploie pas hors-sol en quelque sorte, de manière étrangère à la condition commune, mais il a vocation à être proclamé, non par des rouages institutionnels liés aux puissances de ce monde (politiques, financières, etc.) mais à la marge, par des communautés chrétiennes pourtant pleinement inscrites dans le monde (ni chrétienté, ni dualisme sectaire). Cela signifie également que les valeurs chrétiennes ne s’épuisent pas dans leur sécularisation car ce qu’elles portent est enté non dans une gnose mais dans une révélation advenue dans l’histoire.

40Entre interprétation mythologique et interprétation selon l’ordre de la raison, il y a le référent historique qui est le facteur négligé par Nancy. La pluralité des registres de discours ne se constitue pas en christianisme à la manière d’un palimpseste où la couche antérieure s’évanouit par superposition d’une autre forme de discours : ceux-ci coexistent et se nourrissent mutuellement. Le concept n’évacue pas le narratif, pas plus que le kérygmatique n’évacue le discours, la cristallisation dogmatique ne supprime pas l’interprétation, etc [35]. La relecture nancéenne du christianisme souligne un débat essentiel cristallisé autour du dogme de l’incarnation et du « sous Ponce Pilate » du Credo : entre histoire et interprétation. Ignorer, de manière gnostique, l’inscription historique du récit en le transposant immédiatement dans des catégories philosophiques serait réduire le référent historique à de l’anecdotique ; sous-estimer, au profit de la seule puissance interprétative, la portée théologique de l’objectivité historique de l’Évangile serait réduire la révélation à une herméneutique de la virtualité où seul le sens donne sens au sens.

41En raison du mode de la révélation biblique, l’histoire, dans une élaboration théologique, ne peut être considérée comme un simple chiffre ; il convient de la considérer dans la complexité de son mouvement et de sa contingence. Certes, cela rend difficile le dégagement du sens dans la décision morale, mais c’est la condition même pour ne pas faire du christianisme une idéologie.

42K. Rahner a montré le caractère non idéologique du christianisme en mettant en avant la dimension historique de l’œuvre du salut ; le christianisme est indissociablement histoire et transcendance et c’est en vertu de sa structure transcendantale que l’être humain est orienté vers l’histoire :

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l’homme, être historique, ne peut épanouir le fond de sa nature et sa vocation éternelle que dans l’histoire, dans le cadre de l’espace et du temps : impossible pour lui de se réaliser dans le sanctuaire de la pure intériorité, de la pure mystique en faisant abstraction de sa condition historique [36].

44Le christianisme renvoie à un sens donné par-delà l’humain, mais ce sens absolu se donne dans la fragilité de l’histoire et non de manière absolue, livré à l’interprétation. Pour autant, le sens ne s’accomplit pas dans la pure intériorité car le mystère de l’Incarnation oriente vers une inscription du sens dans l’histoire. L’écart ouvert à l’interprétation n’est pas l’évacuation de l’ultime, mais le lieu de la liberté et de la responsabilité humaine. Le sens de l’Incarnation est conforté par l’enracinement vétérotestamentaire que Bonhoeffer a bien mis en évidence et qui leste le Nouveau Testament de tout son poids de chair et d’histoire. Enfin, l’orientation eschatologique ouvre le présent vers un accomplissement au-delà de l’histoire, une sorte de réserve du sens et de l’accomplissement. C’est le paradoxe chrétien par excellence, mais qu’il faut sans cesse penser tant il situe dans un équilibre instable, sans cesse à tenir :

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Car les Chrétiens ne se distinguent des autres ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. […] ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme les étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère [37].

46Ce texte de la fin du iie siècle synthétise admirablement la tension entre l’identité chrétienne qui n’est assimilable à aucune coutume et peut donc toutes les endosser, mais qui proclame en même temps des valeurs spirituelles universelles ; tension maintenue entre une participation à la vie terrestre et politique et une distance à son égard.

