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Article de revue

Les jeux d'argent

Pages 7 à 35

Notes

  • [1]
    J.-Cl. Lavigne, « Un nouvel ordre du jeu », Études, septembre 2010.
  • [2]
    Treize licences sont déjà attribuées (Partouche Poker, Chilipoker, Everest Poker, etc.) et cinq sont en attente pour la fin juin. Les joueurs sont cependant furieux car ils doivent acquitter des frais (rake) élevés au profit des gérants de sites.
  • [3]
    La plus grande entreprise de jeu, avec un chiffre d’affaire de 1,74 milliard d’euros.
  • [4]
    Avec un chiffre d’affaire de 712 millions d’euros.
  • [5]
    Les chiffres ne sont cependant pas très précis.
  • [6]
    Sur cette problématique, voir : Reuwen Brenner, Gabriel A. Brenner, Gambling and Speculation, Cambridge U. Press, 1990.
  • [7]
    R. Brenner, G. A. Brenner, A. Brown, A World of Chance. Betting on Religion, Game, Wall Street, Cambridge U. Press, 2008.
  • [8]
    R. Mauzi, « Écrivains et moralistes du xviiie siècle devant les jeux de hasard », Revue des sciences humaines, 1958.
  • [9]
    Sur l’histoire française, on peut consulter L’Encyclopédie méthodique de 1785 dans le volume no 34, « Finances », tome 2, article loterie.
  • [10]
    É. Belmas, Jouer autrefois, essai sur le jeu dans la France moderne, Champ Vallon, 2006.
  • [11]
    Ce processus a bénéficié, en particulier, du rapport au sénat de François Trucy : « L’évolution des jeux de hasard et d’argent » (7 novembre 2006), et du rapport pour le Premier Ministre réalisé par Bruno Durieux (mars 2008) : « L’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard ».
  • [12]
    Dans un tout autre contexte, c’est en tirant au sort que sera désigné le remplaçant de Judas dans les Actes des Apôtres : le hasard ne faisait donc pas systématiquement peur…
  • [13]
    G. Ceccarelli, « Le jeu comme contrat et le risicum chez Olivi » (colloque de Narbonne, 1998) dans Pierre de Jean Olivi : pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Vrin, 1999.
  • [14]
    Sur cet aspect historique, Jean-Michel Mehl est l’auteur de nombreux textes importants ; voir l’article « jeux » dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Fayard, 1999.
  • [15]
    Antonin des Conseils, « Summa moralis » ; voir : J.-Cl. Lavigne, « Antonin des Conseils, un théologien de l’usure au xve siècle », Finance et bien commun, no 16, 2003. Pour Antonin, dans le jeu de dés il y a en fait vingt-et-un péchés, autant que de points sur les six faces des dés.
  • [16]
    Jean de la Placette, Traité des jeux de hazard défendus contre les objections de Mr de Joncourt et quelques autres, 1714.
  • [17]
    Sur l’histoire, outre les ouvrages de R. Brenner (en particulier, History – The Human Gamble, University of Chicago Press, 1983), on peut consulter: D. Schwartz, Roll the Bones: the History of Gambling, Gotham Books, 2006.
  • [18]
    On trouve la même analyse chez P. Collins, Gambling and Public Interest, Praeger Pub, 2003.
  • [19]
    « Hasard vous avez dit hasard… Comme c’est bizarre. Analyses et représentations du hasard dans les jeux d’argent », dans Denis Jeffrey et Rodrigue Bélanger (dir.), Le Jeu et ses enjeux éthiques. Cahiers de recherches éthiques, no 19, Montréal, Fides, 1996, p. 179-207.
  • [20]
    Y compris l’amélioration de la race chevaline, le développement du sport ou encore la lute contre l’addiction au jeu… Les casinos ont une obligation d’investir dans le secteur culturel. Le poker en ligne profitera aux monuments historiques.
  • [21]
    Les taxes varient selon les jeux : 29 % pour la loterie, 16 % pour les courses hippiques, etc. Elles seront plus faibles pour les jeux en ligne, afin d’attirer les joueurs qui fréquentent des sites étrangers, illégaux en France.
  • [22]
    Le jeu en ligne devrait constituer un marché de 4 milliards d’euros de plus à moyen terme.
  • [23]
    M. Pinçon et M. Pinçon Charlot, Les Millionnaires de la chance, Payot, 2010.
  • [24]
    Elle a donné vingt-trois licences à la date du 25 juin 2010.
  • [25]
    En juin 2009, charte de l’arpp (l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité) concernant la publicité pour les jeux en ligne et l’association « fairplayers.com » qui délivre un label éthique aux sociétés de jeux adhérant à sa charte.
  • [26]
    M. Valleur et J.-C. Matysiak, Sexe, Passion et Jeux vidéos, Flammarion, 2003.
  • [27]
    J.-L. Venisse, en collaboration avec J. Ades et M. Valleur, « Rapport pour la Mildt concernant le problème des addictions aux jeux », 2006. Ce rapport fait le point sur toutes ces approches par la pathologie.
  • [28]
    M. Valleur a développé cette approche : voir, par exemple, « Les chemins de l’ordalie », Topique 2009/2, L’Esprit des temps.
  • [29]
    Le Dr Olievenstein est un des précurseurs des recherches sur le jeu pathologique.
  • [30]
    D’autres sources indiquent un phénomène plus vaste d’au moins 400 000 personnes, mais ce chiffre semble trop important.
  • [31]
    R. Ladouceur travaille au Centre québécois pour la prévention et le traitement du jeu, université de Laval.
  • [32]
    L’Arnaque, en 1973, avec Paul Newman, mais aussi Casino, en 1995 (M. Scorsese), Ocean Eleven, etc.
  • [33]
    Voir Jacob Amnon Suissa, Département de travail social et des sciences sociales, université du Québec en Outaouais.
  • [34]
    Un secteur particulièrement effervescent sur Internet, tant pour des sites de jeu que des magazines sur les jeux, des sites d’information, de conseil juridique…
  • [35]
    Syndicat du jeu vidéo, groupement des éditeurs de services en ligne, syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, afojel (association du jeu d’argent en ligne), etc., sont des nouveaux acteurs au coté des syndicats et groupements de casinotiers, de cercles de jeu.
  • [36]
    U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, coll. « Champs », 2003.
  • [37]
    Saint Thomas, Somme théologique II, IIae, q. 168, 2.

1Dans une assez grande indifférence de l’opinion publique, le 6 avril 2010 la loi sur la libéralisation des jeux d’argent et sur le poker et paris hippiques et sportifs en ligne a été votée au Parlement par 299 voix contre 223, l’opposition étant majoritairement socialiste et, le 12 mai 2010, a été promulguée la loi 2010-476 qui organise un nouvel ordre du jeu [1]. Les ministres du budget Éric Woerth puis François Baroin s’inquiétaient : ils voulaient que la loi française autorise ces jeux avant la coupe du monde de football. C’est donc chose faite, même si les jeux de poker n’ont été pleinement autorisés que le 1er juillet 2010 [2], suite à une plainte du gouvernement maltais car l’île de Malte est un des hauts lieux du poker par Internet. Tous les grands investisseurs sont présents dans le secteur : Sportingbet [3], Winamax, Bwin [4], Betclic et Everest Gaming (entreprises de S. Courbit), Iliad Group (de Free), Eurosportbet (TF1), Sajoo (Amaury) et, bien évidemment, le PMU et la Française des jeux…

2L’événement n’est pas anodin même si la grande presse n’en n’a pas fait la une de ses informations. Par cette nouvelle loi, il s’agit en effet d’étendre l’univers des jeux d’argent à un public plus vaste et de « dynamiser » ce secteur qui réalise déjà d’assez bonnes performances (le secteur représenterait 36,7 milliards d’euros en 2008 en France [5], et l’ouverture au jeu en ligne pourrait apporter 4 milliards de plus ; au total 1 260 milliards d’euros sont joués chaque année dans le monde selon différentes estimations). Au-delà des impacts économiques, tant pour les clients, les opérateurs de jeux, que pour l’État, l’enjeu éthique n’est pas secondaire. Les jeux d’argent requièrent une analyse éthique approfondie et pas seulement une réflexion sur l’addiction des joueurs pathologiques.

Une histoire chaotique

3Les jeux d’argent ont toujours suscité des polémiques éthiques fortes. Entre les groupes prônant la prohibition et ceux qui défendent les intérêts des États à la recherche de taxes que les citoyens auraient plaisir à payer [6], les histoires nationales des jeux d’argent sont complexes et pleines de rebondissements [7].

