Notes
-
[1]
1918-2010.
-
[2]
dyas, ci-après.
-
[3]
Le Silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux. Silence, ci-après.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid., p. 35.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Diogène, 2002/4, n° 200.
-
[8]
« La concupiscence de la connaissance objective » dit-il dans La Trinité, une expérience humaine primordiale.
-
[9]
Diogène, 2002/4, n° 200.
-
[10]
Cela peut se comprendre dans la mesure où le livre a été rédigé sur une très longue période. La version française se fonde sur sa dernière édition.
-
[11]
Dianna Eck, dans Encountering God, soutient que les différentes approches de la tripartition heuristique classique – pluralisme, inclusivisme et exclusivisme – sont compatibles chez une même personne en dialogue avec elle-même. Dans La Rencontre interreligieuse d’après Paul Tillich : pour une nouvelle conception de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme, Laval Théologique et Philosophique, vol. 58, n° 1, Robison B. James soutient que P. Tillich, pour sa part, parlerait plutôt de niveaux de profondeurs différents. Tillich a pourtant bien évoqué ce dialogue avec soi-même, poussé par le dialogue interreligieux. On devrait pouvoir étendre ces remarques au-delà de cette typologie (pluralisme, etc.) précise. Nos vues varient selon nos expériences et réciproquement, dans un processus dynamique.
-
[12]
« Etic » et « emic » en anglais. Ces termes viennent de l’anthropologie et ont pour fonction de distinguer méthodologiquement des descriptions propres ou internes à une culture des descriptions externes, ou depuis une autre culture. Ces modes ne sont pas toujours conscients ou délibérés.
-
[13]
Pourquoi ne le seraient-elles pas, d’ailleurs ?
-
[14]
Cette notion fondamentale de sa pensée réfère aux dimensions cosmique, divine et humaine de l’être humain. « Il n’existe pas trois réalités : Dieu, l’Homme et le Monde ; mais il n’y en a pas non plus une seule : Dieu ou l’Homme ou le Monde. La réalité est cosmothéandrique. C’est notre façon de voir qui fait apparaître la réalité tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre. Dieu, l’Homme et le Monde se trouvent pour ainsi dire dans une étroite collaboration pour construire la réalité, pour faire avancer l’histoire, pour continuer la création. » R. Panikkar, La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Parole présente », 2003 (éd. originale en espagnole, La Trinidad y la experiencia religiosa, 1989). Voir, par exemple, The Cosmotheandric Experience: Emerging religious consciousness, Orbis Books.
-
[15]
Ce thème est développé dans Myths, Faith and Hermeneutics.
-
[16]
On pourrait penser aussi à de nombreuses formes de totalitarismes, communistes en particulier. Les Tibétains en savent quelque chose.
-
[17]
Voir Corollaire II dans Alternatives à la culture moderne, Interculture, n° 77. La créativité est nécessaire pour inventer des espaces qui accueilleront ensuite des réponses concrètes.
-
[18]
Alternatives.
-
[19]
Voir le chapitre 2 sur le geste herméneutique. Ce qui suit est inspiré de ce chapitre.
-
[20]
Il précise plus loin qu’on peut lutter pour la justice ou pour des droits, mais pas pour la paix.
-
[21]
Ibid. : « Je ne peux pas me donner la paix à moi-même, pas même la paix intérieure. »
-
[22]
Dans Alternatives, il résume la culture moderne par trois traits : elle est technologique (technophile, pourrions-nous dire), panéconomique (économicocentriste) et assujettie à l’american way of life.
-
[23]
Voir The Rhythm of Being: The Gifford Lectures.
-
[24]
Voir, par exemple, Sagesse ancienne, Monde moderne, chap. XV.
-
[25]
Dhammapada, stance 183. « Purifier » (pariyodapanam) peut aussi être traduit par « dompter », « maîtriser ». L’esprit est aussi le cœur, ils sont indissociables.
-
[26]
Le Cercle des Anciens.
-
[27]
Je souligne. Croire et Interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, p. 91 (ci-après Croire), cité par Jean Richard dans Théologie herméneutique et théologie interreligieuse : à propos de Croire et Interpréter, Laval théologique et philosophique, vol. 62, n° 1 (ci-après À propos).
-
[28]
« (…) la vérité d’une autre religion ne nous est accessible qu’indirectement, que par le témoignage des adeptes de cette religion » : Jean Richard, Thèses pour une théologie pluraliste des religions, Laval théologique et philosophique, vol. 58, n° 1. Ci-après Thèses.
-
[29]
Thèses.
-
[30]
« Rien ne peut être pour nous révélation, si cela ne vient pas à nous en tant que révélation », dans Dogmatique, p. 19.
-
[31]
À ce sujet, les références sont fort nombreuses. Voir, par exemple : Paul Hayes, « Principled Atheism in the Buddhist Scholastic Tradition », Journal of Indian Philosophy, vol. 16v, n° 1 ; Matthew Kapstein, « Le refus bouddhiste du théisme », Diogène, 2004/1, n° 205 ; ou, plus techniquement, Roger Jackson, « Dharmakirti’s Refutation of Theism », Philosophy East and West, 36:4, octobre 1986 ; ou encore Daniel Arnold, « Can Hartshorne Escape Dharmakirti ? Some Reflections With Implications for the Comparative Philosophy of Religion », American Journal of Theology & Philosophy, vol. 19, n° 1.
-
[32]
Tevijja Sutta, Digha-Nikaya 13. Digha-Nikaya=DN par la suite ; la plupart de ces textes ont été traduits en anglais et mis en ligne surhttp://www.accesstoinsight.org/ ; Wisdom Publications a aussi édité de très bonnes traductions : http://www.wisdom-pubs.org/Pages/c@teachings.lasso. On trouvera une sélection traduite en français par Môhan Wijayaratna dans Les Entretiens du Bouddha et sermons du Bouddha : la traduction intégrale de vingt textes du Canon bouddhique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Point Sagesse », 2001.
-
[33]
Les enseignements évoquent quatre aspects de Mara : un Mara personnifié (le tentateur) et un Mara comme principe des perturbations mentales (klesha), comme agrégats périssables (skanda) et comme seigneur de la mort.
-
[34]
Les termes techniques sont en sanskrit, sans signes diacritiques et sans pluriel.
-
[35]
Littéralement, « samsara » signifie « cercle ».
-
[36]
H. L. Seneviratne, The Work of Kings, the New Buddhism in Sri Lanka.
-
[37]
Tevijja Sutta, dn 13.
-
[38]
Shraddha, plus que la « foi » au sens de l’espérance, réfère à la confiance acquise par et dans la pratique de la voie. Sa fonction est de contrer le doute pathologique du sceptique obtus qui refuse de faire un pas de plus tant que la totalité du chemin n’est pas déployée sous ses yeux et comme déjà parcourue. Sur les « fruits visibles » de la voie, voir le Samannaphala-sutta, dn 2.
-
[39]
Voir, à ce sujet, Le Dalaï-Lama parle de Jésus, p. 79 et 89.
-
[40]
Voir les toutes premières stances du Dhammapada.
-
[41]
Préambule de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate. Les italiques sont miens.
-
[42]
Je n’ai pas l’occasion ici de traiter plus avant la question, fondamentale, du dualisme ontologique Créateur/créature, pratiquement inconnue en Inde, a fortiori dans le bouddhisme. R. Panikkar cite de nombreuses références propres au christianisme à l’encontre du dualisme dans le Silence, mais nous ne pouvons ignorer que la plupart des traditions abrahamiques qui prévalent insistent sur la transcendance radicale de Dieu.
-
[43]
Certains passages, par exemple, du Lankavatara-sutra, du Kalachakra-tantra et du Madhyamakahrdaya-karika de Bhavaviveka. Voir le Soûtra de l’Entrée à Lankâ, chez Fayard ; Le Tantra de Kalachakra, Desclée de Brouwer ; David Seyfort Ruegg, The Symbiosis of Buddhism with Brahmanism/Hinduism in South Asia and of Buddhism with ”local cults“ in Tibet and the Himalayan Region, Österreichische Akademie der Wissenschaften, Beiträge zur Kultur und Geistesgeschichte Asiens n° 58, noté Symbiosis ci-après.
-
[44]
Le terme de nihilisme dans le bouddhisme signifie en premier lieu le rejet de la rétribution des actes, vie après vie.
-
[45]
Voir, par exemple, le Cula-kammavibhanga Sutta pour une formulation canonique du karma.
-
[46]
Voir Romains 3, 28 : « Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi », et la note de la tob (éd. de 1981) : « Plus délicate est la question du rapport entre cette justification gratuite et initiale, et le jugement final. D’une part, l’apôtre insiste souvent sur l’importance des œuvres, l’obéissance à la loi d’amour et le jugement où chacun sera jugé selon ses œuvres. D’autre part, dans les principales évocations de ce jugement, il fonde l’assurance, non sur ses œuvres, mais sur Dieu qui justifie, et sur le Christ qui est mort et intercède pour tous. » Comme on le sait, Blaise Pascal rend admirablement la complexité de ces questions dans ses Provinciales. Les bouddhistes ne peuvent que pencher en faveur du molinisme dans un tel débat, quoique de nombreux présupposés diffèrent, en quoi la question de la commensurabilité se pose à nouveau. Pour autant, le nirvana est au-delà des actes et le Libéré « agit sans agir », c’est-à-dire n’accumule plus aucun karma.
-
[47]
Voir Symbiosis pour ces questions dans le cadre de l’Inde.
-
[48]
Le Dieu impersonnel (Nirgunabrahman) est une constante de cette branche de l’hindouisme, quoiqu’elle ne soit pas incompatible avec le personnalisme divin comme on le voit chez un Advaitiste aussi profond que Ramana Maharshi. On pourrait aussi évoquer le « Gottheit » de Maître Eckhart. Les références bibliographiques sur l’apophatisme chrétien dans l’ouvrage Le Silence du Bouddha sont fort nombreuses.
