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Article de revue

Quand la théologie dialogue avec les sciences de la nature

Pages 113 à 132

Notes

  • [1]
    Ted Peters, « Where is ”Nature“ in ”Natural Law“ », Theology and Science, vol. 7, no 2, mai 2009, p. 115-118.
  • [2]
    Parce qu’il ne voulait pas renoncer à cette idée de perfection de la nature, Galilée, informé des travaux de Kepler, les a récusés. Voir Massimo Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à l’époque de la Contre-Réforme, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’âne d’or », 2008.
  • [3]
    Voir Véronique Le Ru, La Nature, miroir de Dieu. L’ordre de la nature reflète-t-il la perfection du créateur ?, Paris, Vuibert, 2009. Chez Euler, comme la constitution du monde est la plus parfaite possible et qu’elle est due à un créateur infiniment sage, il n’arrive rien dans le monde qui ne présente quelque propriété de maximum et de minimum.
  • [4]
    Ilya Prigogine, La Fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • [5]
    Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1968.
  • [6]
    Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.

1En écho au document romain sur la morale naturelle, dans la revue Theology and Science du Center for Theology and the Natural Sciences (ctns), Ted Peters manifeste sa surprise de constater que la Commission théologique internationale n’ait pas fait référence aux connaissances scientifiques [1]. Cette surprise est partagée par nombre de ceux qui ont le souci d’un dialogue entre science et foi, conscients de l’importance de la science pour les fondements de la culture. Peut-on, en effet, parler de loi naturelle sans se référer à la nature telle qu’elle apparaît à ses observateurs les plus exigeants ? Ted Peters justifie son regret par un argument théologique : si l’Église veut être entendue du monde, elle ne saurait omettre de tenir compte de la vision de la science qui fonde l’universalité, et donc enracine son aspiration à la catholicité. Plus encore, si l’éthique et la morale veulent prendre en charge la réalité, peuvent-elles ignorer les connaissances incontestables apportées par la science pour enraciner le discours sur l’être humain, sa place dans l’univers, son apparition dans le monde des vivants, les éléments fondateurs de la liberté, l’enjeu de ses interventions sur son environnement ? Telle est la motivation de notre réflexion.

2Précisons d’emblée le vocabulaire. Le terme « monde » est ici employé au sens général ; il désigne la totalité de ce qui est donné à l’expérience et à la pensée humaine. C’est le sens le plus commun, en deçà de toute critique conceptuelle. Le terme « Création » est un terme spécifiquement théologique, pour désigner cette totalité en tant qu’elle est le fruit de l’acte de Dieu qui lui donne d’exister. Le terme « nature » est l’objet de notre interrogation ; il désigne cette même totalité avec le souci de dire ce qu’elle est, « la raison des effets » selon le langage de Pascal. Le concept de nature relève d’une visée plus philosophique, et c’est là qu’il importe que la philosophie repose sur ses pieds, les observations données par la science, car s’il y a trois termes, il y a bien la même réalité.

3À raison de l’universalité de la signification de ces concepts, il apparaît que la morale ne saurait les ignorer. En effet, si celle-ci veut prendre en charge le comportement humain libre et responsable, elle ne saurait ignorer l’observation de la réalité par les sciences et, en particulier, les sciences de la terre et de la vie – autrement dit, les sciences de la nature.

4Parler de la science invite à une considération épistémologique qui constitue le deuxième point de mon introduction. La science d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. Il est clair en épistémologie que le progrès scientifique n’est pas l’accumulation progressive de résultats ; il y a ce que l’on appelle, depuis Cournot, des révolutions scientifiques – terme qui est redevenu célèbre dans l’épistémologie nord-américaine. L’expression « révolution scientifique » rend compte du fait suivant : la science repose sur des convictions premières appelées souvent « paradigmes ». Ce sont des idées générales qui commandent la recherche. Or, le progrès n’est possible que si l’on change de paradigme. Par exemple, en astronomie, depuis l’Antiquité, le mouvement des corps célestes, censé être parfait, était le mouvement circulaire uniforme. Cette conviction était partagée par tous. Kepler, le premier, a osé dire qu’il n’en était rien [2]. Il butait sur les calculs concernant la planète Mars, mais il a osé renoncer à l’idée que le mouvement circulaire uniforme était le mouvement parfait, donc celui des astres ; par ce changement de paradigme, il a permis à l’astronomie classique de vraiment prendre son essor. Le développement des sciences n’est pas homogène ; il passe par des ruptures. Ainsi convient-il de parler de révolution scientifique en ce sens et de noter des changements importants entre des périodes de la pensée. Nous distinguerons la science antique, qui se poursuit au temps de la chrétienté, la science de l’âge classique qui commence vraiment avec Galilée et Kepler, puis la science actuelle qui commence au xixe siècle. La frontière n’est pas absolue et, au même moment, voire dans l’esprit et la pratique du même savant, peuvent coexister différents paradigmes. Il importe, toutefois, de noter qu’un nouveau paradigme doit assumer tout ce qui était déjà découvert : ainsi la théorie de la relativité d’Einstein n’efface pas la physique de Newton ; elle l’englobe comme un point particulier d’une théorie générale. Ainsi l’envoi des satellites dans l’espace s’appuie sur les lois de Newton. Ce n’est qu’à grande échelle qu’il faut considérer l’univers dans la théorie de la relativité générale.

