Couverture de RETM_259

Article de revue

L'Église dans l'espace public européen

Une communication difficile ?

Pages 13 à 29

Notes

  • [1]
    William Shakespeare, La Tempête, acte I, scène II.
  • [2]
    Guillaume De Prémare, dans Revue d’éthique et de théologie morale n° 255, « Église, communication et médias », p. 15.
  • [3]
    Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2008, p. 167 (souligné dans le texte).
  • [4]
    Henri Tincq et Gérard Defois, Les Médias et l’Église, Paris, Éd. CFPJ, 1997, p. 51.
  • [5]
    Raymond Boudon, Renouveler la démocratie, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 181.
  • [6]
    Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, Paris, Fayard, 1987, p. 263.
  • [7]
    1 Thessaloniciens 2, 2.
  • [8]
    Éphésiens 4, 14.
  • [9]
    Concile Vatican II, Constitution Dei Verbum n° 10.
  • [10]
    La Documentation catholique, n° 2416, janvier 2009, p. 58.
  • [11]
    Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse, n° 1.

1Durant les semaines de février 2009, il a été généralement admis que les différentes interventions du Vatican, du pape à l’intention des groupes issus de Mgr Lefebvre, sur la réconciliation et la négation de l’importance de la shoah par Williamson, puis la déclaration d’excommunication d’une mère de famille à cause de l’avortement de sa fille par l’évêque de Récife, avaient constitué autant d’erreurs et d’échecs de communication de la part de l’Église. Par conséquent, il était naturel que l’on en cherche les causes, tant dans le champ ecclésial pour en tirer des leçons, qu’à l’extérieur, je veux dire dans l’opinion publique et la presse, pour y reconnaître un défaut technique, sinon une expression « réactionnaire » de la religion catholique.

2Le sociologue prend ses distances par rapport à cette première approche spontanée ; conditionnée par des présupposés de valeurs et de références particulières au monde catholique, ceux-ci déterminent l’interprétation du phénomène communicationnel en cause au point d’en oublier le fonctionnement réel. Ainsi, pour l’analyste, et c’est un défi épistémologique, une communication qui a échoué aux yeux des émetteurs du message demeure une communication, elle mérite qu’on s’y arrête pour en évaluer le parcours et les conséquences sociales et culturelles. Ces dernières pouvant constituer un apport nouveau, imprévu à moyen ou court terme. Ce qui suggère une prudence méthodologique avant toute évaluation, laquelle d’ailleurs est du ressort de l’institution compte tenu de ses valeurs spécifiques et de son identité sociale.

3C’est pourquoi il semble pertinent de situer ce fait dans l’espace public européen. Déjà, les informations reçues d’Afrique nous montraient que ce que notre presse et notre opinion publique estimaient être des échecs ou des erreurs a été considéré par les Africains comme second par rapport aux interventions du pape en matière sociale et en perspectives spirituelles, très bénéfiques à leurs yeux. Il y eut même des protestations officielles de l’épiscopat africain à l’encontre de la presse européenne, ramenant tout cela à de basses préoccupations délétères.

4D’ailleurs, pour notre observation, notons d’abord que les trois prises de positions ecclésiastiques touchaient le corps biologique, la sexualité et sa représentation, le « corps social » et son unité, en ce qui concerne la mémoire de la shoah comme en ce qui a trait à l’exclusion des acteurs des l’avortement. Nos amis africains estimaient exagérées nos difficultés sur ces questions par rapport à l’enseignement magistériel, nous savons aussi que la question juive a un autre sens chez eux comme en Amérique latine ou en Asie ; enfin, le refus du Concile par les traditionalistes n’évoque pas les mêmes sentiments de rupture et de culpabilité en dehors de l’Europe. Tout cela nous conduit à prendre en compte la localisation géographique et culturelle de la communication ecclésiale en ces sujets vécus de façon alarmante. Compte tenu encore du fonctionnement social du système médiatique en nos régions marquées d’un long héritage catholique, où le rapport au corps tant biologique, sexué que social est fortement programmé par l’histoire et la société. Nous sommes en présence d’un jeu de relations et de précompréhensions particulièrement complexe dont il nous faut évoquer quelques composantes essentielles.
Aussi je dirai que, sociologiquement parlant et pour le moment, la question de savoir s’il y a eu ou non une erreur de communication nous importe peu – ou du moins ne nous concerne qu’en tant qu’acteurs ecclésiaux –, tandis que l’événement que fut l’agitation de l’opinion publique consécutif à ces trois interventions, révèle combien des consciences et des représentations culturelles ont été ébranlées. C’est ce qui est premier et curieusement révélateur d’une attente sociale à l’égard du pape et des évêques dans l’espace public que l’on dit pourtant sécularisé.