Symbolique trinitaire, personne et altérité

47Dans la ligne déconstructiviste du rejet d’une métaphysique et du sans-absolu de l’origine du sens, le christianisme, nous l’avons vu, est présenté comme dynamique du rapport et de l’attente :

48Le christianisme est moins un corps de doctrine qu’il n’est un sujet en rapport avec lui-même dans une recherche de soi, dans une inquiétude, une attente ou un désir de sa propre identité [38].

49Il n’y a pas de fond et tout se passe dans le rapport. Pour J.-L. Nancy, de même que le Dieu trinitaire est pensé comme rapport à soi, l’identité du sujet humain se donne à la fois comme certitude et lieu de responsabilité et comme dynamique temporelle du rapport à soi sous l’horizon du thème majeur de l’annonce et de l’attente. Nancy parle de pulsion, de force, d’un sens qui advient. Cette conception qui fait de la pulsion et de son surgissement dans l’immanence du monde donné le principe de l’action permet-elle une réelle pensée de la liberté ? « La pulsion de la raison est son désir de la chose même », écrit Nancy, signifiant ainsi sa tentative d’accrocher à la matérialité le symbolique – le symbolique naissant de l’immanence même et non plus comme lien entre transcendance et immanence.

50Lorsqu’il articule les vertus au mystère trinitaire, le christianisme propose une approche de la personne et de la liberté qui met la relation au cœur de l’anthropologie théologique ; il ne peut pourtant être appréhendé comme « créations de rapports plutôt que d’êtres ». Cependant, J.-L. Nancy touche là une difficulté réelle de la pensée trinitaire. Dans la configuration orientale ou dans la perspective occidentale – en posant les personnes comme relations subsistantes ou en les déterminant d’abord par leur origine [39] –, les débats séculaires ont cherché des formulations évitant le double écueil d’un divin impersonnel se manifestant en trois modalités ou d’un Dieu dont l’unité primerait l’altérité. Plus récemment, Barth et Rahner se sont montrés réservés à l’égard de l’usage du vocable « personne » pour exprimer ce qui distingue en Dieu ; en effet, en raison de l’évolution de sa signification, ce mot désigne non plus d’abord une entité subsistante, mais un sujet conscient et risque ainsi d’orienter vers une perspective trithéiste. Barth a donc préféré l’expression « mode d’être » et Rahner a parlé de « mode de subsistence[40] » ; il ne s’agit pas pour ces auteurs d’évacuer l’entité mais de mettre en avant la dynamique des processions d’un Dieu personnel qui se révèle.

51Faut-il alors, pour penser les enjeux sociopolitiques du mystère trinitaire, préférer au modèle personnaliste moltmannien, le modèle génétique de Ch. Theobald [41] ? S’inscrivant dans le sillage des critiques barthienne et rahnérienne, il propose de penser la Trinité et le lien social à l’aide du concept de procession : ce modèle génétique permet de souligner « l’unité de la communication intra-divine à travers la relation au Logos et au Pneuma [42] ». L’Esprit est alors considéré comme énigme du lien social : le libre dynamisme de l’Esprit ouvre à la dimension sapientielle universalisante ; sa fonction critique du social a pour référent le « Messie inversé » tel qu’il est apparu dans la figure historique du Nazaréen ; enfin, par la médiation du récit des Écritures, l’Esprit opère chez les croyants un travail de réflexivité vers le Père et son pardon toujours déjà donné. La dynamique relationnelle ici mise en avant ne met pas entre parenthèses l’identité des personnes puisque chacune d’elles est en quelque sorte typée : le « Messie inversé » renvoie au pôle historique, visible, institutionnel, et donne des repères objectifs (Mt 25, 31-46) ; l’Esprit est caractérisé par sa triple dimension d’universalisation, de subversion critique et de processus d’identification de la communauté à travers le récit de sa propre histoire ; le Fils et l’Esprit renvoient au Dieu créateur et bon. Ch. Theobald peut alors parler du style chrétien en termes d’effacement, conforme en cela au Dieu qui se dévoile en se voilant et se voile en se dévoilant, pour reprendre la belle formule de K. Barth.