5Notons bien que le changement de paradigme se fait pour des raisons scientifiques. Si les adversaires de la légitimité de la science reprennent ces arguments, ils n’ont pas le même sens et, d’une certaine manière, sont stériles. Ainsi, aujourd’hui, les adversaires de la théorie de l’évolution arguent contre elle de ses insuffisances dans l’explication et des lacunes dans l’observation (les fossiles ne sont pas en continu). Mais la critique ne vaut pas, car c’est de l’intérieur de la théorie que se présentent ces difficultés qui invitent la théorie de l’évolution à se renouveler. L’apologétique qui use des carences de la théorie de l’évolution pour faire place à un dessein divin et pallier la présence du hasard est vaine.

La science en chrétienté

6Le point de départ de la science, au sens strict, est inscrit dans la fusion entre Athènes et Jérusalem, pour reprendre une idée chère aux universitaires. La notion de nature doit beaucoup à la pensée grecque classique, au-delà des divergences entre les grandes familles d’esprit qui la partageaient. Elle s’est construite dans le refus de l’arbitraire lié aux « caprices des dieux » et, par cette exigence rationnelle, elle s’est accordée à la théologie biblique.

La Sagesse de Salomon

7La rencontre s’est faite dans le judéo-hellénisme dont le livre grec de la Sagesse est le modèle. On y lit la phrase suivante : « Dieu a tout disposé avec nombre, poids et mesure » (Sg 11, 20). Cette phrase, assumée dans les diverses tendances philosophiques, a rejoint la vision grecque, convaincue que le monde comme cosmos est un tout cohérent, harmonieux et intelligible. Certes, le terme de cosmos n’a pas le même sens chez Platon, Aristote ou dans le stoïcisme, mais l’horizon d’intelligibilité est identique, et il a été assumé par la tradition chrétienne.

8De ce fait, le christianisme a tracé un chemin original dans le concert des grandes religions, en raison du sens spécifique de la sagesse. À la différence de l’islam, la notion de toutepuissance n’est pas systématiquement la première ; à la différence des polythéismes, pour lui, la pluralité n’est pas irréductible ; à la différence des mystiques orientales, le monde est un point de départ pour la connaissance de Dieu ; on ne va pas à lui en se détournant du monde décrit par la raison ; à la différence des dualismes, le monde n’est pas le fruit d’une chute. La vie religieuse chrétienne suppose un grand respect du monde ; elle est attentive à la dimension cosmique du réel, que ce soit le passage du temps au rythme des saisons, que ce soit le respect des lieux et des formes. Cet accord vécu était fondamentalement exprimé dans le monde des symboles. L’art chrétien du Moyen Âge en atteste la fécondité.

L’harmonie médiévale

9Les historiens de la pensée médiévale ont noté comment la structure des grands édifices religieux – comme les cathédrales – récapitule le savoir des architectes du temps : ils étaient géomètres et physiciens, mais aussi motivés par la foi et le sens de la beauté du monde. La splendeur de la forme est au cœur de leur art. Pour eux comme pour tous les penseurs du temps, le monde est le fruit de la pensée de Dieu.

10Dans ce contexte où s’accordent raison et sacralité, le concept de nature garde son sens originel de naissance et, avec elle, de force en travail. La nature est le monde en tant qu’il émerge du chaos primitif pour prendre forme. La place de l’homme dans la nature s’accorde à cette tension vers une harmonie perçue dans le langage des symboles. Le langage est religieux, au sens universel du terme. L’homme est la voix du monde qui, sans lui, serait muet et ne pourrait rendre gloire à Dieu.

L’intelligibilité du monde

11Cette conviction a donné place à une vision de la nature qui manifestait la sagesse de Dieu que l’on pouvait connaître à la fois dans la Bible, le livre révélé, et dans le grand livre de la nature. Cette conviction a inspiré des formes diverses : la sensibilité monastique, attentive à la contemplation enracinée dans une méditation, s’est opposée à la sensibilité universitaire, attentive à une rationalité active, et les facultés des arts ont été l’espace qui préparait à la découverte du vaste monde, dans la fascination pour une raison dialectique. Mais ces différences sont inscrites dans une même conviction : l’intelligibilité du monde est au cœur de la notion de nature qui, à raison de l’action créatrice, est fondée sur des principes universels et rationnels. La loi de la Cité des hommes doit reproduire cette harmonie première ; le travail des paysans comme celui des artisans doit s’accorder à cette exigence première selon laquelle « l’art doit imiter la nature ». La morale doit se fonder sur cette vision qui donne accès à l’essence, dont la connaissance permet de déduire les propriétés qu’il faut respecter. L’ordre du monde est l’expression de la sagesse de Dieu.

12Cette vision sacralisée a été rompue à la naissance de la science classique ; elle a développé des éléments déjà présents dans la tradition universitaire, mais réinterprétés sous un autre paradigme.

La science classique

13La division entre périodes ne doit pas faire illusion. Il s’agit de typologie plus que de succession chronologique, car les options fondatrices peuvent coexister dans le temps.

