Notes
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[1]
Celle-ci ne se veut qu’une ébauche, prospective, du traitement du thème annoncé. À ce titre, elle s’en tient à cette partie de la Somme. Il serait certainement très fructueux d’élargir la recherche à l’ensemble de la Prima Secundae de la Somme, et de l’œuvre.
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[2]
Timor, nom latin de la passion que Thomas envisage, sera traduit ici indifféremment par crainte ou peur, même s’il convient de les distinguer chez d’autres auteurs.
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[3]
Voir notamment la réflexion à partir de la soif en République IV, 14, 439 d – 441 c, et surtout le cocher de la raison dirigeant les deux chevaux du concupiscible et de l’irascible dans la célèbre allégorie du Phèdre 246 a-d, 253 c – 254 e.
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[4]
Si nous sommes portés à considérer la passion elle-même du désespoir sous un jour pénible, c’est en raison du mouvement de retrait qui la constitue, mais son objet qui est fui, ce dont on désespère, n’en demeure pas moins un bien.
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[5]
Des passions peuvent être contraires soit en raison de la contrariété du sens de leur mouvement par rapport à l’objet, d’approche ou de retrait (ainsi de l’espoir et du désespoir), soit en raison de la contrariété même de l’objet, bien ou mal (ainsi de l’amour et de la haine). À aucun de ces deux titres la colère, provoquée par un mal présent difficile à éviter, ne peut avoir de passion contraire. Soit l’on succombe à la rencontre de ce mal, et l’on verse alors dans la tristesse, qui appartient au concupiscible, soit on s’insurge contre lui par la colère. Si l’on cherche une passion contraire selon l’objet, celle qui correspond au bien présent ne peut être que dans le concupiscible, puisque toute difficulté a disparu, et il s’agit de la joie. Dans tous les cas, c’est le fait que le mal causant la colère soit présent qui prive cette passion de son contraire : ni le retrait par rapport au mal ni la difficulté du bien ne sont possibles. L’apaisement est une cessation de la colère, une privation de celle-ci, non un contraire (Qu. 23 a. 3 co.).
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[6]
Même si la connaissance prospective du futur est tributaire chez l’être humain de sa rationalité, elle existe aussi à titre instinctif chez tous les animaux, en sorte qu’on trouve chez eux des réactions analogues à l’espoir, à la crainte, etc. (Qu. 40 a. 3 ad 1 et ad 3 ; Qu. 41 a. 1 ad 3).
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[7]
Rhétorique II, V, 1382 a 21.
1L’essor de la psychologie expérimentale, et plus récemment des neurosciences, a donné un regain d’actualité à la question des passions, des émotions, de l’affectivité. L’existence et l’activité des passions ont constitué à proprement parler une « question » éthique majeure dans la philosophie antique, dans la perspective, soit de leur valorisation, soit de leur dépréciation en tant qu’obstacles supposés à la vie morale. Aucune des grandes écoles – platonisme, épicurisme, stoïcisme, aristotélisme – n’a fait l’économie d’une réflexion sur leur nature et leur moralité.
2Saint Thomas d’Aquin hérite des options péripatéticiennes fondamentales sur leur neutralité éthique et leur statut de matière, certes quelque peu rebelle aux vertus. Le « traité des passions » de sa Somme de théologie (I-II, Qu. 22-48) n’a sans doute pas retenu toute l’attention qu’il mérite. Il est pourtant présupposé à la compréhension de la doctrine des vertus, qui charpente la morale thomasienne. Ses implications théologiques, bien réelles, n’ont sans doute pas été suffisamment mises en valeur. La présente réflexion [1] voudrait attirer l’attention sur une autre richesse apparemment méconnue de son approche, à savoir le jour qu’elle projette sur cette temporalité dans laquelle s’inscrit la vie humaine terrestre et qui constitue un des paramètres incontournables de l’éthique.
