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Article de revue

Chronique

Enjeux de la mise en place d'un « Certificat universitaire de formation théologique : éthique et pratiques de la santé »

Pages 109 à 118

Notes

  • [1]
    Loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse, Moniteur belge du 5 avril 1990.
  • [2]
    Loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, Moniteur belge du 28 mai 2002.
  • [3]
    D. Jacquemin, Bioéthique, médecine et souffrance. Jalons pour une théologie de l’échec, Québec, Médiaspaul, 2002, p. 73 s.
  • [4]
    D. Jacquemin, « La souffrance éthique du soignant », in Ethica clinica, no 34-35, septembre 2004, p. 9-14.
  • [5]
    P. Boitte, A. de Bouvet, J.-Ph. Cobbaut, D. Jacquemin, « Démarche d’éthique clinique », dans E. Hirsch (dir.), Éthique, médecine et société, Paris, Espace Éthique/Vuibert, 2007, p. 459.
  • [6]
    Ibid., p. 461.
  • [7]
    P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 199 s.
  • [8]
    P. Boitte, B. Cadoré, D. Jacquemin, S. Zorrilla, Pour une bioéthique clinique, Villeneuve d’Ascq, Éditions universitaires du Septentrion, 2002, p. 133 s.
  • [9]
    On pensera ici à une interruption de grossesse emportant l’adhésion du personnel soignant travaillant le matin. Or, le déclenchement « prend du retard » et c’est l’équipe du soir qui doit poursuivre l’accompagnement, alors qu’elle n’a pas participé au processus décisionnel.
  • [10]
    « On l’a décidé ensemble, il n’est pas possible de se désolidariser… »
  • [11]
    « Comment ne pas répondre positivement à quelqu’un qui souffre… ? »
English version

1En janvier 2006, à l’initiative de la faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), se mettait en place un « Certificat universitaire de formation théologique : éthique et pratiques de la santé ». S’adressant prioritairement aux professionnels de la santé mais également à certains acteurs en situation de responsabilité pastorale hospitalière, ce cursus s’est mis progressivement en place suite aux difficultés cliniques et éthiques relatives à l’existence d’une législation belge permettant, moyennant certaines conditions, de poser des actes d’interruption de grossesse [1] et d’euthanasie [2].

2Dès 2004, suite aux interrogations pratiques consécutives au vote de la loi relative à l’euthanasie, un groupe de professionnels (médecin, sage-femme, psychologue, infirmière) et de chercheurs (théologien, éthicien, prêtre) s’était réuni pour réfléchir à ce que pourrait constituer un accompagnement de soignants chrétiens confrontés à des demandes d’interruption de grossesse et/ou d’euthanasie. En effet, au cœur des pratiques professionnelles et d’accompagnement, l’existence de semblables législations n’est pas simple, d’autant plus qu’elles se trouvent généralement peu discutées tant elles risquent de délocaliser les soignants et les institutions de soins de leurs propres valeurs. Comment entendre cette législation et se situer comme institution chrétienne, comme professionnels chrétiens dans une institution pluraliste ? Comment les professionnels vivent-ils les tensions, paradoxes de ces législations au sein de leurs pratiques professionnelles et en lien avec les valeurs humaines et chrétiennes dont ils sont porteurs ? Quelles pourraient être les pistes d’accompagnement des soignants et des personnes souffrantes confrontées aux situations d’interruption de grossesse ou d’euthanasie, s’efforçant de tenir compte au mieux, sans sombrer trop facilement dans des analyses duales, des sensibilités réticentes ou davantage « ouvertes » à une législation qui, de toute façon, s’impose comme un fait dans notre pays et dans les sollicitations adressées à la médecine contemporaine ?

