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Article de revue

Communauté, singularité et pluralité éthique

Pages 249 à 257

1Prenons notre point de départ dans ce que le philosophe italien Giorgio Agamben appelle une « théorie de la singularité quelconque » et qui donne le sous-titre de son petit ouvrage de 1990 intitulé : La Communauté qui vient. Quelle est cette communauté dont Agamben attend, espère la venue ou l’« advenue » ? Qu’est-ce qui lui donne sa forme et son effectivité ? Cette communauté est-elle d’une façon ou d’une autre articulable à ce que peut désigner, au moins en son principe, l’ecclesia chrétienne ?

Giorgio Agamben, la communauté et la singularité

2Dans la pensée de G. Agamben, la communauté qui vient est celle qui ne peut que toujours venir dans le sens où elle n’est pas et qu’elle est toujours à venir. Elle est la communauté qui ne cesse pas de venir, sans jamais, à strictement parler, être là. La communauté dont il est ici question est une communauté en puissance d’être. Pour être encore plus précis, disons que « la communauté qui vient » est celle qui travaille les multiples formes historiques de la societas sans jamais faire nombre avec aucune d’entre elles. Elle reste irréductible à toute forme de l’institué dont elle représente toujours un « en plus » ou un « de surcroît ».

3La communauté qui vient se compose de « singularités quelconques ». C’est la thèse soutenue par Agamben, et cette thèse – dans laquelle je ne peux me reconnaître qu’en partie, c’est-à-dire non sans distance critique – tranche de fait avec la promotion des particularismes identitaires (ethniques, culturels, religieux, sexuels, etc.). La singularité quelconque est même la figure strictement inverse d’un sujet qui pourrait faire l’objet d’une revendication de type communautariste (culturaliste ou différencialiste). Même l’effort impressionnant de Charles Taylor, qui consiste à élaborer une « politique de reconnaissance » comme une voie moyenne, équilibrée, entre un universalisme abstrait, uniformisant, finalement hégémonique et un communautarisme clos, exclusiviste, compris comme juxtaposition stérile de groupes au sein de l’espace social, n’est pas la direction empruntée par Agamben. Lui aussi pourtant, comme Taylor, a conscience des apories liées à une certaine compréhension de l’universel, un faux universel en vérité, cet universel pauvre auquel nous donnons toujours notre propre visage particulier dès que nous commençons à en dessiner les contours et que nous confondons alors avec une version culturellement située. En réalité, ce que nous nommons « universel » n’est rien d’autre ici que le sujet élaboré à notre image et à notre ressemblance. Nous lui donnons nos propres traits, et la prétention à l’universalisme masque alors une tentation réductrice qui signifie à l’autre qu’il est reconnaissable pour autant qu’il accepte de prendre notre propre figure. Il en va tout autrement, pour Agamben, de la singularité quelconque qui tient en ceci que l’être singulier est « retiré de son appartenance à telle ou telle propriété, qui l’identifie comme membre de tel ou tel ensemble, de telle ou telle classe […] et il est envisagé non par rapport à une autre classe ou à la simple absence générique de toute appartenance, mais relativement à son être-tel, à l’appartenance même ». Et si cette singularité-là est dite « quelconque », ce n’est évidemment pas au sens indifférencié du « n’importe lequel ». Le « quelconque » renvoie au quodlibet ens de la scolastique que Agamben traduit non par « l’être, peu importe lequel », mais par « l’être tel que de toute façon il importe ».

4On comprend sans peine que la singularité quelconque, ainsi entendue, soit rétive à son institutionnalisation. Le sujet de la singularité quelconque est sans doute même non socialisable. Rien ne peut lui donner une forme représentative. Agamben le relève d’ailleurs clairement :

