Notes
-
[1]
G. Duby, M. Perrot, Histoire des femmes, l’Antiquité en Occident, t. 1, Paris, Plon, 1990, p. 267.
-
[2]
M. Yourcenar, La Couronne et la Lyre, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1979, p. 384.
-
[3]
Platon, La République V, 460 a-461 c in Œuvres complètes, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950. Pour interpréter avec impartialité cette pensée, il importe d’observer que l’exposition et l’esclavage des enfants étaient admis par les mœurs dès la plus haute Antiquité et pratiqués dans toutes les cités grecques, à l’exception de la seule Thèbes. La constitution spartiate – dont Platon s’est tant inspiré dans les écrits politiques – donnait droit de vie ou de mort sur les enfants aux anciens de la tribu. Ils pouvaient condamner les enfants à être exposés au lieu-dit « Les Dépôts », situé sur les monts abrupts du Taygète.
-
[4]
Aristote, Politique IV, 14, 10, traduction de Jean Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1974. Il faut distinguer « l’exposition et l’abandon » des enfants : l’exposition, c’est le dépôt de l’enfant dans un lieu où il peut être recueilli ; l’abandon est le délaissement dans un lieu où il doit mourir. Cet abandon des enfants contrefaits était un principe généralement reçu dans la Grèce, excepté à Thèbes, où une loi défendait expressément de les faire périr. À Sparte, il était appliqué dans toute sa rigueur. Tout enfant qui naissait était aussitôt soumis à l’examen des membres de la tribu, qui avaient sur lui droit de vie et de mort. Voir Cragius, I, chap. V, et II, instit. 2. Ainsi Platon et Aristote prescrivent l’abandon pour les enfants mal conformés : pour celui-ci, l’avortement pour les enfants qui viendraient en surnombre ; pour celui-là, l’avortement et la mort pour les enfants produits par l’inceste. Aristote semble ici montrer un peu plus d’humanité ; il paraît considérer comme un crime de tuer l’enfant qui aurait échappé à l’avortement.
-
[5]
Platon, Les Lois, II, 653 d-e.
-
[6]
P. Vidal-Naquet, « Du passage au cultivé ; le passage de l’adolescence en Grèce ancienne », in Enfant antique et pédagogie classique, « Enfance et civilisations », Raison présente, no 59, 3e trimestre, 1981, p. 9.
-
[7]
N. D. Fustel de Coulanges, R. Flacelière, « Les femmes dans la Grèce antique », Historia, no 388, Paris, 1979, p. 28.
-
[8]
Ibid., p. 29.
-
[9]
Nikos Vrissimtzis, Amour, sexe, mariage en Grèce antique, Athènes, Agia Paraskevi, 1999, p. 19.
-
[10]
Eschine, Contre Timarque, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1927, p. 9.
-
[11]
Thucydide, Oraison funèbre pour les premiers morts de la guerre du Péloponnèse, II, 46. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/thucydide/livre2.htm
-
[12]
Platon, Le Banquet, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 5-6.
-
[13]
B. Legras, Éducation et culture dans le monde grec, viiie-ier siècles avant J.-C., Paris, Sedes/Campus, « Histoire », 1998, p. 5.
-
[14]
Platon, Protagoras, 312 c-d, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950.
-
[15]
Sophocle, Antigone, traduction de Robert Pignarre, Paris, Flammarion, 1999, p. 81.
-
[16]
Homère, L’Iliade, XXIII, traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1992 ; L’Odyssée, XI, 271s., traduction de Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
-
[17]
Hippocrate, Du fœtus de huit mois, traduction de Robert Joly, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 171.
-
[18]
Ibid., p. 173.
-
[19]
Hippocrate, Des chairs, op. cit., c 18.
-
[20]
Hippocrate, De la maladie sacrée, c 16, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
-
[21]
Ibid., c 16.