L’apprivoisement de l’hydre à onze têtes
3Avant d’entrer dans cette mise en relation entre la temporalité et les passions, il convient de résumer comment celles-ci sont envisagées par l’Aquinate. Bien des controverses sur la moralité des passions tiennent à la diversité des définitions qui en sont données. Il est bien évident, par exemple, que si on les tient pour des « maladies de l’âme », ainsi que Cicéron représente la thèse stoïcienne, la cause est entendue : elles sont en soi mauvaises. Telle n’est pas la voie d’Aristote, ni ultérieurement de Thomas, pour qui elles apparaissent simplement comme des mouvements de l’appétit sensible. Le deuxième n’ignorera pas qu’elles portent une vulnérabilité issue du péché et une propension au désordre et à la mutinerie par rapport à la raison, mais il maintiendra la neutralité de base reconnue par le premier et, au nom d’une anthropologie qui assume pleinement la corporéité, leur intégration à la fois possible et nécessaire à la vie vertueuse, identifiée à la vie éthique. Il s’agit de passions de l’âme, mais dans un sujet humain dont l’âme est la forme du corps, en sorte que leur caractère psychosomatique est marqué par une causalité éclairée par l’hylémorphisme : le mouvement de l’appétit sensible, qui appartient à l’âme, est comme une forme à l’égard d’une modification organique qui le traduit analogiquement. En d’autres termes, par exemple, le tremblement n’est pas la peur, ni ne cause celle-ci, mais il est induit par elle : parce que je ressens tel mouvement psychique, celui-ci provoque un ébranlement au plan corporel qui en est comme la trace et le signe. En outre, la passion peut être distinguée de l’action ; à ce titre, elle est une réponse à une stimulation en provenance d’un objet. Pour reprendre le cas de la crainte [2], la raison explicative de la présence de cette passion vient du fait que je me trouve, par exemple, subitement confronté à un animal sauvage menaçant. Il en résulte que les passions pourront se distinguer et se classer selon que l’objet, qui est celui d’un appétit sensible, est un bien ou un mal.
4La passion première est l’amour, qui est une complaisance dans le bien. Y fait suite le désir, qui nous porte vers ce bien aimé dans la mesure où il est absent. Cette tendance s’achève dans le plaisir (ou joie si le bien est spirituel) qui est un repos dans la jouissance de ce bien finalement atteint. Y correspondent symétriquement, c’est-à-dire relativement à un objet mauvais, les passions respectives de haine, d’aversion et de douleur (ou de tristesse si le mal est spirituel). Ces six passions appartenant au concupiscible considèrent le bien ou le mal sensible simplement en tant que bien ou en tant que mal. Cinq autres passions vont s’y ajouter, relevant de l’irascible. Cette distinction entre le concupiscible et l’irascible, déjà établie chez Platon [3], ne sera guère remise en cause jusqu’au Traité des passions de Descartes (1649). Elle repose sur le fait que le bien ou le mal peut aussi être envisagé comme difficile à acquérir ou à éviter. Avec cette note supplémentaire, la passion tendancielle vers le bien manquant ne sera plus appelée désir mais espoir. Il est à noter que même si l’objet bon est attractif par rapport à l’appétit, la difficulté de son acquisition est répulsive et, si elle vient à l’emporter, elle suscitera une passion en sens inverse, à savoir le désespoir [4]. Le mal difficile à éviter sera l’objet de la crainte, celle-ci ayant comme passion de sens contraire l’audace ; qui se retourne vers le mal craint pour le vaincre. Enfin, l’affrontement avec le mal, lorsque celui-ci n’est plus futur mais impose sa présence, constitue la colère, laquelle, exceptionnellement, n’a pas de passion contraire, le retour au calme n’étant pas une passion mais la simple cessation de la colère [5].
5Se trouve ainsi constitué un organigramme de onze passions fondamentales (c’est-à-dire telle que toute autre, comme l’envie, la pudeur, etc., peut se réduire à l’une d’elles) : six du concupiscible – amour et haine, désir et aversion, plaisir et douleur – et cinq de l’irascible – espoir et désespoir, crainte et audace, colère. Ce schéma doit être pensé dynamiquement : on passe sans solution de continuité d’un de ces mouvements affectifs à un autre : ce que j’aime et qui me manque, je le désire, mais s’il m’apparaît plus difficile que prévu, je l’espère, puis, si la difficulté s’accroît encore, j’en désespère ; je crains l’échec, mais je me ressaisis et fais preuve d’audace, puis j’atteins mon but et en éprouve du plaisir ou je le manque et verse dans la tristesse, etc. Tel est le cadre général, brossé à grands traits, de la rigoureuse organisation thomasienne des passions, présupposée à la compréhension de l’analyse des rapports entre passions et temporalité.