4Déjà au temps de l’empereur Justinien, les jeux de dés et les joueurs étaient condamnés de manière sévère (amendes et déchéance de droits civiques) ; la cause en était l’exacerbation de la cupidité parmi les citoyens et donc la perte de la dimension sociale. Les chrétiens vont reprendre ces arguments. Dans les premiers siècles chrétiens, les Pères de l’Église et l’Église tout entière condamnent le jeu de hasard et, a fortiori, les jeux d’argent (tout comme ils condamnent le prêt à intérêt). Ces jeux entrent en clandestinité mais seront régulièrement condamnés par l’Église car très pratiqués. En 1215, le concile de Latran jette l’anathème jusqu’à prohiber le spectacle des jeux (art. no 14 à 16) ; en Angleterre, le concile d’Ely (1364) fera encore écho à cette conception en assimilant la pratique des jeux de hasard à un rituel démoniaque.

5En France, si Louis IX, au nom de sa foi, bannit toutes les sortes de jeux d’argent et même la fabrication de dés, considérés comme des objets de péché, c’est cependant en 1377 que seront imprimées les premières cartes à jouer en Europe, introduisant les jeux de cartes avec des mises financières. La première loterie publique française est organisée par François Ier en mai 1539 ; cette initiative rencontrera rapidement des oppositions qui obligent le roi à renoncer à son projet. Quelques années plus tard, Catherine de Médicis introduira à son tour des loteries (même pour la construction d’églises) ; là encore, la pression des moralistes sera trop forte pour que ces institutions perdurent longtemps.

6À partir du xviie siècle, les jeux de hasard et d’argent se développent, mais ils sont réprimés au nom de la morale issue des deux Réformes. Invoquant l’origine diabolique des jeux d’« aléas » qui outragent la Providence divine en provoquant le sort, les interdits religieux s’accompagnent de la criminalisation des pratiques ludiques par l’intervention croissante de la législation royale. Louis XIII prend une ordonnance en 1629 pour réprimer le jeu d’argent et annuler toute dette de jeu. Avec le déploiement d’une police des jeux à Paris après 1667 se développe une conception restrictive de la licéité du jeu, même lorsqu’il est pratiqué avec modération dans des cercles familiaux ou amicaux restreints. Des formes nouvelles de jeu apparaissant pour contourner la législation, l’État choisit des interdictions au coup par coup mais sans grand succès. Les années 1715-1776 sont l’âge d’or des loteries et ce développement suscite des débats virulents parmi les moralistes. Jésuites et sulpiciens sont pour (c’est une loterie qui permet d’édifier l’église Saint-Sulpice), alors que les jansénistes sont contre [8] à cause du lien qu’ils font avec l’usure et l’enrichissement sans travail. Mais, de plus en plus, les moralistes s’emploieront à montrer que les loteries sont des jeux innocents et à soutenir le projet d’une Loterie royale, laquelle sera créée le 30 juin 1776 [9]. La roulette apparaît à cette période et suscite un engouement.

7À partir de la Régence (1715-1723), les jeux d’argent, en même temps que la finance spéculative et les cabarets, prolifèrent en se diversifiant ; l’État royal, qui en est le maître, les multiplie pour son propre compte tout en autorisant de nombreuses loteries privées, charitables ou de commerce, car il voit le profit qu’il peut en tirer. C’est l’un des multiples griefs que les intellectuels de l’époque formulent à l’encontre du régime, souligne Élisabeth Belmas [10] :

8

Si le jeu menace l’individu, la famille et la société, la faute en incombe à la monarchie, d’un côté incapable d’appliquer les lois qu’elle édicte, de l’autre bénéficiaire des honteux profits de la Loterie royale de France. On ne pourra réformer l’un sans toucher l’autre.

9Ainsi la frénésie du jeu alimentera-t-elle pour une part l’esprit de la Révolution.

10Au milieu du xviiie siècle, Diderot, dans l’Encyclopédie, présente le verbe « jouer » de la manière suivante :

11

C’est risquer de perdre ou de gagner une somme d’argent, ou quelque chose qu’on peut rapporter à cette commune mesure, sur un événement dépendant de l’industrie ou du hasard.

12À l’article « jeu » du même ouvrage, le chevalier de Jaucourt écrit du jeu qu’il est « une espèce de convention […] dans laquelle l’habileté, le hasard pur ou le hasard mêlé d’habileté, selon la diversité des jeux, décide de la perte ou du gain, stipulé par cette convention ». Pour les hommes des Lumières, « la passion du jeu » reste « une des plus funestes dont on puisse être possédé » (Diderot), « une passion avide dont l’habitude est ruineuse » (Buffon).

13Un glissement sémantique tend cependant à transformer le jeu en pari, en « gambling » comme le définissent les anglais. Le jeu cherche à sortir de sa lecture religieuse ou morale ; il s’intègre dans la logique économique, dans la « nature humaine ». Ce déplacement répond à un double enjeu : celui d’une intégration des aléas de nature économique dans une société s’ouvrant au capitalisme commercial et celui d’un contrôle plus efficace d’un état de fait créé par la diffusion massive des pratiques des jeux de hasard et d’argent dans la société française.

14Au début de la Révolution, les jeux d’argent sont bannis de nouveau car ils apparaissent comme des sources de débauche et de désordre, l’exercice de passions malheureuses car non contrôlées. Une répression est organisée, en particulier par la police municipale à Paris, mais elle durera peu. Après ce bref intermède pendant la Révolution, qui voit la suppression de la loterie royale, la Loterie nationale est établie (An V), précisément au moment où cette recette fiscale « volontaire » apparaît indispensable pour l’équilibre des finances de l’État.

15Vers 1804, dans le code civil, l’article 1960 n’autorise aucune action de justice pour recouvrer une dette de jeu. Le motif principal pour lequel le législateur n’a pas reconnu comme obligatoire la dette de jeu, c’est que l’idée de gain ne doit pas être séparée de l’idée de travail ; le joueur n’est digne d’aucune protection, parce qu’il s’enrichit au détriment de ses semblables sans rien leur donner en échange. En outre, le législateur a été impressionné par les désordres sociaux et familiaux qu’occasionne le jeu d’argent.

16Pendant cette période, l’État est devenu peu à peu le maître moral des jeux à la place de l’Église et utilise tour à tour son monopole, soit pour s’approprier les gains des jeux, soit pour imposer une interdiction totale au gré du jeu politique. En France, la loi du 21 mai 1836 fixe le principe de l’interdiction de toute opération faisant naître dans le public l’espérance d’un gain et reposant sur le hasard. Les loteries de toutes espèces sont prohibées au nom de la défense des plus faibles et de la morale. La répression, la prohibition paraissent cependant quasiment impossibles et obligent à recourir à une autre stratégie.

17Au cours du xxe siècle, l’État va élargir son contrôle des casinos en 1907 et interdire les jeux de casinos dans un rayon de 100 kilomètres autour de Paris, des cercles de jeux, des paris hippiques (à partir de 1881). Le Pari mutuel urbain (pmu) et les courses hippiques sont organisés par l’État dès 1931. L’article 136 de la loi de finances du 31 mai 1933 dérogera à l’interdiction de la loi de 1836 en autorisant le gouvernement à recréer la Loterie nationale. L’État affirmera son monopole au nom de la protection de l’ordre social, non en interdisant ce qui lui paraît impossible, mais en ayant le contrôle des jeux d’argent.

18L’État français va poursuivre cette stratégie. L’article 42 de la loi no 84-1 208 du 29 décembre 1984 autorise le Loto sportif, devenu depuis Loto foot. Depuis 1989, les « jeux instantanés » de la Française des jeux se multiplient, tels que millionnaire, banco, morpion, etc., ce qui favorise le développement des jeux de hasard.

19Le décret no 97-783 du 31 juillet 1997 confie à la Française des jeux l’organisation et l’exploitation des jeux de loterie qui se multiplient. Par un décret du 5 mai 1997, sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, sont réorganisées les courses hippiques supports du pmu.

20En 2009, 29,2 millions de Français jouent à un des jeux de la Française des jeux (loto, rapido, etc.) et 6,5 millions ont joué au tiercé. Le jeu d’argent est donc une réalité importante de la vie française, même si les joueurs français ont dépensé autour de 600 euros par an à ce loisir alors que les Autrichiens en ont dépensé trois fois plus.