-
[49]
Les ajouts entre parenthèses sont miens.
-
[50]
Selon l’historien Gérard Fussman (conférences au Collège de France), parler de « schisme » dans le cadre historiographique bouddhique est excessif, précisément parce qu’il n’y a pas d’orthodoxie. Je nuancerais ce propos en rappelant que les écoles de pensée et de pratique identifient clairement ce qui les distingue les unes des autres, d’où mon expression d’orthodoxies régionales.
-
[51]
La tradition doxographique est devenue une grande spécialité du bouddhisme « tibétain », c’est-à-dire himalayen et d’Asie centrale. Les Tibétains ont hérité de cette tradition du bouddhisme indien tardif (des maîtres Shantarakshita, Kamalashila, Atisha, etc.). Sur un plan philosophique, voir, par exemple : Georges Dreyfus, Les Deux Vérités selon les quatre écoles, Vajra Yogini Éditions ; de manière générale, voir : Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme ; dans le cadre de l’Inde, voir : Johannes Bronkhorst, Aux origines de la philosophie indienne.
-
[52]
Voir, par exemple, Donald S. Lopez, « Authority and Orality in the Mahayana », Numen, vol. 42, n° 1, avec les difficultés que cela présente dans le cas du Mahayana.
-
[53]
J’ai coutume de dire, quand je dois présenter ces deux courants historiques majeurs du bouddhisme, que la relation est un peu la même qu’entre le judaïsme et le christianisme : faite d’accords et de désaccords profonds.
-
[54]
Le Mahapadesha est inclus dans le Mahaparinibbanasutta. Voir : Étienne Lamotte, « La critique d’authenticité dans le bouddhisme », India Antiqua, Leyde, 1947 et Id., « La critique d’interprétation dans le bouddhisme », Mélanges Henri Grégoire, Bruxelles, 1949. Ces écrits ne sont pas facilement accessibles, on trouve cependant une traduction anglaise du second dans Donald Lopez Jr. (éd.), Buddhist Hermeneutics, Motilal Banarsidass.
-
[55]
Cela réfère aux déterminations classiques des caractéristiques universelles résumées dans les quatre sceaux : tous les phénomènes composés sont impermanents ; tous les phénomènes contaminés sont insatisfaisants ; tous les phénomènes sont vides d’un soi ; le Nirvana est la paix. Voir, par exemple : Dalaï Lama, Le Monde du bouddhisme tibétain. Ces quatre sceaux ne sont pas canoniques et apparaissent tardivement, mais les trois premiers correspondent aux trois marques de l’existence (trilakshana) développées par Nyanaponika Thera dans The Three Basic Facts of Existence : http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/various/wheel186.html
-
[56]
Né en 1357, mort en 1419.
-
[57]
Ma traduction est basée sur celles de Jeffrey Hopkins dans The Essence of Eloquence I et de Robert Thurman dans The Speech of Gold.
-
[58]
Nagarjuna aurait vécu au iie siècle de l’ère chrétienne, soit environ six cents ans après le Parinirvana, et Asanga au ive siècle.
-
[59]
Voir DYAS et le bon résumé de Gerard Hall : Multi-Faith Dialogue in Conversation with Raimon Panikkar, consultable sur http://dlibrary.acu.edu.au/staffhome/gehall/Hall@Panikkar.htm
-
[60]
Jean Richard souligne la même chose dans À propos : « Je dirai alors que la foi se situe au-delà des croyances, au-delà de toute croyance. Car toute croyance déterminée est contingente par rapport au contenu essentiel de la foi ; elle ne peut être absolutisée ».
-
[61]
DYAS, p. 51.
-
[62]
Si l’on suit Robert Bellah dans sa théorie évolutionniste des religions (voir Religious Evolution), on peut distinguer cinq stades : primitif, archaïque, historique, prémoderne et moderne. À chaque stade, la liberté individuelle et sociale s’est accrue par rapport aux conditions générales d’existence. Les trois caractéristiques de la phase moderne sont : 1. Le salut est sans intermédiaire, avec pour conséquence une dévalorisation du rôle des prêtres. La Réforme en est un bon exemple. 2. L’importance accordée à un perpétuel état intérieur de foi et d’éthique plutôt qu’à des actes religieux épisodiques et spécifiques ; cela entraîne une dévalorisation des rituels. 3. Son intramondanéité, son attachement à des actes concrets et utiles pour la société.
-
[63]
Le Tathagata est un des épithètes les plus courants du Bouddha. Tatha (« cela ») désigne la réalité ultime (paramartha).
-
[64]
Sur la question abondamment débattue du « tétralemme », tant dans les cercles bouddhistes que chez les orientalistes, on se reportera aux travaux de D. S. Ruegg, notamment « Purport, Implicature, and Presupposition: Sanskrit abhipr?ya and Tibetan dgongs pa / dgongs gzhi as Hermeneutical Concepts », Buddhist Philosophy of the Middle, et à ceux de Guy Bugeault, L’Inde pense-t-elle ? Les conclusions de ces auteurs diffèrent de celle de R. Panikkar qui développe longuement ces questions dans Le Silence.
-
[65]
Majjhima Nikaya 72. Les traductions sont miennes.
-
[66]
Anguttara Nikaya 10.93. Les parenthèses sont miennes. Anguttara-Nikaya = AN par la suite.
-
[67]
Majjhima Nikaya 63.
-
[68]
À l’inverse, pour la tradition, si le silence a une valeur pédagogique, c’est avant tout pour montrer que la question est mal posée.
-
[69]
Silence. Voir aussi DYAS, p. 73.
-
[70]
DYAS, p. 42.
-
[71]
Je me demande si l’on ne pourrait pas dire la même chose de Jésus. La théologie systématique n’apparaît que plus tard, avec Paul sans doute.
-
[72]
Sa communauté (sangha) était réputée pour sa haute tenue et sa discrétion. Voir l’introduction saisissante du Samannapahala-sutta, DN 2.
-
[73]
Il faudrait ici distinguer, d’une part, les expériences ordinaires accessibles par la perception directe (pratyaksha), comme n’importe quelle expérience sensorielle personnelle, le goût de l’ananas par exemple, indescriptible à quiconque ne l’a pas goûté par soi-même. Et, d’autre part, les expériences extraordinaires, accessibles par les seules connaissances supérieures (abhijna), comme l’expérience directe de la momentanéité des phénomènes dans leur flux sans cesse renouvelé. Cette momentanéité est néanmoins accessible indirectement et dans sa généralité par le raisonnement (yukti).
-
[74]
Les quatre nobles vérités sont toujours à expérimenter par soi-même, disent les textes.
-
[75]
Respectivement au ve et viie siècle de l’ère chrétienne.
-
[76]
Milindapanha iv. 2. 4. Voir http://www.lesquestionsdemilinda.org/
-
[77]
Rappelons que Panikkar est de père indien hindouiste et de mère catholique catalane.
-
[78]
Il a été proche, en Inde, de Jules Monchanin, Henri Le Saux et Bede Griffiths.
-
[79]
Je dois cette référence à Michael McGhee, Transformations of Mind. Philosophy as Spiritual Practice.
-
[80]
On peut penser, par exemple, à la notion de « pureté originelle » qui semble être une constante dans les traditions religieuses, spirituelles ou mystiques.
-
[81]
Wilfred Smith, « The study of religions is the study of people ».
-
[82]
Silence, p. 270.
-
[83]
Voir, par exemple, ses positions sur les limites de la cosmologie traditionnelle bouddhique dans Tout l’univers dans un atome et sa relation aux sciences, très originale, dans La Voie des émotions. Entretiens avec Paul Ekman.
-
[84]
P. Ricœur, Le Mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1986.
1Raimon Panikkar [1] fut un penseur qui voyait grand et loin. Ses réflexions, à l’échelle du monde, invitent au dialogue des courants de pensée issus de traditions aussi diverses que les religions abrahamiques et indiennes, sans omettre les mouvements intellectuels issus de l’athéisme séculier, héritiers des Lumières et de l’humanisme. Ce dialogue n’était pas pour lui une option, mais une nécessité. Il en expose les raisons dans Dieu, Yahweh, Allah, Shiva : l’inévitable dialogue [2], mais toute son œuvre est finalement dédiée à cette idée.
2Il est clair qu’il portait en lui une profonde inquiétude sur les temps à venir. Le temps de l’optimisme béat du progrès matériel est passé, et, chemin faisant, bien des espérances ont été perdues. Dans Le Silence du Bouddha, dont j’examine ici certaines thèses d’un point de vue bouddhique, la question se pose en ces termes : pourquoi ne pas tenter de sortir de cette crise si profonde – sise dans le « noyau personnel de l’existence humaine » – en tirant partie des fécondations possibles des trois grandes traditions, le (mono)théisme, l’athéisme religieux du bouddhisme et l’athéisme séculier ? Les configurations de ce confluent historique si particulier seraient potentiellement riches de sens. Aussi s’agit-il « de féconder une problématique de l’Occident actuel avec la plus ancienne tradition bouddhiste ». La problématique est celle d’un monde désenchanté qui fuit le divin par manque d’enthousiasme pour les formulations anciennes et se réfugie dans un consumérisme mortifère pour la planète.