52Cette perspective souligne l’originalité de chacun des trois pôles du divin et fait prendre conscience des enjeux sociopolitiques : l’institution (identification) et la communion (universalisation) sont référées l’une et l’autre au pôle transcendant de la Source. Il est intéressant de compléter cette approche par la théologie trinitaire narrative de Beauchamp. Le bibliste dégage la dimension anthropologique de la Trinité à partir d’une réflexion sur la Sagesse : au monothéisme ouvert du Premier Testament, symbolisé par la figure dyadique de l’Un et la Sagesse – figure synthétisante de l’œuvre de manifestation du Dieu qui fait alliance avec son peuple –, succède la triade lue comme scission de la Sagesse d’où jaillissent Verbe et Esprit : l’Incarnation, expression la plus haute de l’historicité de l’alliance, et l’Esprit qui n’est plus seulement, comme l’était la Sagesse, entité cristallisante mais entité transcendante [43]. Du côté du Verbe, le récit historique n’est pas clos sur lui-même car il ouvre vers une sortie hors de lui-même : la Passion est en effet un récit interrompu par un événement inénarrable, la Résurrection, qui requiert le registre de l’attestation, le kérygme. L’Esprit, « don que s’échangent le Père et le Fils », est alors libéré pour faire advenir du nouveau dans l’histoire : suscitant la liberté chrétienne, il fait rayonner en tout temps, de manière créatrice, le récit évangélique. L’approche de Beauchamp fournit deux données significatives : l’enracinement vétérotestamentaire et sapientiel investit sa perspective de chair et d’histoire et rétablit la dimension trop kénotique, staurocentrique, de son analyse néotestamentaire ; en montrant comment la croix interrompt le récit et ouvre à la Parole attestatrice des témoins du Ressuscité, il donne un indice du statut de la parole chrétienne dans le corps social : on peut, certes, reprocher à sa conception de la nouveauté différenciatrice accomplie par l’Esprit de n’être pas véritablement articulée au déjà-là du Règne mais, par cette rupture même, il signifie que l’histoire des disciples ne prolonge pas le récit évangélique, qu’elle n’en est pas la duplication ; ce que P. Beauchamp exprime autrement en disant que nous ne sommes pas fils du Fils, mais frères du Fils.

53Cette enquête auprès de plusieurs auteurs chrétiens laisse apparaître que le référent maintenu à la transcendance pose trois critères auprès desquels peuvent se vérifier les anthropologies chrétiennes dans la diversité de leurs expressions. Puisque, à la différence de Nancy, la Trinité économique renvoie à la Trinité immanente (sans que cette dernière ne se réduise à la première), elle n’est donc pas simplement le chiffre du lien social et renvoie à la fois à un tupos historique attesté, Jésus de Nazareth, et à une ouverture eschatologique identifiée dans les repères qu’elle donne pour aujourd’hui. Quelle que soit l’option trinitaire prise ou le vocabulaire employé, l’événement qui advient dans l’autocommunication de Dieu n’est pas un pur rapport car il renvoie à la Source, attestée dans la confession de foi. La tension entre les trois pôles : le Dieu bon créateur, l’Incarnation du Fils et la communion de l’Esprit, ne peut donc être pensée comme de purs rapports sans subsistance qui s’épuiseraient dans une kénose totale.

54Il convient alors de prolonger la question soulevée par le débat autour de la personne. Quel que soit le modèle trinitaire privilégié, il y a là une affirmation chrétienne forte de la réalité diamantine de la personne et de la dynamique périchorétique [44] dans laquelle elle s’inscrit de manière essentielle. Au contraire, l’extrême individualisation aboutit à un évidement de la notion qui se retourne en son contraire et débouche sur une vision non personnelle du salut et qui s’exprime, dans les rapports sociaux, par un écrasement des corps et des identités intermédiaires (institutionnelles, sociales). L’approche ricœurienne de la personne, décrivant sa constitution comme une trajectoire à travers le récit et les actes dont elle peut se reconnaître responsable, nous met sur la piste d’une notion de personne compatible avec la perspective chrétienne. Penser la personne à partir de la dialectique liberté et altérité, ne signifie pas pour autant renoncer à une ontologie (voir la dixième étude de Soi-même comme un autre) – ce qui induit une certaine conception de la kénose.