3Face à l’ampleur des questions et à l’impossibilité d’y répondre de manière simpliste, étant donné la complexité des pratiques soignantes et institutionnelles au cœur de la médecine contemporaine, s’est imposée, pour le groupe, l’urgence de proposer un parcours ouvert de formation aux professionnels au cours duquel ils pourraient expérimenter, à l’image des membres de ce groupe initial, le bienfait de pouvoir partager autour de pratiques professionnelles trop rarement nommées et de découvrir certains points d’appuis pour penser leurs pratiques. Et qui pouvait, mieux qu’une université, répondre à ce défi ? Des contacts furent donc pris avec la faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) pour mettre au point ce parcours réflexif et dialogal. L’accueil fut plus que positif et, dès le départ, il lui apparut nécessaire, pour ne pas perdre l’origine du questionnement et sa complexité clinique, de ne pas porter seule ce parcours réflexif. Des conventions de partenariat furent donc établies entre différentes instances : des lieux cliniques (cliniques universitaires Saint-Luc de Woluwé et les cliniques universitaires UCL de Mont-Godinne), des lieux de recherche en éthique (l’Unité d’éthique biomédicale de l’UCL et le Centre d’éthique médicale de l’Université catholique de Lille), ainsi qu’un lieu porteur de formation permanente (Institut universitaire pour la formation continue de l’UCL).

4C’est ainsi que furent définis en commun les enjeux de la formation dont nous voulons vous faire ici l’écho. Elle cherche à offrir une formation de base qui fournisse aux soignants une occasion de réfléchir à leur pratique professionnelle dans une perspective chrétienne qui interpelle de nos jours, tant d’un point de vue personnel qu’institutionnel. En ce sens, elle cherche à déployer le questionnement tout en permettant aux participants de réaliser un parcours personnel et critique. Pour atteindre cet objectif, un accent particulier est mis sur des situations difficiles (début de vie, fin de vie) émanant de la pratique médicale et posant la question de l’articulation entre principes et pratiques. Partant de l’expérience des professionnels, cette formation veut en même temps offrir une occasion de la questionner d’un point de vue théologique et éthique pour ouvrir à la signification de l’identité chrétienne du soignant et/ou de l’institution de soins. De la sorte, il s’agit d’éclairer comment des principes sont élaborés, partagés, remis en question en vue de permettre une articulation entre des approches de la santé et de la maladie parfois trop séparées : la théologie, l’éthique et la rencontre clinique.

Présentation du parcours de formation

5Cette formation est échelonnée sur deux ans, soit 144 heures pour la 1re année et 96 heures pour la seconde. La première année est articulée autour de huit journées de cours et de discussions en ateliers, la seconde étant consacrée à la rédaction d’un travail en vue du certificat. Que cherchons-nous à promouvoir dans ce parcours d’enseignement ? Une présentation détaillée des huit journées peut en offrir un aperçu. La première journée est consacrée à la question du corps, que ce soit dans une approche d’anthropologie théologique ou dans une approche clinique du corps souffrant, malade. Si le corps représente bien l’objet du mandat de soin conféré à la médecine, c’est également sa rencontre et sa prise en charge qui sont problématiques au regard des lois ici envisagées, étant donné qu’elles se trouvent généralement appréhendées par nos contemporains dans une requête de bonheur, voire de salut, portée et médiatisée essentiellement aujourd’hui par la seule médecine [3]. Dans une deuxième étape, il s’agit de s’ouvrir progressivement à la problématique des tensions entre le soin du corps et la prise en charge éthique de la personne souffrante, particulièrement du côté des valeurs humaines et chrétiennes : quelle visée du bien pour quelles pratiques ? Les participants font peu à peu l’expérience de ce que peut recouvrir le questionnement théologique et comment il peut soutenir une réflexion croyante relative à l’action professionnelle. Sur base de ces deux premières journées de contextualisation sont proposées deux autres journées relatives aux problématiques du début et de la fin de vie. Ces deux journées sont construites pour ouvrir progressivement la question de l’accompagnement des demandes et de la juste place que peut y occuper le professionnel, tant au regard de ses valeurs professionnelles que de sa foi. Si la dimension « début et fin de vie » se trouve quelque peu appréhendée sous le mode du « prétexte » – tant il n’est pas possible d’entrer dans toutes les modalités cliniques du questionnement –, elle permet cependant d’ouvrir les participants à la dimension subjective de leur pratique professionnelle : en quoi, comme sujets humains et croyants, se trouvent-ils déplacés par la rencontre de personnes souffrantes sollicitant une interruption de grossesse ou une euthanasie ? Comment un juste accompagnement des personnes peut-il être considéré comme un lieu théologique ?

