Notes
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[1]
Les cardinaux et archevêques considéraient deux autres sens du terme comme condamnables : « une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société » ; « la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action ».
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[2]
Comment d’ailleurs eût-il été dit dans les autres langues que la française ? Laïcité n’est pas aisément traduisible. À la rigueur peut-on dire en anglais « the secular character of the French State (of the French Republic) ». C’est correct, d’autant qu’on distingue couramment en anglais secular de secularist.
-
[3]
Constitution pastorale Gaudium et Spes, « L’Église dans le monde de ce temps », n. 76, 3.
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[4]
Une pression psychologique contraignante est semblablement à exclure, d’où l’expression « contrainte sociale » employée par le Concile, expression qui veut dire aussi que l’Église même peut être en cause.
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[5]
Il faut bien se garder de confondre « Dieu » et « l’Église ».
-
[6]
Titre latin Dignitatis humanae. Voir n. 4.
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[7]
C’est le cas dans Gaudium et Spes, n. 76, 3.
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[8]
Dignitatis humanae, n. 1-2.
-
[9]
Centesimus annus de Jean-Paul II, 1991, n. 46.
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[10]
Ibid.
-
[11]
Elle devrait être exclue de la sphère sociale : cela ne veut pas dire seulement de la sphère publique, celle où agit l’État comme tel, mais de tout lieu aussi où les hommes se rencontrent, débattent, échangent, apparaissent à autrui, au-delà de la famille. Rien de cela n’est la réalité légale en notre pays, mais il y a de sourds courants véhiculant ces formes d’intolérance – encore qu’ils reculent chez les plus jeunes, comme le remarquait une récente enquête commentée dans la Revue française de science politique en 2007.
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[12]
Gaudium et spes, n. 76, 5.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
« Neutralité » est compris par d’autres au sens de respect des diverses religions ou convictions, sans privilège pour aucune. Au sens, peut-on dire, du premier amendement de la Constitution des États-Unis interdisant qu’aucune religion soit « établie », privilégiée.
-
[15]
Une « reconnaissance arrachée à la violence », c’est de là que naît la communauté politique, selon le titre du chap. 1 de mon livre La Politique, une introduction, Paris, Aubier, 1995. Reconnaissance, sans limite, de la liberté même de l’autre.
-
[16]
Essais sur le politique, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986. Le titre de la quatrième partie est : « Sur la part de l’irréductible ». « Quand le philosophe pense sous le nom de politique les principes générateurs d’une société, il inclut aussitôt dans sa réflexion les phénomènes religieux », dit ensuite C. Lefort (p. 261).
-
[17]
Par rapport à cela, la seule invitation à connaître « le fait religieux » est encore peu, c’est vrai. C’est tellement froid, le fait.
-
[18]
Allant ainsi plus loin que sa déclaration sur la liberté de conscience et la liberté religieuse, qui ne traite encore que de l’« immunité » de toute contrainte ou tentative de contrainte à l’endroit de la conscience.
-
[19]
En 1966, le Dr Henry K. Beecher, professeur de recherche en anesthésie à la faculté de l’Université de Harvard, publie dans le New England journal of Medecine (n° 274, p. 1354-1360), une étude critique de 22 programmes de recherches médicales conduites aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale et incluant des patients décédés à la suite du « traitement ». Cela « déclenche », si l’on peut dire, le mouvement bioéthique.
-
[20]
En 1978 naît Louise Brown, de l’équipe des professeurs P. Steptoe et R. Edwards. En 1982 naît Amandine, à l’hôpital Béclère de Clamart.
-
[21]
Van Rensselaer Potter utilise en 1971 le terme de « bioéthique » dans le titre de son ouvrage Bioethics : Bridge to the Future, Prentice Hall, Englewood Cliffs, N.J.
-
[22]
adn = Acide désoxyribonucléique. Les gènes sont des séquences d’adn codant pour une protéine.
-
[23]
On peut penser à l’adn (voir plus haut), mais aussi aux nouvelles technologies de l’information et de la communication introduites via des puces à l’intérieur du corps humain. Les mouvements « transhumanistes » pensent ainsi « créer » un nouvel être humain…
-
[24]
J.-Cl. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
-
[25]
L’assistance médicale à la procréation regroupe toute une série de techniques dont la fécondation in vitro, l’insémination artificielle, avec ou sans donneur/donneuse de gamètes, l’injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde (icsi), etc.
-
[26]
Cardinal André Vingt-Trois, « L’Évangile n’est pas un produit du passé ! », La Documentation catholique, n° 2400, 20 avril 2008, p. 383.
-
[27]
« Ouvrir l’avenir », sur le site Internet du diocèse.
-
[28]
On pensera au cas de Chantal Sébire, cette femme de 52 ans, atteinte d’une tumeur évolutive et incurable qui lui défigurait le visage. Elle a fait une demande de suicide assisté rejetée le 17 mars 2008 par le tribunal de grande instance de Dijon. Elle est finalement décédée le 20 mars, après avoir absorbé du pentobarbital, un barbiturique d’action rapide. Les médias ont largement « émotionalisé » le cas mis sur la place publique par l’admd (Association pour le droit de mourir dans la dignité), dont un avocat avait plaidé la cause de Chantal Sébire dans sa demande de suicide assisté.
-
[29]
Luc 10, 30-37.
-
[30]
Il ne s’agit pas d’une « mêmeté » absolument ; néanmoins, des personnes dans la même situation (veuvage, parents qui ont perdu un enfant, etc.) aiment se retrouver parce qu’une certaine « mêmeté » situationnelle leur permet de partager et de se sentir compris.
-
[31]
P. Paperman et S. Laugier (éd.), Le Souci des autres. Éthique et politique du Care, Raisons pratiques n° 16, 2005.
-
[32]
Ce sont les mots de C. Gilligan cité par Patricia Paperman (op. cit., p. 284) à propos de la perspective du Care.