55En raison de la dimension historique de la révélation biblique, et en particulier de l’Incarnation, l’expérience chrétienne ne peut être réduite à une pure intériorité ; cela signifie que la pensée de l’altérité passe par la médiation de l’expérience de la rencontre – qu’elle soit dialogue ou affrontement – avec la singularité incarnée des personnes et des cultures. L’Incarnation et la médiation, deux concepts clefs du christianisme, invitent à se confronter à la pesanteur et à l’opacité de la chair et de l’histoire afin de ne pas faire de l’altérité une pure abstraction. La symbolique trinitaire convoque à penser l’orientation vers le mystère abyssal du divin dans la tension maintenue entre Incarnation et spiritualisation. C’est aussi ce que donne à penser, dans les derniers développements de la recherche biblique, l’attention portée au Jésus de l’histoire. La révélation d’un Dieu qui choisit de demeurer caché, marginal, conduit à penser théologiquement le monde dans sa capacité autonome à se construire et donc à articuler approche philosophique et approche théologique selon une modalité qui respecte cette autonomie.

Don, kénose et liberté, articulation théologique et éthique

56Nancy considère que la conception du retrait de Dieu lié à sa transcendance fait du monothéisme un athéisme. L’unicité de Dieu en signe le retrait et le christianisme porte à son acmé cette théologie de la kénose : « Le christianisme est engagé dès son commencement perpétuellement en procès d’autorectification ou d’autodépassement [45] » ; simultanément s’y réalisent l’affirmation de puissance et le dépouillement de soi. Cet auto-évanouissement est un processus d’engendrement de l’humanisme par le monothéisme – ce par quoi la finitude entre dans l’histoire. Nancy souligne ici une difficulté réelle du christianisme qui doit penser son principe d’universalisation à partir de l’Incarnation, c’est-à-dire une révélation positive dont les Lumières ont contesté, à cause de cela même, la prétention à l’universel. En christianisme, l’universel s’exprime à partir des trois pôles trinitaires : le Père comme source oriente vers une théologie de la création et de la vie donnée inconditionnellement à chacun(e) dans la liberté de sa réception ; le Fils signifie un universel non pas abstrait et anhistorique, mais incarné ; l’Esprit témoigne de la puissance de la présence divine qui n’est pas enclose dans les communautés qui lui rendent explicitement témoignage.

57Une théologie chrétienne de la kénose doit être équilibrée par une théologie de la Création et de l’Incarnation qui désigne la positivité du don, au risque, sinon, de la déconstruction à laquelle aboutit l’interprétation nancéenne [46]. Il ne s’agit pas pour autant de revenir aux vieilles lunes de la chrétienté et de prétendre, comme le fait la Radical Orthodoxy, que seule la théologie, comme science sociale et « même la reine des sciences pour les habitants de l’altera civitas, en pèlerinage dans ce monde temporaire », permet à la société de se comprendre [47]. La limite d’une telle position est double : théologique et sociopolitique. Théologique : en effet, cela revient à oublier la rupture épistémologique soulignée par Beauchamp : si la narration convient à l’Incarnation, c’est le kérygme qui atteste de la Résurrection ; cette rupture signifie l’écart entre le « déjà-là » et « le pas-encore » du Royaume et invite à maintenir la distinction fondatrice entre Monde, Église et Royaume. Sociopolitique : une telle position ne prend pas acte du mouvement de la sécularisation portée par la dynamique même du christianisme, ainsi que l’a montré M. Gauchet. Que ce mouvement vers la sécularisation ne soit pas un accident ni une perte pour le christianisme est une conviction qui s’enracine dans la dynamique même de la révélation trinitaire. Les retours récurrents du refoulé dans la cristallisation identitaire témoignent seulement de cette difficulté à penser le lieu marginal dans lequel l’Église se doit de se tenir à l’exemple de Celui qu’elle atteste.