6Ces deux journées sont denses car elles conduisent les professionnels à pouvoir nommer ce qui les traverse au cœur de l’action, mais elles ouvrent également bon nombre de questions pour lesquelles le manque de formation s’avère manifeste : la notion d’autonomie, la place accordée à la tradition, à la loi, au droit et à la conscience morale ; ces questions doivent aussi être approchées dans une perspective chrétienne. Ce sont donc ces enjeux qui se trouvent repris lors de la cinquième journée du parcours de formation, que ce soit d’un point de vue philosophique, éthique ou théologique. Cette journée est également l’occasion d’ouvrir une première articulation entre pastorale et morale fondamentale en envisageant les demandes de rites ou de sacrements (rites de funérailles, onction des malades) dans le contexte des lois relatives à l’interruption de grossesse et à l’euthanasie.

7Les deux dernières journées de formation, précédant l’évaluation individuelle et collective du parcours, renvoient à la dimension sociale de l’acte de soins et de la réflexion éthique. En effet, le sujet professionnel n’est jamais un individu isolé, mais toujours inscrit dans un réseau social de signification des pratiques, particulièrement médicales, et un tissu institutionnel porteur de sens, de significations plurielles pour l’action soignante. Dans cette dynamique, un temps relativement important est consacré à l’institutionnalisation du questionnement éthique (jour 6), que ce soit dans les diverses modalités aujourd’hui mises en place (comités d’éthique, éthique clinique, cellules d’aide à la décision…) ou dans sa capacité réelle à accompagner humainement et dans la foi, au cœur de ce qu’est notre société et des valeurs contradictoires qu’elle porte parfois, la transgression morale lorsque cette dernière semble inévitable. Les interrogations ouvertes par cette problématique conduisent à la nécessité d’appréhender la problématique des institutions chrétiennes, que ce soit du côté de la gestion et des valeurs à l’œuvre ou, plus radicalement encore, du côté de la dimension ecclésiale dont elles se trouvent porteuses dans le sens des pratiques soignantes et de l’accompagnement réellement offert aux professionnels quant au sens humain et chrétien de leur propre engagement.

8Nous le voyons : ce parcours de formation relativement bref, même si l’engagement en temps est évidemment important pour des professionnels, n’est pas simple à vivre pour les participants car il renvoie à une dimension de cheminement, tant personnel que de groupe, où bon nombre de problématiques relativement nouvelles se doivent d’être intégrées – particulièrement le regard théologique – en même temps qu’il ouvre pour beaucoup, de manière nouvelle, un regard nouveau sur les enjeux traversant les pratiques professionnelles ellesmêmes.

Devenir « praticien réflexif »

9Si le parcours est exigeant, il se trouve en lui-même porteur d’une dimension éthique car, à travers ce qui est vécu dans la dynamique du groupe, il est possible de repérer, par les formateurs eux-mêmes, ce que nous nommerions l’avènement individuel et collectif d’une créativité éthique chez les participants, sans parler ici de créativité théologique sur laquelle nous reviendrons. En effet, la formation cherche à mettre au jour et à soutenir un praticien réflexif par une méthodologie proche de l’éthique, en vue de lui permettre un maximum de créativité éthique.

Soutenir le « praticien réflexif »