« Tu m’as appris le langage et maintenant je sais te maudire » [1]

5Le premier étonnement fut ainsi de constater l’émotion, non seulement de la presse et des milieux catholiques, mais des responsables politiques tant en Belgique qu’en France et en Allemagne. Alors que l’on pouvait croire à une indifférence de la société sécularisée par rapport aux positions magistérielles en ces domaines, l’écho médiatique a révélé un poids inattendu de celles-ci dans l’espace culturel de l’Europe. En Europe, l’Église est plus importante donc que la communauté catholique confessante et identifiée comme telle. C’est une première observation en termes de flux d’information et d’audience virtuelle.

6Pourtant, on l’a déjà observé [2], Benoît XVI avait tenu des propos identiques, mais plus élaborés, dans une interview donnée le 5 août 2006 à un journal allemand, ce qui indique que cette prise de position dans le contexte d’un voyage africain atteignait un degré spécifique. Nous constatons ainsi que, selon l’opinion publique européenne, le sentiment que les Africains seraient plus exposés au sida que d’autres est une idée commune en Europe. Au point de percevoir ces propos du pape par nos médias comme un refus d’aide à des personnes en danger, attentatoires à la protection des populations africaines que nous devons protéger.

7Il semble donc ici que cette intervention pontificale fut dotée d’un statut de responsabilité globale et internationale. Cela l’était déjà sur le même thème lors d’un voyage de Jean-Paul II en Afrique de l’Est. Selon les schémas habituels de laïcité et de sécularisation des institutions, cette brève réflexion enregistrée en avion, parmi d’autres touchant aux questions économiques, sociales et politiques en jeu dans le continent africain, que le Vatican estimait plus importantes, aurait pu être considérée comme une opinion particulière, confessionnelle, ne concernant que la vie privée des catholiques. Voire comme des propos à la marge de l’évolution des mœurs et désormais classés comme marqués par le courant conservateur des instances ecclésiales. Et, en conséquence, négligés tant par les médias que par les journalistes ou les instances politiques.

8C’est le contraire qui est apparu dans l’impact global, sur une opinion publique recevant la parole du pape comme une autorité au-dessus de toutes les expressions particulières. Et, en particulier, s’affirmant en concurrence à l’encontre du discours de protection politique à l’égard de la malignité du sida plutôt que d’agir sur ses causes. En d’autres termes, ces propos s’inscrivaient en contradiction par rapport au magistère permissif d’une laïcité libérale ignorant les interdits. Il est important, semble-t-il, de relever ici le caractère globalisant de la réaction du monde politique et des agents culturels. Loin de laisser la liberté d’expression jouer son rôle parmi la multiplicité des opinions, la presse et les pouvoirs publics ont conféré aux propos du pape, redoublés par l’affaire traditionaliste puis par l’excommunication de Récife, une autorité dominante. Au point d’ériger par de multiples déclarations des barrières de protection pour légitimer la protection par préservatifs, mise en doute dans les propos de Benoît XVI, mais préconisée par la sécularisation libérale comme unique solution.

9Ce qui démontre, me semble-t-il, que le pouvoir politique se considère comme une autorité globale des mœurs et des comportements, au point de ne supporter aucune concurrence, malgré un contexte souvent souligné ailleurs de pluralisme des opinions et des choix individuels. Il s’agit alors, non pas d’un pouvoir laïc et sécularisé, mais d’une contrefaçon de chrétienté, empruntant à l’image traditionnelle de la civilisation chrétienne son caractère global et universaliste. Tout se passe comme si, lorsque la question éthique a un impact politique, la société libérale et séculière ne pouvait se penser comme normative en Occident qu’en empruntant au monde religieux ses modules d’exercice de l’autorité, c’est-à-dire de synthèse pour finaliser l’organisation de l’espace public. C’est ce que remarque Jürgen Habermas lorsqu’il observe : « Toute religion est originellement “image du monde” ou “doctrine totalisante”, en ce sens également qu’elle a besoin de l’autorité qui lui permette de structurer une forme de vie dans sa totalité[3]. » En un mot, la laïcité, née dans une vision séculière du christianisme, ne peut se défaire de ce dont elle est héritière : la clef de voûte d’une société unifiée par des valeurs, un module structurel qu’elle emprunte à la culture qu’elle dénie. Elle s’érige en signifiant global et en norme absolue des comportements.
Ainsi, l’impact symbolique des déclarations du pape, les réactions dramatisées en termes d’indignation des instances politiques et culturelles nous rappellent les propos de Caliban dans la pièce des Shakespeare, La Tempête : « Tu m’as appris le langage et maintenant je sais te maudire ». Le refus et la protestation sont en dépendance directe de leur dénégation du maître ; ce qui montre, s’il en était besoin, que la laïcité européenne n’est pas radicalement séculière. L’apprentissage du langage et de l’aptitude à la communication comporte par lui-même l’acheminement vers un rapport de concurrence et, donc, un conflit de paternité dont la portée symbolique déborde les régulations rationnelles qu’une définition sécularisée des relations voudrait ignorer. Nous en concluons que le débat public de février 2009 est bien plus qu’un problème technique de communication : il a atteint le niveau d’un conflit d’autorité et du pouvoir de « faire la loi ». Par là, il rejoint les prétentions éthiques et même spirituelles, tant de la religion que des pouvoirs publics : celles de réguler les raisons de vivre d’une population, en son propre corps comme dans le corps social.