Touchante absence
6Au sens le plus propre du terme, la passion n’existe que dans des êtres corporels et aptes comme tels à entrer sous l’action d’un objet sensible. Mais la connaissance sensible ne s’exerce qu’au présent. Comment, dès lors, justifier des passions relatives au passé ou au futur ? Comment un objet qui n’est plus ou qui n’est pas encore peut-il nous affecter, nous toucher ici et maintenant ?
7Ce n’est pas l’objet dans sa nudité qui importe, mais tel que je le perçois (à tort ou à raison : l’animal menaçant n’était peut-être qu’une ombre ou un bruit imaginaire causant une peur tout à fait réelle [6]).
De même que la passion d’un corps naturel provient de la présence corporelle d’un agent, ainsi la passion de l’âme provient de la puissance psychique d’un agent, sans qu’il soit présent corporellement ou réellement, c’est-à-dire en tant que le mal, qui est futur dans la réalité, est présent dans l’appréhension de l’âme.
9Si la passion est un mouvement, la temporalité lui est inhérente. En effet, se porter vers le bien ou fuir un mal implique un rapport au futur : le bien n’est pas encore atteint ou le mal pas encore évité. Toutes les passions relevant d’une tendance vers l’objet viseront donc quelque chose de futur et d’absent. Tel est notamment le cas du désir. En revanche, dans les passions terminales, pour lesquelles l’appétit est en repos par rapport au bien aimé ou au mal haï, à savoir la joie et la tristesse, l’objet est présent au double sens du mot, non futur et non absent (I-II, Q. 25 a. 4 co.). « Quant à l’amour, il existe et dans l’absence et dans la présence » (Qu. 28 a. 1 ad 1). Il réalise, en effet, deux types d’union : affective ou effective. Cette dernière postule la présence de ce qui est aimé à celui qui l’aime. Quant à la première, en revanche, elle est « causée par l’amour selon une causalité formelle, car l’amour lui-même est cette union ou ce lien » (Qu. 28 a. 1 co.). Si l’amour réalise l’union affective, cela signifie donc que l’objet aimé, quoique physiquement absent, est intentionnellement présent à celui qui l’aime.
Temporalité et intercausalité des passions
Le plaisir d’espérer
10Comment expliquer la complaisance actuelle dans la visée d’un bien encore futur, sinon par la connaissance anticipatrice de son acquisition ? Il peut exister une délectation présente du passé, en raison de la connaissance actuelle de celui-ci dans le souvenir. Dans le cas de l’espoir, la connaissance est accompagnée du pouvoir d’acquérir le bien convoité.
« […] ce que nous désirons, bien que futur dans la réalité, est cependant présent d’une certaine manière, en tant qu’objet d’espoir » (Qu. 36 a. 2 ad 2). L’importance de l’estimation quant à la possibilité de présence de l’objet est telle qu’elle peut provoquer simultanément des effets contraires : « rien n’empêche qu’une même chose, sous des aspects différents, soit cause d’effets contraires. Ainsi l’espoir est cause de plaisir dans la mesure où l’on est actuellement persuadé de pouvoir atteindre un bien futur ; en tant que l’espoir est privé de la présence de ce bien, il cause l’affliction » (Qu. 32 a. 3 ad 2).Il est vrai que l’espoir et le souvenir portent sur ce qui est absent purement et simplement ; mais cela est présent sous un certain rapport, soit par la connaissance seule, soit selon la connaissance et le pouvoir, au moins dans l’estimation du sujet.
Désir plaisant et plaisir désirant
11Il faut se garder de trop rigidifier la présence ou l’absence de l’objet, ce qui conduirait à exclure la possibilité qu’une même réalité puisse être l’objet de désir et de plaisir. La question est d’importance si on la transpose dans l’ordre théologal : peut-on déjà jouir du Dieu qui nous comblera dans la béatitude ? La poser ainsi aide à entendre la réponse aussi fine que lapidaire :
Que le plaisir soit un repos au terme du désir n’empêche pas que l’on puisse envisager que le plaisir cause lui-même un désir. C’est le cas d’un plaisir passé, dont nous voulons renouveler l’expérience (Qu. 33 a. 2 co.). Est signalée ici la place de la mémoire, de l’histoire du sujet, du passé dans la genèse des passions.Ce qui est imparfaitement possédé est possédé en partie, et en partie ne l’est pas. Cela peut donc être l’objet à la fois du désir et du plaisir.