10La première finalité du certificat de théologie est de permettre aux participants de mieux découvrir ce qui les porte au cœur de leur engagement professionnel ; cette visée repose sur le présupposé essentiel à nos yeux que tout sujet humain est porteur de son histoire et de l’action professionnelle qu’il met à l’œuvre. Au regard des deux questions qui nous occupent, les demandes d’interruption de grossesse et/ou d’euthanasie, il importe que le soignant puisse identifier au mieux les référentiels, les valeurs, les normativités qui le traversent dans son rapport à l’accompagnement, à la décision et à l’action ou au refus de l’action ; ce repérage est permis essentiellement par la capacité des enseignants, tant « théoriciens » que cliniciens, de s’exposer à travers leur propre enseignement car, pour eux aussi, il s’agit d’être des praticiens réflexifs porteurs d’une dimension critique. C’est ce double mouvement, celui qui traverse l’enseigné et l’exposition de l’enseignant, qui permet de repérer les décalages vécus par les participants, que ce soit en termes de visée du bien, de valeurs ou de normativités accompagnant généralement l’action. Or, ces décalages se trouvent généralement trop peu identifiés et nommés dans les pratiques soignantes, ce qui génère une souffrance, qu’elle soit consciente ou non [4]. D’où l’importance que la formation puisse offrir des temps de partage où enseignés et enseignants prennent mutuellement la parole pour mettre au jour ce qui se dit au cœur de l’action. Les deux années d’enseignement écoulées jusqu’ici montrent combien ce processus n’est pas si aisé, tant des présupposés, des visions du monde, de la société, de la médecine et de l’Église se trouvent à l’œuvre et modèlent les pratiques sans que les participants puissent prendre une distance suffisante.

11Dans ce contexte, il nous est apparu essentiel de concevoir cette formation comme un temps de soutien offert aux professionnels pour qu’ils puissent se découvrir et se comprendre comme praticiens réflexifs. Ce soutien s’inscrit d’abord dans le contenu magistral de l’enseignement tel que nous l’avons décrit précédemment. Il s’agit d’offrir des points d’appuis conceptuels, qu’ils soient théologiques, philosophiques ou éthiques, et qui relèvent de la nouveauté pour bon nombre, afin que les participants acquièrent des outils pour penser l’action professionnelle et les tensions qui la traversent. Cette dimension d’enseignement est chaque fois éprouvée par un retour des étudiants pouvant y introduire une autre capacité critique par la confrontation avec ce qui traverse leur propre engagement professionnel. En ce sens, nous avons généralement fait cette expérience assez unique de voir les enseignants – théologiens, philosophes, cliniciens – et les « enseignés » accéder à une autre capacité d’appréhender leur propre matière ; ce qui, nous le verrons, n’est pas sans répercussion quant à la méthode théologique éprouvée dans cette formation.

12Le travail en ateliers, sur base de situations cliniques vécues par les étudiants, est une autre dimension du processus de subjectivation que nous voulons mettre en œuvre. Tout d’abord, les participants font l’expérience d’être confrontés à un questionnement semblable ; c’est d’autant plus important qu’un certain vécu peut conduire, face à ce qui s’approche de la transgression morale non exprimée, d’une culpabilité morale vécue généralement dans une trop grande solitude. Mais ils y font également l’expérience d’un éclairage pluri-professionnel des situations discutées, dimension également trop peu présente dans le quotidien de l’action. Ce temps d’atelier se trouve donc proche de la notion d’expérience partagée, mais surtout d’un effort de compréhension et d’argumentation de ce qui traverse les situations vécues difficilement du point de vue de l’éthique, d’autant plus que ce travail discursif en ateliers sera repris par l’enseignant lui-même.

13Enfin, la temporalité même de la formation (huit journées) constitue une des dimensions du soutien offert aux participants comme praticiens réflexifs. En effet, il faut du temps pour s’ouvrir peu à peu à ce qui structure l’action dans les valeurs qu’elle porte ou met en tension au regard des problématiques éthiques qui nous occupent ici, pour vivre une réelle dimension de confiance dans une histoire de groupe s’ouvrant progressivement à sa dimension intersubjective. Il est important que des professionnels, dans la diversité de leur position et de leur formation, puissent faire ensemble une expérience commune, celle d’habiter d’une manière plus lucide, en même temps que plus critique, l’incertitude de l’action elle-même.

Une méthodologie proche de l’éthique clinique

14Ce cheminement soutenu par une certaine temporalité est proche de ce qui est mis en œuvre par la méthode d’éthique clinique proposée par le Centre d’éthique médicale de Lille, même si les ateliers ne sont pas en soi des groupes d’éthique clinique.