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Les singularités quelconques ne peuvent former une societas parce qu’elles ne disposent d’aucune identité qu’elles pourraient faire valoir, d’aucun lien d’appartenance qu’elles pourraient faire reconnaître. En dernière instance, en effet, l’État peut reconnaître n’importe quelle revendication identitaire […]. Mais que des singularités constituent une communauté sans revendiquer une identité, que des hommes co-appartiennent sans une condition d’appartenance représentable (même dans la forme d’un simple présupposé) constitue ce que l’État ne peut en aucun cas tolérer […]. Pour lui, ce qui importe ce n’est jamais la singularité comme telle, mais seulement son inclusion dans une identité quelconque.
C’est en ce sens que, dans la logique de Giorgio Agamben, la singularité est celle de l’être qui vient, c’est-à-dire ce qui ne peut que toujours venir sans être là et qui constitue, en cela justement, une communauté qui est à son tour la communauté qui vient. Avec toutes les nuances et même les écarts qu’il faudrait relever, la théorie de Agamben n’est pas sans faire écho à d’autres essais philosophiques récents : « l’être singulier pluriel » de Jean-Luc Nancy, par exemple, ou la « singularité universelle » de Alain Badiou ou encore, plus ancien, le concept de différance (avec un a) que Jacques Derrida avait forgé pour désigner un sujet qui diffère de lui-même. C’est aussi, dans un autre espace, la psychanalyse freudienne de Jacques Lacan qui se profile en tant qu’elle postule un sujet non localisable, divisé d’avec lui-même par les lois du langage qui sont créatrices de l’inconscient, un sujet impossible à épingler, donc, sous un signifiant quelconque et qui échappe au pouvoir de la détermination. Que faire alors théologiquement de cette posture de Agamben qui se prolonge dans une éthique – une éthique de la singularité justement – qu’il comprend comme un pouvoir d’être ? Peut-on se saisir – et si oui, comment – de ce qui se trouve ici proposé ? C’est ce que je voudrais à présent développer, articulant ainsi le travail théologique au problème des conditions d’élaboration d’un sujet éthique. Je garderai évidemment en toile de fond la question de la communauté, c’est-à-dire le fait majeur d’une éthique qui se construit et s’éprouve dans un lien organique au collectif, pour nous l’espace ecclésial.

Le sujet chrétien de l’éthique

6Considérons le sens de cette nouvelle constitution subjective que le Nouveau Testament appelle « nouvelle naissance » ou « nouvelle création » et la façon dont elle organise un nouveau rapport à l’éthique. Le travail théologique porte sur les conditions de possibilité de l’éthique, c’est-à-dire non pas seulement sur l’acte lui-même, mais sur ce qui permet à un authentique sujet de l’acte d’advenir. Que les communautés chrétiennes puissent former ou, en tout cas, soutenir des sujets éthiques ne signifie donc pas premièrement travailler sur ce qu’il faut faire (un contenu), mais encourager d’abord une appropriation de la forme d’être que propose le christianisme. Qu’est-ce qu’un sujet chrétien ? Qu’est-ce qui le caractérise ? Quelles sont les marques de son identité ? Posons alors, ici en consonance avec la pensée de Agamben, que l’identité chrétienne a ceci de particulier qu’elle se trouve constituée par la grâce du Dieu qui s’est révélé, en Jésus-Christ, comme le Dieu qui aime et reconnaît l’être humain indépendamment de ses qualités, de ses propriétés et de ses actes. Ce qui fait la « nouvelle créature », comme dit Paul, ou l’être « né d’en haut » pour utiliser l’expression de l’Évangile de Jean, c’est le sujet qui, en dernière instance, ne se laisse plus définir par ses propriétés, ses appartenances, ses multiples marques d’identité, et qui existe donc par une opération de soustraction constitutive de son être en Christ. Dans son Épître aux Galates, l’apôtre Paul en donne une formulation exemplaire lorsqu’il affirme : « En Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni libre, il n’y a plus l’homme et la femme car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (Ga 3, 28). Ce qui fait l’unicité de chacun – en tant que cette « unicité » et cette « unité » sont justement le « commun » –, c’est une identité offerte qui ne fait nombre avec aucun des signes qui, par ailleurs, nous particularisent socialement, culturellement ou familialement.