3Le corollaire de sa proposition serait que chacun renonce à l’idée de détenir la solution entière pour les autres. J’examinerai plus loin en quoi cela constitue la base de son éthique herméneutique dans l’approche interreligieuse. C’est ainsi qu’une spiritualité nouvelle pourrait prendre forme, orientée par une autre compréhension du divin. Certes, les formes de cette nouvelle alliance sont indécises. Nous allons, ensemble, à la rencontre d’un avenir planétaire incertain. Les peurs des traditionalistes – religieux ou rationalistes – naissent de cette incertitude. Les principes jadis éprouvés semblent bien plus sûrs à ceux que le « désordre » angoisse. Pourtant, « nous ne pouvons plus continuer à accepter ou croire de façon confiante et ingénue les enseignements de nos anciens. Mais nous ne pouvons pas non plus cesser de croire à quelque chose, même si ce quelque chose est rien [3] ». En peu de mots : « l’ancien est en décomposition et le nouveau manque encore de fondement [4] ».
4On n’arrête donc pas la pensée en marche, comme il se plaît à le rappeler, et son attitude est résolument portée vers l’avenir : inutile de ressasser de vieilles recettes quand nous ne disposons plus des mêmes ingrédients. « Le remède », néanmoins, « ne consiste pas dans un comportement iconoclaste, mais en un projet critique [5] ».
5Précisons que ce projet critique ne saurait être, pour lui, purement théorique :
Le mot « critique » ne se réfère bien entendu pas ici au sens courant de « critiquer » (émettre un jugement défavorable, voire négatif) ni non plus à un jugement théorique, mais à la praxis qui fait passer les actions humaines par le crible existentiel de la théorie. Il n’y a pas de critique sans ce crible ni de crible sans des mains qui l’agitent [6].
7Son projet tourne donc autour de l’ orthopraxis, qui est une mise en œuvre concrète et existentielle de la foi, et non la simple adhésion à un ensemble de croyances.
8Il rappelle fort justement, dans Soleil Levant et Soleil couchant [7], comment la quête moderne et obsessionnelle de certitude tourne au cauchemar quand l’esprit rationnel assimile le rationnel à la certitude et donc l’incertitude à l’irrationnel. Il y a là une confusion entre la vérité et l’exactitude (typiquement scientifique [8]) et cette confusion trouve son origine dans une perte de la connaissance symbolique au profit d’un mode de connaissance purement conceptuel, hérité de Parménide.
Les effets collatéraux de la perte de la connaissance symbolique déstabilisent la « certitude » comme idéal auquel nous a habitués la philosophie occidentale moderne [9].
10Cette analyse sonne juste d’un point de vue bouddhique, car la théorie devrait toujours servir une pratique intérieure et personnelle, spirituelle en d’autres termes. La rigueur de l’analyse critique ne doit pas pour autant disparaître, précise-t-il. Or, on peut se demander comment R. Panikkar mène cette exigence dans Le Silence du Bouddha. L’ouvrage est bien trop dense et complexe pour permettre ici une analyse en profondeur. Il fourmille d’idées passionnantes, mais souvent problématiques. Aussi vais-je me cantonner à la question – centrale dans l’ouvrage – du sens de l’athéisme bouddhique. Son interprétation conditionne celle du « silence de Bouddha », qui est au cœur du livre, et j’aborderai aussi ce point. Cela devrait nous permettre de mieux comprendre le sens de sa démarche, ainsi que les enjeux éthiques de son herméneutique.
11Sans trop déformer sa thèse, qui montre par ailleurs certaines oscillations [10], je ne pense pas trahir son intention en disant, d’une part, que, selon lui, le Bouddha n’était pas athée au sens traditionnel ; et que, d’autre part, son silence sur les questions métaphysiques, en particulier sur Dieu, n’indique pas tant un rejet de « l’existence de Dieu » et donc un refus du créationnisme divin, qu’un recentrage sur la question qui mérite réellement notre attention : notre condition humaine. Ce silence serait donc congruent avec l’apophatisme théiste, qui révèle l’insuffisance de tout langage sur Dieu. Si cette thèse est séduisante, elle court néanmoins le risque de tisser des analogies qui ne sont pas nécessairement en accord avec l’essentiel de la tradition interprétative bouddhique. On peut en effet observer que, s’il s’appuie principalement sur les soutras anciens de langue pâli et accessoirement sur certains auteurs occidentaux de la première moitié du xxe siècle, la tradition d’enseignement bouddhique – orale et écrite – est mise entre parenthèses par l’auteur, ce qui lui permet de suggérer une interprétation qui nourrit sa théologie.
L’enjeu éthique
12Procéder ainsi ne pourrait-il dès lors constituer une forme de manquement éthique au dialogue interreligieux ? Pour en juger, il faut mettre en regard ce que l’on attend généralement du dialogue interreligieux, ce que l’on est en droit d’en espérer et son éthique très particulière de ce type de dialogue.
13L’une des raisons principales qui motive le dialogue interreligieux est d’apprendre à mieux connaître, et comprendre si possible, ceux qui ne partagent pas la même foi, la même vision, le même idéal que soi. Une autre raison principale peut être d’enrichir son propre cheminement spirituel.
14L’enjeu de la première est immédiatement éthique : le respect et l’acceptation de l’autre dans ses différences, sans rejet ni dessein d’assimilation. Cela implique de ne pas caricaturer les raisons qu’il ou elle a de croire ou ne pas croire comme nous. Il s’agit dès lors de faire l’effort de ne pas réduire les convictions d’autrui à des catégories établies a priori, par ignorance ou dogmatisme. Car les raisons de croire ou de ne pas croire sont complexes et variées ; elles sont propres tant aux individus, qui évoluent dans le cours d’une vie ou oscillent entre différents pôles d’intuitions et de compréhensions [11], qu’aux communautés, qui évoluent historiquement. Techniquement, cela implique de privilégier un point de vue emique sur un point de vue etique [12]. Concernant l’exégèse, cela implique de ne pas faire violence aux textes et de se référer aux consensus majeurs dégagés par les courants autorisés d’interprétation.
15Mais que faire lorsque certaines positions religieuses fondamentales sont en opposition [13] ? R. Panikkar préfère dans ce contexte le dialogue-dialogique au dialogue-dialectique. Le dialogue-dialogique se veut être une rencontre par enrichissement mutuel qui abandonne tant l’exclusivisme que l’inclusivisme pour une reconnaissance pleine et entière de notre nature « cosmothéandrique [14] » commune. Il évoque ainsi une « interpénétration dialogale ». L’espace dialogique est celui de la rencontre subjective de cœur à cœur [15], l’espace intersubjectif d’ouverture complète à l’autre. Cela implique un désir d’apprendre de l’autre. Il ne s’agit donc pas d’une simple sympathie, comme elle pourrait naître de la rencontre de personnes de bonne volonté qui se reconnaissent dans une communauté de vécu et de sentiment, mais d’une mise en commun de toutes les ressources disponibles en vue de concevoir de nouvelles connaissances fécondées par l’amour et l’amitié. Cette connaissance, qui répond à la seconde raison évoquée à l’instant, doit servir une « cosmovision » pour les temps à venir : « préparer un changement cosmique dans l’aventure de l’univers », comme il le dit de la « Christianie ».
16Il nomme le principe qui sous-tend cette démarche le « désarmement culturel ». C’est pourquoi il propose, dans le cadre des rencontres interreligieuses, mais aussi inter-civilisationnelles, une éthique du désarmement culturel. L’idée est que l’argumentation dialectique est trop régulièrement utilisée comme moyen de pression ou comme arme dans une visée hégémonique, occidentale en particulier selon lui [16]. Cela va dans le sens contraire de l’ouverture, de l’écoute et de la créativité [17]. Dans le même esprit, il développe l’idée de privilégier le mythos propre à chaque culture (et religion) sur le logos. Le mythe est ce qui nous dépasse et nous meut, tandis que le logos, associé à la conceptualisation opérée par l’entendement, est par nature trop réducteur. Ce désarmement culturel est la condition d’un dialogue authentique, dialogal donc, à la différence d’un dialogue-dialectique qui ne permet au mieux qu’une discussion polie, mais jamais dénuée d’arrière-pensée, le mode dominant des arrière-pensées dans ce contexte étant de vouloir convaincre. Or, c’est une conviction profonde chez lui, personne n’est le dépositaire unique de la vérité. Cela implique que chacun puisse devenir un « centre d’intelligibilité [18] ».
17Pour placer les intervenants « à égalité », il faut mettre de côté l’intention de convaincre, taire le jeu antithétique des arguments et laisser la vérité émerger dans le cœur. La réceptivité alors est privilégiée. Comme il le dit dans Le Désarmement culturel [19], la paix n’est pas quelque chose qui se donne ou qui se gagne, mais elle se reçoit. Elle résulte d’une grâce et toute lutte pour la paix finit par être contre-productive [20]. La paix, ici, n’est pas la paix des armées, la paix sociale, ni même la paix de l’esprit (la simple quiétude) [21], mais l’ouverture vers la transcendance invisible – religieuse, spirituelle – qui est source de créativité dans la vie. La paix est quelque chose de vivant qui ne se laisse enfermer dans aucune formule syllogistique ou profession de foi, mais relève plutôt d’une attitude entière : à la fois politique, morale, religieuse, elle touche profondément au telos de la vie.
18La question dès lors est de savoir ce que signifie recevoir une paix qui n’est donnée par personne, pas même par un Dieu omnipotent. La réponse est que la paix émerge lorsque les conditions sont favorables et, surtout, que les conditions non favorables sont écartées. En langage chrétien, elle est l’œuvre de l’Esprit Saint compris comme la racine même de la réalité complète. En langage bouddhique, on pourrait dire qu’elle est l’expression naturelle et spontanée – ou libre – de l’esprit qui a cessé de s’identifier aux formes superficielles de l’existence. Plus loin, R. Panikkar dit que nous dé-couvrons la paix, la dé-voilons, mais ne pouvons la conquérir. Une de ses propositions est dès lors que la victoire ne mène jamais à la paix.