-
[22]
Ibid., c 16 : « Le cerveau est l’interprète de la compréhension. Mais le diaphragme possède un nom inapproprié, acquis par le hasard et par l’usage, et non point un nom véritable dû à la nature. »
-
[23]
Entre les partisans de la théorie réaliste, pour qui le langage naturel est composé de mots correspondant par nature à ce qu’ils désignent, et ceux de la théorie nominaliste, pour qui le langage arbitraire relève de la coutume et de l’usage, Hippocrate avance une position médiane : les noms sont bien des institutions, mais renvoient à des réalités relevant de la nature. « Il est absurde de penser que c’est à travers les noms que les formes se produisent, et cela est impossible. Car les noms sont des institutions de la nature, tandis que les formes ne sont pas des institutions, mais des productions. » (Hippocrate, De l’art, c 2, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1988.)
-
[24]
Hippocrate, Airs, eaux, lieux, c XXII, 13, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1996.
-
[25]
Gn 21, 8-21. Samuel Kottek s’oppose à la traduction rendue par le verbe « jouer », verset 9. Selon lui, matshiq est différent de tsoheq (jouer) et signifie : « se moquer », « faire rire ». De même, le verset 15 b doit être traduit par : « Elle s’en sépara en le déposant… », litt. « faire envoyer », « faire aller ».
-
[26]
Les enfants nés d’une esclave concubine et assimilés aux fils de l’épouse avaient droit à l’héritage paternel (Bible d’Osty, 1973, note 10, p. 73).
-
[27]
S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939).
-
[28]
Gn 1, 28.
-
[29]
Gn 17, 10-11. À propos du mot « race », terme chargé de sens et de contresens, Kottek propose le mot « postérité » ou « descendance ». Id. au verset 12.
-
[30]
Gn 17, 12-14.
-
[31]
P. Hidiroglou, Les Rites de naissance dans le judaïsme, Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », 1997, p. 123.
-
[32]
Ex 4, 24-26.
-
[33]
Le Mohel agit par délégation du père. Le Mohel est une personne de foi juive qui pratique la circoncision selon les directives de la religion. Les Mohelim reçoivent une formation médicale et religieuse afin que la circoncision soit valide selon les critères de la loi juive. Tous les Mohelim ne sont pas nécessairement Rabbi. Les parents de l’enfant en bas âge loueront habituellement les services d’un Mohel pour faire la circoncision devant des invités ou en privé.
-
[34]
N. Belmon, Les Signes de la naissance, Paris, Brionne, Gérard Lonfort, 1991, p. 189.
-
[35]
P. Hidiroglou, Les Rites de naissance dans le judaïsme, p. 194.
-
[36]
2 R 2, 9.
-
[37]
Si la mère est fille de Cohen ou de lévite, l’enfant est considéré comme sain et n’a pas besoin d’être racheté. Il en est de même des fils de prêtres et de lévites.
-
[38]
Actuellement, c’est à treize ans qu’est célébrée la Bar Mitzva. Il faut encore préciser que l’âge de la Bar Mitzva pour les jeunes filles se situe à douze ans.
-
[39]
S. Kottek, « La pédiatrie dans la Bible et le Talmud », in RHMH, no 121, Paris, 1977, p. 28.
-
[40]
2 S 12, 15-32.
-
[41]
2 S 12, 11.
-
[42]
2 S 24-25.
-
[43]
Lv 19, 3 ; 20, 9.
-
[44]
E. Fraenckel, Reb I. Salanter et le Professeur Freud, Bulletin de la communauté juive de Strasbourg, 23 mars 1951, p. 1.
1Nous vous proposons de découvrir un extrait suggestif de l’ouvrage du docteur Claude Valentin, à paraître à l’automne 2008 aux Éditions du Cerf. Nous y apprenons combien Bible et médecine ont contribué à valoriser l’éthique de l’enfance.
Être enfant dans la Grèce antique
2Muse des aèdes et des artistes, vocation des médecins, le matin de la vie, pour les Hellènes, est devenu une éthique. Sophocle et Hippocrate énoncent à voix haute un sentiment ressenti dans l’intimité des cœurs les plus proches de l’enfant.
Le silence assourdissant des femmes
3Dans le monde hellénistique, l’idée la plus communément répandue est que l’enfant est un être sans valeur, à l’inverse de la civilisation contemporaine qui l’érige en sujet.