15

L’éthique clinique se propose d’aborder les situations singulières de soin en donnant tout son poids au contexte, sans pour autant prétendre construire ainsi un relativisme de situation. Elle met plutôt en œuvre, dans un champ précis de l’activité humaine, la classique vertu de prudence, nommée sagesse pratique par P. Ricœur. L’exercice de cette vertu exige que l’on précise de manière explicite les éléments les plus déterminants de chaque situation singulière pour contextualiser au mieux la prise de décision et ses justifications éthiques [5].

16L’enjeu de cette méthode consiste donc à mettre en scène une dimension critique et réflexive de la pratique médicale et pastorale à l’horizon qui nous occupe. Elle cherche, dans une visée de non-jugement des personnes, à assumer au mieux la complexité des situations singulières et tous les décalages qu’elles peuvent véhiculer en termes de valeurs personnelles et professionnelles ; la nomination de ces derniers doit permettre tant au patient concerné qu’aux professionnels à l’œuvre de se maintenir dans une posture de sujet responsable, c’est-à-dire de sujet moral.

17À l’image de la pédagogie proposée dans les ateliers, la méthode d’éthique clinique repose sur la narrativité : « (…) les méthodes d’éthique clinique qui refusent le modèle de l’expertise en éthique s’appuieront avant tout sur la narrativité des acteurs du soin pour promouvoir au mieux l’élucidation et l’intelligibilité d’une situation qui pose ou a posé problème [6] ». Cette prise de parole est en mesure d’identifier les logiques d’action, les acteurs à l’œuvre, les éléments déterminants (histoire des sujets concernés, contraintes économiques, organisationnelles, institutionnelles, politiques, etc.) et de repérer les enjeux de fond d’ordre anthropologique et théologique présents dans une situation singulière (vision de la santé, de la maladie, de la guérison, du salut, etc.), catégories généralement peu nommées, argumentées dans le rapport à l’action. En ce sens, le travail ici proposé renvoie à une expérience partagée de pouvoir nommer au mieux ce qui structure non seulement l’action, mais ce qui habite la subjectivité des acteurs engagés.

Ouvrir à un maximum de créativité éthique

18Et c’est ce dynamisme conjoint à l’enseignement qui nous permet d’affirmer que le parcours proposé permet aux participants d’accéder à ce que nous nommons volontiers une créativité éthique à travers la transformation progressive du regard porté non seulement sur leurs propres pratiques, mais surtout sur ce qui les habite comme sujets moraux. La progression du parcours en huit journées permet aux étudiants, même si cela restera un défi à assumer au mieux dans le retour à la pratique, de devenir davantage lucides et critiques sur ce qui tisse leur propre rapport à la décision et à l’action. En ce sens, le certificat fait sans cesse un pari sur les acteurs concernés : soutenir, au cœur de la médecine, et ici de l’Église, des professionnels capables d’une réelle capacité critique et inscrire de la sorte la dimension éthique comme une dimension durable de l’action professionnelle ; cette dimension devant pouvoir s’attester d’une certaine manière dans le travail soutenu au terme de la deuxième année de formation.

La question de l’institution

19Bien sûr, il importe de ne pas être naïf sur le processus formatif amorcé et sur sa capacité à se traduire ultérieurement dans l’action professionnelle, que ce soit dans sa dimension éthique ou théologique, surtout quand on considère les problématiques liées à l’interruption de grossesse et/ou à l’euthanasie. En effet, pour rester fidèle à la définition de l’éthique proposée par P. Ricœur et soutenant l’ensemble de la formation – « la visée du bien pour soi et pour autrui dans des institutions justes [7] » –, il importe de rester attentif à la dimension institutionnelle de l’enseignement proposé. Cet horizon de pensée nous renvoie au fait constitutif que le sujet professionnel et/ou pastoral se trouve toujours précédé et inscrit dans une institution (de la médecine, de la société, de l’Église, etc.) et que, de la sorte, le questionnement éthique et théologique doit être sans cesse mis en contexte pour pouvoir renvoyer de façon crédible à la problématique du sujet professionnel et croyant. Arrêtons-nous pour l’instant à la dimension instituante [8] de la société et de la médecine pour situer, à sa juste place, ce que peut recouvrir, en termes de points d’attention, le parcours de formation ici relu. S’il est manifeste que cette même dimension s’avère centrale dans le lien qu’établissent les professionnels et les institutions de soin à l’Église, cette partie du questionnement sera envisagée pour elle-même dans la suite de cette contribution.