Les malaises des chrétiens face à ces « signes des temps »

10« Notre époque peine à assumer les conflits. Nous avons des rêves de convivialité, d’unité spontanée et même d’uniformité tranquille. Surtout en ce qui concerne l’Église, qui porte un message d’amour, de fraternité et de communauté apostolique », écrivais-je en 1997 [4]. C’est dire que l’imaginaire dominant en culture ecclésiale catholique est celui de la concorde et de l’harmonie, en particulier lorsqu’il est question de religion et de spiritualité ; alors, la communion sur ce registre doit être celle de l’innocence et de la transparence ; la parole des hommes d’Église doit aujourd’hui manifester la cohésion et l’unité. Ce que relève aussi dans la société actuelle, au terme d’une enquête européenne, Raymond Boudon :

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Les questions relatives à la religion font apparaître un processus d’immanentisation : la religion est de plus en plus considérée surtout comme un moyen parmi d’autres de contribuer à la quête individuelle du bonheur en ce monde. L’image de Dieu se fait impersonnelle. L’Enfer et l’Au-delà font de moins en moins recette. Le ciel résiste mieux, sans doute parce qu’on peut facilement y lire une métaphore du bonheur [5].

12Si tel est l’horizon de l’imaginaire catholique contemporain, l’on comprendra combien les idées mêmes de quelque concession aux responsables de la fracture lefebvriste sont reçues comme des atteintes à l’unité du corps social qu’est pour les catholiques l’Église, voire une trahison des liens d’alliance et de solidarité tissés naguère au nom de l’unanimité conciliaire. Les remous autour des propos d’unité et de réconciliation de Benoît XVI montrent qu’ils étaient perçus comme un reproche humiliant, ils souffraient, par pape interposé, d’être considérés comme des agents de conflit, de séparation, voire d’affrontement, alors que l’attente globale de l’espace public est celle de la cohésion et du bonheur d’être ensemble. Dans ce contexte, ce ne sont pas les vérités fondamentales ou les règles de fidélité morale qui devenaient la norme en cette culture du bonheur sans peine, mais le sentiment d’être heureux, celui, pacifié, d’un vivre-ensemble comme l’on aime tant à dire aujourd’hui. Par conséquent, c’est sur un fond amer de culpabilité que bien des catholiques se sont surpris à prendre de la distance à l’égard de Benoît XVI, alléguant son âge ou son isolement, pour expliquer l’échec de sa communication.

13À l’opposé, pour le système médiatique, le conflit et l’excommunication ont plus d’importance en termes de communication que la cohésion et la communion ecclésiales, le dissensus est plus médiatique que le consensus, car il se prête à une mise en scène, c’est-à-dire à une dynamique des hommes et des idées. En ce sens, la querelle du préservatif, le scandale du négationnisme et l’excommunication d’une mère pour avortement ont un pouvoir d’émotion et d’attraction particulièrement fort. Et c’est pourquoi la priorité conférée à cette lecture laïque des « signes des temps » obéit aux principes actuels d’une communication ramenée à l’immanence du vécu plutôt qu’à la transcendance des valeurs ou même du message évangélique. Nous sommes loin des conseils de Jean-Paul II aux médias en 1984 (discours aux professionnels des médias, Suisse) :