21Dans la logique de la concurrence internationale mise en place par l’Union européenne, le monopole public sur les jeux d’argent en France et l’interdiction de pouvoir jouer légalement par Internet ont été attaqués. Ainsi, en 2007, la Commission européenne a émis un avis motivé contre la pratique française. L’État français a saisi cette opportunité pour déréguler le secteur et élargir le champ des jeux autorisés, voulant ainsi placer des acteurs privés français (Martin Bouygues, Stéphane Richard, Xavier Noël, Stéphane Courbit, etc.) sur un marché en pleine expansion, mais dominé par des acteurs anglais, maltais, israéliens, des caraïbes… C’est ce processus [11] que vient sanctionner la loi qui vient d’être votée en mai 2010 et qui va mettre fin au monopole de la Française des jeux et du pmu ; ces deux acteurs sont cependant devenus des entreprises de jeu Internet visant toutes le formes de paris et de jeux.

22La loi a exclu pour le moment de son champ d’intervention les loteries et les jeux de casino par Internet. Elle a créé une autorité de régulation des jeux en ligne (arjel) qui attribuera les licences pour les sociétés exploitant les jeux et exercera une surveillance du secteur, en particulier en ce qui concerne les joueurs pathologiques.

Les débats des moralistes et théologiens moralistes

23La Bible est assez silencieuse sur le jeu d’argent ; on n’y trouve pas de citations explicites sur cette activité. Il est certes fait mention de tirer les sorts (pourim) pour savoir ce qu’il convient de faire, mais on ne peut pas parler de jeu d’argent. Il y a cependant un interdit prohibant absolument l’interrogation du sort ou du hasard considéré comme une expression de la volonté divine ; on ne doit pas forcer ni connaître par le sort cette volonté. Un épisode des évangiles est troublant : les soldats qui crucifient Jésus jouent au sort ses vêtements (Mc 15, 24) ; faut-il voir par là une association négative entre jeu et attitude irrespectueuse par rapport au Dieu des chrétiens [12] ?

24Dans l’Église catholique, le jeu d’argent a été largement condamné. Une source pour la réflexion éthique est à trouver dans le concile d’Elvire vers 306 (en Espagne), qui bannit tous les jeux d’argent (canon 79), puis celui de Mayence en 813. Ceux qui pratiquent de tels jeux sont privés de communion pendant un an et doivent rapidement sortir de ce vice classé parmi les plus graves. Clément d’Alexandrie et Tertullien, parmi les Pères, condamnent clairement le jeu d’argent. Le texte majeur est cependant le traité De Aleatoribus, du Pseudo-Cyprien, qui se présente comme une catéchèse sur le jeu de dés, un des plus graves péchés selon lui, semblable à la prostitution. Les paris sont liés à l’idolâtrie et le jeu appartient au diable ; il conduit à la perte du joueur (de son âme et de son corps) :

25

Ne jouez point aux jeux de hasard, ces jeux pernicieux où Dieu est offensé mortellement, où l’on ne voit que des emportements sans raison, où la vérité n’a point de lieu et où le mensonge triomphe […]. Faites que vos mains ne sacrifient plus au démon.

26L’islam a des positions proches de celles des catholiques de cette époque et il aura les mêmes considérations pour les jeux financiers qui ne sont pas appuyés sur des actifs réels et pour toutes les formes de risque spéculatif. On ne peut pas fuir le destin en jouant avec le hasard. Le Coran affirme au verset 219 de la sourate 2 : « Ils te questionnent [ô Muhammad] au sujet de l’alcool et du jeu de hasard. Dis : Il y a en ces deux choses un grand mal et aussi quelques avantages pour les hommes, mais leur mal est plus grand que leur utilité », puis dans la cinquième sourate, versets 90-91 : « Ô vous qui croyez, l’alcool, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires ne sont qu’impureté, relevant du fait du diable. Préservez-vous-en, afin de réussir. Le diable ne veut, par le biais de l’alcool et du jeu de hasard, que jeter l’inimitié et la haine entre vous, et vous détourner du souvenir de Dieu et de la prière… » Le judaïsme, lui aussi, associe le jeu d’argent au vol et la parole du juif joueur est disqualifiée : il ne peut ni témoigner ni juger (traité Rosh Hashana, chap. 1, 8). Dans le Talmud (traité sanhédrin 24b), le jeu (de dé et la course de pigeons) est dénoncé car il encourage la paresse et ressemble au vol…

27Au xiie siècle, par un décret de Gratien, les jeux de hasard sont interdits aux clercs et le texte veut même étendre cette interdiction aux laïcs. C’est la position classique qui fait du jeu une pratique diabolique faisant perdre la raison et ouvrant la folie des passions. Pierre de Blois (1135-1203) disait de manière synthétique que les jeux (de dés) étaient la mère de tous les vices.

28Si saint Thomas reconnaît une place pour le jeu entendu comme loisir dans la construction de notre humanité, comme divertissement et récréation (II, IIae, q 168,2), comme indispensable pour les relations personnelles, il affirme que le bonheur ne se trouve pas dans le jeu (Commentaire de l’Éthique d’Aristote, 10,9). Il condamne l’excès de jeu et propose l’eutrapelia comme la règle à suivre : la juste mesure où gouverne la raison. Saint Thomas dénonce le jeu de dés pour gagner de l’argent (In IV Sent. d.15 q.2 a.4 ad2). Les jeux d’argent sont honteux car, pour saint Thomas, on joue au détriment de ses amis (II, IIae, 32, 7 et Éth. 4,5).

29Dans la Somme II, IIae 32, 7, il introduit néanmoins une réflexion renouvelée concernant le jeu d’argent :

30

Quant à l’argent gagné aux jeux de hasard, il peut, semble-t-il, y avoir là quelque chose d’illicite en vertu même du droit divin : ce serait le cas par exemple de ceux qui feraient des gains sur ceux qui ne peuvent aliéner leurs biens, comme les mineurs, les fous, etc. ; ou si l’on a entraîné un autre au jeu par désir de gagner ; ou si l’on a gagné en trichant. Dans tous ces cas, on est tenu à restitution ; on ne peut donc pas utiliser le bien en cause pour faire l’aumône. Il semble en outre qu’il y ait dans de telles pratiques quelque chose d’illicite au regard du droit civil positif, qui interdit en général cette manière de s’enrichir. Mais comme le droit civil ne s’étend pas à tous, et oblige seulement ceux qui sont soumis à ces lois ; comme en outre il peut tomber en désuétude et se trouver alors abrogé, il s’ensuit que ceux qui sont soumis à de telles lois sont tenus universellement à restituer ce qu’ils auraient gagné, à moins qu’une coutume contraire ne prévale, ou que celui qui a gagné l’ait fait aux dépens de celui qui l’a entraîné au jeu. En ce cas on n’est pas tenu à restitution, car celui qui a perdu ne mérite pas qu’on lui rende son bien ; d’un autre côté, le gagnant ne peut licitement retenir ce bien, aussi longtemps que le droit civil le permet.

31Saint Thomas développe une approche déontologique du jeu. Si le jeu est conduit sans fraude et sans inégalité entre les partenaires, il n’est pas illicite ; le désir de s’enrichir sans travail est cependant condamnable. Il faut restituer les gains illicites, mais si celui qui a poussé au jeu perd, il n’a pas à être remboursé. De plus, le renvoi à la loi civile est une manière d’ouvrir des perspectives pour le gagnant qui n’a pas enfreint les règles applicables dans sa société.

32Comme dans beaucoup de domaines d’éthique économique, le franciscain Pierre de Jean Olivi (1248-1298) fait un apport important. Il théorise le contrat de jeu [13] et lui donne une licéité. Il faut respecter le contrat de jeu fait par des hommes véritablement libres et égaux, et donc leur volonté de risquer une partie de leurs biens. La liberté de contracter conduit à la liberté de faire ce qu’on veut de ses propriétés : le transfert de biens est possible et c’est ce que réalise le jeu d’argent, semblable à d’autres activités économiques légitimes. Le contrat de jeu n’est cependant pas un contrat commercial car la part ludique reste plus importante que la part industrieuse.

33En 1424, Bernardin de Sienne affirmera que le jeu est une offense à Dieu, occasion de blasphèmes, mépris de Dieu et du joueur lui-même [14]. Saint Antonin des Conseils, évêque de Florence et moraliste dominicain, se montrera vigilant quant au loto et aux jeux de hasard qui sont pour lui des pratiques peccamineuses [15] et sont en outre des mécanismes qui conduisent des familles à la ruine, à la misère. Les jeux sont des manières illicites de s’enrichir (car elles ne sont pas un travail) et donc profondément condamnables. C’est en partie pour venir en aide aux familles ruinées par le jeu qu’Antonin organisera son œuvre de charité (les buenomini).