-
[33]
Le care giver est le « donneur de soins » : soignants, médecins, etc. Mais, disant cela, on peut penser aussi au statut de précarité de ces care givers : souvent des femmes (problématique du gender), peu rémunérées, etc.
-
[34]
In Ethics of Memory, cité par P. Paperman, op. cit., p. 286.
-
[35]
Cité par Marine Lamoureux, « Les zones d’ombre de la loi sur la fin de vie abordées sans détour », La Croix du 2 mai 2008, p. 8.
Deux niveaux de laïcité par Jean-Yves Calvez
1Le mot laïcité dit bien des choses diverses, touchant les relations de l’Église à l’État, voire de la religion, plus largement comprise, à la société en général. Je voudrais caractériser ici deux aspects, deux niveaux, passablement divers, l’un et l’autre cruciaux : la laïcité comme distinction, séparation ou indépendance mutuelle entre État et Église ; la laïcité comme respect mutuel des convictions suprêmes des citoyens – important elle aussi à l’État même. Quant à la première, il s’agira surtout, pour moi, d’en préciser la raison exacte, le pourquoi véritable. Quant à la seconde, il s’agira d’en marquer la place, pas toujours soulignée – et même, il ne manque pas de gens pour la voir presque contradictoire à la première, alors qu’elle en est un complément capital. Il faut en fait parler plutôt de deux niveaux, à bien mettre en lumière l’un et l’autre.
Franche distinction, séparation, mutuelle indépendance
2La laïcité consistait, dans mon jeune âge, en une défense à l’endroit de la religion, du catholicisme en tout cas, sous le motif de combattre « le cléricalisme », celui-ci étant une volonté du catholicisme – de l’Église – de s’imposer à l’État, d’intervenir dans ses décisions ; et il y avait eu du vrai en cela, assurément. Le mot laïcité ne commença à avoir pour moi une tonalité aimable que quand les cardinaux et archevêques de France, en 1945, lui reconnurent au moins un sens acceptable, en présence du projet de constitution de la ive République qui disait justement la République « laïque » – sans d’ailleurs le moindrement définir ce mot. On ne l’avait jamais jusque-là employé dans un texte constitutionnel français. Les cardinaux et archevêques s’y retrouvaient, après la Seconde Guerre mondiale, à condition, disaient-ils, qu’on entende par là « la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel [1] ». Bien des années plus tard, le rapport Dagens de 1995 s’accommoderait, lui, de la laïcité, même « à la française », a-t-on dit… Dans l’intervalle, il y avait eu le concile Vatican II qui avait évoqué la question de façon décisive, fût-ce sans employer le terme, même d’une manière autre que la française [2]. L’index des documents du Concile ne connaît que les entrées « laïcs » et « laïcat », dans l’Église s’entend.
3Qu’a dit le Concile ? C’est essentiel pour la position actuelle de l’Église. En peu de mots : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes [3]. » Entre elles donc, il doit y avoir nette distinction, on peut même dire séparation si l’on ne met rien d’agressif dans ce terme. Et cette séparation ou franche distinction est affirmée pour une raison précise, clairement manifestée, à savoir que la liberté de conscience doit être tenue à l’abri de toute contrainte – contrainte au sens précis de recours à la force, même physique, dont dispose précisément de façon légitime l’État [4]. Pour cette raison, dis-je, plutôt que par une distinction, beaucoup plus vague, que l’on fait souvent, du temporel et du spirituel – car le temporel est aussi spirituel et le spirituel est aussi charnel, comme disait Péguy, et le politique n’est pas extérieur au spirituel, c’est « le champ le plus vaste de la charité », avait dit le pape Pie XI. Plutôt, également, que pour honorer la formule de Jésus : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, comme l’on dit souvent sans bien y réfléchir. Car si cette formule est bien une reconnaissance de l’autorité de l’État, elle ne met assurément pas cette autorité en parallèle avec le domaine de Dieu : le politique, comme tout le reste de la vie humaine, est « à Dieu » même quand il est « à César [5] ». L’exclusion de la contrainte dès que se rencontre une matière de conscience est une question d’une bien autre précision, très importante justement pour la conscience, et c’est de cela qu’il s’agit.
« Immunité de toute contrainte en matière religieuse », dit la déclaration du Concile sur la liberté religieuse Dignitatis humanae [6]. C’est bien entendu d’abord à l’endroit de l’État qu’est, si je puis dire, prononcée la distinction ou séparation, c’est lui en effet qui porte le glaive et peut envoyer son homme armé, policier, gendarme, soldat, pour l’exécution de nombre de mesures coercitives à l’encontre de ma volonté (pour des raisons graves, assurément, de l’ordre du bien commun public). Mais la séparation ne rejaillit pas moins sur le statut de l’Église : si on n’y prenait pas garde, en effet, et si l’État se laissait faire, l’Église pourrait recourir à force même de l’État, afin de contraindre, elle aussi, en matière de conscience ; elle l’a, hélas, fait. Si on lui interdit en principe toute pesée sur l’État, il n’y a plus le danger d’une telle intervention. Et c’est pourquoi on parle de rigoureuse distinction ou séparation de l’Église et de l’État, comme de l’État et de l’Église, avec stricte réciprocité. « Indépendance mutuelle » est l’expression clé pour l’Église quand il est question des deux à la fois [7].
Coïncidence avec les mots français
4Le mot « laïque » employé en faveur de la République dans l’article 1 de la Constitution française a, en fait, bien que non défini, le même sens, au sujet de l’État, que ceux ainsi employés par l’Église : l’État n’est en rien, ne doit en rien être soumis à l’Église, ou mis sous la tutelle du pouvoir ecclésiastique, il est « indépendant », comme le disait le Concile. Mais l’État seul, il ne s’agit ici que de lui, de l’entité armée du glaive, et non pas de la société dans son ensemble ; j’y reviendrai tout à l’heure.