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Ne cédez jamais à la tentation de manipuler l’information pour obtenir un résultat immédiat auprès de la sensibilité ou du sentiment de ceux qui vous écoutent. La dignité humaine de l’auditeur exige toujours un effort d’objectivité.
C’est bien cette mise en scène de l’information et des événements religieux qui fait problème, car si la communication est à ce prix, il importe aux chrétiens, en particulier à ceux qui prennent la parole en Église, de prendre en compte cette dynamique conflictuelle de notre culture médiatique. Nous savons ainsi que les ruptures ou les échecs sont des vecteurs plus performants que les discours nuancés ou les communiqués les plus équilibrés. D’autant plus que le religieux immanentisé dans le ludique du bonheur de la consommation ou du loisir évacue les pôles identifiants du message chrétien, le réduisant à quelque sagesse ou art de vivre. Il est neutralisé dans les rapports de force ou les quêtes de pouvoir de l’opinion publique. La révélation biblique, selon l’une et l’autre alliance, est profondément marquée par des repères de conviction, d’histoire, des valeurs et des interdits, des barrières d’identité qui en découlent et manifestent une différence par rapport aux schémas dominants du jour. Communiquer dans une mise en scène des messages, des institutions et des hommes devient une nécessité pour une visibilité réelle. En retour, cela provoque un débat, mais aussi une progression, tant de l’image que des prises de parole.
Les signes de ce temps moderne nous appellent à ces échanges dont nous sommes parfois étonnés. Il se peut que pour tel ou tel de ces trois événements médiatiques les chrétiens aient souhaité un autre mode d’expression et de communication, il n’en demeure pas moins qu’un conflit s’est ouvert et a entraîné des dialogues. Le sida, l’exclusion de l’autre, la négation des fautes passées, le drame familial des atteintes à la vie font partie des données de ce temps et, sur ces points, la parole qui nous est confiée par la tradition vivante du christianisme ne peut être occultée. En ce sens, le fond moral des problèmes de communication concerne moins des querelles et des blocages d’informations que des espaces de dialogue et d’élaboration de repères d’humanité. La communication n’est pas seulement aujourd’hui un transfert de nouvelles dont l’émetteur pourrait garder la maîtrise, elle est un lieu de négociations et d’échanges pour construire des relations tant institutionnelles que personnelles. Sous cet aspect de l’échange polémique, tout émetteur est amené à construire des stratégies de communication pour traduire en termes communicants le message dont il est porteur dans le dédale des mouvements et conflits d’opinion. Une conception de nos interventions qui prétendrait à la seule expression de ce que l’on porte comme idée ou comme image, y compris en termes de liberté d’expression, entraînerait des contresens et des détournement de sens, uniquement au titre d’une culture de l’échange et du débat. Il est une prise en compte des effets de son expression qui fait partie de la réception même du message.

Dans un monde dominé par l’apparence …

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La franchise de l’apôtre consiste à dire la vérité dans un monde dominé par l’apparence, même si elle doit devenir un combat [6].

16Cette remarque écrite il y a vingt ans par le cardinal Ratzinger souligne clairement combien l’évangélisation peut devenir une opposition, un contre-pouvoir dans le champ culturel des sociétés. Pour faire et dire la vérité, il nous faut atteindre l’autre dans ses sentiments, ses attentes et ses codes. Il s’appuyait alors sur les écrits de l’apôtre Paul :

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Nous avions, vous le savez, enduré à Philippes des souffrances et des insultes, mais notre Dieu nous a accordé de prêcher en toute hardiesse devant vous l’Évangile de Dieu, au milieu d’une lutte pénible [7].

18Nous pouvons aussi rappeler que, selon le même apôtre Paul, en vivant l’unité dans le Christ, « nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur [8] ».

19On le voit : le langage apostolique est clair et sans ambages. Dans un monde de l’apparence et dominé par l’imposture de l’erreur comme par des flottements d’opinion, le christianisme demande des ruptures et même des combats. Par rapport à l’air du temps, il ne s’agit pas de rechercher une accommodation sans conflit et des relations d’empathie ou de congruence convenue, mais d’affirmer une différence. Ce qui inscrit la mission à l’encontre de l’attente d’un alignement sur les vents dominants et en conflit avec les timidités d’une laïcité neutralisante des diversités religieuses. Cela conduit à des ruptures, sinon à des combats.

20Il est important de le noter pour dépasser les paramètres souvent évoqués lors des remous de février : les questions techniques de communication, les facteurs personnels de personnes maladroites ou peu préparées aux contraintes contemporaines de la communication de masse. Il s’agit plus radicalement d’une spécificité de l’annonce de l’Évangile : elle est la proposition, sinon la prédication d’un système de valeurs et de pensée étranger aux évidences de la société séculière. La prédication de la Parole et l’activité de l’Église entrent en conflit culturel, sinon social avec les instances au nom desquelles le gouvernement des hommes, des mœurs et des représentations exerce son autorité politique. Il s’ensuit que le discours religieux ne peut être une simple instance de légitimité pour les autorités du moment, y compris dans leurs fluctuations, il est par structure contestataire des représentations globales. Et par là même, il grève la communication des religions avec la société, en particulier, des religions dites du Livre, d’une interpellation permanente de l’évolution des mœurs et des lois nationales et locales.