Une institution de la médecine au cœur de la société

20L’idée, la conviction aujourd’hui communément partagée est bien que la médecine représente le lieu privilégié qui non seulement soigne mais guérit tout : elle est devenue capable de vaincre le fatum de l’existence et aucune pathologie ni aucune limite ne devraient être en mesure de pouvoir lui résister. Bien sûr, nous nous rendons compte de la dimension quelque peu abrupte, voire caricaturale de cette description, mais nous pensons en même temps que c’est bien cette visée, consciente ou non, qui anime et motive l’essentiel de ses schémas thérapeutiques et décisionnels, suscitant de la sorte la multitude de problèmes éthiques qui font parfois la une d’une actualité se plaisant à en souligner les excès, la conduisant à des prises en charge objectivo-techniques qui peuvent mettre à mal la commune humanité tant du malade que du soignant.

21Il serait cependant trop simple de tout mettre « sur le dos » de la médecine comme si elle fonctionnait indépendamment d’une demande qui lui est adressée, parfois même imposée. Tout d’abord, il est évident que le vœu de tout humain est de ne pas connaître l’expérience de la maladie comme une dimension limitative de l’existence, parfois comme une réelle crise : tous nous désirons, et quoi de plus normal, pouvoir gérer notre existence sans handicap physique, psychologique, temporel et, dans cette quête légitime, le soutien thérapeutique de la médecine est chose bien précieuse lorsque « le corps » vient, dans ses dysfonctionnements, entraver nos projets. On pourrait dire qu’il s’agit ici du niveau fondamental, normal des demandes contemporaines adressées à la médecine. Mais il existe un niveau beaucoup plus profond où s’enracine la sollicitation médicale ; nous voulons parler d’un certain désir d’immortalité présent en chacun de nous, modelés que nous sommes par un idéal social devenu presque anthropologique. En effet, la réalité de la mort, de la souffrance et parfois même de la maladie se trouve gommée dans notre société : l’image de l’homme n’est pas celui qui peut connaître des limites – dont celle de la maladie –, qui peut être atteint par la souffrance et, d’une manière plus radicale encore, qui doit mourir, mais bien celui qui doit vivre, réussir, se développer, échapper sans cesse au fatum de l’existence, ce qui n’est pas sans interpeller une anthropologie théologique.

22C’est ce schéma qui s’impose auprès de nos contemporains : la mentalité ambiante, en voulant soit occulter soit maîtriser la fin de vie, en fait une réalité comme étrangère à ce que nous sommes, alors que cette réalité fait partie de nous et nous qualifie dans notre humanité. À ce niveau, la médecine apparaît, pour bon nombre de nos contemporains, comme une alliée incontournable, un quasi-lieu de salut. Cette exigence qui lui est faite la conduit elle-même à une certaine dilution des limites, comme si tout lui était possible. Qu’il suffise de penser aux demandes ici envisagées, convoquant de plus en plus aisément la médecine à « tout réparer », et dans toutes les dimensions de l’existence, pour assurer « le bonheur ».

23On pourrait, certes, multiplier les caractéristiques de la médecine contemporaine dans son lien avec les demandes individuelles et collectives émanant de notre société, mais tel n’est pas l’enjeu de notre propos. Nous voulons simplement souligner l’importance de contextualiser largement un enseignement et une formation lorsqu’il est question de soutenir des professionnels dans leur souci d’assumer une posture de sujets réflexifs et créatifs en éthique, tout le poids de l’action soignante ne pouvant se réduire à la seule action individuelle du professionnel.

L’institution de soin et les institutions chrétiennes

24C’est dans la même optique qu’il importe de souligner la place centrale que doit jouer l’institution hospitalière si elle veut soutenir, elle aussi, des professionnels devenus des praticiens réflexifs et comment cette responsabilité incomberait plus particulièrement encore à une institution qui se qualifierait par son appartenance chrétienne.