5L’Église est corrélativement indépendante de l’État. Cela est dit surtout dans la loi de 1905 – le vrai et unique texte légal français un peu détaillé en la matière. Cette loi part de la « liberté de conscience », dans son tout premier point (à l’article 1). C’est la conscience qu’il s’agit de protéger contre la contrainte. Celle, en particulier, dont pourrait tenter de se saisir l’Église, qu’il faut donc lui interdire. C’était alors le problème. Au-delà du domaine propre de l’État, il y a pour l’Église pleine « liberté », en particulier de culte : l’État ne saurait l’enfreindre, pas plus que l’Église ne peut attendre de soutien particulier en ce domaine. Indépendance, donc, ou « séparation », de l’État et de l’Église, c’est encore une fois de cela qu’il s’agit, bien que le terme « séparation » ne soit pas non plus expressément employé dans le texte de la loi de 1905, disant seulement que l’État « ne reconnaît et ne subventionne aucun culte ».
Autre est la question de la société civile
6Le Concile est allé à la racine du problème en disant, de son côté : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance » ; et : « Tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul comme associé à d’autres » [8]. Le « pouvoir humain » par excellence auquel on se réfère là est évidemment l’État, mais c’est également l’Église, pour autant qu’elle pourrait tenter de faire intervenir contre la conscience de quelqu’un les moyens de l’État. D’où l’indispensable distance ou séparation. Bien sûr, on peut remarquer que l’Église a été soucieuse – Jean-Paul II, récemment, l’a été fortement – de ce que l’État ne se montre pas indifférent à toute vérité comme de toute valeur ; l’Église, par ce pape, a contesté une conception purement procéduraliste de la démocratie [9], mais évidemment pas pour s’imposer elle-même au titre de la vérité : « En réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne humaine, elle adopte comme règle d’action le respect de la liberté », dit en effet Jean-Paul II [10].
7Notons bien, d’autre part, qu’il n’était aucunement question dans les vues du Concile sur le rapport de l’Église à l’État d’un semblable rapport d’elle à la société en tant que distincte de l’État – alors que le terme laïcité revient chez certains, aujourd’hui, ne concernant plus seulement « l’État » et de loin, mais pour exprimer que la religion devrait être exclue de la sphère sociale, réservée donc à une zone « privée », à vrai dire plus que privée au sens légal du terme, mais tout intime [11]. La sphère sociale, c’est notre monde à tous, où se déploient librement la culture, les opinions, et aussi bien la religion, dans le respect assurément de « l’ordre public », qui appartient à l’État : la séparation qui vaut, pour l’Église, à l’endroit de l’État ne vaut pas à l’endroit de tout ce domaine. L’Église fait plutôt naturellement partie de la société et y jouit d’une pleine liberté, elle ne saurait en être séparée comme elle doit être séparée de l’État. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doive pas user de précaution dans ses interventions au sein de la société, au milieu de l’opinion, pour ne pas sembler même peser indûment, indirectement, sur l’État. Elle doit, par exemple, se garder d’abuser d’une formule comme celle-ci, qui est aussi du Concile : « Il est juste que l’Église puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sur la société, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent [12] ».
Que l’Église doive être prudente, voire réservée, en cette matière, est indiqué par les mots qui suivent cette formule : « L’Église utilisera tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous [13] ». Elle usera donc de la parole de conviction, de la persuasion fraternelle, non point de la menace ou de la pression. Bien entendu, la frontière de ce que l’Église doit et peut prudemment dire et de ce qui serait abus n’est pas facile à tracer, et il ne faut pas s’étonner qu’il y ait là des contestations. Il n’est pas facile non plus de dire dans quelles matières de la vie sociale l’État peut légitimement intervenir : dans quels aspects de l’économie ? dans quels aspects de la culture ?
Le domaine de l’école
8Il est un domaine en France où les choses sont délicates, c’est celui de l’école, et il y a eu bien de la tension naguère, ce fut même la principale question de laïcité en notre pays ; il y a encore de la tension aujourd’hui. Il n’a pas manqué, en effet, de Français pour estimer que l’école, même toute l’éducation, est l’affaire exclusive de l’État : il ne devrait selon eux y avoir d’école que publique. D’autres admettent qu’il doit y avoir liberté d’établir des écoles, ceci étant de l’ordre de la « société civile », sous condition de respect des règles d’ordre public indispensables en la matière, mais que les écoles publiques, en tout cas, requises par les finalités de l’État, doivent être religieusement « neutres » et que cette neutralité implique rigoureuse abstention de toute référence au religieux [14].
9Tout en accordant que l’État a des responsabilités en matière d’éducation, même si celle-ci est d’abord de l’ordre de la société civile – il doit, entre autres, assurer des minima (ce que faisait Jules Ferry en 1882) –, on tend, aujourd’hui, assez généralement à ne pas livrer d’emblée et complètement à l’État tout ce domaine qui relève plus normalement de choix décentralisés, de l’associatif, de l’initiative sociale, bref de la « société ». Pas plus qu’on ne lui accorde volontiers le domaine entier de l’industrie, du commerce, des arts, de la culture. Tout cela n’a pas à fonctionner dans le cadre d’une contrainte, éventuellement armée. Il a plutôt à être régulé autant que l’exige l’ordre public, en faisant coopérer les intéressés et en coopérant avec eux.
10« Coopération », justement, est un terme qu’a utilisé aussi le concile Vatican II, à côté d’« indépendance mutuelle » pour parler des relations entre l’État et l’Église. Ne sont pas exclues, a-t-il dit, dès qu’est bien assurée l’indépendance de la communauté politique comme de l’Église, des coopérations diverses, sachant que l’une et l’autre instances sont au service des mêmes êtres humains.