La peur de la peur
12Une passion peut être l’objet d’une autre ; certains films attestent que l’on peut aimer ou désirer se faire peur, par exemple. Les différences de temporalité dans l’objet permettent aussi que l’on puisse craindre (au présent) de craindre (au futur) (Qu. 42 a. 4 ad 3).
Chère détestable douleur
13Le plaisir et la douleur sensibles supposent la présence d’un objet actuellement perçu, mais ils se rencontrent analogiquement dans l’ordre spirituel sous les formes respectives de la joie et de la tristesse, pour lesquelles la perception de l’objet provient d’une faculté de connaissance embrassant les divers moments de la temporalité (passé, présent et futur). La tristesse peut donc se référer au passé, sous forme de regret, ou au futur, sous forme d’anxiété (Qu. 35 a. 2 arg. 2 et ad 2). Bien sûr, l’objet présent procure une émotion plus directe, plus immédiate que l’objet futur. C’est pourquoi, sous ce rapport et en soi, la tristesse par rapport au présent prévaut en intensité sur la crainte et le désespoir dont l’objet est futur (Qu. 37 a. 4 co.). La tristesse du passé correspond à une expérience humaine majeure, celle du deuil, où des passions contraires se mélangent. Il n’est pas rare, en effet, que l’on se plaise à évoquer ou à reproduire les plaisirs partagés avec la personne défunte, alors pourtant que cela semble aviver la douloureuse conscience de la séparation. Il y a alors concurrence entre la tristesse par rapport au décès passé et le plaisir ravivé. Saint Thomas, à la suite de saint Augustin, estime qu’au total le plaisir, ou pour mieux dire la consolation, l’emportera : « parce que le sentiment du présent est plus fort que le souvenir du passé, et l’amour de soi demeure plus longtemps que l’amour d’autrui, finalement c’est le plaisir qui chasse la tristesse » (Qu. 38 a. 1 ad 3).
14Douleur, tristesse, souffrance sont humaines, normales. Ne pas les ressentir ajouterait au mal natif celui de l’insensibilité : « dans la supposition de quelque chose d’attristant ou de douloureux, il est bon que l’on s’attriste d’un mal présent ou que l’on en souffre. Car si on ne le faisait pas, ce serait seulement parce qu’on ne sentirait ou ne jugerait pas que ce mal nous est contraire, et chacun de ces deux manques est manifestement un mal. Il est donc bon que, la présence du mal étant donnée, la tristesse ou douleur s’ensuive » (Qu. 39 a. 1 co.). Il ne s’agit pas d’une apologie doloriste de la souffrance, mais du pouvoir qu’a la liberté humaine de rendre utile ce qui est un mal en soi. La tristesse par rapport au péché ou par rapport à la perte de biens temporels qui aurait pu être une occasion de mal peut ainsi trouver le sens… qu’on lui prête. Cette passion pénible peut contribuer à nous faire fuir un mal.
Le mal présent fait surgir un double mouvement dans l’appétit. Le premier oppose l’appétit au mal présent. Et, à ce point de vue, la tristesse n’est d’aucune utilité, car ce qui est présent ne peut pas ne pas être présent. Un second mouvement s’élève dans l’appétit pour fuir ou repousser le mal qui attriste. Et, à ce titre, la tristesse est utile, si elle porte sur ce qu’il faut fuir. (…) La tristesse est donc utile chaque fois qu’une chose est à fuir, parce qu’elle ajoute un nouveau motif de fuite. En effet, le mal lui-même, en soi, est à fuir ; et tous fuient la tristesse pour elle-même, comme tous désirent le bien et le plaisir dans le bien. De même, donc, que le plaisir qui vient du bien fait qu’on recherche celui-ci avec plus d’ardeur, ainsi la tristesse qui vient du mal le fait fuir avec plus d’énergie.
Par l’impossible chacun est-il tenu ?