25Le lieu premier de responsabilité relève certes des directions hospitalières, si c’est bien l’hôpital qui représente de nos jours le lieu majoritaire du soin. On pourrait espérer que les institutions hospitalières, et a priori celles qui se rapportent à un référentiel chrétien, permettent à l’ensemble de leur personnel de pouvoir agir de manière cohérente au regard des valeurs qu’il peut porter à titre personnel, mais également dans un lien cohérent avec celles dont l’institution se dit porteuse. En ce sens, aucune contrainte à l’action ne devrait être possible, que ce soit de manière explicite ou implicite : aucun soignant ne devrait être contraint de pratiquer une interruption de grossesse ou un acte d’euthanasie à l’encontre des valeurs qu’il porte à titre personnel, mais également sans avoir eu les moyens de pouvoir adhérer aux enjeux de l’acte qu’il lui est demandé de poser. À ce titre, il faut pouvoir attirer l’attention sur la place de certains arguments qui, de nos jours, jouent parfois le rôle d’une contrainte professionnelle : enjeux d’organisation d’équipe [9], cohérence décisionnelle d’un projet thérapeutique commun [10], arguments d’autorité, approche excessive de l’autonomie du patient comme si sa seule demande avait force d’impératif, pression de la dimension affective face à certaines situations de souffrance [11]. Le respect du soignant pourrait constituer un réel signe d’identité pour les institutions chrétiennes confrontées aujourd’hui à des demandes qui mettent à mal leur référentiel : consentir, en certaines situations, à la transgression mais en ne faisant porter qu’un poids moral minimal en interne. C’est également dans cette même visée que nous situons le parcours de formation du certificat et que nous y voyons, pour ses participants, une part de l’engagement des institutions hospitalières voulant leur accorder une formation pour qu’ils puissent, au cœur de cette dernière, se vivre comme sujets éthiques et cohérents.

26Cet engagement éthique de l’institution hospitalière constituera un lieu d’accompagnement du personnel soignant dans la mesure où l’institution, en tant que telle, sera porteuse d’un discours le plus cohérent possible entre « principes » et actions. C’est un défi de formation auquel nous nous efforçons également de sensibiliser les participants.

En conclusion

27Le certificat en sera, dès janvier 2011, à sa quatrième édition. Forts des expériences précédentes, c’est dans le même enthousiasme que nous attendons déjà les nouveaux participants. Chaque année, le groupe est porteur de sa propre physionomie, de ses propres questions. Gageons que la multiplication de ce type de formations concourre à la qualité des soins et à une prise en charge optimalisée des plus souffrants, ainsi qu’à une plus grande créativité éthique et théologique des acteurs, soutenus par leurs institutions.

Notes

  • [1]
    Loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse, Moniteur belge du 5 avril 1990.
  • [2]
    Loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, Moniteur belge du 28 mai 2002.
  • [3]
    D. Jacquemin, Bioéthique, médecine et souffrance. Jalons pour une théologie de l’échec, Québec, Médiaspaul, 2002, p. 73 s.
  • [4]
    D. Jacquemin, « La souffrance éthique du soignant », in Ethica clinica, no 34-35, septembre 2004, p. 9-14.
  • [5]
    P. Boitte, A. de Bouvet, J.-Ph. Cobbaut, D. Jacquemin, « Démarche d’éthique clinique », dans E. Hirsch (dir.), Éthique, médecine et société, Paris, Espace Éthique/Vuibert, 2007, p. 459.
  • [6]
    Ibid., p. 461.
  • [7]
    P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 199 s.
  • [8]
    P. Boitte, B. Cadoré, D. Jacquemin, S. Zorrilla, Pour une bioéthique clinique, Villeneuve d’Ascq, Éditions universitaires du Septentrion, 2002, p. 133 s.
  • [9]
    On pensera ici à une interruption de grossesse emportant l’adhésion du personnel soignant travaillant le matin. Or, le déclenchement « prend du retard » et c’est l’équipe du soir qui doit poursuivre l’accompagnement, alors qu’elle n’a pas participé au processus décisionnel.
  • [10]
    « On l’a décidé ensemble, il n’est pas possible de se désolidariser… »
  • [11]
    « Comment ne pas répondre positivement à quelqu’un qui souffre… ? »
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