19Pour R. Panikkar, cette compréhension d’une paix ou d’une vérité vivante se heurte à l’artificialisation moderne de l’existence [22]. C’est pourquoi il est décisif – mais si difficile – d’inventer ou de réinventer une philosophie de la paix, non au sens d’une pensée à propos de la paix, mais qui émerge de la paix. La différence est que la philosophie de la paix au second sens reflète l’harmonie de la réalité – harmonie dont il faut supposer qu’elle est la structure ultime de la réalité, les deux termes étant alors synonymes – et y contribue. Cette structure ultime est à la fois la norme de ce qui est et de ce qui doit être, en quoi notre participation active est requise.
20Cette participation prend la forme d’une coopération, d’une synergie, non pas en vue d’une fin prédéterminée mais de la vie elle-même comme cheminement et processus dynamique (ce qu’il appelle le « rythme de l’être [23] »). En bref, la paix n’est pas un état mais une création. C’est pourquoi la paix intérieure participe de la paix extérieure, et réciproquement. Qui plus est, cette participation requiert un effort collectif à l’échelle de l’humanité, aucune culture, religion ou tradition ne pouvant à elle seule résoudre les apories et difficultés qui se posent désormais à elle. R. Panikkar plaide ici pour un pluralisme décomplexé et c’est le mythe plutôt que le discours qui permettra de franchir les obstacles du quant-à-soi.
21Il n’est pas inutile à ce stade de mettre en regard cet ensemble de propositions avec celles du Dalaï Lama actuel, lui aussi infatigable promoteur de la paix dans le monde. Il en appelle pour sa part au « désarmement intérieur ». Les innombrables conflits qui affligent l’humanité ont systématiquement pour origine [24], du point de vue qui est le sien, les passions ou les perturbations mentales (klesha). Travailler sur son esprit et pacifier les émotions destructrices telles que l’envie, la jalousie, la haine, le désir de vengeance, etc., mais aussi transformer l’oppression sociale, le mépris et l’exploitation des autres en altruisme authentique, forment les linéaments d’une éthique de la non-violence (ahimsa) dont le Bouddha historique fut un des tout premiers défenseurs : « Ne pas faire le mal, œuvrer au bien, purifier son esprit, tel est l’enseignement de tous les éveillés [25]. »
22Sur le plan interreligieux, sa stratégie est néanmoins différente de celle de R. Panikkar. Dans le cadre des rencontres interconfessionnelles, mais aussi des conférences publiques, Sa Sainteté place toujours la discussion ou l’échange au plan de notre humanité commune. C’est ainsi qu’il peut dire : « Ma religion est celle de l’amour. » Le but de ses interventions est alors de nous enjoindre à devenir de meilleurs êtres humains (« better human beings »), sans incliner vers aucune spécificité religieuse. Dans cette perspective, comme le veut aussi Raimon Panikkar, tout le monde est invité à se joindre au dialogue, sans restriction aucune. Mais, confronté aux questions des oppositions doctrinales dans le cadre des enseignements proprement bouddhistes, il ne cherche pas à les passer sous silence. En réalité, le Dalaï Lama est opposé à la fusion des traditions parce que la diversité est à ses yeux une richesse pour l’humanité. Elle est une richesse parce qu’elle permet à chacun d’exister librement.
Personnellement, j’essaie de réduire cette contradiction comme ceci : lorsque nous parlons de l’humanité, nous devons œuvrer dans le sens du pluralisme ; lorsque nous passons à l’échelle individuelle, un véritable approfondissement ne peut se faire qu’en choisissant une voie d’éveil spécifique. Pour moi, le bouddhisme est ce qu’il y a de mieux, mais cela ne signifie pas que le bouddhisme soit ce qu’il y a de mieux pour chaque cas particulier et pour le monde entier [26].
24En s’appropriant certains enseignements bouddhiques dans l’intention de nourrir une vision religieuse pour les temps à venir, R. Panikkar est peut-être proche d’une pratique de la théologie herméneutique soutenue par des théologiens comme Claude Geffré. Celui-ci définit ainsi cette pratique, dans le cadre du christianisme :
Qui dit herméneutique dit réinterprétation du message chrétien en fonction de notre expérience historique. Comme on l’a vu, il n’y a pas de théologie herméneutique sans prise au sérieux de la corrélation entre l’expérience fondamentale de la première communauté chrétienne, celle qui s’est traduite dans les textes fondateurs du christianisme, et puis notre expérience historique en tant qu’hommes et femmes du xxie siècle [27].
26Si cet effort de réinterprétation se justifie, dans la mesure où une tradition vivante et viable est une tradition dynamique qui sait se remettre en question sur certains points, il se trouve que l’herméneutique bouddhique a ses propres règles, en particulier celles qui définissent les pratiques de transmission orale et écrite, dont il ne me semble pas souhaitable ni même possible de s’affranchir totalement. J’y reviendrai bientôt.
27Ce projet de révision n’est sans doute pas au goût de tous les chrétiens. C’est à eux de se prononcer à ce sujet. Pour ma part, une question fondamentale subsiste du point de vue bouddhiste : la démarche herméneutique du théologien est-elle au fond acceptable ? N’est-il pas étrange de sa part de citer les écritures qui lui conviennent, en omettant les autres ? Est-il légitime de s’accaparer librement les écritures d’une religion pour nourrir son propos ? Peut-on réécrire le premier sermon du Bouddha comme il le fait à la toute fin du livre, réinterprétant ainsi radicalement l’intention avérée du fondateur, en plaçant la joie, plutôt que l’insatisfaction et la douleur, au fondement de l’existence, dans une stratégie clairement plus théiste que bouddhiste ? Cette méthode ne disqualifie-t-elle pas l’ensemble de sa démarche dans la mesure où elle peut décourager des lecteurs ou auditeurs potentiels ?
28Si nous comprenons le dialogue interreligieux comme l’opportunité d’entendre ce que l’autre peut nous dire de sa foi, de recevoir son témoignage, sachant que nos fois sont, sous certains rapports au moins, inconciliables et nos visions incommensurables [28], il est étrange de vouloir interpréter le ou les fondateurs en laissant de côté l’exégèse traditionnelle. Comme le dit si bien Jean Richard [29] en se référant à Paul Tillich [30], il ne s’agit pas simplement de témoigner d’un « d’après nous » (ou d’un « selon nous »), mais d’un « pour nous », à savoir de ce qui nous touche et nous motive au niveau existentiel ou spirituel le plus profond. Chercher à comprendre ce qu’un ensemble de traditions disent du message de leur(s) fondateur(s), c’est donc se mettre à l’écoute de ce « pour nous ». Or, il me semble que « pour nous » les bouddhistes, la dualité ou la coupure ontologique radicale entre le Créateur et les créatures n’est pas justifiée.
La question de l’athéisme bouddhique
29Ce n’est pas tant que les bouddhistes refusent l’existence de Dieu que celle d’un Dieu créateur. Le Bouddha parlait avec les dieux. La question de l’athéisme du Bouddha est dès lors délicate. Il faut, en tous cas, comprendre que le refus de l’idée d’un dieu créateur est justifié pour un bouddhiste [31]. Certains arguments rejoignent à l’évidence ceux de l’athéisme séculier, quoique le parallèle s’arrête là. C’est d’ailleurs pourquoi R. Panikkar parle du bouddhisme comme d’un « athéisme religieux ».
30Selon une certaine théologie du brahmanisme tardif, mais contemporaine du Bouddha, ou en tous cas des premières écritures canoniques, Brahma est « le maître sur lequel personne n’a de maîtrise, qui voit la totalité, le puissant, le faiseur, l’architecte, le chef, le créateur, le maître et père de tous les êtres qui sont, ont été et seront [32] ». Il est donc bien le Dieu créateur.
31Dans les Nikayas, qui regroupent les principaux discours (soutra) du Bouddha, la question est traitée de manière morale, épistémologique et ontologique. Nous n’allons pas reprendre toutes ces questions dans le détail. Mais il faut noter que si les nombreux arguments bouddhiques à l’encontre du créationnisme divin sont souvent les mêmes que ceux de l’athéisme séculier ou philosophique, on ne peut dès lors affirmer, comme le fait R. Panikkar tout au long du livre, que le Bouddha n’a pas posé la question de Dieu, qu’il s’en est détourné, ou qu’il n’a pas jugé « utile » d’en parler.
32Rappelons à ce sujet qu’il y a, sur le plan moral, un rejet très net de toute théodicée. En réalité, selon la « cosmovision » bouddhique, c’est Mara [33], le tentateur et deva déchu, qui contribue à maintenir les êtres animés dans le samsara en les illusionnant et en suscitant leurs passions (klesha [34]). Or, le samsara est le lieu de la déchéance et de la mort. Si Mara et Satan jouent un rôle similaire, tous deux « princes des ténèbres », le monde pour les bouddhistes est en dernier ressort la création des êtres qui l’habitent. La vie n’est donc pas « sacrée » car la maladie, la vieillesse, la mort et la décomposition en sont le terme inévitable : « Tout ce qui est agrégé se désagrégera ». Le samsara, sans telos, est finalement absurde. Si l’état du monde biblique après la « chute » correspond, analogiquement du moins, au samsara, ce dernier s’inscrit dans une temporalité circulaire [35] indéfiniment reconduite et ne connaît pas d’origine première, divine encore moins.