34La Réforme déplacera le problème des jeux d’argent et de hasard sur ce champ des impacts sociaux : le jeu n’est pas condamnable en soi, ce sont ses conséquences sociales qui le sont. Érasme, dans l’Éloge de la folie, met les joueurs de dés au rang des fous, mais admet que « ce jeu serait fort agréable s’il ne tournait point souvent en fureur ». De même, Calvin condamne les jeux surtout pour les conséquences qu’ils entraînent dans la vie sociale et morale et pour le manque de confiance en Dieu en ce qui concerne la vie matérielle.

35Le débat entre moralistes restera vif jusqu’au milieu du xviiie siècle, avec de grandes controverses : J.-B. Thiers (Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis ou qui doivent être défendus aux Chrétiens, 1686), Pierre Menestrier (Dissertation sur les loteries, 1700), etc. Un des derniers grands moments de ce débat est la polémique entre deux théologiens, Jean de la Placette et Pierre de Joncourt, et concerne la Providence et le lien entre le jeu de hasard et la volonté de Dieu (Dieu révèle-t-il sa volonté dans le jeu de hasard en faisant gagner celui qu’il veut ?). De la Placette affirme que le jeu n’est pas une consultation par laquelle on demande à Dieu « à qui c’est que doit appartenir ce qu’on joue [16] », et conclut que, si on joue sans fraude et de bonne foi, on peut garder ce qui est gagné. Le jeu n’est pas contre Dieu et la Providence. Le jeu n’est pas mauvais en soi, mais il l’est par les circonstances dans lesquelles il se développe et par l’ambiance qui l’entoure : violence, perte de temps et du contrôle de soi.

36Les Églises protestantes restent aujourd’hui encore profondément opposées au jeu d’argent, surtout aux usa. Elles fondent leur argumentation autour des textes bibliques concernant l’envie (Ép 5, 5-7 ; 1 Tim 6, 9-10) et la convoitise ; elles voient dans le jeu la volonté de prendre le bien d’autrui et de s’enrichir à ses dépens. Le jeu est une recherche égoïste et antagoniste ; le joueur qui gagne trouve du plaisir dans la perte que fait son partenaire. Il ne peut pas être assimilé à un don que fait le perdant ; cela n’est pas effectué de bonne volonté et seul ce qui a été gagné par le travail peut être donné ; en cela, le jeu est immoral et contraire à la volonté de Dieu. Pour ces Églises, le jeu est un moyen utilisé par le démon qui fait perdre le sens des responsabilités, de la prudence et livre le monde aux passions. Le jeu conduit à remettre en cause l’ordre du monde et de chacun tel qu’il est voulu par Dieu. Le jeu d’argent prétend changer l’ordre et, en cela, il est révolte contre Dieu. Se reposer sur le hasard, ce n’est pas respecter Dieu qui a mis chacun à sa place. On ne peut pas servir Dieu et l’argent (Lc 16,10) et le jeu est un « service » à l’idole Argent.

37Le thème central des Églises protestantes, à la suite de Luther et de Calvin, est que le jeu disqualifie la valeur du travail et promeut la paresse. L’enrichissement n’est possible, pour les moralistes de ces Églises, que par le travail (voir saint Paul : Ép 4, 28 ; 2 Th 3, 6-13 ; voir 1 Th 4, 11 ; Tite 3, 1). La paresse est condamnée par Dieu ; or le gain d’argent par la loterie ou le hasard est un enrichissement qui ne repose pas sur le travail : il est donc immoral. Seul le travail, dans cette perspective, est vu comme utile et béni ; ce qui n’est pas du travail est inutile (gaspillage) et maudit. Le jeu pour s’enrichir est une pratique égoïste, à la différence du travail qui est au service de la communauté humaine.

38L’Église catholique contemporaine est devenue plus modérée et ne voit plus dans le jeu d’argent un péché diabolique ; elle reconnaît même à certains saints (Pantaléon serait le patron des joueurs de loto, Balthazar celui des joueurs de cartes et l’intercession de la Madonna di Piedigrotta et celle del Carmine pourraient aider à gagner à la loterie) une participation spirituelle aux jeux. Et le pape lui-même organisera une loterie dès 1732. Pour l’Église catholique, si le jeu est bien contrôlé, il procure une récréation légitime, la mobilisation de fonds pour des causes humanitaires ou ecclésiales (bingos ou loteries), la possibilité de financer des projets… Mais il faut toujours s’interroger sur la capacité du joueur à avoir une attitude responsable et éthique.

39On retrouve ce point de vue dans le Catéchisme de l’Église catholique, au no 2413 :

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Les jeux de hasard (jeu de cartes, etc.) ou les paris ne sont pas en eux-mêmes contraires à la justice. Ils deviennent moralement inacceptables lorsqu’ils privent la personne de ce qui lui est nécessaire pour subvenir à ses besoins et à ceux d’autrui. La passion du jeu risque de devenir un asservissement grave. Parier injustement ou tricher dans les jeux constitue une matière grave, à moins que le dommage infligé soit si léger que celui qui le subit ne puisse raisonnablement le considérer comme significatif.

41De ces débats éthiques concernant le jeu d’argent et de hasard, cinq perspectives se dessinent. Autour du thème des pratiques diaboliques, le jeu est considéré comme ce qui fait perdre notre capacité de discernement et donc notre liberté : nous ne sommes plus des sujets éthiques quand nous sommes fascinés, passionnés, perdus dans le jeu. Le jeu est rarement la mise en présence de partenaires égaux et libres ; la fraude et la fragilité de certains joueurs en font un mécanisme destructeur des faibles. L’ambiance dans laquelle se déroulent les jeux est malsaine et cela disqualifie le jeu comme pratique honnête. Gagner sa vie par le jeu est immoral car le gain est acquis sans travail (comme pour l’usure) et fait croire à une vie facile, ce qui s’oppose à la parole biblique après le « péché d’Adam ». Le jeu d’argent pose enfin la question de la place de la chance dans la vie et donc de Dieu : y a-t-il une place pour le hasard qui change tout ou sommes-nous conduits sans véritable liberté à aller où Dieu nous attendait ? L’avenir est-il déterminé ou pouvons-nous provoquer un changement qui ne soit pas contre le « plan » de Dieu en jouant ?

La logique publique

42Les débats et les politiques, dont nous ne présentons qu’une histoire succincte [17], montrent l’apparition d’un acteur régulateur : l’État, qui va être non seulement le garant moral, mais le policier (le justicier) et celui qui dit le bien. Sa stratégie et son argumentation définissent le licite et le bien quant aux pratiques de jeux de hasard et d’argent. Il remplace peu à peu l’Église pour dire ce qui est bon et le faire advenir par la législation.

43Deux thématiques d’éthique publique fondent cette appropriation par l’État de la « police des jeux » qui, comme le dit le terme, met le jeu d’argent dans l’ordre du monde, dans la licéité sociale tout en faisant du jeu un monde policé et régulé, un monde presque vertueux.

44La première thématique est celle de l’impôt. Cette approche est le principal ressort de l’argumentation de R. Brenner. Dans de nombreux pays, les États tirent une part importante de leurs revenus de jeux organisés à l’échelle du pays : loterie ou loto national, pari mutuel urbain, etc. Ils vont donc développer le jeu d’argent à leur profit exclusif, en lui donnant un statut licite mais contrôlé. Brenner donne de nombreux exemples américains mais aussi européens qui montrent que l’État doit choisir pour ses investissements, soit les taxes ou les impôts, soit le jeu d’argent de type loterie ou paris ; ce choix se réalise selon la possibilité qu’a l’État de collecter facilement ou non des taxes ou de vendre des bons du trésor. Pour Brenner, le jeu d’argent est un des rares impôts que les citoyens sont heureux de payer [18].

45Georges Martignoni-Hutin [19] appelle « grand renfermement du jeu » l’institutionnalisation du jeu par la puissance publique. Le jeu devient impôt volontaire et non plus un « simple instrument improductif de circulation monétaire ». Il représente une source de financement que l’État redistribue. Dans ce contexte, l’argent des jeux est une « épargne collective » mobilisable pour des projets qui peuvent être sociaux, éducatifs, sportifs, etc. L’État français a ainsi récupéré près de 5 milliards d’euros sur le secteur des jeux en 2009 en impôts et taxes diverses (près de deux fois le budget de la culture qui est de 2,8 milliards) qu’il a pu affecter à des investissements [20] ; il va donc le promouvoir en l’organisant selon sa logique et son éthique publique.