Figures fondatrices

14Trois figures emblématiques sont habituellement convoquées pour dire la naissance de la science classique : Galilée, Descartes et Bacon. Descartes est le plus connu en France. Il a exprimé la rupture avec la dimension contemplative de la tradition chrétienne en disant que l’homme est appelé à être « maître et possesseur de la nature ». Le projet de transformation n’est plus conduit par le souci d’obéir à une sagesse donnée par l’acte créateur, mais par le souci d’une affirmation de la puissance humaine prenant possession du monde. Le projet est appuyé sur la puissance de l’instrument mathématique. Le langage de l’algèbre est adapté à ce projet de compréhension exhaustive. Descartes radicalise la démarche de Galilée, pour qui la nature était écrite en langage mathématique. Mais son projet était moins métaphysique ; il était immense : fonder une physique nouvelle dans la tradition des ingénieurs de la Renaissance italienne ; il s’appuyait sur l’aura du platonisme valorisant l’harmonie des nombres et leur accord avec le cosmos. Francis Bacon donne à ce même projet la force d’une entreprise de civilisation, déjà exprimée par Thomas More. Dans cette tradition, il s’agit d’abord de construire, grâce à la science, un projet de bonheur social rayonnant à partir de la « Maison de Salomon » et qui, d’une certaine manière, est fondateur de la modernité occidentale et de sa tradition humaniste.

Fin de l’essentialisme

15La mise en forme mathématique introduit une manière spécifique de voir le monde et cela change le concept de nature. Cette démarche s’inscrit dans une perspective qui rejette l’essentialisme, qui avait pour ambition de pouvoir déduire les propriétés de la connaissance de l’essence, connue par abstraction et induction.

16Cette attitude s’accorde avec l’idéal exprimé par la mécanique rationnelle, qui est une mathématique du continu et du nécessaire. Or, cet usage des mathématiques a pour conséquence d’exclure la valeur du recours à la finalité. Pourtant, chez Descartes, cette exclusion n’exclut pas que le monde soit considéré comme imago Dei, en raison même de sa transparence aux lois mathématiques. Sur ce thème, il est fort suggestif de considérer les débats sur l’optique. Fermat, Leibniz, Euler et Maupertuis arguent de la perfection mathématique des lois de la nature (dans le parcours de la lumière, qui est la créature la plus excellente qui soit) pour reconnaître la beauté de l’œuvre de Dieu [3]. La référence à la finalité ne se fait plus que dans la perfection des lois mathématiques.

17Une telle philosophie repose sur la conviction que l’essence des choses ne peut être saisie. Les termes et les concepts de la science ne sont qu’une saisie phénoménologique. La perspective essentialiste des médiévaux s’est en effet avérée dangereuse pour le progrès du savoir. Désormais, il convient d’adopter l’attitude pragmatique qui ne prétend pas pouvoir déduire les propriétés de l’essence, mais relever les propriétés, les ordonner et ainsi pouvoir accéder à la possession du monde dans une perspective où l’efficacité est le critère ultime. Henri Poincaré est un bon observateur quand il note dans La Science et l’hypothèse que la loi scientifique est une construction conceptuelle et qu’elle n’exprime pas l’essence de la nature. Il parle d’une « économie de la nature », c’est-à-dire d’une solution aux problèmes rencontrés par l’humanité.

18Face à cette entreprise, le monde religieux s’est trouvé déstabilisé. Il était, d’une part, soucieux de maintenir un monde symbolique. Mais, d’autre part, au plan qui nous occupe, la rupture se fait en effet autour de la notion de finalité.

La finalité écartée

19Pour la pensée théologique traditionnelle, l’ordre de la nature exprimé par des lois rationnelles renvoie à la finalité entendue au sens fort, celle de l’architecte qui porte en son esprit le plan de son ouvrage avant de le réaliser. La notion de cause est entendue au sens plénier exprimé par les quatre perspectives tracées par la culture universitaire (ce dont, ce que, par qui et pour quoi). Le refus de la finalité dans les processus naturels repose sur la reconnaissance que la nature est écrite en langage mathématique et seulement en ce langage qui est celui de l’implication logique nécessaire. La nature réalise ce qui était prévu et qui ne paraît imprévu que pour l’ignorance humaine. Descartes récuse explicitement tout recours à la finalité, non seulement à cause des abus présents dans certaines pratiques, mais surtout par fidélité à la prédominance de l’explication mathématique sur toute autre. Pour Descartes, la considération de l’efficience explique les phénomènes et elle seule doit être mise en avant, comme il le dit dans Les Principes de la philosophie :

20

Considérant Dieu comme l’auteur de toute chose, nous tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonner qu’il a mise en nous, comme celles que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu être produites.
(Principes de la philosophie, 1re partie, art. 28, A. T. t. IX)

21Cette exclusion sera explicitement faite par d’Alembert.

22Si le monde est dit encore imago Dei, il l’est à raison de sa perfection mathématique qui le rend transparent au regard de Dieu et à l’esprit humain qui participe à ses qualités. La mécanique rationnelle renvoie à un Dieu qui maîtrise toute chose dans la simplicité de son regard.

23Cette révolution scientifique s’est opérée à partir du xviie siècle. Elle a donné les grands systèmes du monde que sont ceux de Newton, Laplace et Einstein, pour qui la physique mathématique est la reine de tout savoir.