16L’estimation relative au bien futur vers lequel on tend diversifie spécifiquement les passions de désir, d’espoir et de désespoir. Aux deux notes de bien et de futur, l’objet de l’espoir ajoute celles de difficile (qui le place dans l’irascible) et de possible. Une question qui pourrait paraître de nos jours quelque peu anodine est l’occasion d’une remarque intéressante : le caractère de la possibilité n’est-il pas accidentel et comme tel inapte à susciter une diversité spécifique ? En d’autres termes, que l’objet soit possible ou non, la passion ne reste-t-elle pas identiquement la même ? « Le possible et l’impossible ne sont pas tout à fait une condition accidentelle par rapport à l’objet de la puissance affective. Car l’appétit est principe du mouvement, et rien ne se meut vers un objet sinon sous la raison de possible ; car personne ne se meut vers ce qu’il estime impossible à obtenir. Et pour ce motif, l’espoir diffère du désespoir selon la différence entre le possible et l’impossible » (Qu. 40 a. 1 ad 3). On voit donc que la diversification des passions ne provient pas de l’objet considéré seulement en lui-même, mais aussi et surtout selon le mouvement de l’appétit qu’il provoque en raison de la perception, de la connaissance que l’on en a : « en effet, le mouvement qui résulte dans l’appétit de l’appréhension du bien est différent de celui qui vient de l’appréhension du mal ; et de même, les mouvements consécutifs à l’appréhension du présent et du futur, de l’absolu et du difficile, du possible et de l’impossible » (Qu. 40 a. 2 co.).
Avoir bien peur
La peur dans la tête
17« Le Philosophe dit que la crainte provient “de l’imagination d’un mal futur qui détruit ou qui attriste” [7] » (Qu. 41 a. 2 ad 3). Par conséquent, tout ce qui altère la représentation du mal futur diminue ou empêche la crainte. Pour qu’il y ait crainte, il faut que le mal futur soit estimé comme suffisamment menaçant et donc proche, mais qu’il soit jugé comme encore évitable ; ainsi, au témoignage d’Aristote, la mort ne fait pas peur tant qu’elle apparaît comme lointaine ni quand le condamné ne voit plus aucun espoir d’y échapper (Qu. 42 a. 2 co.) La crainte disparaît aussi quand nous jugeons au pouvoir de notre volonté de faire face au mal futur qui menace (Qu. 42 a. 3 ad 2).
Avez-vous peur des surprises ?
18La crainte est suscitée par l’estimation d’une faiblesse de celui qui l’éprouve par rapport à la puissance du mal qui le menace (Qu. 43 a. 2. co.). Par conséquent, plus ce mal est insolite ou soudain, plus il accroît la crainte en augmentant la perception de cette disproportion : plus le temps, la durée de l’impact du mal menaçant est petit, plus cette passion est grande. D’une part, la soudaineté ne laisse pas le temps d’appliquer la conscience à ramener le danger à de justes proportions et, d’autre part, elle renforce la faiblesse des moyens de le repousser (Qu. 42 a. 5 co.). Mais, plus le mal menaçant lui-même semble susceptible de durer, et a fortiori si c’est de manière perpétuelle, plus la crainte qu’il suscite est grande (Qu. 42 a. 6 co.). La grandeur de la durée du mal redouté et la brièveté de la durée de sa représentation vont donc dans le même sens de renforcer la crainte.
L’audace en tenaille
19L’audace présente un mouvement à l’encontre du mal analogue à celui de l’espoir se portant vers le bien ; c’est pourquoi l’audace qui inverse le mouvement naturel par lequel la crainte fuit le mal présuppose l’espoir de vaincre. L’estimation de la grandeur du mal à affronter vient doper l’audace tant que la victoire apparaît plausible ; en revanche, dès que la difficulté renforce la raison de désespérer, l’espoir diminuant, l’audace décroît aussi (Qu. 45 a. 4 ad 2). L’audace est prise en tenaille entre un espoir qui l’anime et l’accroît, et le désespoir qui l’anémie.
Le souffle à la colère
20La colère, qui naît du sentiment d’avoir été outragé et meurt par l’assouvissement de la vengeance, est moins durable que la haine (Qu. 46 a. 6 ad 3). Le temps passant, plus le sentiment d’injustice qui est à son origine s’éloigne dans le souvenir, plus la colère diminue (Qu. 48 a. 2 co.). « Avec le temps, va, tout s’en va », chantait Léo Ferré. La colère connaît ici le sort de la tristesse et de la rancune. Mais le fait que l’objet de la colère soit présent explique sa véhémence et son impétuosité (Qu. 48 a. 2 co.), proportionnée à la rapidité de sa disparition (Qu. 48 a. 2 ad 2), d’autant plus que l’irrité aura le sentiment d’avoir obtenu réparation. Il est, hélas, tout à fait possible d’entretenir une rancune, de s’employer à ranimer sa colère, mais celle-ci porte sa propre logique d’extinction, quitte à céder la place à l’implacable haine.