33Sur le plan épistémologique, de nombreuses objections sont portées à l’idée de création divine. On peut même discerner une ironie certaine dans les propos du Bienheureux (Sugata). Dans nombre de soutras, il est dit que Brahma pense ou s’imagine être le créateur de l’univers. Premier à peupler le Brahmaloka lors de la phase d’expansion de l’univers, et aspirant à un peu de compagnie, il s’attribue la paternité des êtres qui apparaissent après lui, tandis qu’eux le vénèrent comme leur père. Cette manière de traiter les mythes védiques est courante dans les soutras. Quand les brahmanes revendiquent la supériorité de leur caste en invoquant les Védas, affirmant qu’ils sont « nés de la bouche de Brahma », le Bouddha leur fait remarquer qu’ils sont, comme les autres, nés de l’utérus de leur mère, comme celles-ci peuvent en témoigner. Pour comprendre cette volonté de déconstruction des mythes védiques, rappelons que le bouddhisme fut « le premier grand mouvement de réforme universaliste et anti-ritualiste de l’Inde [36] ».
34Au-delà même de l’ironie, le Bouddha peut être sévère envers ces brahmanes qui invoquent Brahma dans l’espoir de le voir « face à face [37] », sans que cet espoir repose sur aucune évidence, en particulier pour eux-mêmes (ceci expliquant sa sévérité). Leur foi, assise sur le seul témoignage des Védas, est déclarée « risible, vaine et vide ». Le Bouddha ne dit pas littéralement que ce face à face soit impossible, mais il déclare qu’une croyance dont on ne sait rendre compte autrement qu’en invoquant ce que d’autres en ont dit est sans fondement. Ce sera un credo de l’épistémologie bouddhique : une foi (shraddha [38], confiance, adhésion) qui ne repose pas sur une expérience personnelle et sur des raisons saines est instable et sujette au trouble.
35Sur le plan ontologique, et incidemment éthique et sotériologique, l’idée d’un dieu créateur est contradictoire avec le cœur même de ses enseignements [39] : l’origine interdépendante des phénomènes, quels qu’ils soient. À supposer qu’il soit aberrant d’identifier le Brahma védique au yhwh biblique, et que les critiques du brahmanisme ne soient pas légitimement extensibles à toute théologie, l’idée d’un dieu créateur et maître du destin des créatures n’est pas compatible avec l’observation du Bouddha : « tous les êtres sont le produit de leurs actes [40] ». Cette conception est incommensurable avec cette autre : « Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter toute la race humaine sur la face de la terre ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut s’étendent à tous, jusqu’à ce que les élus soient réunis dans la Cité sainte, que la gloire de Dieu illuminera et où tous les peuples marcheront à sa lumière [41]. »
36Les Pandits les plus respectés, et toute la tradition exégétique bouddhique ultérieure, ont ainsi massivement contribué au rejet du créationnisme divin [42], à quelques rares exceptions près [43]. Ces exceptions sont probablement à mettre au compte d’une approche inclusiviste, proche d’une théologie de l’accomplissement, pour laquelle les théistes ne tournent pas le dos à une évolution spirituelle, à l’inverse des matérialistes nihilistes [44]. Hormis certaines dérives critiquées dans les écritures (certains sacrifices notamment), les théistes reconnaissent en effet des principes moraux salutaires (ne pas tuer, etc.). Ces principes motivent des actes qui les « projettent » dans des mondes supérieurs ou humains. C’est ce que la tradition appelle le « véhicule des hommes et des dieux ». Cette question, qui touche à la nature dynamique des actes (karman) [45] ou des œuvres, est néanmoins plus complexe qu’il n’y paraît au regard de la doctrine chrétienne [46].
37On ne peut exclure la possibilité de lire les exceptions mentionnées à l’instant comme l’expression d’une unité transcendante des religions [47], mais cela demanderait une révision de l’idée classique de Dieu, tâche à laquelle semble avoir voulu s’atteler R. Panikkar. Cette révision passe, pour lui, par certaines idées issues de la tradition apophatique chrétienne et du Vedanta Advaïta [48]. Elle passe aussi par une forme de reconnaissance des critiques philosophiques issues de l’athéisme.
Questions d’herméneutique
38Une difficulté mérite d’être mentionnée néanmoins. Raimon Panikkar se déclare ouvertement « bouddhiste ». Dans Le Dialogue intra-religieux, il dit de lui-même :
J’ai quitté (l’Europe) comme un chrétien, ai découvert (en Inde) que j’étais hindou, et je suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien [49].
40C’est cet itinéraire qu’il retrace dans Le Silence du Bouddha, comme il l’explique dans l’introduction à ce livre. Si aucune expérience personnelle n’est relatée, c’est qu’il faut lire cet ouvrage comme une série d’interrogations vécues à un niveau personnel dans leur portée universelle. C’est pourquoi il le présente comme l’« écriture de la vie d’un homme » dans un siècle qui aura connu de profonds bouleversements. L’homme en question, précise-t-il, n’est pas l’individu abstrait des sciences humaines mais une personne unifiée, l’autos compris comme microcosme vivant ; sa vie est un fragment du bios de l’humanité et la graphia une tentative de fertilisation des grandes traditions théistes, bouddhistes et séculières.
41Du point de vue bouddhique, le seul que je sois en mesure d’évaluer ici, la question se complexifie dans la mesure où il n’existe pas d’orthodoxie au sens strict. Il y a, certes, des orthodoxies « régionales [50] », les doxographies (siddhanta) en témoignent [51]. Plus encore, les lignées d’enseignements sont cruciales dans la mesure où la transmission orale est encore considérée comme la source majeure d’authenticité par toutes les écoles bouddhiques [52]. Mais il est difficile de s’accorder sur une doctrine complète unique, en particulier quand on prend en compte les différences cruciales entre les visées du Hinayana et du Mahayana, sans même parler des pratiques du Vajrayana. La doctrine du véhicule unique, l’ekayana, une émanation du Mahayana, et le Mahayana lui-même, ne sont pas même acceptés comme orthodoxes par les écoles du Hinayana [53].
42Il n’en reste pas moins que cette complexité peut être démêlée à l’aide de certains principes. Selon le Discours sur les grandes sources [54], un discours, pour être reconnu comme la parole du Bouddha, doit avoir été entendu par soi-même directement du Bouddha, ou d’une communauté monastique, large ou restreinte, ou d’anciens (thera) renommés ; il doit, en sus, se conformer aux soutras, c’est-à-dire la compilation des discours du Bouddha, et ne pas entrer en contradiction avec le Vinaya, qui est la compilation des règles éthiques et de la discipline ; et enfin, selon certaines versions, ne pas entrer en conflit avec la réalité (tattva, la manière d’être des phénomènes [55]).
43Ces critères d’authenticité, qui ont du s’avérer cruciaux durant la compilation des enseignements et de leur écriture, montrent assez l’importance de la lignée et d’une transmission orale ininterrompue. C’est une des premières choses que l’on apprend auprès d’un maître. La prise de refuge elle-même doit respecter cette transmission, puisqu’elle remonte au fondateur lui-même. D’autre part, l’ensemble des enseignements doit être pris en compte pour l’interprétation ; des passages isolés ne peuvent faire, seuls, autorité.
44Ces références à la tradition d’enseignements pourraient paraître contradictoires avec ce passage bien connu du Kalama-sutta :
Allez, Kalamas, ne vous fiez pas à ce qui a été acquis du fait de l’avoir entendu de façon répétée ; ni du fait de la tradition ; ni du fait de la rumeur ; ni du fait que cela se trouve dans une écriture ; ni du fait d’une supposition ; ni du fait d’un axiome ; ni du fait d’un raisonnement spécieux ; ni d’un parti pris en faveur d’une notion à laquelle on a pu réfléchir ; ni du fait de l’apparente habileté de quelqu’un d’autre ; ni du fait de la considération : « Ce moine est notre maître spirituel ».
46Mais comme l’explique Djé Tsong Khapa [56] dans son ouvrage majeur sur l’interprétation, reconnaître et réaliser la réalité (l’ainsité, tattva) « requiert de savoir différencier, au sein des enseignements du Conquérant, le sens qui appelle une interprétation (neyartha, le sens provisoire) du sens définitif (nitartha). Pour autant, cette différentiation des deux ne peut être établie simplement en s’appuyant sur des écritures qui affirment : « Tel est le sens à interpréter, tel est le sens définitif [57] ». Sinon, les œuvres des commentateurs seraient inutiles et ce serait oublier qu’il y a des conflits d’interprétation au sein même des enseignements canoniques. Ces conflits s’expliquent par la diversité des auditeurs. Il faut donc s’appuyer sur les grands « Ouvreurs de Voie » que furent Nagarjuna et Asanga [58], tous deux prophétisés par le Bouddha, quand bien même « au final cette différentiation doit être conduite par des raisonnements irréprochables ». Car :
(…) nous devons nous mettre en recherche de ce sens en nous appuyant sur leurs raisonnements qui invalident fort justement toute interprétation de sens définitif comme étant autre chose que ce qu’il est, excluant qu’il puisse donc être interprétable, établissant par là ce qu’il a de définitif.
48Maintenant, quelles sont les règles de la rencontre religieuse selon R. Panikkar [59] ? Comme cela a pu transparaître dans ce qui a été dit plus haut, celle-ci doit dépasser toute tentative d’apologétique, ouvrir les participants à des changements possibles au cœur même de leur foi – la foi étant différente de la croyance [60] –, répondre aux défis actuels sans se réfugier dans un retour stérile au passé d’une tradition fermée sur elle-même, ne pas s’enfermer dans des registres de compétences « professionnelles » (académiques, cléricales, etc.), mais viser plutôt l’ouverture du cœur et l’espérance. Autrement dit, l’expérience authentique de la rencontre, dans sa radicalité, ne se soumet à aucune dogmatique. Tout cela sous-entend une foi dans la vérité qui ne se laisse pas brider par les doctrines et vise même « une interprétation entièrement nouvelle de la religion [61] ». En cela, R. Panikkar est évidemment en phase avec une redéfinition moderne et contemporaine de la foi [62].