24Il nous semble important de relever que cette révolution scientifique a été suivie par une autre qui a pris aujourd’hui le pas sur la vision classique et qui, pour cette raison, peut être appelée moderne ou actuelle.

La science moderne

25La révolution qui préside notre pensée scientifique s’appuie sur la précédente et, d’une certaine manière, ne la récuse pas au sens où ce serait un retour à ce qui la précédait, comme le veut une certaine apologétique qui pense que la science moderne a mis fin au « désenchantement du monde ».

Le probable

26Si l’on doit se référer à une certaine tradition, il serait sans doute plus exact de reconnaître que la science actuelle a renoué avec les intuitions de la philosophie d’Épicure par le biais de sa manière de penser l’univers comme constitué d’un flux d’éléments ultimes, les atomes. L’univers est tissé par des éléments qui sont assemblés sans que l’on puisse reconnaître un projet intrinsèque ; il y a un mouvement (un clinamen selon Lucrèce) vide de toute finalité. Il n’y a pas de projet organisateur qui prévoit l’agencement des éléments. Le terme de hasard change de statut.

27La référence au hasard exprimait les limites de la connaissance humaine. Or, la notion de hasard change de statut. Si elle continue à dire les limites et les imprécisions de la connaissance humaine qui empêche de prévoir, elle dit la structure interne de la réalité où les phénomènes sont imprévisibles comme tels. Cette présence du hasard radicalise ce qui était dit dans la philosophie de Descartes, l’absence de finalité. Mais elle fait de lui un maître mot de la vision d’ensemble de la réalité. Ce qui va à l’encontre des grands systèmes de Platon, d’Aristote et du stoïcisme.

L’évolution

28Pour l’incidence de la nouvelle vision de la nature sur les notions fondamentales de la philosophie de la nature, l’itinéraire de Darwin est sur ce point fort éclairant. La théologie naturelle de William Paley représentait une manière exemplaire d’établir un lien théologique entre la vision scientifique de Newton et la théologie tirée des textes bibliques. Le Dieu régulateur du monde, ou Providence, était lié au système mathématique qui enserrait toute chose dans le réseau des nécessités. Or, Darwin a buté d’abord sur le problème du mal – la plus redoutable objection à la confession de foi et la source inépuisée de l’athéisme. Mais Darwin a aussi relevé le caractère aléatoire des phénomènes biologiques tels qu’ils apparaissent dans l’histoire de la vie. Cela le conduit a une position agnostique, qui achève de reconnaître que le spectacle de l’univers ne doit pas être prolongé par une vision ontologique. La présence de l’aléatoire dans les sciences a renversé l’idéal de la science classique. Il s’est imposé et c’est pourquoi l’œuvre de Darwin est si importante dans la modernité. L’itinéraire religieux de Darwin est pour cette raison significatif du nouveau paradigme qui permet de voir la nature et, corrélativement, de changer les éléments de la rationalité fondatrice dont le terme fondamental est évolution.

29Rappelons que le terme évolution a trois sens. Le premier, qui vient de la racine latine, était entendu par les Anciens comme la réalisation (pensée comme une expression) de ce qui était déjà donné. Ainsi, en anthropologie, on disait : « Deviens ce que tu es. » Le terme évolution est entendu dans un autre sens ; il est corrélé avec le terme d’émergence. Il s’accorde alors avec la tradition romantique. Notons que ce terme a été employé pour cette raison avec réserve par Darwin, qui ne l’a introduit que tardivement dans son maître livre ; il préférait parler de « sélection naturelle » pour en rester au seul plan de la pratique d’un naturaliste se défiant de toute théorisation. Mais l’œuvre de Darwin repose néanmoins sur le sens du mot évolution entendu comme paradigme qu’elle confirme. L’intelligence des phénomènes naturels repose sur la considération de l’évolution, transformation graduelle. Il y a une continuité dans le processus où il advient du neuf. C’est reconnaître le primat de la temporalité.

30La notion de continuité est ancienne et l’adage aristotélicien est bien connu : « Natura non facit saltum [la nature ne fait pas de saut] », mais la signification est tout autre. Il ne s’agit pas de considérer les choses localement : c’est tout ce qui est qui est pris dans un processus graduel.

31Ainsi le devenir est l’essentiel de l’image du monde. Si, dans la science classique, les équations considèrent que le temps est une variable, il n’est qu’un cadre dans lequel se déroulent les événements. La preuve en est que les équations qui représentent les transformations sont réversibles. La notion de temps a changé dans la science moderne. Le changement s’enracine dans les études de la connaissance scientifique, en particulier la thermodynamique. Le temps est irréversible dans son cours. Il n’est pas un repère extérieur. La flèche du temps est intrinsèque au devenir, comme le note Ilya Prigogine :

32

Aucune formulation des lois de la physique qui ne prend en compte le rôle constructif du temps ne pourra jamais satisfaire notre besoin de comprendre la nature [4].