21Certes, les convictions et les rites chrétiens en Occident ont souvent exercé une fonction d’intégration socioculturelle, ils ont favorisé, de fait, une insertion d’étrangers dans l’univers symbolique des nations héritières des traditions et des institutions catholiques. Ce fut même, aux temps de la Réforme, un instrument pour définir en même temps les convictions, les solidarités territoriales et les alliances politiques, c’est-à-dire une foi à travers des liens d’appartenance et de solidarités sociales. Alors le langage religieux confortait les relations privilégiées, il définissait les identités. Dès le xviiie siècle, cette pratique d’« utilité sociale » de la religion chrétienne en vint à la délester de sa révélation particulière et à perdre les repères essentiels d’une spiritualité et d’une liturgie universelles, au profit d’une relation philosophique à une transcendance sans visage. La rationalisation du religieux en outil de gouvernement et en moyen de constitution d’identités nationales demeure une des tentations permanentes jusqu’en notre xxe siècle, et ce, en particulier, dans les pays à visée totalitaire. Pour assujettir le message à ses fins politiques, Napoléon contrôla le catéchisme, les institutions diocésaines afin de les instrumentaliser, en particulier en revendiquant un droit de nomination dans la désignation des évêques. Le pouvoir communiste entend de nos jours restreindre le nombre des prêtres et des séminaristes au Vietnam, ce qui montre qu’il nourrit des ambitions en ce domaine au même titre que la volonté de censurer les moyens d’information en cours dans les époques récentes de la politique libérale. Or, cela conduit à des procédures d’encadrement de la communication des Églises. Toutefois, ce qui peut venir des organes administratifs et politiques est moins prégnant dans les sociétés où la liberté d’expression et de communication est reconnue comme normale. En revanche, l’information y est souvent devenue une marchandise et une monnaie de pouvoir, telle que le journaliste doit présenter ses messages en fonction des codes qui dominent les échanges du moment et selon les attentes de « son » public. Et, dans cette rationalisation banalisante, le croyant ne peut retrouver les références transcendantes et les valeurs spécifiques qui expriment sa foi particulière et la formulation théologale de son Credo.

22Communiquer, pour les chrétiens et pour l’institution ecclésiastique, devient un risque, celui de la transmission en vérité malgré un combat pour traverser les apparences, terrain privilégié de la mise en scène médiatique. Ainsi le concile Vatican II fut souvent ramené par les commentateurs à une lutte entre majorité et minorité parmi les pères conciliaires, selon leurs codes de lecture des arènes politiciennes, ou à une course à l’influence entre les militants du changement, voire du progrès, et les partisans de la conservation pour sauvegarder la fidélité dans une permanence des expressions traditionnelles. Dans l’un et l’autre cas, nous nous sommes souvent laissé prendre par cette dramatique qui négligeait un rapport à la tradition et à l’Écriture comme règle de la foi et finalité de la transmission, et qui passait à côté d’une mise à l’épreuve du langage par la communion de la foi.

23Nous pouvons le constater aujourd’hui, les tensions et débats dramatiques à propos de la réception du Concile ont souvent été dénaturés par cette traduction médiatique, c’est-à-dire réductrice, pour entrer dans les codes séculiers et rationalisants qui conviennent aux modes courants d’expression dans le champ politique. De nos jours encore, des prises de position des tenants de l’héritage lefebvriste s’expriment dans ce registre des tactiques politiques quant à leur prise en compte du concile Vatican II : ils s’en tiennent à des stratégies de rapports de force en termes de pouvoir et d’autorité, c’est-à-dire de contre-pouvoir et d’autorité parallèle. Ils ne sont pas dans le service de la foi en la parole de Dieu ou d’obéissance à la communion ecclésiale. Là encore, nous vérifions la situation risquée de l’expression de la foi dans l’espace public européen.

24Toutes ces considérations, essentiellement socioculturelles, nous permettent de situer dans l’espace et le temps ce qui a été vécu et débattu lors de la « crise » de communication ecclésiale de février 2009. Il est clair que le contenu des messages, dans leur dimension affective et événementielle, atteignait la conscience des Européens. Il les heurtait dans leur mentalité libérale, nous l’avons dit : leur rapport au corps biologique et social, au judaïsme dans une référence victimaire à la Shoah, à l’avortement érigé en droit de la femme, laissait libre cours à une passion de liberté et de maîtrise de son destin par l’homme moderne émancipé. De suffisance psychique et morale. Ce n’était pas seulement un lien confessionnel qui était en jeu, en ligne droite d’une expression croyante, mais la symbolique du temps postconciliaire ou même postmoderne d’une libération, et surtout d’une autonomie conquise par les hommes et les femmes des trente dernières années en Europe.