46L’État français est très impliqué dans le jeu d’argent. Il entend l’organiser pour en faire une source de rendement important [21]. Il contrôle et taxe les courses de chevaux et les paris sur les courses ; il surveille et fiscalise les casinos, les cercles de jeux, et est l’actionnaire quasi unique de la Française des jeux qui a le monopole des loteries (décret de 1997). La loi d’avril 2010 va déréguler le système au profit des acteurs privés, mais nationaux, afin de récupérer une partie des jeux illégaux qui sont pariés à l’étranger, récupérant ainsi des devises ; elle va aussi élargir l’assiette fiscale [22] car le secteur privé est en pleine expansion. La nouvelle législation introduit donc une logique privée en démantelant une logique publique, au risque de contradictions insolubles.

47La seconde thématique utilisée par l’État pour fonder son intervention dans le secteur des jeux d’argent et de hasard est celle de l’ordre social. L’État impose sa logique au nom d’un ordre social que le jeu d’argent perturberait. L’État veut être protecteur.

48La perturbation sociale est crainte à plusieurs dimensions : le jeu est associé à la beuverie, à la violence, au banditisme, au blanchiment d’argent… En encadrant les activités ludiques, l’État se présente comme le gardien d’un ordre paisible nécessaire à la vie juste et bonne. Cette conception est traditionnelle : la police des jeux, en luttant contre les tricheurs (en particulier, les casinos et les courses hippiques), rend le jeu « plus moral » et surveille la délinquance associée au jeu d’argent comme le blanchiment d’argent ou le racket. La police des jeux opère un contrôle social préventif contre les dérives maffieuses du secteur des jeux d’argent. Dans cette perspective, la répression des machines à sous (les bandits manchots) illégales, c’est-à-dire non installées dans les enceintes des casinos selon des quotas négociés avec l’État, représente un enjeu important. Il y aurait 40 000 machines illégales, ce qui correspond à 200 millions d’euros d’évasion fiscale et une importante source de blanchiment de l’argent maffieux. La cybercriminalité devra être particulièrement surveillée avec l’introduction des jeux en ligne car l’anonymat du système permet toutes les dérives.

49La loi interdit aussi les jeux d’argent pour les mineurs, les adultes sous tutelle et curatelle. L’État protège ces personnes faibles contre la « tentation » de jouer de l’argent et, implicitement, contre le risque de perdre au-delà de leur capacité financière. L’existence d’un fichier des interdits de jeu est une autre manière utilisée par l’État dans sa fonction moralisatrice et protectrice. Ce fichier comprend des joueurs dont ne veulent plus les casinotiers, mais il est aussi constitué par des joueurs qui demandent eux-mêmes d’être interdits de jeu (ce sont les plus nombreux) car ils se savent fragiles, compulsifs et susceptibles d’être en danger. En se dénonçant auprès de l’État, ils se mettent sous sa protection contre eux-mêmes. L’État a ainsi un rôle éthique particulièrement original.

50Le jeu d’argent est associé aux mutations rapides et perturbantes de l’ordre social : le jeu peut précipiter les plus pauvres dans la misère ; l’État est alors le protecteur des pauvres qui prennent des risques trop importants pour leurs revenus. L’État protège aussi les plus riches qui se verraient disqualifiés par la fortune sans travail que pourraient obtenir des pauvres gagnants aux jeux. Le contrôle public est donc un outil pour maintenir l’ordre social.

51Boissy d’Anglas (1756-1826), cité par Marc Guillaume, affirmait :

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La tolérance des jeux doit être considérée moins comme un produit de revenus que comme un moyen de resserrer dans des limites étroites la passion du jeu, d’en éloigner la classe ouvrière et laborieuse, de reconnaître promptement les scandales et les atteintes à l’ordre qu’il convient de réprimer, d’éviter les dangers et la fraude de la clandestinité, de surveiller constamment les chevaliers d’industries, les escrocs, les émissaires de fausse monnaie, etc.

53L’État se montre ainsi protecteur des faibles dans une stratégie de maintien des statuts sociaux et de défense de la valeur travail.

54Ces arguments sont particulièrement développés par R. Brenner, qui montre que le jeu d’argent et de hasard perturbe l’ordre et que les prohibitionnistes des loteries ou des paris ont voulu par-dessus tout maintenir leurs privilèges et l’ordre social. Ce qu’ils prohibaient, c’était le jeu des pauvres, tout en laissant les riches jouer en privé dans leurs cercles de jeux ou dans des établissements chics réservés. Il fallait maintenir les pauvres dans leur statut, affirme R. Brenner, car pour un pauvre le jeu d’argent est la seule stratégie logique et rationnelle pour sortir de sa situation économique et sociale de manière significative et rapidement. Le jeu de loterie est ainsi une grande activité économique dans les pays en voie de développement car les occasions de développement économique sont trop rares.

55Pour Brenner, partisan de la libéralisation des jeux d’argent et de hasard, à l’exception de quelques cas extrêmes, les joueurs restent pour la plupart du temps conscients et se donnent un plaisir innocent (et ne jouent guère plus qu’une place de cinéma) tout en rêvant de changer radicalement de positionnement social. Brenner affirme que le jeu est la seule issue dans un mouvement de disqualification permettant un saut sociétal (qu’il nomme leapfrogging, saut de grenouille), plus accessible aux pauvres mais pas différent, par sa nature, de l’investissement en bourse ou la création d’entreprise. Le jeu de hasard est aussi pour cet auteur un symptôme – et non une cause – dans une société déstabilisée et inégalitaire. Si le risque d’inégalité ou de descente sociale augmente, le recours aux jeux d’argent augmente ; s’il y a une égalité et un système social stable, il y a peu de recours au jeu. L’inégalité perçue et la disqualification sociale sont les facteurs qui poussent le plus au jeu d’argent et de hasard.

56Si l’État, en France, prend une grande place dans le secteur des jeux, c’est au nom de l’ordre public, mais la logique fiscale introduit une contradiction de plus en plus forte. Il lui faut à la fois modérer et contrôler les jeux tout en les dynamisant pour ses recettes fiscales. On se trouve ici dans le même dilemme que pour l’alcool et le tabac. Pour sortir de cette contradiction, les organismes publics du secteur développent le thème du « jeu responsable » pour désigner moins un contrôle qu’un partage de responsabilités. L’objectif visé par l’État est que le joueur prenne conscience des dangers qu’il provoque et limite son jeu dans le champ du plaisir de jouer. L’État veut conduire l’ensemble des acteurs de la filière du jeu d’argent vers des attitudes qui aident le joueur à limiter ses passions par des informations et de la formation, par l’alerte sur les dangers de l’addiction… L’État, dans cette perspective, a signé un protocole sur le jeu responsable avec les syndicats de casinotiers, une charte éthique de la Française des jeux et une charte du même type pour le pmu, et ces mesures figurent dans la licence délivrée par l’arjel. L’État s’est engagé à ne pas stimuler trop fortement la consommation de jeux.

57Cette approche par le jeu responsable reste cependant peu solide car elle s’apparente à un compromis entre la nécessité d’attirer beaucoup de joueurs et le danger qu’ils peuvent représenter en cas de perte importante. Lorsque les gains sont importants, le déséquilibre est tout aussi dangereux : c’est le cas des millionnaires du loto déstabilisés par leur soudain enrichissement [23].

58La nouvelle autorité publique (arjel) chargée des jeux en ligne aura un travail délicat qu’elle estime possible via l’attribution de licences [24] agréant les sociétés de jeu : elle doit assurer des ressources à l’État tout en protégeant les populations sensibles au risque. Tout en ayant à surveiller un grand nombre de partenaires privés impliqués dans une stratégie de développement des jeux d’argent, il lui faudra trouver la manière de défendre le jeu responsable dans un monde marqué par la recherche de profits importants. N’y a-t-il pas contradiction entre la politique de jeu responsable et l’extension du secteur des jeux d’argent grâce à Internet ? Les acteurs privés du secteur ont essayé de se doter de chartes déontologiques visant à favoriser le jeu responsable [25], mais l’efficacité de cette procédure reste à démontrer.