49Dans le Silence, R. Panikkar montre une compréhension souvent juste et profonde des enseignements du Bouddha. Mais il ne tire pas toujours les conclusions qu’il faudrait du point de vue de la tradition. Son bouddhisme est idiosyncrasique et nourrit sa propre recherche. Or, il n’est pas sûr qu’il puisse être entendu au-delà de certains cercles particulièrement bien disposés et surtout très restreints. On peut alors se demander si cela ne dessert pas son but.
Le silence du Bouddha
50Reprenons la question du silence, au cœur du Silence du Bouddha. En réalité, tandis que l’auteur attribue au silence une place centrale dans le magistère du Bouddha, seul un certain nombre de questions précises se sont heurtées au silence du Vainqueur. L’Avyakata Samyutta est une compilation de soutras relativement courts des contextes dans lesquels le Bouddha a refusé de répondre à ses interlocuteurs. On trouve d’autres références en Majjhima Nikaya 63 et 72.
51La liste des questions irrésolues tourne autour de dix thèmes : Le cosmos est-il éternel ? Est-il non éternel ? Est-il fini ? Est-il infini ? Le corps est-il le même que l’âme (jiva) ? Le corps et l’âme sont-ils deux choses séparées ? Est-ce que le Tathagata [63] existe après la mort ? N’existe-t-il plus (pas) ? Les deux ? Ni l’un ni l’autre [64] ?
52À chaque fois, ces questions ont rencontré le silence. L’Aggi-Vacchagotta-Sutta [65] donne la raison de ce silence : les vues auxquelles elles se réfèrent sont « un fourré d’opinions, un maquis d’opinions, un entortillement d’opinions, une contorsion d’opinions, un joug d’opinions. Elle s’accompagne de souffrance, d’angoisse, de désespoir, et de fièvre, et elle ne conduit pas au désenchantement, à l’absence de passion, à la cessation, au calme, à la connaissance directe, au plein Éveil, à la Libération ».
53Ces raisons indiquent en quoi elles entachent l’esprit de qui les pose, à savoir qu’elles agitent l’esprit en vain, étant sources de querelles et d’attachement à ses propres vues, et en quoi elles empêchent le fruit de la vie sainte. Le Ditthi-Sutta [66] expose plus avant comment l’identification aux vues (ou leur appropriation égotique) est source d’insatisfaction et sans fondement :
Tout ce qui est amené à l’être, fabriqué, voulu, produit en dépendance, est sans consistance. Tout ce qui est sans consistance est insatisfaisant. Tout ce qui est insatisfaisant n’est pas (assimilable au) moi, n’est pas ce que je suis [intrinsèquement], n’est pas mon « soi ».
55Le Cula-Malunkyovada-Sutta [67] montre que l’adhésion à ces vues ne contribue en rien à la vie sainte :
Pourquoi sont-elles sans réponse de ma part ? Parce qu’elles sont sans rapport avec le but, elles ne sont pas fondamentales pour la vie sainte. Elles ne conduisent pas au renoncement, à l’absence de passions, à la cessation, au calme, à la connaissance directe, à l’éveil par soi, à la dé-liaison. C’est pourquoi elles sont sans réponse de ma part.
57Certains discours comme les Anguttara-Nikaya 44.1 et 44.10 expliquent que toutes ces questions reposent sur une méconnaissance et une fausse appréhension des cinq agrégats et des sphères sensorielles. Or, si les cinq agrégats sont bien les constituants de l’existence humaine, le « matériau » de ce que nous sommes proprement dit en tant que « personnes », le Tathagata est « passé » complètement au-delà des agrégats. De sorte qu’il est totalement indescriptible, ineffable, au-delà de toute catégorie empirique et de raison, au-delà même de l’être et du non-être.
58Il faut comprendre que l’attitude de celui ou celle qui pose les questions, ainsi que les présupposés qui les soutiennent, sont de première importance. Les vues sont source d’identification et donc d’orgueil, d’agitation et de renforcement de l’ego. On comprend ainsi pourquoi le Bouddha insiste sur la manière de vivre en accord avec les principes de la vie sainte. Les chapitres sur le religieux et le vrai brahmane du Dhammapada sont ici essentiels.
59Or, dans le Silence, le théologien ramène le silence du Bouddha à une problématique unique : l’ineffabilité de l’absolu ou de la réalité. Il estime que l’état d’esprit du questionneur est tout à fait secondaire [68]. Il soutient, à juste titre me semble-t-il, que la totalité dépasse toute capacité d’entendement et donc tout point de vue particulier. Aucun système de pensée, religieux ou autre, n’épuise le réel.
Il est possible que tout obéisse à une « raison » d’être. C’est pourquoi on peut découvrir un ordre des choses, mais la raison d’être n’est pas d’être raison, d’être rationalité, mais celle de l’être. La caractéristique suprême est donc toujours d’être liberté [69].
61Cette liberté n’est pas au service d’une vérité figée ou appropriée mais d’un processus évolutif. La vérité n’est d’ailleurs pas une « chose » simplement objective [70]. Il interprète le silence du Bouddha dans ce sens. Il en fait un silence métaphysique, ontologique et définitif.
62Il n’y a, de fait, pas de prétention chez le Bouddha à décrire la totalité en une fois pour tous, mais plutôt de guider chacun de la façon la plus habile selon les occasions, les tendances et les capacités [71]. Le silence n’est que l’une de ces façons. Si l’on a pu interpréter ce silence comme un refus de toute métaphysique, voire de toute position, de toute doxa, il faut savoir que l’exacte portée du silence est débattue au sein même du bouddhisme depuis des siècles. Cela, R. Panikkar le passe sous silence.
63Car, s’il a loué le silence [72], le Bouddha a aussi beaucoup parlé. La parole de l’enseignement (shasana) est le don suprême. Dans les vies passées, relatées dans les Jataka, le Bodhisattva a maintes fois donné sa vie pour entendre une seule parole de vérité. S’il est exact que le langage n’est jamais à la hauteur de l’expérience directe [73] et personnelle (adhyatma) [74], toujours défaillant – thèse qui sera systématisée par les deux fondateurs de l’épistémologie bouddhique Dignaga et Dharmakirti [75] –, il demeure pour les yogis et les pandits bouddhistes (ou les mahasiddhas qui allient les deux compétences, méditatives et d’érudition) un atout indispensable et incontournable pour déjouer dans un premier temps nos projections erronées.
64Enfin, la tradition distingue plusieurs manières de répondre. Selon le Milindapanha [76], le Bouddha a répondu aux questions (vyakaraniya) qui lui étaient posées de quatre manières différentes. C’est pourquoi on peut distinguer quatre types de questions :
- Celles auxquelles on peut répondre directement (ekamsa) : tout le monde mourra-t-il ? Oui.
- Celles qui requièrent une distinction ou une division (vibhajya) : tout le monde reprend-il naissance après la mort ? Certains, qui sont libres de passions, non ; d’autres, qui sont assujettis aux passions, oui.
- Celles qui appellent une contre-question (patiprccha) : l’homme est-il supérieur ? En relation à quoi, aux bêtes ou aux dieux ?
- Celles qui doivent être laissées de côté (shtapaniya) parce qu’elles n’ont pas de sens : les agrégats sont-ils la même chose que l’âme ?
Conclusion
65Dans un hommage qui lui fut rendu sur le web, Raimon Panikkar est présenté comme un « explorateur des frontières » religieuses. Je le vois plutôt comme un pèlerin qui ignorait les frontières, comme ces sâdhus itinérants qui se jouent des conventions et du politiquement correct. Peut-être faut-il aimer l’Inde pour apprécier sa philosophie religieuse, si profondément symbiotique. Elle résulte d’un parcours singulier qui a peu d’équivalents. De par son immersion dans la culture indienne [77], sa vie rappelle celle de personnages atypiques comme Lanza del Vasto, Henri Le Saux (Swami Abhishekananda), Bede Griffiths ou Swami Vijayananda [78].
66Il fut un authentique chercheur de vérité. La vérité qu’il cherchait à exprimer est une « vérité vivante », comme disent les chrétiens, non advenue et créative. Pour lui, le message du Christ est toujours à redéployer, il n’est pas définitivement clos dans son expression, c’est pourquoi il a voulu penser une « christophanie pour notre temps ».
67Il passe du christianisme au bouddhisme en opérant un détour par le vedanta et l’athéisme séculier. Comme je l’ai souligné, on peut se demander si les ponts qu’il construit sont toujours bien légitimes. D’un point de vue philosophique, le changement de registre d’un mode de discours à l’autre sans précaution est source d’illusions. Dans le Post-scriptum aux Miettes Philosophiques, Kierkegaard [79] fait remarquer qu’il est possible de s’entendre mot pour mot avec quelqu’un, tout en étant en réalité dans la pire des confusions possibles. La relation entre le péché, la repentance et la confession pourrait sembler similaire, tandis que chaque terme, individuellement, pourrait recouvrir des notions radicalement différentes. À l’inverse, des expressions totalement différentes pourraient bien indiquer les mêmes phénomènes, du point de vue anthropologique au moins. La lutte entre les plaisirs de la chair et les aspirations spirituelles, par exemple.
68Si R. Panikkar se méfie de la nature polémique de l’approche dialectique dans la rencontre interreligieuse, tandis qu’un bouddhiste s’en inquiète à moindre titre dans la mesure où c’est moins la dialectique qui fait obstacle au dialogue que l’intention qui y préside, une ouverture « de cœur à cœur » reste parfois possible du côté de ce qu’il appelle « les équivalences homéomorphiques ». Ces équivalences [80] portent leurs fruits sur le plan symbolique du mythos et non sur le plan conceptuel du logos. Il semble que c’est bien sur le plan anthropologique que l’expérience du divin puisse a priori être pensée sur des bases communes [81]. Notre point commun, c’est notre humanité. Si les « êtres de langage » que nous sommes aiment à ramifier indéfiniment leur pensée, nos modes de penser ne quittent jamais le sol de notre humanité. La question de Dieu, dit R. Panikkar, « non seulement doit forcément passer par les structures humaines, mais en ultime instance, ne sert qu’à trouver une solution à la question anthropologique [82] ».