4Assurément, la Grèce antique affirme que l’enfant n’existe pas. Souillure vouée à être exposée dans Œdipe, sujet fugitif et commutable dans Antigone, l’enfant est un élément dans un ensemble, le tout étant la maison, « bien bâtie », oikos, la demeure, oikos le lieu où l’on habite, terme qui désigne aussi la patrie, alors que oikia définit le patrimoine, la salle, la pièce, la chambre. Du temps d’Homère déjà, l’oikos est un terme symbolique, duquel dériveront l’esclave élevé et nourri à la maison et celui qui garde la maison. Objet infiniment concret, la maison est aussi un ensemble composé de sujets « bien bâtis ». Dans cet emboîtement de choses bâties qui constitue le tout, verra le jour un foyer composé de parties. Le père, qui porte le nom de la maison, est aussi celui qui administre la maison, mais aussi celui qui est identifié comme le reproducteur, avec à son côté, non pas une compagne, mais la mère épousée selon les règles, et les enfants légitimement procréés. Ce père, qui est lui aussi un tout, assure la cohésion de ce groupe social reconnu comme un foyer, une famille – vocable signifiant à la fois une communauté, un village ou encore un immeuble de rapport. Ces termes, par leurs différents signifiants et le nombre important de composés qui en dérivent, offrent une excellente illustration de l’intrication présente entre les individus et les biens matériels.
5Dans cette oikia qui constitue à la fois la demeure, le foyer et les serviteurs, « la mère, le jour de ses noces, vient s’accroupir dans les cendres de ce foyer. L’enfant légitime est celui qui naît une seconde fois près du feu ; cinq jours après l’accouchement, le père soulève le bébé déposé dans les cendres de l’âtre et, en lui donnant la position verticale de l’homme et de la flamme, prononce, pour la première fois, le nom qui lui confère sa place dans la lignée et la fratrie [1] ». Ce nom attribué à l’enfant signe une appartenance et une reconnaissance données au père. Après un examen minutieux, c’est seulement à cet instant que droit de vie lui est offert. Les enfants de parents non libres ne portent pas le nom de leur ascendant, ils sont identifiés par la maison appartenant au maître. Ainsi peut-on lire dans les Épidémies d’Hippocrate : « Chez une esclave d’Aristion ». Porter un nom pour l’enfant de parents libres, c’est appartenir à une maison qui est le signe visible d’une interdépendance à un groupe territorialement défini. C’est aussi être inscrit dans une hiérarchie familiale. Il semble bien que le père de famille avait autant de droits sur ses enfants que sur ses esclaves et pouvait les vendre les uns comme les autres, ce qui, semble-t-il, se pratiquait encore au ve siècle, sauf peut-être en Attique.
6L’enfant, dans la société hellénistique, est l’apanage de la femme. Les enfants, filles ou garçons, sont élevés ensemble jusqu’à sept ans, dans le gynécée. Le jeu procède de l’éducation proprement dite. Crécelles, hochets, clochettes, grelots mais aussi poupées articulées, figures d’animaux, jeux de balles, de force et d’adresse sont très prisés, de même que les récits mythiques et les fables. « Il était encore tout jeune enfant, pas plus haut que cela, qu’il modelait chez nous des maisons, sculptait des bateaux, construisait des petits chariots de cuir et, avec de l’écorce des grenades, faisait des grenouilles à merveille », dit Aristophane. Dans Les Suppliantes, Euripide insiste sur le caractère formateur du langage pour le jeune enfant qui est « instruit à dire, à entendre, ce qu’il ne peut encore raisonner. Et ce qu’apprend l’enfant, l’homme le retiendra jusqu’à ses vieux jours ».
7La première éducation de l’enfant est assurée par les femmes de la maison : en premier lieu la mère, mais aussi les nourrices, pas nécessairement athéniennes, voire la concubine du mari souvent pauvre. Non pas que le père fût indifférent à l’enfant ou que le sentiment manquât, mais l’excellence ne s’exerçait pas dans l’art d’éduquer. De nombreuses épitaphes rapportées par Marguerite Yourcenar montrent à l’évidence l’existence de sentiments affectifs, sans que puisse être précisé si l’initiative appartenait au père ou à la mère. Seul résonne le murmure des cœurs d’enfants disparus.