L’autre aspect des choses, le deuxième niveau de laïcité
11Certains voudraient en tout cas s’arrêter là, parlant de laïcité, et peut-être ne pas même évoquer ces coopérations. Ils préfèrent parler de séparation, et bien clairement, de l’Église et de l’État, l’État au sens strict. Or, il est un autre aspect des choses. La communauté politique est en effet une société nécessaire, au sens le plus fort du terme, pour nous faire échapper à la violence, mais du coup elle ne peut ignorer à qui elle a affaire : à l’homme dans toute sa capacité, dans sa liberté, face à l’autre. Elle est, faut-il dire encore, une société de reconnaissance mutuelle des libertés et pas moins que cela, car il ne s’agit pas ici seulement de producteurs et d’échangistes, ne se reconnaissant entre eux qu’à travers leurs produits, des choses. Liberté dit plutôt chacun dans la totalité de son être, y compris ses convictions les plus profondes, ultimes, religieuses ou non religieuses. Or, avec la simple séparation de l’État et de l’Église, on peut pratiquer un certain évitement, une certaine abstention, une distance seulement par rapport à ces domaines. Au contraire, avec la mutuelle reconnaissance des libertés et des convictions qui les animent – qui nous font citoyens, concitoyens – on est tenu au respect : de ces convictions suprêmes tout particulièrement. Et toutes doivent être respectées, sans privilège. On n’est pas tenu à la même chose dans les autres communautés, associations, qui sont libres ou électives au sens que nul n’est obligé d’en faire partie, et chacun peut toujours s’en retirer. De la communauté politique on ne se retire pas (sinon pour en rejoindre peut-être une autre).
12Ce respect mutuel des convictions suprêmes est le second niveau, plus élevé encore que le premier, de la laïcité. Qui ne veut évidemment pas dire oblitération du religieux, mais totale acceptation et respect du religieux, comme du non-religieux d’ailleurs, en autrui. Le mot laïcité n’est peut-être pas parfaitement choisi pour dire cela, il ne l’est que par analogie : comme l’État a droit à n’être pas soumis, mis sous tutelle, les libertés fondamentales et, derrière elles, les convictions fondamentales ne sauraient être soumises, mises sous tutelle. L’article 1er de la constitution de la Ve République française dit pour sa part : « La France est une République indivisible, laïque… Elle respecte toutes les croyances ». À noter que la dernière phrase n’était pas dans la constitution de la IVe République. Elle signifie une attention particulière à ce que je viens d’appeler « second niveau » de laïcité. La pratique de ce second niveau implique bien entendu que les citoyens – et pas seulement « la République » – s’exercent eux-mêmes à ce respect, s’efforcent de connaître et comprendre la croyance d’autrui, s’en informent, ne la méprisent jamais d’emblée. La reconnaissance mutuelle des libertés est, quant à elle, essentielle à l’existence même de la communauté politique – voire, elle lui est identique [15] : le respect mutuel des croyances en fait partie, celles-ci étant au niveau des choix majeurs des libertés humaines.
Portée du « respect des croyances »
13Ce respect importe donc à l’État dans sa substance même, peut-on vraiment dire. On sait que récemment un Claude Lefort, philosophe de l’État et de la démocratie, a tenu à marquer, bien qu’agnostique, l’exigence d’une forme de transcendance, non de l’État peut-être, mais dans l’État, en tout cas [16]. Cachée d’une certaine façon et telle que nul ne peut s’y identifier – ce serait usurpation –, bien réelle cependant. Et la laïcité de respect mutuel, que je viens de mettre en lumière, entre les convictions suprêmes diverses, nourrit cette transcendance en l’État : l’État est au niveau d’elles toutes puisque nous sommes dans l’État tels que nous adhérons à elles, des libertés encore une fois, en pleine reconnaissance mutuelle. L’État doit évidemment se garder de toute intervention contraignante à leur endroit – pour revenir au premier niveau de la laïcité –, mais il doit aussi les respecter, invitant chacun au même respect, ce qui veut dire curiosité, intérêt, préjugé favorable. Cela est de la meilleure laïcité – complétant la seule indépendance mutuelle de l’Église et de l’État.
14On espère vraiment accéder désormais à cette étape en notre République. Beaucoup le désirent pour la plus grande paix civique. Les mots assurément ne suffisent pas, il faut toute notre vigilance et notre disposition accueillante. Heureuse République, et laïque de deuxième niveau, où l’on respecte ainsi les croyances et où les croyances aussi se connaissent et se respectent [17]. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt, pour finir, de remarquer qu’il y a quelque rapport entre cette laïcité de respect et « le dialogue et la coopération » que le dernier Concile a aussi recommandé aux catholiques à l’endroit des autres religions, des autres convictions [18]. Les esprits ont, peut-être, évolué d’un seul pas, à cet égard, et dans l’Église et dans l’État ou en notre société. Est-ce trop optimiste ? Le chemin est en tout cas tracé désormais.
15Jean - Claude Calvez
L’Église à l’épreuve de la bioéthique par Marie-Jo Thiel
16Le pouvoir de maîtriser le vivant est sans doute l’un des plus grisants de notre temps. L’humanité en rêvait. Elle espérait trouver là le remède à la souffrance, voire à la mort. Les scientifiques de la fin du xxe siècle ont ouvert la boîte de Pandore. Ils y ont trouvé des connaissances qui ont révolutionné l’approche du vivant, suscité des promesses thérapeutiques inouïes, mais qui ont aussi éveillé des angoisses au regard des mutations individuelles et sociétales engagées, au regard des dérives possibles.
17Et la bioéthique est née, au début des années 1970, pour évoquer toutes les questions éthiques ainsi soulevées. La bioéthique est arrivée au lendemain de scandales terribles, comme l’expérimentation sur des êtres handicapés, sur des vieillards ou des enfants [19]. Elle est née au moment où la réanimation permettait de « ressusciter » toujours plus de patients, mais en créant aussi, par là même, des pathologies nouvelles comme l’état végétatif chronique, ou des revendications nouvelles : celle du droit de ne pas subir d’acharnement thérapeutique, à mourir comme je veux, quand je veux, où je veux. Elle est née au moment où la génétique prenait son essor, où les explorations de la maternité par échographie et plus largement ce qu’on appellera le diagnostic prénatal, se développaient. Elle a pris son essor quand commençaient à naître les premiers enfants issus de la fécondation in vitro [20] et les revendications attenantes : procréer où et quand je veux, des bébés comme je veux.