58Si l’on considère que le monde doit être pensé dans sa capacité à être autonome à l’égard de son Créateur, et si l’on tient que cette autonomie n’est pas liée au seul état infralapsaire mais que la dynamique de l’acte créateur conduit Dieu à poser le monde dans sa liberté, liberté qui est la marque de l’être humain créé à l’image de Dieu, alors la Création doit être pensée de manière positive et subsistante. On ne peut donc mettre en avant le seul mouvement de donation, il convient de prendre également en compte le don lui-même, dans sa capacité à être refusé, à être reçu sans reconnaissance du donateur et à être reçu dans la reconnaissance du donateur. Cette triple modalité signifie qu’il peut y avoir une réception positive du don de telle sorte que les vertus théologales soient vécues à hauteur seulement anthropologique. Cependant, contrairement à Nancy, cette possibilité, pensée d’un point de vue théologique, n’évacue pas l’accomplissement théologal des vertus, puisque le Créateur est reconnu comme en étant la source. Une Source qui convoque à la reconnaître dans la liberté ; cette reconnaissance peut être vécue selon le clair-obscur de qui vit la foi, l’espérance et la charité à hauteur humaine ou selon la claire nomination de Celui qui vient. Seul l’acte de foi (fides quae) conduit à la deuxième posture.

Conclusion

59Nous avons évoqué trois lieux d’intelligence du christianisme qui éclairent sa conception de l’être humain : l’advenue du sens au cœur d’une histoire, celle de l’Alliance où se nouent don de Dieu et libre responsabilité humaine ; la symbolique trinitaire et ses échos anthropologiques ; l’inscription dans le temps long de l’espérance du Règne qui vient. Nous avions esquissé la visée à partir de deux données anthropologiques : épreuve de la finitude et reconnaissance de l’altérité qui sont deux manières d’assumer sa condition de créature. Il nous semble que c’est à partir de ce cadre théologique et anthropologique que peut s’exercer la sagesse prudentielle pour analyser comment, dans les situations concrètes inédites, des décisions honorent le visage de Dieu fait homme, ou le défigurent. La théologie morale est certes confrontée au temps court de la décision, mais elle ne peut faire l’économie de l’inscription de l’agir dans un temps long, comme l’amontré H. Jonas. L’exercice de la prudence (phronèsis) est plus que jamais requis : à l’égard de la nouveauté certes, mais également à l’égard du refus de la nouveauté car il convient de ne pas pousser des cris d’orfraie devant tout ce qui paraît attenter à la vision commune de l’humanité jusque-là portée – Galileo Galilei ! – ; c’est la vision longue qui peut permettre de trouver des repères en profondeur qui ne soient pas seulement des préceptes locaux soumis à variations saisonnières ; certes, cela est plus déstabilisant mais c’est à cette liberté responsable et inventive que l’être humain est appelé par son Créateur.

60Le christianisme ne peut travailler qu’à la marge, soulignait Ch. Duquoc [48]. Aucun retour en-deçà du principe de laïcité ne nous paraît socialement et évangéliquement souhaitable. Que des valeurs chrétiennes puissent être anthropologisées, cela conduit à repenser le statut de la parole chrétienne dans les sociétés sécularisées. Il n’est pas exclu que, conjuguée à d’autres anthropologies, la déliaison entre anthropologie et théologie conduise vers des voies étrangères à la conception chrétienne de l’être humain. L’enjeu est d’évaluer cela à partir du lieu marginal qui est le nôtre : comment attester sans se substituer aux instances sociopolitiques ?