69La question qui subsiste néanmoins, est de savoir jusqu’où il est possible de s’éloigner des acquis de la tradition et de sa richesse, sans s’égarer. Comme j’ai essayé de le montrer, la mise entre parenthèses de la tradition a un coût. Celle-ci ne se laisse pas facilement déposséder de ses prérogatives, avec raison dirions-nous. Si le Dalaï Lama est aussi reconnu dans sa communauté comme un exégète audacieux [83], la différence d’approche avec celle de R. Panikkar me semble venir du fait que ce dernier recherchait une véritable unité cosmothéandrique, tandis que le Dalaï Lama ne vise une unité et une harmonie que sur le plan humain, dans le respect et même l’encouragement de la diversité.
70La force de la philosophie de R. Panikkar reste cependant de nous amener à nous questionner. En finit-on jamais avec une tradition ? N’est-ce pas la force d’une tradition authentique, inspirée et bien transmise, de ne jamais épuiser ses contenus mais de fournir à l’inverse toujours de nouveaux insights ? N’est-elle pas de tout temps un processus historique complexe qui s’enrichit continuellement de rencontres interculturelles ? Et dans ce cas, que signifie « déformer » une tradition ? N’est-ce pas une vue à court terme et essentialiste ? Le « fin mot de l’histoire » a-t-il un sens, singulièrement dans le domaine religieux ? Toute approche est relative face à l’absolu, nous rappelle Raimon Panikkar. La voie qu’il ouvre est certes un défi ardu, que seuls quelques-uns voudront ou pourront relever.
Un défi, nous dit Paul Ricœur, c’est tour à tour un échec pour des synthèses toujours prématurées, et une provocation à penser plus et autrement [84].
72Donner à penser, ensemble, c’est précisément ce à quoi nous enjoint le théologien.
Notes
-
[1]
1918-2010.
-
[2]
dyas, ci-après.
-
[3]
Le Silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux. Silence, ci-après.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid., p. 35.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Diogène, 2002/4, n° 200.
-
[8]
« La concupiscence de la connaissance objective » dit-il dans La Trinité, une expérience humaine primordiale.
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[9]
Diogène, 2002/4, n° 200.
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[10]
Cela peut se comprendre dans la mesure où le livre a été rédigé sur une très longue période. La version française se fonde sur sa dernière édition.
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[11]
Dianna Eck, dans Encountering God, soutient que les différentes approches de la tripartition heuristique classique – pluralisme, inclusivisme et exclusivisme – sont compatibles chez une même personne en dialogue avec elle-même. Dans La Rencontre interreligieuse d’après Paul Tillich : pour une nouvelle conception de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme, Laval Théologique et Philosophique, vol. 58, n° 1, Robison B. James soutient que P. Tillich, pour sa part, parlerait plutôt de niveaux de profondeurs différents. Tillich a pourtant bien évoqué ce dialogue avec soi-même, poussé par le dialogue interreligieux. On devrait pouvoir étendre ces remarques au-delà de cette typologie (pluralisme, etc.) précise. Nos vues varient selon nos expériences et réciproquement, dans un processus dynamique.
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[12]
« Etic » et « emic » en anglais. Ces termes viennent de l’anthropologie et ont pour fonction de distinguer méthodologiquement des descriptions propres ou internes à une culture des descriptions externes, ou depuis une autre culture. Ces modes ne sont pas toujours conscients ou délibérés.
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[13]
Pourquoi ne le seraient-elles pas, d’ailleurs ?
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[14]
Cette notion fondamentale de sa pensée réfère aux dimensions cosmique, divine et humaine de l’être humain. « Il n’existe pas trois réalités : Dieu, l’Homme et le Monde ; mais il n’y en a pas non plus une seule : Dieu ou l’Homme ou le Monde. La réalité est cosmothéandrique. C’est notre façon de voir qui fait apparaître la réalité tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre. Dieu, l’Homme et le Monde se trouvent pour ainsi dire dans une étroite collaboration pour construire la réalité, pour faire avancer l’histoire, pour continuer la création. » R. Panikkar, La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Parole présente », 2003 (éd. originale en espagnole, La Trinidad y la experiencia religiosa, 1989). Voir, par exemple, The Cosmotheandric Experience: Emerging religious consciousness, Orbis Books.
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[15]
Ce thème est développé dans Myths, Faith and Hermeneutics.
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[16]
On pourrait penser aussi à de nombreuses formes de totalitarismes, communistes en particulier. Les Tibétains en savent quelque chose.
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[17]
Voir Corollaire II dans Alternatives à la culture moderne, Interculture, n° 77. La créativité est nécessaire pour inventer des espaces qui accueilleront ensuite des réponses concrètes.
-
[18]
Alternatives.
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[19]
Voir le chapitre 2 sur le geste herméneutique. Ce qui suit est inspiré de ce chapitre.
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[20]
Il précise plus loin qu’on peut lutter pour la justice ou pour des droits, mais pas pour la paix.
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[21]
Ibid. : « Je ne peux pas me donner la paix à moi-même, pas même la paix intérieure. »
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[22]
Dans Alternatives, il résume la culture moderne par trois traits : elle est technologique (technophile, pourrions-nous dire), panéconomique (économicocentriste) et assujettie à l’american way of life.
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[23]
Voir The Rhythm of Being: The Gifford Lectures.
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[24]
Voir, par exemple, Sagesse ancienne, Monde moderne, chap. XV.
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[25]
Dhammapada, stance 183. « Purifier » (pariyodapanam) peut aussi être traduit par « dompter », « maîtriser ». L’esprit est aussi le cœur, ils sont indissociables.
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[26]
Le Cercle des Anciens.
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[27]
Je souligne. Croire et Interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, p. 91 (ci-après Croire), cité par Jean Richard dans Théologie herméneutique et théologie interreligieuse : à propos de Croire et Interpréter, Laval théologique et philosophique, vol. 62, n° 1 (ci-après À propos).
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[28]
« (…) la vérité d’une autre religion ne nous est accessible qu’indirectement, que par le témoignage des adeptes de cette religion » : Jean Richard, Thèses pour une théologie pluraliste des religions, Laval théologique et philosophique, vol. 58, n° 1. Ci-après Thèses.
-
[29]
Thèses.
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[30]
« Rien ne peut être pour nous révélation, si cela ne vient pas à nous en tant que révélation », dans Dogmatique, p. 19.
-
[31]
À ce sujet, les références sont fort nombreuses. Voir, par exemple : Paul Hayes, « Principled Atheism in the Buddhist Scholastic Tradition », Journal of Indian Philosophy, vol. 16v, n° 1 ; Matthew Kapstein, « Le refus bouddhiste du théisme », Diogène, 2004/1, n° 205 ; ou, plus techniquement, Roger Jackson, « Dharmakirti’s Refutation of Theism », Philosophy East and West, 36:4, octobre 1986 ; ou encore Daniel Arnold, « Can Hartshorne Escape Dharmakirti ? Some Reflections With Implications for the Comparative Philosophy of Religion », American Journal of Theology & Philosophy, vol. 19, n° 1.
-
[32]
Tevijja Sutta, Digha-Nikaya 13. Digha-Nikaya=DN par la suite ; la plupart de ces textes ont été traduits en anglais et mis en ligne surhttp://www.accesstoinsight.org/ ; Wisdom Publications a aussi édité de très bonnes traductions : http://www.wisdom-pubs.org/Pages/c@teachings.lasso. On trouvera une sélection traduite en français par Môhan Wijayaratna dans Les Entretiens du Bouddha et sermons du Bouddha : la traduction intégrale de vingt textes du Canon bouddhique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Point Sagesse », 2001.
-
[33]
Les enseignements évoquent quatre aspects de Mara : un Mara personnifié (le tentateur) et un Mara comme principe des perturbations mentales (klesha), comme agrégats périssables (skanda) et comme seigneur de la mort.
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[34]
Les termes techniques sont en sanskrit, sans signes diacritiques et sans pluriel.
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[35]
Littéralement, « samsara » signifie « cercle ».
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[36]
H. L. Seneviratne, The Work of Kings, the New Buddhism in Sri Lanka.
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[37]
Tevijja Sutta, dn 13.
-
[38]
Shraddha, plus que la « foi » au sens de l’espérance, réfère à la confiance acquise par et dans la pratique de la voie. Sa fonction est de contrer le doute pathologique du sceptique obtus qui refuse de faire un pas de plus tant que la totalité du chemin n’est pas déployée sous ses yeux et comme déjà parcourue. Sur les « fruits visibles » de la voie, voir le Samannaphala-sutta, dn 2.
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[39]
Voir, à ce sujet, Le Dalaï-Lama parle de Jésus, p. 79 et 89.
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[40]
Voir les toutes premières stances du Dhammapada.
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[41]
Préambule de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate. Les italiques sont miens.
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[42]
Je n’ai pas l’occasion ici de traiter plus avant la question, fondamentale, du dualisme ontologique Créateur/créature, pratiquement inconnue en Inde, a fortiori dans le bouddhisme. R. Panikkar cite de nombreuses références propres au christianisme à l’encontre du dualisme dans le Silence, mais nous ne pouvons ignorer que la plupart des traditions abrahamiques qui prévalent insistent sur la transcendance radicale de Dieu.