La logique médicale

59Après l’État qui « moralise » le jeu d’argent pour des raisons fiscales, il sera fait appel à la médecine pour tenter de sortir le jeu de l’éthique et l’inscrire dans le champ pathologique. Ce faisant, en distinguant le pathologique du normal, ne donne-t-on pas une pleine légitimité éthique au jeu d’argent et de hasard, qui est ainsi banalisé ? S’il existe des joueurs addictifs, des flambeurs, ces situations ne sont pas représentatives de l’univers des joueurs pour Brenner, qui met en avant les parieurs familiaux du tiercé, les acheteurs de billets de loterie… La polarisation de la réflexion sur les joueurs addictifs déforme ainsi le monde du jeu et sert d’épouvantail. On est là dans une heuristique de la peur, nécessaire, selon les acteurs sociaux, à la prévention, en particulier pour les jeux de machines à sous et pour les jeux d’argent par Internet, les jeux vidéos [26]. Avec les nouvelles technologies de jeu, on pourra jouer seul, 24 heures sur 24, sans être vu, dans un univers d’intenses sensations, ce qui semble augmenter le risque d’addictions et exiger une réelle stratégie de protection et des thérapies.

60Le jeu excessif est semblable à la dépendance à l’alcool et aux drogues. Par le jeu, la personne ayant un problème de jeu excessif maintient un ensemble de comportements qui mettent en péril sa vie personnelle, familiale ou professionnelle avec des effets corrélés éventuels pour poursuivre son addiction : vol, alcool, etc. On parlera de jeu pathologique pour définir le joueur incapable de limiter la place du jeu dans sa vie ; le jeu devient le sens de son existence au détriment de ses autres activités sociales et familiales.

61L’argument médical de la dépendance au jeu a été utilisé dès 1943 dans un article d’Edmund Bergler sur le gambling comme étant une névrose. Cette approche va se développer et Bergler publiera en 1958 l’ouvrage de référence : The Psychology of Gambling. Le joueur apparaît comme quelqu’un de moralement faible, souffrant d’une névrose accompagnée d’un désir inconscient de perdre. D’autres travaux mettent l’accent sur la recherche par le joueur de sensations extrêmes. Or cette recherche peut être considérée comme un trait de personnalité, qui pourrait avoir des bases physiologiques, voire génétiques. Certains sujets, plus que d’autres, auraient besoin d’éprouver des sensations fortes, ce que leur permet le jeu d’argent car il génère une euphorie comparable à celle de certaines drogues ; leur objectif conscient est de « gagner », mais leur motivation profonde est de vivre des moments d’une rare intensité émotionnelle. Ils cherchent alors à prolonger cet état de plénitude momentanée le plus longtemps possible. Le jeu serait une automédication pour faire face à cette nécessité de sensations. D’autres approches [27] font reposer l’addiction sur des distorsions ou des déficits cognitifs, d’autres sur des troubles neuronaux, des dysfonctionnements corticaux, dopaminergiques, etc.

62Le jeu d’argent peut être aussi analysé comme jeu avec la mort, une pratique ordalique [28] à double face : d’un côté, la soumission au verdict du destin et, de l’autre, la tentative de maîtrise et de reprise du contrôle sur sa vie en la risquant. Le fantasme ordalique, sous-tendant ces conduites, serait le fait de vouloir subir des épreuves pour voir si l’Autre (hasard, destin ou chance) donne droit à la vie, si on est son élu. Par la survie, serait prouvé le droit du joueur à la vie, à la jouissance, peut-être à son immortalité. Le fantasme ordalique montre que, à travers des comportements de prises de risque, perce l’espoir que ce risque sera le dernier. Tout se passe comme si la mort devenait moins inéluctable en ce qu’elle est recherchée et comme devancée.

63Cette approche du jeu d’argent comme ordalie invite à une démarche thérapeutique qui est de plus en plus développée. L’hôpital Marmottant [29] à Paris, le chu de Nantes sont des lieux pour cette thérapie en France, des services d’addictologie qui prennent en charge les joueurs compulsifs, ou du moins quelques-uns parmi les 180 000 joueurs estimés compulsifs en France [30]. Ces thérapies insistent à la fois sur le dépistage précoce et sur l’apprentissage de décodages de ses comportements addictifs par le joueur lui-même, l’invitant à s’autolimiter. Des associations sur le mode des alcooliques anonymes se sont créées pour soutenir ces thérapies : Joueurs anonymes, SOS joueurs… Adictel est une innovation sociale, mise en place en 2003, ayant un réseau international et qui offre à la fois ses services de manière gratuite aux joueurs compulsifs (groupes de parole par Internet, consultations psychologiques, écoute téléphonique) et des services de formation et de conseil aux entreprises de jeu pour les sensibiliser au jeu responsable et les aider dans la mise en place de stratégies face aux joueurs pathologiques.

64Ces déplacements du jeu dans la sphère pathologique montrent un sujet qui n’est pas responsable, qui a perdu le contrôle ou pour qui le jeu est une manière de gérer ses pulsions (on parle de jeu compulsif). On n’est plus dans une approche éthique mais dans la gestion d’une maladie qui sera décrite de manière de plus en plus précise comme, par exemple, dans les travaux de R. Ladouceur [31], qui indiquent que le joueur a un rapport particulier au hasard. Il a la conviction ou la croyance en sa propre capacité à influencer le cours du jeu par son calcul (les martingales imparables). Les joueurs pathologiques entretiennent plus que d’autres une conception contraire aux logiques mathématiques, qui leur fait nier ou sous-estimer la part du hasard dans le déroulement du jeu. Ils pensent toujours arriver à battre le hasard et avoir un vrai pouvoir sur les séries de nombres ou de cartes, car ils ont souvent un profil psychologique décideur, hyperactif et extraverti, d’une intelligence et d’un sens pratique supérieurs. L’expérience leur a appris qu’ils savaient gagner, prendre des risques, et l’important pour eux est de gagner. Les joueurs pathologiques sont des personnes qui ne maîtrisent plus l’argent qu’ils dépensent à partir du moment où ils ont commencé à jouer. Ils n’agissent plus qu’émotionnellement et ne peuvent s’arrêter, qu’ils gagnent ou perdent ; ils ne sont plus conscients – et donc hors champ de la décision éthique.

65Cette passion du jeu, bien documentée dans la littérature (Le Joueur de Dostoïevski est un paradigme) ou au cinéma [32], conduit à de grosses pertes qui vont à leur tour induire des stratégies de mensonge, d’emprunts, de vols, de détournements qui compromettent les familles, l’emploi, la vie sociale… Ces destructions auront à leur tour des effets pathologiques. Le joueur est seul, souvent culpabilisé, honteux et dans le mensonge, conduit à une profonde détresse, n’ayant qu’un seul espoir, celui de rejouer pour se renflouer.

66Si l’approche purement psychologique doit être complétée par une approche sociologique, car le jeu d’argent s’inscrit dans un système socio-économique et se construit à travers le temps [33], ces approches se mettent à distance de l’analyse éthique en présentant des situations extrêmes, mais en continuité possible avec des pratiques anodines et banales. Ces dérives, indiquées comme toujours présentes et menaçantes et sans limites clairement définissables, constituent l’argumentation principale de ceux qui se prononcent pour la prohibition ou pour un contrôle très strict de ces jeux d’argent, en particulier dans le cadre de la libéralisation des jeux sur Internet. L’approche par les pathologies est utilisée pour désigner le jeu d’argent comme un danger personnel et sociétal, une conduite à « risque sanitaire » qu’on ne peut pas laisser prendre aux populations fragiles. Le risque est alors investi d’une responsabilisation éthique qu’on retrouve dans le principe de précaution.

67L’État se doit donc d’intervenir au nom du bien commun ou de l’ordre public puisqu’ils sont en danger. Il vient compenser ce qui est produit par l’économie du jeu d’argent ou pourrait se produire. Il est celui qui vient au secours (le sauveur) de ceux qui sont tombés dans « l’enfer du jeu », plutôt que de les avoir empêché de jouer, ou pour informer des dangers qu’il laisse néanmoins courir. C’est la posture classique de l’État libéral.

La logique des conventions

68L’approche par les pathologies fait planer un doute sur le jeu d’argent. Mais la plupart des observateurs, en reconnaissant le danger pour les joueurs compulsifs, développent une conception contractuelle du jeu, dans une approche qui met en valeur l’éthique des contrats, et refusent l’heuristique de la peur. Hors la minorité de joueurs addictifs et les joueurs mineurs ou ayant des problèmes mentaux graves, tous les joueurs, dans cette perspective, sont susceptibles de poser un acte raisonnable en pariant de l’argent. Le jeu d’argent semble autant une activité ludique qu’une activité économique, ou pour le moins une activité qui fait sens du point de vue des logiques économiques. On est alors dans un champ « raisonnable » et donc susceptible d’une approche éthique.