18Des brèches s’ouvrent… Et la bioéthique doit poser un pont vers le futur, note un des pères fondateurs de la bioéthique, « a bridge to the future [21] ». Le chantier est immense. Le défi sans précédent pour notre société comme pour notre Église. Véritable épreuve au double sens de ce mot : combat douloureux où la lutte est source de souffrance, et puis expérience de vérification évaluant la qualité (d’une culture, d’une religion, d’un Donné révélé), à l’instar de l’expérience du feu qui vérifie la qualité de l’or…
19Les biotechnologies, en effet, touchent à tout le domaine vivant, y compris à l’être humain. L’homme et la femme sont eux-mêmes objet d’investigations, pour le meilleur et le moins bon, dans la mesure où ils sont réduits à des vivants comme les autres vivants, dans la mesure où physiologie, morphologie, biologie entre espèces ou au sein de la même espèce, présentent des points communs ; dans la mesure aussi où l’adn [22] présente la même structure en double hélice chez tous les vivants. Ainsi, ce que l’on sait faire dans une espèce peut potentiellement être appliqué à une autre espèce… Cela a de nombreux avantages. On pense, par exemple, aux médicaments issus du génie génétique. L’hormone de croissance est aujourd’hui fabriquée par ce biais et, partant, ne présente plus de risque d’être contaminé par des prions (maladie de Creutzfeldt-Jakob).
20Mais cela pose aussi des questions redoutables : l’être humain est-il simplement une espèce de vivant ? Plus largement, n’est-il que nature, n’est-il que biologie ? Certains voudraient l’y réduire, considérant que ses affects, sa raison, et même son altruisme ne relèvent que de comportements commandés par la biologie. Ces auteurs nous rappellent certainement l’importance de la nature biologique de tout être humain. Mais l’homme n’est-il que nature ? N’est-il pas aussi culture ? Où se situe le juste milieu entre nature et culture ?
21Les investigations biotechnologiques ne manquent finalement pas, qu’on le veuille ou non, et c’est toute la logique des comités d’éthique, de convoquer d’autres sciences que la seule biologie, ou la seule technologie du vivant. Elles convient également de façon large toutes les sciences humaines, la philosophie, les théologies, etc. Car l’être humain ne vit pas seulement de pain, de soins matériels à son corps. S’il en a besoin, il vit aussi et surtout de culture ; l’exigence vitale qui le taraude est celle du sens de son existence. S’il ne peut donner sens à sa vie, malheureux est-il, il va flétrir et mourir… Or, les biotechnologies ne donnent pas sens à la vie. On ne se passera donc jamais des cultures vectrices de potentialités symbolisantes, au premier rang desquelles les religions.
Et notre Église ne peut pas ne pas être interpellée par ces développements autour de la maîtrise du vivant. On touche à la vie, à la mort, à l’identité des personnes, à la procréation, à la parentalité, à la souffrance, etc. Néanmoins, le discours traditionnel de l’Église n’est-il pas aussi sollicité de façon rude par cette évolution ? N’est-il pas provoqué à revisiter son propre héritage pour examiner en quoi il répond aux attentes, aux espérances, mais aussi aux craintes de nos contemporains ? À Lourdes, en avril 2008, Mgr d’Ornellas s’interrogeait : « Comment pouvons-nous aider la raison humaine à professer la vérité et la beauté de la vie reçue par chaque personne humaine ? Comment pouvons-nous aider la société à percevoir la dignité particulière de l’acte singulier par lequel la vie advient ? » Et bien d’autres questions encore : « Comment aider l’opinion émue par la souffrance médiatisée ? Comment aider les responsables des médias à traiter la souffrance ? Comment aider le législateur confronté à des situations de souffrance ? »
Sans prétendre répondre à ce questionnement difficile, quatre points au moins devraient retenir notre attention en raison des enjeux particuliers qui s’y nouent : la recherche scientifique autour du vivant, la rigueur dans la complexité, la responsabilité modulée par la souffrance et, enfin, la communication.
La recherche scientifique autour du vivant
22Cette recherche est le lieu même de la promesse préventive et curative, le lieu où ce qui semble impossible peut trouver réalisation, le lieu où les frontières entre les vivants, y compris humains, deviennent floues [23] ; le lieu où l’on touche du doigt le mystère de la vie et de l’humain tout en mesurant comme jamais l’impossibilité de percer le mystère : terra incognita, comme l’écrit si joliment Jean-Claude Ameisen [24]. Les enjeux sont immenses. Ils sont tels que les considérations éthiques ont du mal à être clarifiées.
23Les bénéfices espérés, par exemple par la recherche sur les cellules souches, sont à ce point prégnants que les dérives ne sont jamais très loin, que les garde-fous sont parfois mis entre parenthèses tout simplement parce que l’imaginaire autour d’une grande « entreprise » est le plus fort, ou parce que « si nous ne faisons pas, les autres feront », « si nous n’expérimentons pas, nous serons en retard et nous le paierons très cher ». L’économie joue ici un rôle considérable ; s’il n’y avait qu’elle, cependant…
24Les questions éthiques, anthropologiques, théologiques posées, en effet, s’avèrent éminemment complexes. Nous disons, par exemple, en Église qu’il faut respecter la personne humaine. Et le Code civil, dans son article 16, ne dit rien d’autre : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »
25Mais quand nous créons un œuf sans passer par la fécondation, quand nous rendons indéterminées des cellules adultes qui, à la limite, pourront demain donner des êtres humains si on les implante dans l’utérus d’une femme, quel est le statut de cet œuf ? Quel est le statut de ce vivant humain car, en l’occurrence, une chose au moins est sûre : il s’agit bien de vie humaine. Mais est-ce pour autant une personne à respecter ? Est-ce un agglomérat cellulaire comme un autre, dont on peut se servir pour la recherche et la thérapie ?