Épitaphe d’enfant [2]Je n’avais que cinq ans et la mort vint me prendre.Ne pleurez pas : j’étais sans crainte aucune.J’ai peu vécu, c’est vrai, mais m’en vais sans apprendreL’humain mensonge et l’humaine infortune.
Pour un enfant mortSombre passeur Charon, dans la noire vapeurDu Styx, parmi les eaux blêmes, parmi les âmes,Lorsque viendra l’enfant qui nous quitte aujourd’hui,Sois bon, tends-lui les bras, lâche un instant tes rames.Il est petit ; il marche à peine ; il aura peur.Aide-le à grimper l’échelle étroite et rude,Et pour le long, le froid passage de la nuit,Place-le dans ta barque avec sollicitude.
Double épitapheThéonoé mourut, mais la Mort ennemieM’avait laissé l’enfant… Hélas, il est parti,À son tour, lui aussi… Prends le pauvre petit,Perséphone, et mets-le sur la mère endormie.
Épitaphe d’un enfantNicandre a déposé Théon dans ce tombeau :Son fils. Il fut douze ans son espoir le plus beau.
12Avec la venue de l’enfant, le statut de la femme change : de fiancée, jeune femme qui n’a pas encore enfanté, elle devient épouse accomplie et mère. La naissance de l’enfant est fortement marquée religieusement, et l’« élevage » relève de la responsabilité de la femme. Plusieurs divinités se partagent le domaine de la naissance de l’enfant. C’est Eilithyia, déesse des femmes enceintes, que l’on prie pour que l’enfant soit normal et que longue vie lui soit donnée, ou encore Lochia, déesse de l’enfantement, mais surtout Artémis qui assure la croissance des hommes et des femmes. Des offrandes sont offertes aux dieux lors des rites accompagnant la naissance, telle la fête des Amphilodromies, célébrée cinq jours après l’enfantement, qui assure l’intronisation de l’enfant dans la vie sociale et constitue la véritable naissance. Ce cérémonial signifie que l’enfant a été reconnu viable par les femmes et que le père a accepté de le garder. L’enfant est installé au cœur de la maison, dans l’espace d’Hestia, le foyer. S’il est rejeté par son père ou sa mère en raison de malformation, ou parce qu’issu d’un viol ou d’un amour interdit, il retournera au monde sauvage, tel Œdipe, exposé sur le Cithéron, enchaîné par des entraves qui perçaient ses talons.
Regard des philosophes sur l’enfance
13Passé ce temps de cinq jours, l’enfant en Grèce n’existait pas pour autant. Non qu’il fût nié, mais sa vie personnelle était insignifiante car il n’avait pas d’identité politique, unique valeur d’éminence. Seul importait le bien de la cité, devant lequel tout sentiment intime s’effaçait ou devenait marginal. C’est dans cet esprit que doit être compris l’intérêt porté à l’éducation, indice d’évolution sociale plus que de sentiment. Les structures de l’ancienne éducation sont éloquentes sur ce point. L’instruction des enfants, à Athènes, était une affaire privée. Seules les familles citoyennes aisées offraient une scolarité à leurs enfants. En revanche, il existait une obligation alimentaire pour les enfants athéniens envers leurs parents âgés. La démocratie est une marque perceptible de la sphère politique et non un signe visible du domaine éducatif. L’histoire de l’enfant, visiblement, ne se calque pas sur l’histoire de l’adulte. Platon, dans La République, n’hésitait pas, pour préserver le bien commun, à conseiller le recours aux mensonges et à la tromperie. Pour illustrer son point de vue, il donnait en exemple la procréation des enfants dont les parents appartenaient à la classe des gardiens :
Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et de l’autre sexe ; de plus, il faut élever les enfants des premiers et non des seconds, si l’on veut que le troupeau atteigne la plus haute perfection ; et toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde.
Les enfants, à mesure qu’ils naîtront, seront remis entre les mains de personnes chargées d’en prendre soin, hommes, femmes… pour qu’aucune [mère] ne reconnaisse sa progéniture.