7L’identité chrétienne est « en excès » ou « de surcroît » et elle rend irréductible à la somme des traits repérables de nous-mêmes. Elle diffère en cela des identités qui font notre vie quotidienne, qui nous sont nécessaires et qui se construisent par identification à des images, des modèles, des idéaux, des normes, des gestes, sur le plan familial, social ou religieux. L’identité par identification, c’est toujours le sentiment trompeur de l’unicité de notre être. C’est ce qui donne le sentiment de la singularité, alors même qu’on ne fait que se conformer à un trait commun (celui du groupe, de la communauté, etc.). On croit tenir en main sa propre identité qui n’est justement réductible à aucun trait imaginaire. C’est le cas, par exemple, du discours qui déclare « soyez vous-même » tout en vous proposant d’acquérir le même produit de masse que tout le monde. Le paradoxe est que l’injonction permanente à être soi-même s’accompagne d’une standardisation permanente des individus. C’est également sur ce plan qu’il faut situer un aspect de ce qu’on célèbre sous les noms pluriels de la différence, dont nous pensons qu’ils engendrent de l’altérité alors qu’ils ne sont que ce qui nous conforme, ce qui nous rend conformes. Les communautés chrétiennes, comme d’autres espaces, se construisent elles aussi, bien entendu, par l’élaboration de marques d’identité et d’appartenance. Elles ne sauraient échapper à une règle commune. Chacun se trouve donc lié à des procédures d’identification, mais il peut aussi ne pas s’y réduire. Il peut – et c’est ce dont témoigne le christianisme – se reconnaître dans une dimension subjective qui demeure hors prise de toute volonté de qualification. Le baptême en est d’ailleurs le signe comme marque d’une grâce, certes, mais une grâce justement invisible.
À partir de là, se profile une éthique qu’on pourrait nommer « éthique baptismale » si on souhaite tout à la fois la référer à une identité et à une communauté chrétiennes. L’enjeu communautaire est l’appropriation d’une identité subjective, et le travail théologique consiste à en élaborer la portée progressive. Sur quoi porte l’élaboration ? Elle concerne en tout cas une fidélité au signe baptismal et l’apprentissage d’une liberté – donc aussi une distance critique – par rapport à ce qui, sans cesse, nous conforme aux opinions établies ou aux idéaux ambiants avec lesquels nous sommes toujours appelés à nous identifier. L’enjeu est de pouvoir « soutenir une non-conformité à ce qui toujours nous conforme », c’est-à-dire de construire une capacité critique à l’égard de nos propres traditions. Paul l’énonce ainsi : « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre pensée » (Rm 12, 2). On ne trouve ici aucune position de fuite ou de soustraction par rapport au temps présent, mais l’acquisition d’une capacité à ne pas conformer simplement sa pensée et à laisser ce qui fonde produire un renouvellement. Qu’une telle opération soit possible n’est pas une évidence et ni la liberté ni le courage ne sont en soi des garanties suffisantes. Il n’en reste pas moins que chacun est appelé à puiser dans l’identité qui le constitue – l’identité singulière, qui le rend imprenable aux marques multiples de l’identité – la capacité de penser et d’agir, seul certes, mais aussi communautairement. Le travail théologique vise à élaborer une telle capacité et il le fait dans la reprise réflexive de ce qui fonde le sujet.

Le déploiement d’un imaginaire

8Nous pouvons accomplir un pas supplémentaire, cette fois dans un écart marqué avec la théorie de Giorgio Agamben. En effet, si la « singularité quelconque » peut croiser les processus de subjectivation mis en œuvre par le christianisme, elle reste aussi dans une pure ascèse des représentations. Autrement dit, elle souffre, à mon sens, d’un manque d’incarnation. Il s’agit d’une singularité qui reste sans figure possible, c’est-à-dire finalement sans chair, et qui se trouve sous la menace d’une abstraction. Agamben s’en tient au point d’un pur réel qui reste « hors » – hors représentation et hors langage –, en écho implicite au judaïsme et conformément au précepte qui interdit de nommer l’innommable et de s’en faire une représentation. La position du christianisme est différente en ce qu’elle soutient justement une logique d’incarnation. C’est précisément parce que l’être humain est appelé à ne pas confondre avec une image de lui-même, c’est parce que son identité ne se laisse rabattre sur aucune propriété quelconque, qu’il peut développer à partir de là une capacité inventive qui est le pouvoir d’élaborer des représentations de soi-même et du monde dans lequel nous vivons. Le pouvoir, propre à la poétique, de façonner des figures possibles de soi-même vient de ce que nous n’avons à confondre notre être singulier avec aucune de ces figures. On trouve ici ce que Paul Ricœur appelle des « figuratifs » qui s’articulent aux principes de l’imagination et aussi à une « poétique de la volonté », c’est-à-dire, en somme, à la capacité éprouvée d’élaborer des formes d’être et d’agir, individuellement comme aussi collectivement. L’imagination postule une capacité subjective, un sujet à la première personne du singulier « capable de… » en dépit de tout ce qui affecte le pouvoir d’être et, en même temps, l’imagination est le lieu de la communauté, de la conjugaison, de l’association, du lien pluriel, du passage permanent par l’autre que soi-même.