Ne faut-il pas reconnaître humblement que nous ne savons pas, que la maîtrise du vivant qui devait lever ce mystère de la vie, finalement, le rend plus dense encore, soulevant des questions insondables, déplaçant bien de nos concepts et de nos théories classiques… Une frontière comme celle de la vie regardée de loin paraît simple, mais dès qu’on s’en approche, on se rend compte que la fécondation est elle-même un long devenir… Tout comme la mort : on ne meurt pas instantanément. À un moment, on franchit un seuil. Mais tout le corps n’est pas encore mort : on prélève des organes vivants sur un sujet entré irréversiblement dans la mort.
La rigueur dans la complexité
26Ce qui caractérise la bioéthique, c’est la complexité. Bien souvent, on ne peut choisir entre le bien et le mal. Avec la maîtrise du vivant, les deux sont devenus inséparables. Et cela est souvent crucifiant. Prenons simplement l’assistance médicale à la procréation. Comme toute technique, elle est une intrusion dans le couple, une immixtion qui n’est pas neutre, loin s’en faut. Combien de femmes ont parlé à ce sujet de « parcours du combattant » ?
27En même temps, elle offre à un couple infertile la possibilité d’accueillir un enfant. Et 2 % des nouveau-nés sont aujourd’hui issus de l’assistance médicale à la procréation [25]. Ne pas recourir à cette technique à portée de la médecine, n’est quasiment pas envisageable pour nombre de couples… J’ai entendu des couples dire que cela équivalait à un refus de procréer. Et la foi ne fait souvent que renforcer ce point de vue : « L’Église nous demande de nous prononcer en faveur de la vie, elle nous encourage à procréer ; alors, quand la technique est ainsi facilement disponible, n’est-ce pas un péché que de ne pas transmettre ce qu’on a reçu ? Refuser un traitement devenu si courant, n’est-ce pas s’affranchir de son devoir parental et social ? »
28Finalement, que doit faire le couple chrétien ? Que doit dire le médecin chrétien ? Que dire à ces couples quand on est en responsabilité pastorale ? Que c’est interdit ? Que c’est permis ? Serait-ce si simple ? À l’instar de la figure de Janus, le bien est lié indissociablement à du moins bon. Et cela est tout à fait typique des questions bioéthiques.
29Mais, à partir de là, quand on a pris conscience de cette complexité, force est, d’une part, d’adopter une attitude à la fois audacieuse et humble et, d’autre part, de veiller à être le plus rigoureux possible dans son argumentation.
30Comme vient de le souligner Mgr Vingt-Trois [26] : « Si je veux faire progresser la manière de traiter l’embryon, je ne pense pas que le déclenchement d’une nouvelle guerre à propos de la loi de 1975 soit la meilleure formule. » Et puis : « Ne nous laissons pas enfermer par l’émotion qu’engendre la médiatisation des drames individuels. La question n’est pas de désigner qui, dans ces situations, a tort ou raison. Mais de savoir quelle société nous voulons. » C’est bien là le véritable enjeu, un défi d’humble audace.
Mais cela implique aussi une rigueur de l’argumentation ou, comme l’a dit Mgr Papin dans sa récente lettre au diocèse [27], une « acuité du regard » grâce à l’apport « d’une expertise ». Pour dialoguer avec les scientifiques, pour être crédible, pour discerner au mieux quelle est l’attitude juste, la conviction ne suffit pas ; il faut attacher une grande importance à la rigueur du propos, à la justesse de l’analyse grâce à une connaissance précise des techniques utilisées. Combien d’arguments, même au rang de textes officiels de tous bords, sont problématiques, pour ne pas dire approximatifs, suscitant encore plus de confusion qu’il n’y en a déjà… Ne prêchons pas par excès de simplisme. Ne mettons pas entre parenthèses les difficultés de nos positionnements. La recherche sur la médecine prédictive, par exemple, ne saurait être évoquée à partir des seuls avantages des cellules souches adultes, en oubliant leurs limites ; ni en diabolisant absolument les travaux sur les cellules souches embryonnaires. Elle doit faire l’objet d’une réflexion autrement plus complexe et rigoureuse.
La responsabilité modulée par la souffrance
31La souffrance, notre époque l’illustre, revêt la même complexité… Elle est ce qu’il faut combattre et ce qui nous touche, elle est ce qu’on utilise pour pousser à la revendication et généraliser le cas singulier [28]. Elle est ce qui a engendré la médecine comme science visant à lutter contre la souffrance, et elle est en même temps ce qui freine et interpelle cette médecine parce que toute souffrance n’est pas à portée des pratiques qu’elle propose… Elle est ce qui appelle de la compassion, mais aussi des actes, des actes assumés par la compassion, à l’instar du Bon Samaritain de la parabole [29]. Celui-ci ne se contente pas d’émotions, mais passe aussi aux actes.
32En même temps, je ne peux pas ne pas me poser la question : pourquoi les deux autres voyageurs sur le chemin n’agissent pas comme ce samaritain ? Pourquoi ce chef religieux chargé des sacrifices au temple de Dieu qui, fortuitement, descend par le même chemin, et ce Lévite, un religieux chargé d’expliquer la loi, n’ont-ils pas prêté attention à l’homme blessé ? Pourquoi seul ce samaritain a-t-il consenti à se laisser toucher ? Où est la différence ? Pourquoi son cœur est-il perméable à la souffrance de l’autre jusqu’à s’arrêter pour venir en aide à cette victime des brigands ? Parce que lui-même est étranger ? Victime, lui aussi, de discriminations diverses, à l’inverse des deux religieux ? Probablement. Du moins, au sens où la compassion participe aussi de l’idée de « même », des personnes dans la « même » situation [30]. Il serait intolérable de dire pour autant « vive la souffrance », mais il faut bien reconnaître que la souffrance pousse sur le même bois que l’amour, qu’il n’y a de souffrance que là où il y a amour, ou plus exactement « souci de l’autre », de la relation éprouvée à l’autre, telle qu’elle peut se vivre dans le soin et telle qu’elle a pu être évoquée par les théoriciens du Care Ethics [31] comme Patricia Paperman et Sandra Laugier. Le texte d’Évangile ne dit pas que le samaritain a « aimé » le blessé, mais il a éprouvé de la « com-passion » à son égard. En d’autres termes, l’expression de vulnérabilité de l’autre l’a conduit à un « cum/avec », c’est-à-dire à s’attacher dans une relation où il « perçoit le besoin et répond à la perception de ce besoin [32] » chez l’autre. Et la compassion, ce care sensible à la vulnérabilité de l’autre, a mobilisé la vulnérabilité du samaritain, modèle du care giver [33].