69L’approche conventionnelle des jeux de hasard et d’argent a bénéficié d’un renouveau de réflexion au moment du développement de l’assurance (à partir de 1350). L’assurance est un contrat de jeu, un pari sur le fait qu’un événement se réalise (le succès d’un transport maritime, par exemple) ou ne se produise pas (le décès, l’incendie, etc.). On est là dans le cadre d’une convention commerciale raisonnable et d’une attitude prudentielle. L’analyse que Pierre de Jean Olivi avait initiée retrouve toute sa force et invite à réfléchir à l’éthique des contrats aléatoires.

70À partir du xvie siècle, des juristes chrétiens (De Soto, Molina, etc.), reprenant les intuitions de Pierre de Jean Olivi, défendent la thèse selon laquelle les jeux de hasard peuvent être des conventions volontaires et équitables si les joueurs sont placés dans des conditions initiales d’égalité et si les conventions du jeu (le contrat) ne sont pas faussées par la fraude ou le dol. C’est la thèse la plus communément admise. Le jeu d’argent est un contrat comme tous les autres : un accord aléatoire qui a un statut juridique reconnu. Ce contrat est défini aux articles 1104 et 1964 du code civil : c’est « une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, dépendent d’un événement incertain ».

71L’article 1964 du code civil (modifié par une loi du 12 mai 2009, article 10) range dans cette catégorie le contrat d’assurance, le prêt à grosse aventure, le contrat de rente viagère et les jeux et paris. L’article 1965 précise que « la loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d’un pari », et l’article 1967 : « Dans aucun cas le perdant ne peut récupérer ce qu’il a volontairement payé, à moins qu’il n’y ait eu, de la part du gagnant, dol, supercherie ou escroquerie ». Ces articles concernant le jeu reconnaissent un contrat qui oblige les parties s’il n’est faussé dans les procédures et contraint celui qui a perdu à accepter la perte qu’il subit car c’est un transfert de propriété dont il a accepté l’occurrence possible. Le jeu d’argent et de hasard est un projet licite qui conduit à risquer de perdre quelque chose qui compte (ce n’est pas un don) dans l’espérance d’un gain (un prix à percevoir) à partir de la chance (pas des compétences). Ce qui pourrait disqualifier la licéité de ce contrat concerne la manipulation des règles du jeu ou du « hasard », la fraude sur l’obtention des résultats…

72Cette argumentation est contestée, en particulier par les Églises protestantes américaines qui font un rapprochement avec le duel. On ne peut pas risquer sa vie dans un duel ; or le jeu d’argent s’apparente pour eux à cette pratique. Dans le jeu considéré comme un jeu à somme nulle, si l’un gagne, c’est au détriment de son partenaire de jeu qu’il dépouille ; on a affaire à une forme d’homicide même si les joueurs sont d’accord sur cette règle. L’accord conventionnel ne suffit pas quand il concerne la vie. Les joueurs sont coupables, le gagnant comme le perdant, et ce type de convention ne peut pas avoir de licéité éthique.

73Considérant que ces argument sont excessifs car il n’en va pas de la mort mais d’une dépossession qui, bien souvent, n’est pas plus importante qu’une place de cinéma et que cette dépossession a procuré un certain quantum de joie ou pour le moins d’excitation, un intérêt renforcé pour le jeu ou le sport (c’est la thèse des promoteurs de paris sportifs), la plupart des législations modernes ont reconnu la licéité de la convention : elle est un achat de service qui procure un plaisir et qui peut aussi aider financièrement les joueurs gagnants à améliorer leurs conditions de vie. Le rapprochement avec les jeux financiers et la bourse renforce cette appréciation positive quant aux conventions concernant le jeu d’argent.

74La tradition catholique a fourni quelques éléments d’éthique quant à la validité de la convention de jeu. Quatre conditions sont proposées pour que la convention réponde au critère de justice : l’argent joué ne doit pas l’être au détriment des justes obligations du joueur et en particulier de sa vie familiale, il doit donc appartenir en propre à celui qui joue et non à des membres de sa famille ; le joueur doit être libre et conscient de ce qu’il fait et donc non pathologique ou mentalement irresponsable ; les revenus du jeu ne doivent pas être utilisées pour financer des projets immoraux ou illégaux (blanchiment d’argent, prostitution, etc.) ; tous les joueurs doivent avoir une égale possibilité de gagner ou de perdre, et donc les mêmes compétences quant aux connaissances des règles du jeu et des facteurs pouvant influencer les résultats. Enfin, le jeu doit être conduit de manière transparente, sans fraude ou manipulation des résultats ou des règles.

75Ces conditions de licéité de la convention de jeu laissent une grande part d’incertitudes. Un joueur est-il vraiment libre et conscient de ce qu’il fait si le jeu est toujours un moment de fascination selon des modalités ordaliques plus ou moins intenses mais jamais absentes ? Quelles limites sont posées quant au caractère moral ou non de l’utilisation du gain, et pourquoi ne pas soumettre le jeu boursier et toutes activités supportant des contrats aléatoires à ces mêmes critères ? Les paris sportifs ou hippiques requièrent de réelles connaissances sur les qualités et capacités des participants aux épreuves couvertes par le jeu ; le savoir-faire psychologique du joueur de poker et la mémoire des cartes sont des réalités. Le jeu consiste justement à avoir des compétences plus développées ou plus pertinentes que les autres joueurs ; la condition posée quant à la licéité ne peut donc pas tenir. L’absence de fraude peut être un élément plus facilement acceptable car il est le principe même de la convention et c’est sur lui que se fondent les recherches déontologiques du secteur [34].

76L’entrée des jeux dans le monde de l’Internet semble augmenter l’incertitude éthique. L’aspect dématérialisé et virtuel de la pratique du jeu, sa pratique anonyme et solitaire semble livrer le joueur à un monde moins éthiquement juste et mettre l’individu jouant dans son appartement face à l’immensité d’une société sans localisation ; l’asymétrie est ainsi renforcée qui rend les conventions moins fondées en justice. Une convention peut-elle être véritablement établie entre un joueur et une entreprise virtuelle, sans vis-à-vis et alocalisée, sans la présence physique des autres joueurs et d’un animateur du jeu ?

77Si les conventions passées avec la Française des jeux ou le pmu étaient déjà pour une large part virtuelles, elles sous-entendaient la puissance publique avec son image de crédibilité, de solvabilité et son souci de « service public ». Ce dernier se manifestait par une honnêteté dans la redistribution des gains ; il était un acteur fiable et crédible, pouvant passer des conventions. Qu’en sera-t-il des entreprises privées, même avec la licence d’agrément qui précise la part de gains qui doit être redistribuée aux joueurs gagnants ? Comment être sûrs de l’honnêteté de l’entreprise avec laquelle est passée par Internet une convention de jeu ? Ce sera le marché qui organisera et, à terme, égalisera les gains des gagnants, affirment les tenants de la libéralisation. « L’arnaque » risque cependant d’être plus développée en l’absence d’une bonne connaissance de l’éthique des entreprises de jeux qui apparaissent sur le marché et qui ont pour objectif la rentabilisation de leur investissement, et donc des marges bénéficiaires élevées. La régulation par les lois du marché risque de ne pas fonctionner assez rapidement pour éliminer les pratiques d’escroquerie. Les critiques contre la nouvelle législation mettent en doute l’engagement éthique des entreprises de jeu qui rassemblent des capitaux importants en quête de rentabilité rapide ; pour les opposants à la loi, il s’agit d’un nouveau stade de développement du capitalisme libéral et de sa logique au détriment de la vie régulée et de l’État protecteur. La logique de l’intérêt économique semble être plus prégnante que la logique du jeu, du loisir, et ne pas prendre assez soin des populations fragiles.

78L’option des licences attribuées par l’arjel veut pondérer cette logique en mettant des garde-fous et en donnant par là une crédibilité aux entreprises spécialisées dans le jeu. La profession cherche elle-même à se donner une image de marque sérieuse en s’organisant [35] et en se donnant une discipline éthique pour apparaître fiable. L’approche par les conventions donne une légitimité au déploiement des jeux d’argent, des paris, mais elle ne met pas à l’abri des pratiques déloyales ou malhonnêtes. Aucune activité économique, aucun contrat organisant une transaction économique n’est cependant exempt de cette incertitude même si les transactions portant sur des biens tangibles apparaissent plus certaines.