25Sous l’angle de l’émetteur, du Saint-Père et de son entourage, il est trop simple de se défaire des interrogations fondamentales que nous venons d’évoquer en dénonçant des erreurs de transmission, des bug, et d’en rester aux dysfonctionnements des relations ou des tactiques de diffusion de l’information. Nul chrétien ne peut nier la volonté profonde du pape de sauver l’unité du corps du Christ, de prôner la réconciliation avec les dissidences, et il semble très réel que les positions négationnistes de l’évêque américain étaient ignorées du pape, estimées dans son entourage sud-américain comme secondaires, comme relevant d’une opinion politique, secondaires par rapport à la foi et à la réconciliation espérée, pas plus que nous ne pouvons nous résigner à prôner l’avortement comme solution à une violence d’où un enfant est né. Il y va pour l’Église d’une fidélité à sa conscience responsable à un niveau non seulement européen, mais international en matière de respect de la vie, d’unité de la communion catholique et de finalité proprement théologale de l’engagement des chrétiens dans l’histoire.
Nous comprenons alors qu’il ne suffit pas d’être sincère pour être reçu en vérité dans la communication. Les chrétiens sont parfois victimes de leur idéalisme en ce domaine. Il ne suffit pas d’avoir des intentions droites et pures pour que ce que l’on déclare soit interprété dans les termes mêmes que nous avons privilégiés. Être entendu et compris selon les intentions de l’auteur-locuteur. Car toute expression publique est recodée, tant par les médias que par les récepteurs, « ad modum recipientis » aurait dit saint Thomas. Toute expression publique, et plus encore celle qui émane d’une hiérarchie telle que celle de l’Église, est accueillie dans un système d’échanges, de codes et d’images a priori. Et cela est réinterprété en fonction de l’époque, du climat moral et des aspects culturels des mouvements d’opinion. Il nous faut donc prendre en compte ce paysage de dispositions mentales dans leur variété, ainsi que les conséquences sociales des propos que nous tenons. Il nous reste même à anticiper les lectures et les chocs provoqués par nos propos, voire à les prévoir et même à nous en servir pour finaliser une communication ou un transfert d’information efficace.
Il nous faut encore ajouter que, si ce travail de l’anticipation des effets et des conditions de la communication est négligé, nous ne pourrons plus communiquer de façon indéterminée ou ouverte, sinon qu’avec ceux qui partagent nos sentiments, nos convictions et nos mœurs, c’est-à-dire limiter l’évangélisation à la périphérie de nos représentations et de nos appartenances traditionnelles, voire individuelles, ce qui serait une fermeture culturelle, bien plus qu’une autoprotection par rapport à une société jugée pernicieuse. Ce pourrait être aussi une naïveté que de concevoir la diffusion de l’information ou la communication elle-même, comme une expression performante, uniquement en fonction de la droiture des intentions et la sincérité des convictions de l’émetteur.
En d’autres termes, il nous faut ici souligner combien, dans l’espace public européen d’aujourd’hui, devenu une kermesse des idées et des croyances, et où les croyances et les images sont mises en concurrence, les apparences sont un langage et une logique dont nous ne pouvons faire l’économie. Les images, les symboles, les mots et leur charge émotionnelle précèdent toute compréhension de la pensée et constituent un terreau prélogique dont la maîtrise ne saurait être dominée par quiconque. Les mots ont une histoire, une efficacité évolutive ; il ne nous appartient pas de nous retirer dans un abri de langage protégé, à moins de choisir le maintien des images comme instance dernière de l’action pastorale.

Éthique et stratégies de communication

26Il résulte de nos analyses que plusieurs précautions deviennent nécessaires pour garder à la communication du langage chrétien ses particularités et ses exigences éthiques. À l’heure de la publicité, la communication religieuse peut être tentée de copier les techniques de la société soit pour imposer son message sans respecter la responsabilité du jugement d’autrui, soit encore pour manipuler les informations à des fins de prosélytisme et de confusion des esprits. Ce qui n’est pas un danger chimérique en un temps où la demande émotionnelle, les expériences spirituelles collectives sont propices à des enthousiasmes qui ne respectent pas la liberté de pensée et de jugement pour adhérer en vérité au message de la foi. À l’inverse, une communication qui se refuserait à des expériences spirituelles subjectives et à des manifestations festives et communautaires se mettrait à l’écart des formes de communication privilégiées par nos sociétés en quête de communion tant humaine que spirituelle, ou chrétienne souvent.