33Et là, peut-être faut-il oser franchir encore un pas supplémentaire. « La plupart du temps, note Avishaï Margalit [34], nous sommes indifférents ; nous ne nous soucions pas des autres au sens large ni de leur bien-être, c’est pourquoi nous avons besoin de moralité. » Et Margalit de définir le care comme : « une attention non égoïste aux besoins et intérêts particuliers des autres ». Mais comment passe-t-on de l’homme indifférent au care giver ? Car, force est de le reconnaître, la souffrance de l’autre est aussi de l’ordre d’une « inquiétante étrangeté » (Freud), d’une menace pour (le) soi. Or l’être humain, au début de son existence et sans doute par la suite – c’est en tout cas mon hypothèse, nourrie des travaux de D. W. Winnicott – n’affronte effectivement le danger que s’il a pu consolider son soi, affermir la confiance en lui-même grâce à suffisamment d’amour de son entourage (une « mère suffisamment bonne »). L’altérité, alors, non seulement n’est plus ou est moins dangereuse, mais elle peut même contribuer à la construction du soi comme sujet. Ne serait-ce pas le chemin suivi par ce samaritain ?
34L’expérience de la souffrance appelle un monde autre, mais ce monde ne saurait se suffire d’un antalgique ou d’un pansement sur une jambe de bois. Le monde convoqué est celui qui prend en compte la globalité de l’existence. Et s’il faut lutter contre la souffrance par des remèdes auxquels elle est accessible, cela ne signifie pas abolir la vulnérabilité, mais se servir de celle-ci, s’appuyer sur elle pour assumer l’existence jusqu’en sa dimension de souffrance et d’amour. La responsabilité est à ce prix et dans ce défi.
La souffrance ne saurait être instrumentalisée. Le débat sur la légalisation de l’aide active à mourir est trop souvent parasité par des réductions simplistes du type « tuer »/ « ne pas tuer ». Certes, il est des situations impossibles, extrêmes, confrontant aux limites, où le doute étreint. Mais, d’abord, ce sont des situations rares ; ensuite, toute situation comporte une dimension singulière qu’il faut apprendre à assumer. Et transgresser ponctuellement et sur certains points une loi n’a rien à voir avec une légalisation, c’est une question de responsabilité. Enfin, il faut reconnaître aussi que les avancées médicales sont telles – le Professeur Grimfeld le soulignait récemment lors de son audition par la Commission Leonetti [35] – que des pathologies constamment mortelles pourraient trouver un remède rapide au point que « décider a priori serait une faute ».
Être responsable, c’est répondre de tout cela, en assumant une autonomie qui ne soit pas autarcique, mais bien relationnelle et personnelle.
La communication
35Nous parlons de bioéthique, c’est-à-dire d’éthique autour des questions de vie, mais cela ne peut être qu’au service de cette vie personnelle et relationnelle. L’objectif de l’éthique reste l’humanisation des personnes et, par là, le vivre-ensemble en société, et la possibilité de vivre sur notre planète. La question qui se pose est donc bien : qui voulons-nous être et devenir ? Quelle société voulons-nous construire ensemble ? Et puisque nous parlons aussi depuis l’Église : quel message voulons-nous transmettre à nos contemporains ? Que voulons-nous communiquer ? À qui ?
36Comment annoncer la Bonne Nouvelle sans tomber dans le dogmatisme et le surcroît de culpabilisation ? Trop souvent, nous diabolisons sans discerner dans les nouvelles technologies ; nous contribuons à accroître la culpabilisation de celles/ceux qui recourent à ces technologies parce qu’ils ne se sentent pas la force de miser sur le renoncement ou parce qu’à l’inverse, après avoir renoncé, ils pensent qu’ils auraient dû y recourir, persévérer, parce que c’était un moyen de remplir leur devoir parental…
37Reposons-nous des questions essentielles comme : quelle est la place de la conscience, du discernement raisonnable dans notre discours ? Quelle invitation est faite au dialogue foi-raison ? Comment impliquer davantage les personnes ? Comment tenir compte de la souffrance des acteurs de terrain ? Des malades ou souffrants pour lesquels on recherche une réponse, parfois de moindre mal ? Des médecins et soignants qui entendent cette souffrance et tentent de trouver une réponse ? Quelle place pour la miséricorde ?
38La communication doit essayer de faire passer ce qui est essentiel, en en parlant positivement. C’est une question d’accent… Beaucoup de choses peuvent être dites positivement, plutôt qu’en termes d’interdits. Et, quand il y a doute, ambiguïtés, quand on est devant ces incertitudes qui caractérisent si profondément les questions bioéthiques, ne faut-il pas accepter simplement de les reconnaître ? En tout cas, il faut hiérarchiser, faire la différence entre l’essentiel et l’accessoire et ne pas méconnaître la réalité des problèmes posés. Peut-être nous découvrirons-nous alors avec les mains dans le cambouis… Mais, comme disait l’autre, mieux vaut avoir les mains sales que pas de mains. L’objectif n’est pas la saleté, mais l’humanisation. Et elle est entre nos mains.
Marie - Jo Thiel
Notes
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[1]
Les cardinaux et archevêques considéraient deux autres sens du terme comme condamnables : « une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société » ; « la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action ».
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[2]
Comment d’ailleurs eût-il été dit dans les autres langues que la française ? Laïcité n’est pas aisément traduisible. À la rigueur peut-on dire en anglais « the secular character of the French State (of the French Republic) ». C’est correct, d’autant qu’on distingue couramment en anglais secular de secularist.