Date de mise en ligne : 07/01/2013

https://doi.org/10.3917/retm.272.0055

Notes

  • [1]
    E. Levinas, « Aimer la Thora plus que Dieu », Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, 3e] éd. revue et corrigée (Biblio-essais 4019), Paris, Albin Michel, 1988, p. 205.
  • [2]
    Cité par E. Levinas, Difficile Liberté, p. 204.
  • [3]
    E. Levinas, Difficile Liberté, p. 204-206, passim.
  • [4]
    E. Levinas, « La trace de l’autre », En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1988, p. 202.
  • [5]
    Nous suivons ici la distinction ricœurienne entre éthique et morale.
  • [6]
    Gh. Lafont, Que nous est-il permis d’espérer ?, Paris, Éd. du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2009. Gh. Lafont évoque les travaux de Ph. Descola, P. Picq et Y. Coppens, E. de Fontenay.
  • [7]
    Ibid., p. 40.
  • [8]
    Sur cette question, voir Cl. Lorius et L. Carpentier, Voyage dans l’anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 2011.
  • [9]
    H. Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Éd. du Cerf, 1990. Les citations sont extraites des pages 69 et 30.
  • [10]
    Nous nous inspirons ici des propos du critique d’art E. Riccomini, lors d’une conférence le 19 août 2011, à l’abbaye de Vallombrosa.
  • [11]
    J. Clair, L’Hiver de la culture (Café Voltaire), Paris, Flammarion, 2011, p. 70, parle d’une esthétique du stercoraire.
  • [12]
    Émission « Répliques » d’A. Finkielkraut, 26 novembre 2011 : l’art de peindre avec J.-P. Marcheschi et H. Olbak.
  • [13]
    Ch. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne (1989), Paris, Éd. du Seuil, 1998.
  • [14]
    « De l’anthropologie philosophique à la politique de la reconnaissance », entretien avec Charles Taylor, Le Débat, n°] 89, 1996/2, p. 208-216. Consulté sur la Toile, citation extraite de la p. 7 de l’édition numérique.
  • [15]
    M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
  • [16]
    D. Bonhoeffer, Création et Chute. Exégèse théologique de Genèse 1 à 3, Paris, Les Bergers et les Mages, 1999, p. 68-69.
  • [17]
    J.-L. Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Galilée, 2010, p. 39.
  • [18]
    Paris, Galilée, 2005.
  • [19]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 19.
  • [20]
    Ibid., p. 30.
  • [21]
    Ibid., p. 23.
  • [22]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 23.
  • [23]
    Ibid., p. 40.
  • [24]
    P. 77. Nancy conclut ce passage ainsi : « Le mystère trinitaire lance cet éclair : le sens est le rapport lui-même, le dehors du monde est donc le monde sans être du monde. »
  • [25]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 77.
  • [26]
    Ibid., p. 80.
  • [27]
    Ibid., p. 108.
  • [28]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 91.
  • [29]
    Ibid., p. 88.
  • [30]
    Dans La Déclosion, p. 221, il emprunte à Marion la notion de phénomène saturé pour l’appliquer à la foi entendue comme « intentionnalité pure ».
  • [31]
    J.-L. Nancy, L’Adoration, p. 91.
  • [32]
    Que ce soit la conception dualiste platonicienne âme-corps (Phèdre), la structure biblique basar, nephesh, ruach (voir, par exemple, R. Martin-Achard, La Mort en face selon la Bible hébraïque, Genève, Labor et Fides, 1988) ou l’anthropologie tripartite paulinienne corps-âme-esprit (voir H. de Lubac, Anthropologie tripartite dans Théologie de l’histoire I, Paris, ddb, 1990) ou encore les quatre niveaux de la Parole dans la tradition hindoue : « la Parole, dans les tantra, correspond à l’aspect d’énergie (Shakti) de la divinité, elle assure le lien entre l’aspect de transcendance et celui d’orientation de la manifestation ; elle est la vie même, le substrat de l’univers, la nature véritable de l’âtman (soi) de chaque être et la source ininterrompue de la révélation » (C. Poggi, « Parole et révélations dans l’hindouisme », dans I. Chareire et Chr. Salenson (dir.), Le Dialogue des Écritures, Bruxelles, Lessius, 2007, p. 104).
  • [33]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 57.
  • [34]
    D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre du 18 juillet 1944, p. 166.
  • [35]
    Nous renvoyons aux travaux récents sur l’herméneutique biblique, notamment ceux de P. Ricœur.
  • [36]