27Volontiers, pour introduire quelque repère éthique, nous pouvons retrouver le principe thomiste à propos de la foi : « l’acte du croyant ne se limite pas à un énoncé, mais à la réalité ». La communication en termes de foi chrétienne, de démarche intellectuelle comme de transmission de savoir ou d’information, ne saurait être enfermée dans un rapport dual, d’enseignant à enseigné, par exemple, ce qui laisserait supposer que le récepteur est ignorant et totalement dépendant dans la relation à la connaissance transmise et à l’émetteur autorisé. Si ce peut être le cas au niveau des mots, du langage et des faits, le locuteur est un témoin plus qu’un maître, c’est dire qu’il renvoie au mystère de Dieu et de la liberté, il fait référence à l’Autre dont il n’est que l’évocation. C’est donc d’une relation à trois termes qu’il s’agit, une relation en triade. C’est, d’ailleurs, ce que souligne le concile Vatican II, lorsqu’il note que le « magistère n’est pas au-dessus de la parole de Dieu, mais à son service [9] », ou ce que reconnaissait Benoît XVI lorsqu’il disait, lors de ses propos au consistoire des cardinaux en janvier 2009, rappelant les Journées mondiales de la jeunesse à Sydney en Australie, que : « Le pape n’est pas… la star autour de laquelle tout tourne. Il est totalement et seulement le vicaire. Il renvoie à l’Autre qui se trouve au milieu de nous [10] ».

28Dans la communication publique en un espace culturel tel que celui de l’Europe, cette expérience de la rencontre de l’altérité est une donnée fondamentale. Elle relève de la référence à Dieu et à l’ailleurs dans une société sécularisée pour laquelle la transcendance n’est pas signifiante, au premier abord du moins. Et, surtout, elle paraît profondément pluraliste dans ses composantes démographiques et soucieuse de démocratie dans l’accès aux sources ou aux fondements de l’information. C’est pourquoi l’autorité d’une parole est moins reconnue par la source qui la proclame que par la séduction ou l’impression qu’elle suscite au niveau de la subjectivité des auditeurs. Ce qui est sans doute difficile à comprendre et à interpréter par les prophètes qui font leur devoir de parler « à temps et à contretemps ».

29La relation duale dans la représentation de la communication est en effet une tentation forte, elle veut trouver un langage performatif et des arguments séducteurs pour convaincre et « gagner » à la cause que l’on sert. Or, l’évangélisation ne saurait employer de tels moyens de domination, fût-elle culturelle ; les missionnaires du xvie siècle le savaient déjà ; et encore moins recourir à des contraintes totalitaires, la vérité s’imposant d’elle-même, comme il a été observé au concile Vatican II à propos de la liberté religieuse [11]. La relation duale enferme dans la contrainte et la dépendance, elle suppose l’ignorance totale en l’autre du message que l’on veut lui transmettre, ce qui peut engendrer de façon réactionnelle le refus de la relation avant de rejeter le message. Or, ces difficultés se manifestent plus particulièrement lorsque les propos touchent aux réalités existentielles de la personne humaine. Ce qui est en jeu dans la crise de la sexualité et de la transmission de la vie, les ruptures dans la communauté de foi et d’opinion, ou les dépravations inhumaines telles que le racisme et la violence gratuite. Les propos éthiques sont alors attendus dans l’opinion publique, tout autant que mis à l’épreuve des idées dominantes et des variations de nos histoires. Seule une parole faisant droit à l’altérité des autres et à la transcendance de nos sources communes peut, dans l’humilité des locuteurs, laisser place à un dialogue atteignant les réalités et non les apparences ou les seules relations de pouvoir symbolique.