Bons offices de la raison et maléfices de l’imagination
21Quoique dépourvu des informations sur le psychisme que les sciences ont fournies à partir du début du xxe siècle, Thomas entrevoit tout le pouvoir de la connaissance intellectuelle dans l’étiologie de la passion. Si le temps de l’objet diffère du temps de celui qui éprouve la passion, la raison en est dans la médiation de la représentation de cet objet. Celui-ci n’agit, n’est « pâti », que moyennant la connaissance que nous en avons. Même s’il fait une grande place à la raison pour régler les passions conformément à l’idéal de modération inhérent à la vertu, Thomas ne méconnaît pas le risque d’erreur dans l’estimation de l’objet et de son influence. En outre, il prend en compte l’interférence du pouvoir imaginatif sur la représentation de l’objet. Même s’il n’a pas l’occasion, l’intérêt ou les moyens de le théoriser, cela le conduit à une intéressante désynchronisation de l’objet et du sujet par le biais de la connaissance, ou, pour parler de manière plus contemporaine, de la conscience. Ce fait met en évidence une spécificité humaine de ces passions par rapport à leurs analogues animales : la sortie de l’immédiateté du sensible et du présent, lesquels pourtant continuent de structurer la vie humaine et l’éthique, mais sans les circonscrire. L’être humain se découvre comme celui qui éprouve au présent ce qui n’est déjà plus et ce qui sera peut-être ou ne sera jamais, un peu comme cette lumière stellaire qui nous parvient des astres disparus ou comme cette espérance qui nous projette dans l’éternité bienheureuse. La théorie thomasienne des passions dévoile le paradoxe vital de cet être temporel déjà éternisé.
Notes
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[1]
Celle-ci ne se veut qu’une ébauche, prospective, du traitement du thème annoncé. À ce titre, elle s’en tient à cette partie de la Somme. Il serait certainement très fructueux d’élargir la recherche à l’ensemble de la Prima Secundae de la Somme, et de l’œuvre.
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[2]
Timor, nom latin de la passion que Thomas envisage, sera traduit ici indifféremment par crainte ou peur, même s’il convient de les distinguer chez d’autres auteurs.
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[3]
Voir notamment la réflexion à partir de la soif en République IV, 14, 439 d – 441 c, et surtout le cocher de la raison dirigeant les deux chevaux du concupiscible et de l’irascible dans la célèbre allégorie du Phèdre 246 a-d, 253 c – 254 e.
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[4]
Si nous sommes portés à considérer la passion elle-même du désespoir sous un jour pénible, c’est en raison du mouvement de retrait qui la constitue, mais son objet qui est fui, ce dont on désespère, n’en demeure pas moins un bien.
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[5]
Des passions peuvent être contraires soit en raison de la contrariété du sens de leur mouvement par rapport à l’objet, d’approche ou de retrait (ainsi de l’espoir et du désespoir), soit en raison de la contrariété même de l’objet, bien ou mal (ainsi de l’amour et de la haine). À aucun de ces deux titres la colère, provoquée par un mal présent difficile à éviter, ne peut avoir de passion contraire. Soit l’on succombe à la rencontre de ce mal, et l’on verse alors dans la tristesse, qui appartient au concupiscible, soit on s’insurge contre lui par la colère. Si l’on cherche une passion contraire selon l’objet, celle qui correspond au bien présent ne peut être que dans le concupiscible, puisque toute difficulté a disparu, et il s’agit de la joie. Dans tous les cas, c’est le fait que le mal causant la colère soit présent qui prive cette passion de son contraire : ni le retrait par rapport au mal ni la difficulté du bien ne sont possibles. L’apaisement est une cessation de la colère, une privation de celle-ci, non un contraire (Qu. 23 a. 3 co.).
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[6]
Même si la connaissance prospective du futur est tributaire chez l’être humain de sa rationalité, elle existe aussi à titre instinctif chez tous les animaux, en sorte qu’on trouve chez eux des réactions analogues à l’espoir, à la crainte, etc. (Qu. 40 a. 3 ad 1 et ad 3 ; Qu. 41 a. 1 ad 3).
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[7]
Rhétorique II, V, 1382 a 21.