79L’approche par l’éthique des conventions assure un fondement plus favorable au jeu d’argent, mais suppose un contrôle fort de la part de l’État pour que les joueurs, les partenaires les plus faibles du contrat de jeu, ne soient pas lésés.

Conclusion

80Le développement des jeux d’argent grâce à la nouvelle législation du secteur introduit de nouvelles questions dans la société française. Est affirmé avec force le droit à jouer librement et à prendre des risques financiers pour s’enrichir et se détendre. Mais, de la même manière, en privatisant on affirme pour des entreprises privées le droit d’exploiter ce désir de jouer et les pulsions que le jeu d’argent produit. Le risque est introduit plus profondément dans la société alors même que se développent des demandes de sécurisation et de précaution très fortes dans de nombreux secteurs de cette société qu’Ulrich Beck traite de société du risque [36]. Il y a là une contradiction importante entre les logiques économiques et les logiques publiques, et les mutations du secteur des jeux d’argent et de hasard apparaissent comme un nouvel épisode de la « privatisation » du monde, au double sens de ce mot : les règles sociales sont de plus en plus celles du secteur privé et l’individu, devant son ordinateur, prend les risques qu’il veut quant à sa vie sans que la société s’en soucie et manifeste sa sollicitude. Le lien social et le bien commun s’en trouvent fragilisés un peu plus.

81Si le jeu d’argent a un rapport avec l’ordalie, l’ouverture des possibilités de jouer en solitaire peut induire des comportements pathogènes mais aussi favoriser l’émergence du jeu contre et avec la mort comme une règle socio-économique banalisée. Le projet de vie en société, lorsqu’il n’est plus polarisé vers la vie, vers une vie meilleure et plus ample, peut-il être poursuivi ? La logique conventionnelle qu’ouvre la nouvelle législation pourrat-elle s’opposer à ce travail de la mort ? Le jeu d’argent n’est pas le cœur de la vie en société et cela pose déjà une limite face à l’érosion de la logique de la vie, mais il y a là une vigilance nouvelle à exercer pour ceux et celles qui recherchent la vie juste et bonne : que l’argent qu’impliquent les jeux en ligne ne détruise pas le « ludus[37] » qui recrée et met en relation.


Date de mise en ligne : 12/02/2011

https://doi.org/10.3917/retm.262.0007

Notes

  • [1]
    J.-Cl. Lavigne, « Un nouvel ordre du jeu », Études, septembre 2010.
  • [2]
    Treize licences sont déjà attribuées (Partouche Poker, Chilipoker, Everest Poker, etc.) et cinq sont en attente pour la fin juin. Les joueurs sont cependant furieux car ils doivent acquitter des frais (rake) élevés au profit des gérants de sites.
  • [3]
    La plus grande entreprise de jeu, avec un chiffre d’affaire de 1,74 milliard d’euros.
  • [4]
    Avec un chiffre d’affaire de 712 millions d’euros.
  • [5]
    Les chiffres ne sont cependant pas très précis.
  • [6]
    Sur cette problématique, voir : Reuwen Brenner, Gabriel A. Brenner, Gambling and Speculation, Cambridge U. Press, 1990.
  • [7]
    R. Brenner, G. A. Brenner, A. Brown, A World of Chance. Betting on Religion, Game, Wall Street, Cambridge U. Press, 2008.
  • [8]
    R. Mauzi, « Écrivains et moralistes du xviiie siècle devant les jeux de hasard », Revue des sciences humaines, 1958.
  • [9]
    Sur l’histoire française, on peut consulter L’Encyclopédie méthodique de 1785 dans le volume no 34, « Finances », tome 2, article loterie.
  • [10]
    É. Belmas, Jouer autrefois, essai sur le jeu dans la France moderne, Champ Vallon, 2006.
  • [11]
    Ce processus a bénéficié, en particulier, du rapport au sénat de François Trucy : « L’évolution des jeux de hasard et d’argent » (7 novembre 2006), et du rapport pour le Premier Ministre réalisé par Bruno Durieux (mars 2008) : « L’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard ».
  • [12]
    Dans un tout autre contexte, c’est en tirant au sort que sera désigné le remplaçant de Judas dans les Actes des Apôtres : le hasard ne faisait donc pas systématiquement peur…
  • [13]
    G. Ceccarelli, « Le jeu comme contrat et le risicum chez Olivi » (colloque de Narbonne, 1998) dans Pierre de Jean Olivi : pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Vrin, 1999.
  • [14]
    Sur cet aspect historique, Jean-Michel Mehl est l’auteur de nombreux textes importants ; voir l’article « jeux » dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Fayard, 1999.
  • [15]
    Antonin des Conseils, « Summa moralis » ; voir : J.-Cl. Lavigne, « Antonin des Conseils, un théologien de l’usure au xve siècle », Finance et bien commun, no 16, 2003. Pour Antonin, dans le jeu de dés il y a en fait vingt-et-un péchés, autant que de points sur les six faces des dés.
  • [16]
    Jean de la Placette, Traité des jeux de hazard défendus contre les objections de Mr de Joncourt et quelques autres, 1714.
  • [17]
    Sur l’histoire, outre les ouvrages de R. Brenner (en particulier, History – The Human Gamble, University of Chicago Press, 1983), on peut consulter: D. Schwartz, Roll the Bones: the History of Gambling, Gotham Books, 2006.
  • [18]
    On trouve la même analyse chez P. Collins, Gambling and Public Interest, Praeger Pub, 2003.
  • [19]
    « Hasard vous avez dit hasard… Comme c’est bizarre. Analyses et représentations du hasard dans les jeux d’argent », dans Denis Jeffrey et Rodrigue Bélanger (dir.), Le Jeu et ses enjeux éthiques. Cahiers de recherches éthiques, no 19, Montréal, Fides, 1996, p. 179-207.
  • [20]
    Y compris l’amélioration de la race chevaline, le développement du sport ou encore la lute contre l’addiction au jeu… Les casinos ont une obligation d’investir dans le secteur culturel. Le poker en ligne profitera aux monuments historiques.
  • [21]
    Les taxes varient selon les jeux : 29 % pour la loterie, 16 % pour les courses hippiques, etc. Elles seront plus faibles pour les jeux en ligne, afin d’attirer les joueurs qui fréquentent des sites étrangers, illégaux en France.
  • [22]
    Le jeu en ligne devrait constituer un marché de 4 milliards d’euros de plus à moyen terme.
  • [23]
    M. Pinçon et M. Pinçon Charlot, Les Millionnaires de la chance, Payot, 2010.
  • [24]
    Elle a donné vingt-trois licences à la date du 25 juin 2010.
  • [25]
    En juin 2009, charte de l’arpp (l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité) concernant la publicité pour les jeux en ligne et l’association « fairplayers.com » qui délivre un label éthique aux sociétés de jeux adhérant à sa charte.
  • [26]
    M. Valleur et J.-C. Matysiak, Sexe, Passion et Jeux vidéos, Flammarion, 2003.
  • [27]
    J.-L. Venisse, en collaboration avec J. Ades et M. Valleur, « Rapport pour la Mildt concernant le problème des addictions aux jeux », 2006. Ce rapport fait le point sur toutes ces approches par la pathologie.
  • [28]
    M. Valleur a développé cette approche : voir, par exemple, « Les chemins de l’ordalie », Topique 2009/2, L’Esprit des temps.
  • [29]
    Le Dr Olievenstein est un des précurseurs des recherches sur le jeu pathologique.
  • [30]
    D’autres sources indiquent un phénomène plus vaste d’au moins 400 000 personnes, mais ce chiffre semble trop important.
  • [31]
    R. Ladouceur travaille au Centre québécois pour la prévention et le traitement du jeu, université de Laval.
  • [32]
    L’Arnaque, en 1973, avec Paul Newman, mais aussi Casino, en 1995 (M. Scorsese), Ocean Eleven, etc.
  • [33]
    Voir Jacob Amnon Suissa, Département de travail social et des sciences sociales, université du Québec en Outaouais.
  • [34]
    Un secteur particulièrement effervescent sur Internet, tant pour des sites de jeu que des magazines sur les jeux, des sites d’information, de conseil juridique…
  • [35]
    Syndicat du jeu vidéo, groupement des éditeurs de services en ligne, syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, afojel (association du jeu d’argent en ligne), etc., sont des nouveaux acteurs au coté des syndicats et groupements de casinotiers, de cercles de jeu.
  • [36]
    U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, coll. « Champs », 2003.
  • [37]
    Saint Thomas, Somme théologique II, IIae, q. 168, 2.

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