30Dans le contexte d’une culture critique et d’une rationalité sécularisante, la question des sources légitimes et du fondement ultime des interventions devient capitale. En nos pays, la laïcisation des valeurs fondatrices de la vie sociale a conduit à une mise en concurrence de ces sources. En particulier, notre démocratie met la racine de toute légitimité dans la volonté de la majorité de la population pour réguler les tentations de décision arbitraire de la part du ou des souverains, ce qui rend l’autorité fragile et son exercice fluctuant. Il en est résulté un rapport instable aux sources du droit : qui est autorisé à faire la loi ? Et il est facile de vérifier combien cette assise mouvante de l’autorité et les orientations qui en sont le fruit ne peuvent être que provisoires, en attendant la venue d’une autre majorité.
À l’opposé, au nom du droit naturel, puis de la parole de Dieu issue de la Révélation dont le Magistère a la primauté de l’interprétation au fil des aléas de l’histoire, les prises de position et les enseignements des ministres de l’Église ont leur fondement permanent à l’extérieur de la culture séculière et de ses mouvances. Il en résulte alors une volonté des instances publiques de mettre en concurrence et à égalité d’autorité les diverses opinions religieuses dans leur pluralité, ou de les présenter en opposition, s’autorisant pour ce faire de sondages ou de positions de la presse. Aucune expression relevant d’une communauté particulière n’est dotée d’autorité transcendante et universalisable, définitive. Ce relativisme des valeurs et des fonctions de responsabilité est la première condition d’écoute de notre culture, ce qui remet en cause l’« expertise en humanité », invoquée par Paul VI à l’onu en 1965. Il y a là un déplacement de la fonction d’autorité et de sa communication, elle devient moins une instance dirimante déterminant les valeurs et les interdits de la vie commune, mais un service de l’essentiel soumis à la critique et au pluralisme des interprétations. La parole de l’Église est mise à la fois au service de la parole de Dieu et à celui des hommes et de leurs valeurs.
Toutefois, il faut le noter, cette situation faite à l’Église dans ses activités multiples de communication n’est pas neuve et venue récemment d’une sécularisation moderniste. Ce qui ne laisse pas d’interroger des chrétiens, c’est que ce qu’ils ont jugé comme des « erreurs » de communication n’est pas sans similitudes avec les relations de Jésus avec les faiseurs d’opinion publique qu’étaient les pharisiens, publicains et autres scribes de son temps. Relations conflictuelles s’il en fut, elles devaient le conduire chez Hérode, Caïphe et Pilate. De même pour les apôtres au cours des premières décennies du christianisme. Il semble donc que la récente crise d’opinion éprouvée avec étonnement, sinon avec culpabilité par les catholiques eux-mêmes, si elle comporte des dysfonctionnements techniques dans la circulation de l’information, est d’abord tributaire d’une mise en situation de la Parole de Dieu et de la parole de l’Église sur l’homme et son humanité en société. Mise à l’épreuve et crise dont nous relevons les impacts permanents dans nos cultures de modernité. N’étant plus comme aux beaux jours de la chrétienté – telle que nous l’imaginons du moins – une philosophie de l’existence générale, le catholicisme et son anthropologie remplissent dans l’espace public européen une fonction de protestation au nom de leur différence. En particulier, nous le voyons dans les débats de bioéthique, des concepts comme ceux de la personne, de la dignité humaine, de la primauté des valeurs sur les échanges commerciaux, le refus de tout eugénisme dans une culture de la concurrence, le rapport privilégié à la transcendance des sources comme des finalités de l’existence, donnent aux héritages religieux une fonction icônique dans l’imaginaire des relations humaines. Il en va de même en ce qui a trait aux valeurs et aux expériences de salut éprouvées dans une mise en œuvre partielle ou totale des prescriptions révélées de l’Évangile, par exemple en ce qui concerne l’économie selon l’encyclique récente Caritas in veritate. La communication chrétienne, que certains pensaient consensuelle et à distance des conflits culturels multiples de nos sociétés libérales, qu’ils espéraient pacifiées et réconciliées dans un bonheur paradisiaque, se découvre risquée et conflictuelle. Parce qu’elle introduit des ruptures, des paramètres différents dans les mentalités et dans les us et coutumes d’une médiatisation coupée des exigences de la vérité spirituelle comme de l’expérience réelle de nos contemporains. Cela déplace aussi les conditions d’expression de l’autorité dans l’institution catholique comme ses interventions sur le plan de la communication dans l’espace public européen.
Ce que nous avons appelé une crise de communication peut ouvrir à des chantiers pour créer un tissu renouvelé de nos expressions catholiques dans les débats d’une humanité en recherche de solidarité et d’altérité.


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/retm.259.0013

Notes

  • [1]
    William Shakespeare, La Tempête, acte I, scène II.
  • [2]
    Guillaume De Prémare, dans Revue d’éthique et de théologie morale n° 255, « Église, communication et médias », p. 15.
  • [3]
    Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2008, p. 167 (souligné dans le texte).
  • [4]
    Henri Tincq et Gérard Defois, Les Médias et l’Église, Paris, Éd. CFPJ, 1997, p. 51.
  • [5]
    Raymond Boudon, Renouveler la démocratie, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 181.
  • [6]
    Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, Paris, Fayard, 1987, p. 263.
  • [7]
    1 Thessaloniciens 2, 2.
  • [8]
    Éphésiens 4, 14.
  • [9]
    Concile Vatican II, Constitution Dei Verbum n° 10.
  • [10]
    La Documentation catholique, n° 2416, janvier 2009, p. 58.
  • [11]
    Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse, n° 1.

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