La cosmogenèse

33La vision évolutive a aussi été le fait de la cosmologie scientifique. Celle-ci repose sur la théorie de la relativité générale fondée sur des équations qui lient deux termes (des tenseurs), qui représentent, d’une part, la géométrie de l’univers et, d’autre part, son état d’énergie (le tenseur impulsion-énergie). Cette mise en équation donne naissance à plusieurs représentations de l’univers. Conformément au paradigme de la science classique, Einstein avait introduit une constante qui avait pour effet de proposer un modèle statique d’univers. Les observations de Hubble sont venues ensuite et Georges Lemaître a montré que cette équation admettait des solutions non statiques et, donc, qu’il fallait penser l’univers en devenir.

34La cosmologie est devenue cosmogenèse. L’univers est compris quand on retrace son histoire. Cette histoire explique les diverses étapes de sa transformation et le passage de ce que l’on appelle « ère », par analogie avec l’histoire. Ainsi le paradigme de la transformation par évolution est-il devenu le modèle pour penser ce qui s’est passé dans une histoire vraiment universelle ; on sait dire l’histoire de la formation de l’univers (dans les limites de l’observable) ; on enchaîne sur la formation du système solaire ; puis on voit l’émergence de la vie sur la planète terre ; enfin, dans ce cadre, on retrace le passage en quelques milliards d’années des formes élémentaires aux formes complexes dont l’humanité fait partie – les incertitudes sur bien des points n’invalident pas cette manière unifiée de voir le monde, et donc de souligner sa nature temporelle et la valeur du concept d’évolution.

La nouvelle vision de la nature

35La rencontre entre le primat donné au devenir et la présence de phénomènes irréductiblement aléatoires change la notion de nature. Le primat du temps change le sens même du mot nature. Le maître mot de l’explication scientifique n’est pas l’espace (la géométrie qui était science reine dans la mécanique classique), mais le temps. Le primat du devenir (irréversible) est donc l’occasion d’une vision renouvelée de l’univers. La nature reste ce qui est donné à l’activité humaine ; l’humanité entre en relation avec elle dans son effort pour penser et transformer le monde. C’est pourquoi la vision de la nature s’appuie sur des concepts qui prennent un sens nouveau. Le premier d’entre eux est sans doute la notion de système, repensé selon le nouveau paradigme.

La notion de système

36La notion de système repose sur des options philosophiques qui placent au premier plan la notion de relation entre des données considérées comme des variables. Un système est donc un ensemble qui se transforme. La formalisation mathématique de ces transformations rend possible sa représentation scienti-fique et s’applique à tous les domaines. La notion de système a été thématisée par Bertalanffy au milieu du xxe siècle, dans son ouvrage fondamental élaborant une science générale des systèmes [5] ; elle est reprise aujourd’hui pour penser tous les phénomènes observés par la science, attentive au devenir sous toutes ses formes. Cette mathématisation n’est pas neutre.

37Dans la physique classique, la mathématisation portait sur des équations continues qui donnaient lieu à des équations différentielles ou à des équations à dérivées partielles. Or, la mathématique n’en est pas restée à ces seuls aspects ; elle a introduit des fonctions non linéaires qui sont capables de représenter des éléments fondamentaux par une mathématique probabiliste. Les entrées et les sorties sont exprimées en termes de probabilité.

38Liée à la notion de système, la notion d’action s’interroge en termes d’effet, ce qui rejoint la notion de but. Dans le cadre simple, le but est inscrit dans la structure du système (l’œil est fait pour voir) et l’on peut introduire une prévision. La notion de système n’est pas univoque. La théorie générale des systèmes reconnaît qu’il y a des sous-systèmes et hiérarchise donc les systèmes. À raison de ces divers niveaux, il faut veiller à l’interaction des systèmes entre eux. Il y a entre les sous-systèmes à la fois soutien et compétition ; il en résulte une régulation. Par exemple, la « théorie des jeux » traite de situations où les sous-systèmes sont en compétition. On parle de conflit, mais aussi de coopération. Le langage de la biologie est ici convoqué pour décrire la situation hiérarchique : les éléments sont dans un tout où ils trouvent leur activité régulée et, d’une certaine manière, soumise à une exigence, la téléonomie. Il existe des systèmes dits à plusieurs buts, qui sont inscrits dans une dynamique qui reste ouverte, car le langage est non linéaire et non prédictif de manière déterministe. Le système est un concept qui permet de penser la complexité. La complexité est la mesure des possibilités d’interaction entre sous-systèmes qui sont eux-mêmes source d’activité et d’organisation.

39La notion de système permet de penser la totalité de ce qui est donné et donc le concept de nature. Il est en effet utilisé dans le monde de la nature, en ingénierie en premier lieu, dans les machines électroniques comme les ordinateurs, dans les systèmes biologiques, en écologie, en cosmologie, mais aussi dans les sciences humaines, en sociologie, en économie, en neurologie, etc. La nature est ainsi vue comme système de systèmes, dans une ouverture vers des réalisations nouvelles.

La notion de nature

40Le concept de nature reconnaît l’unité de tous les éléments qui forment des sous-systèmes. Cette vision est spécifique. Elle privilégie le temps qui n’est pas seulement l’usure – la croissance de l’entropie –, mais l’apparition de la nouveauté. Les travaux de Prigogine ont marqué la philosophie actuelle, car il souligne que la nouvelle notion de temps n’est pas seulement passage et dégradation, mais qu’il existe une possibilité de transformation et de croissance dans la complexité. De l’ordre peut advenir à partir d’un état antérieur, dans un champ d’énergie ouvert.