Pour les enfants de sujets inférieurs, et même ceux des autres qui auront quelque difformité, ils les cacheront en un lieu interdit et secret, comme il convient… si l’on veut conserver la pureté de la race des gardiens.
La femme enfantera pour la cité de sa vingtième à sa quarantième année… l’homme engendrera pour la cité jusqu’à cinquante-cinq ans. Pour l’un comme pour l’autre, c’est en effet le temps de la plus grande vigueur de corps et d’esprit.
Si donc un citoyen ou plus vieux ou plus jeune se mêle de l’œuvre commune de génération, tous le déclareront coupable d’impiété et d’injustice, car il donne à l’État un enfant dont la naissance secrète n’a pas été placée sous la protection des prières et des sacrifices des prêtresses… [ceci] afin que des hommes bons naissent des enfants meilleurs, et d’hommes utiles encore ; une pareille naissance, au contraire, sera le fruit de l’ombre et de la terrible incontinence.
Mais lorsque l’un et l’autre sexe aura passé l’âge de la génération, nous laisserons libres les hommes de s’unir à qui ils voudront [sauf à l’intérieur de la famille]. Nous leur accorderons cette liberté après leur avoir recommandé de prendre toutes les précautions possibles pour que nul enfant, fruit de ces unions, ne voie le jour, et, s’il en est un qui se fraie de force sa route vers la lumière, de disposer de lui en tenant compte que la cité ne se charge pas de le nourrir ;
Tes propos sont raisonnables… [3]
15Si Platon considérait légitime l’infanticide, il usait cependant de périphrases et ne prenait jamais le parti d’une exposition pure et simple. Les raisons qui justifiaient cette pratique sont à considérer eu égard au bien de la cité.
16Aristote, dans la Politique, était plus explicite sur l’avortement et l’exposition. Même si le sentiment individuel était reconnu, il avançait des raisons démographiques pour justifier les pratiques qui s’inscrivaient là aussi dans le sens du bien de la cité :
Pour distinguer les enfants qu’il faut abandonner, et ceux qu’il faut élever, il conviendra de défendre par une loi de prendre jamais soin de ceux qui naîtront difformes ; quant au nombre des enfants, si les mœurs répugnent à l’abandon complet, et qu’au-delà du terme formellement imposé à la population, quelques mariages deviennent féconds, il faudra provoquer l’avortement avant que l’embryon ait reçu le sentiment et la vie. Le crime, ou l’innocence de ce fait, ne dépend absolument que de cette circonstance de sensibilité et de vie [4].
18Nié parce que sans valeur politique, l’enfant était encore, pour Platon, « incapable de maîtrise. L’être jeune est mouvement et agitation de part en part ; il gesticule, gambade, bondit et fait entendre mille cris. Animal parmi les animaux, il est semblable au bétail, sauvage et bouillant comme un troupeau de poulains [5]. » Vidal-Naquet en donnait un commentaire instructif : « Et c’est un véritable renversement, un quasi-coup de force que devra opérer l’éducation pour substituer la raison aux sensations, enchaîner ce qui est déchaîné et simultanément libérer l’âme prisonnière du corps, afin de régler l’individu ; le passage de l’enfance à l’âge adulte apparaît ainsi comme une révolution et l’aboutissement d’une longue maturation qui, partie de la nature (de la sauvagerie) primitive, aboutit à la sociabilité et à la culture, en un mot, à la politique [6]. »
19La famille et naturellement l’enfant n’avaient pas accès à la vie de la cité, qui ne reconnaissait que les citoyens. Elle était le siège de la plus rigoureuse inégalité. Les lois de la cité, en ne s’appliquant qu’au domaine public, n’affectaient jamais le domaine familial. Si certaines lois pouvaient restreindre la liberté du maître au sein de sa famille, elles ne se justifiaient que dans le sens de l’intérêt de la cité. La famille et les valeurs qui s’y rattachaient dépendaient du « privé » qui, au sens étymologique, était le lieu d’où étaient exclues les facultés les plus élevées de l’individu. L’enfant faisait partie de la sphère de la famille ; privé de vie publique, il n’était pas concerné par l’égalité devant la loi et le droit de parole. Il ne pouvait donc être un sujet d’intérêt en tant que tel. Dans cet univers sanctionné par un esprit d’émancipation, l’enfant n’avait pas de place : « On devait constamment s’y distinguer de tous les autres, s’y montrer constamment par des actes, des succès incomparables, le meilleur de tous, car le domaine de la politique était celui de la liberté », au contraire de la famille telle que la rappelle Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne.