9Une telle communauté qui est posée ici comme paradigme trouve son antinomie dans celle que décrit le célèbre récit biblique de Genèse 11, au moment où les hommes se rassemblent pour construire la tour de Babel. Que disent en effet les hommes de Babel ? Ils ont un projet qu’ils formulent de la façon suivante : « Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur la surface de la terre ». Le projet est donc de se faire un nom, c’est-à-dire d’être soi-même à la source de soi-même, d’être la cause de soi ou son propre fondement dans le vertige fou de la toute-puissance. Les figures de soi-même et du monde sont donc ici marquées par la suppression de la limite comme catégorie éthique. Le monde de Babel est « un monde sans limite ». Or, la leçon du récit réside dans le fait que l’absence de limite a pour effet paradoxal de fermer l’imaginaire au lieu de l’ouvrir. Au moment où plus rien ne borne le possible, survient la pétrification du sujet, la fixité de la représentation de soi, autrement dit, l’absence de toute dynamique subjective. Ce n’est pas sans raison, notons-le, que le récit biblique situe la scène de Babel au moment où les hommes, symboliquement, cessent d’être nomades, en mouvement, pour se fixer à une terre. Paradoxalement, l’illimité va ici de pair avec une fermeture de l’horizon, c’est-à-dire la difficulté d’imaginer un sens à sa vie personnelle et collective autrement que sous la forme rigide de ce qu’il y a. Bref, le sujet qui doit sans cesse se faire un nom, se trouve envahi par un imaginaire, mais il s’agit d’un imaginaire pauvre, répétitif, qui produit seulement les formes multiples de l’identique en nous donnant l’illusion de notre propre différence. Le travail théologique, qui consiste à élaborer des figures de soi-même et des formes de l’agir, ne devrait pas conduire à un imaginaire tout-puissant, mais à l’intégration du possible et de ses limites. L’imaginaire se constitue surtout à partir d’un appel, un nom reçu gracieusement, et donc une dépendance consentie, et non comme un effort qui consiste à se forger un nom dans l’idée d’une autofondation de soi-même.

Pluralité éthique

10Porter son attention sur ce qui permet l’émergence d’un sujet de l’acte, comme aussi sur le travail d’un imaginaire et l’élaboration de figures possibles de l’éthique, ouvre à la question de la pluralité éthique. On sait que cette question est au cœur de nombreuses discussions actuelles sur l’universel et le particulier, dans un monde qui est à la fois celui de l’Un et du multiple, de la mondialisation unifiante et de la pluralisation continue. Or, ce qui se donne comme « pluriel » et que nous avons à assumer est aussi ce qui nous traverse chacun pour autant qu’on ne se contente pas de la banale juxtaposition d’opinions relatives et souvent jugées équivalentes. Le « pluriel » est ce que chacun trouve en lui-même lorsqu’il a à se décider vraiment, lorsqu’il se trouve devant un véritable choix. C’est pourquoi nous avons à penser et à éprouver la positivité d’un conflit du pluriel et non pas seulement – peut-être même pas du tout – une harmonisation hâtive. Au lieu de chercher une pacification, nous sommes invités à travailler ce qui opère en nous comme tension, parfois même comme indépassable contradiction et dont notre être intime est le théâtre. Un tel travail est nécessaire. Il est à instruire théologiquement et à vivre communautairement comme marque ou attestation d’un sujet éthique appelé à répondre de lui-même. Dans cette perspective, si la conscience est le lieu de l’intime où se forge une conviction, elle n’a rien à voir avec un sujet souverain, prétendument transparent à lui-même, se décidant dans un superbe isolement qu’il nomme son « autonomie ». La conscience est plutôt une intimité tout extérieure. Elle est un point en soi constitué par ce qui vient du dehors. Elle est un « en soi » soumis à l’Autre et donc, à ce titre, situé dans un conflit des instances qui, chacune à sa manière, interpelle le sujet et le revendique. En ce sens, la conscience est le lieu où nous assumons les relations fondamentales qui nous constituent dans notre existence. Sur un plan ecclésial, l’enjeu est alors d’édifier la capacité subjective de répondre, alors qu’il est toujours possible d’exclure le sujet en se substituant à lui. Pour prendre un exemple œcuménique, cette logique a été développée par le comité mixte catholique-protestant en France dans une contribution sur Choix éthiques et communion ecclésiale publiée il y a quinze ans :

Dans la recherche de repères ou de normes éthiques, nous devons nous inspirer de la dynamique ouverte par l’Écriture, c’est-à-dire interpeller la conscience humaine sans l’aliéner. Dès qu’il s’agit d’applications novatrices de l’Écriture, le ton digne de l’Évangile est plutôt d’ordre parénétique que dogmatico-déductif ; plutôt que d’imposer une directive de type légal, il doit viser à interpeller la conscience.
Reste que l’acte n’est pas seulement un travail de délibération. Il est aussi et toujours ce qui surgit comme événement concret, historique, dans la rencontre avec l’autre où s’éprouve un geste qui se situe bien au-delà de tout calcul prévisionnel. C’est dans l’événement de la rencontre concrète de l’autre que s’énoncera si nous aurons pu être, au moins un peu, sujets de l’acte.


Date de mise en ligne : 01/02/2011.

https://doi.org/10.3917/retm.251.0249

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