41Ainsi la nature apparaît comme un champ du possible. La nature, c’est le possible : une capacité d’achèvement et de croissance en complexité. Avec l’apparition de la vie, il y a une victoire sur l’entropie. La notion de système est ici importante, dans la mesure où elle n’est pas statique.

42Il y a des systèmes qui sont dominés par l’entropie. Il y a, par ailleurs, des systèmes qui ne sont pas ainsi conduits à l’échec et à la dissolution, mais à un enrichissement dans leur capacité d’interagir. L’étude des systèmes établit une distinction entre ceux qui sont « proches de l’équilibre » et ceux qui sont « loin de l’équilibre ». Ces processus jouent un rôle constructeur. Ainsi peut-on conclure à un rôle constructeur du temps.

L’imprévisible et la nouveauté

43Le primat du devenir n’est pas limité au monde des vivants sur la planète Terre, selon la théorie de l’évolution ; le primat du devenir est universel. Mais ce devenir n’est pas laissé dans l’ombre, il est saisi par une mathématique de l’aléatoire.

44La mathématique de l’aléatoire est inscrite dans l’intime de la réalité. Elle se trouve fondée dans la mécanique quantique, mais bien dans son être même comme limitation à toute tentative de prévision dont l’astronomie était le modèle. Le jugement de Poincaré à cet égard est significatif de cette transformation. Si le langage de la mécanique quantique reste encore celui du paradoxe, la formulation mathématique montre qu’il n’y a là aucun paradoxe réel, mais seulement la difficulté de parler de ce qui se donne clairement dans un formalisme nouveau, où l’on ne représente pas des événements ponctuels, mais des processus et une mesure de l’aléatoire. Le caractère aléatoire est aussi présent en physique statistique, dont le fondement est la thermodynamique. Ainsi se trouve ratifié le refus de la science classique de substantiver les acteurs de la nature ; ils sont pris dans un jeu de relation et d’interaction. La science pense l’univers comme un système de systèmes et reste fondée sur la conviction qu’il existe une universalité des règles qui régissent ces relations.

45La notion de nature est pensée au singulier parce que les travaux scientifiques montrent que le progrès des connaissances est fondé sur une méthode dont le champ d’application est universel et qui est soucieuse de manifester l’unité. Ainsi, en physique fondamentale, les chercheurs sont soucieux de parvenir à l’unifi-cation des quatre forces fondamentales de la nature (gravitation, électromagnétisme, interaction faible et interaction forte).

Place de l’homme dans la nature

46Les considérations générales précédentes donnent une perspective qui invite à penser la place de l’homme dans la nature de manière nouvelle, comme le montre amplement l’ouvrage de Jean-Marie Schaeffer [6]. Celui-ci indique comment la perspective issue de la théorie de l’évolution introduit une dimension nouvelle dans la présentation de l’humanité. Elle n’est pas seulement en situation de domination, elle est à la fois le fruit de la nature et, d’une certaine manière, un élément interactif.

Le cerveau

47La manière dont les neurosciences pensent le cerveau humain est très significative. En effet, le cerveau est l’organe régulateur de l’activité humaine ; il est lié à la pensée et à la personnalité. La connaissance du cerveau a bénéficié de progrès considérables. Il y a donc des connaissances nouvelles dont la médecine profite amplement – il n’est qu’à voir la manière dont la chirurgie a progressé en efficacité grâce à la localisation et au traitement des tumeurs.

48Le cerveau est présenté comme système et cette image permet de bien le comprendre. Le cerveau récapitule la phylogenèse. La théorie de Gerald Edelman est très utile car elle permet de montrer le rapport entre la matière et l’esprit. Rappelons rapidement le contenu de cette théorie. Pour Gerald Edelman, le cerveau est un réseau de neurones interconnectés. C’est donc un système qui peut être représenté et modélisé comme tel. Mais les neurones ne sont pas au même niveau ; ils sont rassemblés dans des unités – qu’il appelle carte, par analogie avec l’ingénierie informatique. C’est l’interconnexion stabilisée de ces cartes qui explique le fonctionnement du cerveau et son activité dans la vie humaine. Or, la stabilisation des cartes n’est pas faite sans que le sujet agisse et, ce faisant, se fasse lui-même. Il y a ainsi un bouclage : le cerveau permet les liaisons qui rendent le sujet actif, mais les actes posés par le sujet structurent les liaisons, et la répétition ou l’intensité stabilise les cartes de cartes qui, ainsi, restent disponibles pour une autre étape de l’action. Donc le cerveau n’est pas un sujet constitué d’avance, mais il n’est pas non plus une machine déterminée ; il est un instrument qui se fait lui-même dans son insertion dans un monde humain – celui de la culture.

49Le cerveau récapitule l’activité de l’individu en lien avec la communauté humaine. Cette lecture brise avec la vision dualiste de l’être humain qui s’inscrit dans la tradition philosophique spiritualiste. Mais elle ouvre sur un autre type de question : qu’est-ce qui importe dans la détermination du propre de l’homme ? La question de la transcendance de l’être humain. La continuité est-elle le signe d’une identité de nature entre l’espèce humaine et ses proches dans le genre homo ?