20La dénégation que Platon et Aristote témoignaient à l’enfant est encore plus marquée envers la fille qui, malgré son agir ou son âge, ne sera jamais impliquée directement dans la vie politique. La priorité est toujours donnée au sexe masculin.
21Un citoyen athénien se mariait essentiellement pour avoir des enfants ; il espérait que ceux-ci, non seulement prendraient soin de sa vieillesse, mais surtout l’enseveliraient selon les rites et perpétueraient après lui le culte familial. La raison première du mariage était d’ordre religieux, et sur ce point les conclusions de Fustel de Coulanges, dans La Cité antique, restent pleinement recevables : « On se marie avant tout pour avoir des enfants mâles, au moins un, qui perpétuera la race et assurera à son père le culte que lui-même a célébré pour ses ancêtres, culte qui est considéré comme indispensable au bonheur des défunts dans l’autre monde [7]. » Il est encore question de mariage pour avoir des enfants légitimes, dans ce dialogue de Ménandre :
Pataïcos. – Je te donne cette fille pour qu’elle mette au monde des enfants légitimes.Polémon. – Je la reçois.Pataïcos. – J’ajoute une dot de trois talents.Polémon. – Je reçois cela avec plaisir [8].
23Reflétant assez bien l’idée reçue qu’on se faisait de l’union conjugale dans la société hellénistique, le poète Ménandre déclarait le mariage comme « un mal nécessaire » permettant la venue et l’éducation des enfants.
Poètes et tragiques récapitulent et donnent le ton
24Avant sept ans, l’apprentissage du langage était confié aux nourrices. Les propos d’Héraclite à ce sujet peuvent être rappelés : « Dès l’âge le plus tendre, à l’esprit de l’enfant qui fait ses premières études, on donne Homère comme nourrice. Nous grandissons et Homère se trouve toujours près de nous. Nous devenons des hommes avec lui et il reste notre compagnon de vie. C’est en mûrissant que nous arrivons à le comprendre pleinement [9]. »
25L’ancienne éducation donnée aux jeunes Athéniens de sept à quatorze ans concernait essentiellement les garçons qui étaient confiés à des précepteurs, quand la situation économique de la famille était florissante, puis à des maîtres choisis et rémunérés par les parents dans le cadre d’un enseignement collectif, à partir de la fin du vie siècle avant J.-C. L’éducation était privée et payante. Le siècle suivant voyait l’épanouissement de la paideia, qui restera très aristocratique, à l’inverse du régime politique en place. On attend de l’éducation l’instauration de vertus morales. La législation sur les écoles et les palestres visait à protéger les enfants contre les entreprises de séduction sexuelle des adultes dans le cadre scolaire. À cette fin, les lois scolaires athéniennes étaient strictes. Ainsi Eschine décriait dans un texte, Contre Timarque, la condition de l’enfant en ces termes : « Et tout d’abord ces maîtres auxquels nous sommes obligés de confier nos enfants et qui doivent leur pain quotidien à l’honnêteté de leurs mœurs, tandis qu’une mauvaise conduite les conduira à la misère, on voit cependant la législation s’en défier. La loi fixait exactement l’heure à laquelle l’enfant de condition libre devait se rendre à l’école, le nombre des condisciples avec lesquels il devait aller, l’heure à laquelle il doit sortir [10]… » L’imprégnation morale se retrouve encore dans les pensions allouées aux orphelins de guerre, que rappelle Thucydide dans l’Oraison funèbre pour les premiers morts de la guerre du Péloponnèse prononcée par Périclès [11]. L’enfant, être impulsif et immature, ne pourra être aguerri que par l’éducation. En effet, les Grecs, depuis Homère et Hésiode, ont porté à l’éducation de la jeunesse une attention de premier ordre, au point d’en faire un critère fondamental de leur identité durant les périodes archaïque, classique et hellénistique. Les questions relatives à l’âge de l’enfant, aux acteurs, mais aussi au contenu et aux valeurs retenues démontrent véritablement l’intérêt permanent qui lui était porté. Les réponses varient suivant les époques, avec cependant des constantes. Les enfants étudiaient L’Iliade et L’Odyssée : les poèmes homériques servaient de modèles éducatifs. Platon citait, dans Le Banquet [12], l’exemple de l’Athénien Nikératos qui connaissait par cœur toute L’Iliade et L’Odyssée. Les papyrus scolaires grecs de l’Égypte hellénistique attestaient qu’Homère était l’auteur le plus étudié à tous les degrés de l’enseignement avec Hésiode, à travers La Théogonie et Les Travaux et les Jours.