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[3]
Constitution pastorale Gaudium et Spes, « L’Église dans le monde de ce temps », n. 76, 3.
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[4]
Une pression psychologique contraignante est semblablement à exclure, d’où l’expression « contrainte sociale » employée par le Concile, expression qui veut dire aussi que l’Église même peut être en cause.
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[5]
Il faut bien se garder de confondre « Dieu » et « l’Église ».
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[6]
Titre latin Dignitatis humanae. Voir n. 4.
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[7]
C’est le cas dans Gaudium et Spes, n. 76, 3.
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[8]
Dignitatis humanae, n. 1-2.
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[9]
Centesimus annus de Jean-Paul II, 1991, n. 46.
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[10]
Ibid.
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[11]
Elle devrait être exclue de la sphère sociale : cela ne veut pas dire seulement de la sphère publique, celle où agit l’État comme tel, mais de tout lieu aussi où les hommes se rencontrent, débattent, échangent, apparaissent à autrui, au-delà de la famille. Rien de cela n’est la réalité légale en notre pays, mais il y a de sourds courants véhiculant ces formes d’intolérance – encore qu’ils reculent chez les plus jeunes, comme le remarquait une récente enquête commentée dans la Revue française de science politique en 2007.
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[12]
Gaudium et spes, n. 76, 5.
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[13]
Ibid.
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[14]
« Neutralité » est compris par d’autres au sens de respect des diverses religions ou convictions, sans privilège pour aucune. Au sens, peut-on dire, du premier amendement de la Constitution des États-Unis interdisant qu’aucune religion soit « établie », privilégiée.
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[15]
Une « reconnaissance arrachée à la violence », c’est de là que naît la communauté politique, selon le titre du chap. 1 de mon livre La Politique, une introduction, Paris, Aubier, 1995. Reconnaissance, sans limite, de la liberté même de l’autre.
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[16]
Essais sur le politique, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986. Le titre de la quatrième partie est : « Sur la part de l’irréductible ». « Quand le philosophe pense sous le nom de politique les principes générateurs d’une société, il inclut aussitôt dans sa réflexion les phénomènes religieux », dit ensuite C. Lefort (p. 261).
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[17]
Par rapport à cela, la seule invitation à connaître « le fait religieux » est encore peu, c’est vrai. C’est tellement froid, le fait.
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[18]
Allant ainsi plus loin que sa déclaration sur la liberté de conscience et la liberté religieuse, qui ne traite encore que de l’« immunité » de toute contrainte ou tentative de contrainte à l’endroit de la conscience.
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[19]
En 1966, le Dr Henry K. Beecher, professeur de recherche en anesthésie à la faculté de l’Université de Harvard, publie dans le New England journal of Medecine (n° 274, p. 1354-1360), une étude critique de 22 programmes de recherches médicales conduites aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale et incluant des patients décédés à la suite du « traitement ». Cela « déclenche », si l’on peut dire, le mouvement bioéthique.
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[20]
En 1978 naît Louise Brown, de l’équipe des professeurs P. Steptoe et R. Edwards. En 1982 naît Amandine, à l’hôpital Béclère de Clamart.
-
[21]
Van Rensselaer Potter utilise en 1971 le terme de « bioéthique » dans le titre de son ouvrage Bioethics : Bridge to the Future, Prentice Hall, Englewood Cliffs, N.J.
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[22]
adn = Acide désoxyribonucléique. Les gènes sont des séquences d’adn codant pour une protéine.
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[23]
On peut penser à l’adn (voir plus haut), mais aussi aux nouvelles technologies de l’information et de la communication introduites via des puces à l’intérieur du corps humain. Les mouvements « transhumanistes » pensent ainsi « créer » un nouvel être humain…
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[24]
J.-Cl. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
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[25]
L’assistance médicale à la procréation regroupe toute une série de techniques dont la fécondation in vitro, l’insémination artificielle, avec ou sans donneur/donneuse de gamètes, l’injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde (icsi), etc.
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[26]
Cardinal André Vingt-Trois, « L’Évangile n’est pas un produit du passé ! », La Documentation catholique, n° 2400, 20 avril 2008, p. 383.
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[27]
« Ouvrir l’avenir », sur le site Internet du diocèse.
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[28]
On pensera au cas de Chantal Sébire, cette femme de 52 ans, atteinte d’une tumeur évolutive et incurable qui lui défigurait le visage. Elle a fait une demande de suicide assisté rejetée le 17 mars 2008 par le tribunal de grande instance de Dijon. Elle est finalement décédée le 20 mars, après avoir absorbé du pentobarbital, un barbiturique d’action rapide. Les médias ont largement « émotionalisé » le cas mis sur la place publique par l’admd (Association pour le droit de mourir dans la dignité), dont un avocat avait plaidé la cause de Chantal Sébire dans sa demande de suicide assisté.
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[29]
Luc 10, 30-37.
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[30]
Il ne s’agit pas d’une « mêmeté » absolument ; néanmoins, des personnes dans la même situation (veuvage, parents qui ont perdu un enfant, etc.) aiment se retrouver parce qu’une certaine « mêmeté » situationnelle leur permet de partager et de se sentir compris.
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[31]
P. Paperman et S. Laugier (éd.), Le Souci des autres. Éthique et politique du Care, Raisons pratiques n° 16, 2005.
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[32]
Ce sont les mots de C. Gilligan cité par Patricia Paperman (op. cit., p. 284) à propos de la perspective du Care.
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[33]
Le care giver est le « donneur de soins » : soignants, médecins, etc. Mais, disant cela, on peut penser aussi au statut de précarité de ces care givers : souvent des femmes (problématique du gender), peu rémunérées, etc.
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[34]
In Ethics of Memory, cité par P. Paperman, op. cit., p. 286.
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[35]
Cité par Marine Lamoureux, « Les zones d’ombre de la loi sur la fin de vie abordées sans détour », La Croix du 2 mai 2008, p. 8.