50Poser une telle question invite à considérer que la construction d’une théorie scientifique repose sur des principes qui ne sont pas de la science. La discussion du théorème de Gödel l’a amplement montré. Un système formel ne saurait démontrer ses propres postulats. Ainsi on peut reconnaître que la transcendance de l’être humain est affirmée pour des raisons qui ne relèvent pas de la seule observation scientifique.

51Il faut alors distinguer – c’est la critique majeure sur les neurosciences – que leur observation objectivante est de type analytique et divise donc ce qu’elle essaie de relier ensuite, tandis que l’expérience propre de l’être humain – soi-même ou autrui reconnu comme un autre soi – est irréductible à celle-ci. Mais cela est un autre débat !

Enracinement de l’être humain

52Liée à l’étude du cerveau se développe l’idée que l’être humain ne peut être séparé de la totalité qui le porte. Certes, l’explosion d’une supernova à quelques milliards d’années lumière de la Terre n’a pas d’influence immédiate. Il n’empêche que ce qui se passe se déroule selon les mêmes lois que celles utilisées dans le laboratoire où elles sont observées.

53Lorsqu’on remonte le temps et que l’on considère les phénomènes, tout est lié parce que tout est donné ensemble dans une relation constitutive qui se déploie dans le temps.

54L’être humain est alors comme un microcosme du macrocosme. Il résulte de cette manière de voir l’humain une perspective qui est développée actuellement en écologie : l’humanité habite la nature dont elle est partie prenante.

L’avenir

55La structure temporelle du paradigme de la science moderne a une importance pour la vision de l’entreprise humaine : la valeur du futur et le souci de l’avenir. La référence ne se fait plus à un archétype intemporel, mais à une vision d’avenir, à un devoir être entendu comme projet.

56La référence à un modèle idéal, platonicien ou spiritualiste, n’est pas opératoire en anthropologie.

57Il est significatif que l’un des rares thèmes qui cherche à mobiliser les forces soit celui de l’avenir – même s’il est trahi par les politiques.

Quel dieu ?

58La vision systémique du monde porte l’esprit à une forme d’absolutisation. La nature est présentée comme auto-organisatrice et autoproductrice d’elle-même. La tentation est alors de porter à l’absolu cette possibilité ; c’est le monisme, qui prend habituellement la forme du matérialisme. Celui-ci dépend de la notion de matière qui est prise en compte. Pour Descartes, la matière est inerte ; pour Leibniz, elle devient dynamique ; c’est avec Diderot qu’elle prend le sens actuel de source d’elle-même qui n’a besoin que de se réaliser selon son propre dynamisme. Une telle perspective est écartée dans la tradition monothéiste, qui considère que Dieu est un être transcendant et séparé. La question de Dieu est alors celle de la création.

La création

59La notion de Dieu est corrélative de la notion de nature. Dans la perspective essentialiste de la philosophie chrétienne médiévale, la nature était image de Dieu et la notion de participation permettait d’en rendre raison. Ainsi, dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin utilise la notion de causalité exemplaire pour classer les œuvres de Dieu, de la plus haute ressemblance, celle des anges, à la plus faible, la matière inerte.

60La notion de création de l’âge classique a marqué une rupture, dont l’effet se fait sentir encore aujourd’hui, où le sens commun de création est resté celui qui apparaît chez Newton. La création est présentée comme ex nihilo. Mais l’expression ayant perdu le sens substantialiste qu’elle avait, le rien est pensé comme ce qui était antérieur, une sorte de vide. La création est réduite à l’instant initial. Elle est l’acte de Dieu faisant sortir toute chose hors du néant ; Dieu met les éléments de l’univers en place, puis il donne à l’ensemble une certaine quantité d’énergie et, à raison des équations de conservation de l’énergie ou de la quantité de mouvement (ou force vive), les choses se déroulent selon les lois de la nature, infailliblement, selon le dessein antérieur inscrit dès le commencement.

Une création continue

61Face à cette vision statique, il importe de renouer avec une considération qui ne fait pas de la création le seul commencement du monde. La création est au présent.

62La notion de création est séparée de la notion de commencement. Elle doit être entendue comme l’acte de Dieu coextensif à toute la durée de l’évolution. La notion de création continue demande donc à être reprise.

63La création est comme un accompagnement par Dieu d’un devenir qu’il ne fausse pas par des interventions. Il y a une action continue qui donne au possible d’être le possible, qui produit par lui-même ce qui advient. Le modèle biologique de l’autonomie ou de l’unité transcendant le cours des événements s’impose ici.

Nature et grâce

64Il y a une lecture ouverte de la situation de l’humanité. Ainsi peut se mettre en place une dimension qui est le propre de la tradition chrétienne : l’action de Dieu est une transformation qui produit quelque chose de nouveau dans l’ordre de la relation à Dieu. Celle-ci inscrit l’humanité dans un devenir d’accomplissement. Le discours sur l’articulation du théologal et du moral est alors pertinent.

Quelle morale ?

65La morale relève de l’art et non de la science. Pour cette raison, la science n’est pas maîtresse de la morale. Pourtant la morale ne saurait ignorer la science.

Une écoute mutuelle

66La première exigence est l’écoute. Elle est très difficile. Les partenaires scientifiques et moralistes ne sont pas habitués à reconnaître que leur domaine est un domaine du savoir parmi d’autres.