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[43]
Certains passages, par exemple, du Lankavatara-sutra, du Kalachakra-tantra et du Madhyamakahrdaya-karika de Bhavaviveka. Voir le Soûtra de l’Entrée à Lankâ, chez Fayard ; Le Tantra de Kalachakra, Desclée de Brouwer ; David Seyfort Ruegg, The Symbiosis of Buddhism with Brahmanism/Hinduism in South Asia and of Buddhism with ”local cults“ in Tibet and the Himalayan Region, Österreichische Akademie der Wissenschaften, Beiträge zur Kultur und Geistesgeschichte Asiens n° 58, noté Symbiosis ci-après.
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[44]
Le terme de nihilisme dans le bouddhisme signifie en premier lieu le rejet de la rétribution des actes, vie après vie.
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[45]
Voir, par exemple, le Cula-kammavibhanga Sutta pour une formulation canonique du karma.
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[46]
Voir Romains 3, 28 : « Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi », et la note de la tob (éd. de 1981) : « Plus délicate est la question du rapport entre cette justification gratuite et initiale, et le jugement final. D’une part, l’apôtre insiste souvent sur l’importance des œuvres, l’obéissance à la loi d’amour et le jugement où chacun sera jugé selon ses œuvres. D’autre part, dans les principales évocations de ce jugement, il fonde l’assurance, non sur ses œuvres, mais sur Dieu qui justifie, et sur le Christ qui est mort et intercède pour tous. » Comme on le sait, Blaise Pascal rend admirablement la complexité de ces questions dans ses Provinciales. Les bouddhistes ne peuvent que pencher en faveur du molinisme dans un tel débat, quoique de nombreux présupposés diffèrent, en quoi la question de la commensurabilité se pose à nouveau. Pour autant, le nirvana est au-delà des actes et le Libéré « agit sans agir », c’est-à-dire n’accumule plus aucun karma.
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[47]
Voir Symbiosis pour ces questions dans le cadre de l’Inde.
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[48]
Le Dieu impersonnel (Nirgunabrahman) est une constante de cette branche de l’hindouisme, quoiqu’elle ne soit pas incompatible avec le personnalisme divin comme on le voit chez un Advaitiste aussi profond que Ramana Maharshi. On pourrait aussi évoquer le « Gottheit » de Maître Eckhart. Les références bibliographiques sur l’apophatisme chrétien dans l’ouvrage Le Silence du Bouddha sont fort nombreuses.
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[49]
Les ajouts entre parenthèses sont miens.
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[50]
Selon l’historien Gérard Fussman (conférences au Collège de France), parler de « schisme » dans le cadre historiographique bouddhique est excessif, précisément parce qu’il n’y a pas d’orthodoxie. Je nuancerais ce propos en rappelant que les écoles de pensée et de pratique identifient clairement ce qui les distingue les unes des autres, d’où mon expression d’orthodoxies régionales.
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[51]
La tradition doxographique est devenue une grande spécialité du bouddhisme « tibétain », c’est-à-dire himalayen et d’Asie centrale. Les Tibétains ont hérité de cette tradition du bouddhisme indien tardif (des maîtres Shantarakshita, Kamalashila, Atisha, etc.). Sur un plan philosophique, voir, par exemple : Georges Dreyfus, Les Deux Vérités selon les quatre écoles, Vajra Yogini Éditions ; de manière générale, voir : Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme ; dans le cadre de l’Inde, voir : Johannes Bronkhorst, Aux origines de la philosophie indienne.
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[52]
Voir, par exemple, Donald S. Lopez, « Authority and Orality in the Mahayana », Numen, vol. 42, n° 1, avec les difficultés que cela présente dans le cas du Mahayana.
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[53]
J’ai coutume de dire, quand je dois présenter ces deux courants historiques majeurs du bouddhisme, que la relation est un peu la même qu’entre le judaïsme et le christianisme : faite d’accords et de désaccords profonds.
-
[54]
Le Mahapadesha est inclus dans le Mahaparinibbanasutta. Voir : Étienne Lamotte, « La critique d’authenticité dans le bouddhisme », India Antiqua, Leyde, 1947 et Id., « La critique d’interprétation dans le bouddhisme », Mélanges Henri Grégoire, Bruxelles, 1949. Ces écrits ne sont pas facilement accessibles, on trouve cependant une traduction anglaise du second dans Donald Lopez Jr. (éd.), Buddhist Hermeneutics, Motilal Banarsidass.
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[55]
Cela réfère aux déterminations classiques des caractéristiques universelles résumées dans les quatre sceaux : tous les phénomènes composés sont impermanents ; tous les phénomènes contaminés sont insatisfaisants ; tous les phénomènes sont vides d’un soi ; le Nirvana est la paix. Voir, par exemple : Dalaï Lama, Le Monde du bouddhisme tibétain. Ces quatre sceaux ne sont pas canoniques et apparaissent tardivement, mais les trois premiers correspondent aux trois marques de l’existence (trilakshana) développées par Nyanaponika Thera dans The Three Basic Facts of Existence : http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/various/wheel186.html
-
[56]
Né en 1357, mort en 1419.
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[57]
Ma traduction est basée sur celles de Jeffrey Hopkins dans The Essence of Eloquence I et de Robert Thurman dans The Speech of Gold.
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[58]
Nagarjuna aurait vécu au iie siècle de l’ère chrétienne, soit environ six cents ans après le Parinirvana, et Asanga au ive siècle.
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[59]
Voir DYAS et le bon résumé de Gerard Hall : Multi-Faith Dialogue in Conversation with Raimon Panikkar, consultable sur http://dlibrary.acu.edu.au/staffhome/gehall/Hall@Panikkar.htm
-
[60]
Jean Richard souligne la même chose dans À propos : « Je dirai alors que la foi se situe au-delà des croyances, au-delà de toute croyance. Car toute croyance déterminée est contingente par rapport au contenu essentiel de la foi ; elle ne peut être absolutisée ».
-
[61]
DYAS, p. 51.
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[62]
Si l’on suit Robert Bellah dans sa théorie évolutionniste des religions (voir Religious Evolution), on peut distinguer cinq stades : primitif, archaïque, historique, prémoderne et moderne. À chaque stade, la liberté individuelle et sociale s’est accrue par rapport aux conditions générales d’existence. Les trois caractéristiques de la phase moderne sont : 1. Le salut est sans intermédiaire, avec pour conséquence une dévalorisation du rôle des prêtres. La Réforme en est un bon exemple. 2. L’importance accordée à un perpétuel état intérieur de foi et d’éthique plutôt qu’à des actes religieux épisodiques et spécifiques ; cela entraîne une dévalorisation des rituels. 3. Son intramondanéité, son attachement à des actes concrets et utiles pour la société.
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[63]
Le Tathagata est un des épithètes les plus courants du Bouddha. Tatha (« cela ») désigne la réalité ultime (paramartha).
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[64]
Sur la question abondamment débattue du « tétralemme », tant dans les cercles bouddhistes que chez les orientalistes, on se reportera aux travaux de D. S. Ruegg, notamment « Purport, Implicature, and Presupposition: Sanskrit abhipr?ya and Tibetan dgongs pa / dgongs gzhi as Hermeneutical Concepts », Buddhist Philosophy of the Middle, et à ceux de Guy Bugeault, L’Inde pense-t-elle ? Les conclusions de ces auteurs diffèrent de celle de R. Panikkar qui développe longuement ces questions dans Le Silence.
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[65]
Majjhima Nikaya 72. Les traductions sont miennes.
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[66]
Anguttara Nikaya 10.93. Les parenthèses sont miennes. Anguttara-Nikaya = AN par la suite.
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[67]
Majjhima Nikaya 63.
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[68]
À l’inverse, pour la tradition, si le silence a une valeur pédagogique, c’est avant tout pour montrer que la question est mal posée.
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[69]
Silence. Voir aussi DYAS, p. 73.
-
[70]
DYAS, p. 42.
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[71]
Je me demande si l’on ne pourrait pas dire la même chose de Jésus. La théologie systématique n’apparaît que plus tard, avec Paul sans doute.
-
[72]
Sa communauté (sangha) était réputée pour sa haute tenue et sa discrétion. Voir l’introduction saisissante du Samannapahala-sutta, DN 2.
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[73]
Il faudrait ici distinguer, d’une part, les expériences ordinaires accessibles par la perception directe (pratyaksha), comme n’importe quelle expérience sensorielle personnelle, le goût de l’ananas par exemple, indescriptible à quiconque ne l’a pas goûté par soi-même. Et, d’autre part, les expériences extraordinaires, accessibles par les seules connaissances supérieures (abhijna), comme l’expérience directe de la momentanéité des phénomènes dans leur flux sans cesse renouvelé. Cette momentanéité est néanmoins accessible indirectement et dans sa généralité par le raisonnement (yukti).
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[74]
Les quatre nobles vérités sont toujours à expérimenter par soi-même, disent les textes.
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[75]
Respectivement au ve et viie siècle de l’ère chrétienne.
-
[76]
Milindapanha iv. 2. 4. Voir http://www.lesquestionsdemilinda.org/
-
[77]
Rappelons que Panikkar est de père indien hindouiste et de mère catholique catalane.
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[78]
Il a été proche, en Inde, de Jules Monchanin, Henri Le Saux et Bede Griffiths.
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[79]
Je dois cette référence à Michael McGhee, Transformations of Mind. Philosophy as Spiritual Practice.
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[80]
On peut penser, par exemple, à la notion de « pureté originelle » qui semble être une constante dans les traditions religieuses, spirituelles ou mystiques.
-
[81]
Wilfred Smith, « The study of religions is the study of people ».
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[82]
Silence, p. 270.
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[83]
Voir, par exemple, ses positions sur les limites de la cosmologie traditionnelle bouddhique dans Tout l’univers dans un atome et sa relation aux sciences, très originale, dans La Voie des émotions. Entretiens avec Paul Ekman.
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[84]
P. Ricœur, Le Mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1986.