    K. Rahner, « Le christianisme est-il une idéologie ? », Est-il possible aujourd’hui de croire ? Dialogue avec les hommes de notre temps (trad. Ch. Muller), Paris, Mame, 1966, p. 101-143 (texte initialement paru dans le n°] 6 de la revue Concilium).
  • [37]
    À Diognète, V, 1-5, trad. dans Les Écrits des Pères apostoliques, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 490.
  • [38]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 59.
  • [39]
    Voir, par exemple, le débat à propos des personnes comme relations subsistantes entre Vl. Lossky, À l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 72 et Y.-M. Congar, Je crois en l’Esprit Saint, Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 625-627.
  • [40]
    K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, Paris, Éd. du Cerf, 1999 et Traité fondamental de la foi. Étude sur le concept du christianisme (Œuvres, 26), Paris, Éd. du Cerf, 2011, p. 158-162 ; K. Barth, Dogmatique I, 1, 2, Genève, Labor et Fides, 1953, § 9, p. 56-70 ; sur cette question, voir aussi les contributions de : E. Durand, « Trinité immanente et Trinité économique selon Karl Barth » dans E. Durand et V. Holzer (dir.), Les Sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 219-252 et « L’être trinitaire de Dieu révélé comme événement chez Karl Barth et dans sa postérité contrastée » dans id., Les Réalisations du renouveau trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2010, p. 31-60 ; dans le même ouvrage collectif de 2010, voir aussi : B. Bourgine, « La théologie trinitaire de Karl Barth. Les déplacements du 1er au 4e volume de la ”Kirchliche Dogmatik“ », p. 61-85 ; L.-F. Ladaria, « La théologie trinitaire de Karl Rahner. Un bilan de la discussion », p. 87-127.
  • [41]
    Ch. Theobald, Monothéisme et Trinité, « La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social. Contribution au débat sur la ”théologie politique“ » (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 52), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1991, p. 99-137 (repris dans Le Christianisme comme style, Paris, Éd. du Cerf, 2007, vol. 2).
  • [42]
    Ibid., p. 133.
  • [43]
    Pour des références plus précises à l’œuvre de P. Beauchamp, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La Sagesse, la croix et l’Esprit chez Paul Beauchamp », in Paul Beauchamp, sagesse des Écritures, Théophilyon, XVII-1 (avril 2012) p. 95-116.
  • [44]
    Dynamique désignant l’habitation et le don mutuel des trois personnes divines.
  • [45]
    J.-L. Nancy, La Déclosion, p. 59.
  • [46]
    Nous prenons ici position dans le débat autour des théories du don. Une conception kénotique du don telle que suggérée par J.-L. Marion, dans son débat avec Derrida, valorise la voie négative et conduit à penser Dieu à partir des catégories du don et de l’amour plutôt qu’à partir de l’être ; le don se réalise dans l’infinie kénose de la charité et l’attention est portée sur la donation plus que sur le don lui-même ; le risque ici est de perdre la positivité de la création. Voir De surcroît. Étude sur les phénomènes saturés, Paris, puf, 2001 et Dieu sans l’être, Paris, puf, 1991.
  • [47]
    J. Milbank, Théologie et théorie sociale. Au-delà de la raison séculière, Paris-Genève, Éd. du Cerf-Ad Solem, 2010, p. 619. Voir aussi : « Passer de la version rahnérienne de l’intégralisme aux paradoxes dialectiques de sécularisation de Bonhoeffer est une étape facilement franchie : le domaine social est une sphère autonome, et n’a pas besoin de se tourner vers la théologie pour se comprendre lui-même ; mais le domaine social étant déjà une sphère imprégnée de grâce, c’est par conséquent sur une sociologie préthéologique ou une théorie sociale marxiste que la théologie doit se fonder. En conséquence, une critique théologique de la société devient impossible. Et donc, ce que l’on nous offre est tout sauf une véritable théologie du politique » (p. 358). À cette position, qu’il reproche aux théologiens de la libération, J. Milbank oppose une conception de la théologie comme science sociale.
  • [48]
    Ch. Duquoc, Libération et Progressisme. Un dialogue théologique entre l’Amérique latine et l’Europe, Paris, Éd. du Cerf, 1987.

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