67Il y a donc une condition minimale : ne pas s’appuyer sur des erreurs. C’est pourtant le tort de certains actes du Magistère catholique, qui ne reçoit comme partenaires que des personnalités qui partagent son avis, comme le montre la composition des commissions et des colloques de bioéthique.

68Il y a ensuite une autre exigence, celle d’un dialogue argumenté, et donc la question fondamentale : quelle philosophie pour le dialogue ?

Typologie des relations

69Pour déterminer la typologie, je reprends à ce propos une vieille maxime, selon laquelle « l’art doit imiter la nature ». Trois modèles d’imitation sont aujourd’hui proposés.

70Le premier est celui de l’isomorphisme. Il y a isomorphisme lorsque les structures sont identiques dans des ensembles mathématiques. Pour certains, en effet, la morale serait scienti-fique ; elle devrait appliquer à l’humanité les lois de la nature. L’inscription de l’humanité dans le monde décrit par l’arbre construit par la théorie de l’évolution est absolue. L’espèce humaine obéit aux mêmes lois : se reproduire, se nourrir, croître et lier des liens avec son environnement… La différence est occasionnelle ; elle n’est pas structurelle.

71Le deuxième est celui de l’homologie. La notion est liée à la géométrie plane pour dire un rapport entre la longueur de segments définis par leur intersection avec des cercles tel qu’il est constant. L’usage métaphorique du terme indique donc que l’on tient compte des dimensions des ensembles comparés. Le changement d’échelle n’est pas un changement de proportion, mais d’importance. Ainsi, pour comprendre une situation, il faut préciser le contexte. Une différence apparaît ; elle n’est que contextuelle.

72Le troisième est un rapport d’analogie. L’image mère est arithmétique ; il y a une égalité de rapports, mais chacun reste défini dans son domaine. Il peut donc y avoir égalité entre des rapports, mais cela n’implique pas qu’ils soient du même ordre.

73À notre avis, l’imitation de la nature par la morale n’est pas isomorphisme, ni homologie, mais bien analogie. Le chemin de la pensée qui va de l’un à l’autre doit intégrer la différence qui est intrinsèque. Il importe alors de distinguer entre norme morale et loi de la nature, même si les expressions et les images sont les mêmes pour dire la temporalité, la spatialité et les intrications causales.

Une morale de l’appel

74Cette perspective peut fonder une morale de l’appel et non de l’impératif ! C’est là un lieu commun.

75Il y a sans doute à réfléchir sur le rapport entre normes et valeurs. Le bénéfice de l’écoute de la science par les moralistes est manifestement de fonder l’objectivité et l’universalité.

76La référence à la nature ne saurait être cependant un appel à l’impératif, car la nature est ouverte et donc la responsabilité humaine est inscrite dans cette dimension.

Conclusion générale

77De ces brèves remarques sur l’évolution des sciences et de son impact sur la vision du monde, il apparaît que la notion de nature est une notion dialogique. La nature n’est pas un donné brut ; elle est un processus qui apparaît dans le dialogue avec la réalité.

78Le dialogue est conceptuel : il s’agit de penser la nature. C’est la grandeur de l’être humain que de penser la nature. Il le fait par la puissance de son esprit qui a le désir de l’unité et de l’universalité.

79Pour cette raison, le concept de nature proche de la pratique scientifique joue un rôle d’horizon, aux deux sens du terme. Le premier sens vient de l’expérience du marcheur. Il a devant lui un horizon qui borne sa perception du monde. Plus il avance, plus l’horizon avance et s’élargit. Il est toujours devant lui. Le second sens vient de la peinture. Quand un peintre fait un portrait, il faut que le sujet représenté puisse paraître et cela advient quand il est placé en contraste avec ce qui l’entoure. L’horizon ainsi défini permet au sujet de paraître ce qu’il est, par manière de contraste ou de complémentarité, ou encore d’explicitation de son intériorité et des valeurs de sa vie.

80Le concept de nature peut jouer ce double rôle. Il est toujours plus avant et nul discours ne peut le circonscrire ; alors, il joue un rôle moteur, car il renvoie toujours au-delà de la prise. Il a aussi un autre rôle, celui de révélateur de la personne humaine et de sa singularité dans l’existence.

Notes

  • [1]
    Ted Peters, « Where is ”Nature“ in ”Natural Law“ », Theology and Science, vol. 7, no 2, mai 2009, p. 115-118.
  • [2]
    Parce qu’il ne voulait pas renoncer à cette idée de perfection de la nature, Galilée, informé des travaux de Kepler, les a récusés. Voir Massimo Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à l’époque de la Contre-Réforme, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’âne d’or », 2008.
  • [3]
    Voir Véronique Le Ru, La Nature, miroir de Dieu. L’ordre de la nature reflète-t-il la perfection du créateur ?, Paris, Vuibert, 2009. Chez Euler, comme la constitution du monde est la plus parfaite possible et qu’elle est due à un créateur infiniment sage, il n’arrive rien dans le monde qui ne présente quelque propriété de maximum et de minimum.
  • [4]
    Ilya Prigogine, La Fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • [5]
    Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1968.
  • [6]
    Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
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