26Cette éducation était tournée vers l’idéal éthique que réunissait le héros grec, homme beau, bon et vertueux. Cet intérêt donné à l’éducation ne préjuge en rien d’une singularité reconnue à l’enfant. « L’éducation était avant tout, pour les Grecs, une construction sociale et culturelle [13] », plus que la maturation d’un sentiment, affirme dans ce sens Bernard Legras. Le héros des récits homériques sert d’exemple. Achille est le « meilleur des Achéens », Ulysse, le héros modèle aux « mille ruses », Hector le demi-dieu dont la mort sera glorieuse. Ils sont des symboles incarnant les valeurs sociales qu’il importe d’instaurer, de préserver et d’enseigner aux jeunes élèves. Le devenir de la cité en dépend. Les conditions d’accès à l’école, sa fonction sociale, ses possibilités d’enseigner les vertus, sont à la base de la paideia grecque, terme dérivant des verbes « former » et « éduquer », provenant lui-même du mot païs, « enfant ». Cet idéal donné à l’enfant s’incarne dans des valeurs héroïques, plus que dans une systématisation de l’enfance reconnue comme singulière. Tout naturellement seront valorisés les enseignements de la gymnastique, de la musique et des lettres. L’exaltation de l’esprit agonistique dans les gymnases pour les plus âgés ou dans les palestres pour les plus jeunes, enseignés par le pédotribe, sert de lit à une fougue qui trouvera sa mesure dans la pratique de combat politique. La musique, qui est à l’âme ce que l’éducation physique est au corps pour Platon, est le domaine des Muses qui président la pensée dans toutes ses formes. Prélude à la vie sociale, la musique permet aussi l’épanouissement de la tempérance, à l’image de Périclès qui excellait dans cet art, et sert de support à la poésie. Les poèmes sont utiles à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Cette formation est longue – elle dure quatre ans selon Platon –, si bien que c’est par l’auralité (du latin auris : l’auricule, précise Marcel Detienne), préférentiellement, que l’enseignement aura lieu.
27Une nouvelle éducation ne se caractérise pas seulement par la création d’un niveau d’études supplémentaires, tel celui que requiert la médecine à la lumière des connaissances d’Hippocrate. La pensée hippocratique ne se borne pas à la seule technique médicale, mais s’enrichit du savoir des philosophes. À la fin du ve siècle avant J.-C., leur art prend un nouveau visage, sous les traits du sophisme. Le mot est ambigu, comme l’est sofia qui signifie « la sagesse » et « la maîtrise d’une technique », ou encore « l’enseignement de la dialectique et de la rhétorique » pour Protagoras. Est sophiste, pour Platon, « l’homme savant en choses savantes [14] ». Riche de savoirs, le sophiste peut éclairer ses élèves, en leur permettant de choisir la meilleure opinion, car pour lui l’enseignement prime sur la nature. C’est sans doute pour cette raison que l’éducation sportive sera mise au second plan, au profit de l’enseignement du logos. Les meilleurs élèves sont appelés à former l’élite politique. L’évolution du processus éducatif, sur fond de démocratie, favorise davantage les enfants des villes que ceux des campagnes, créant de nouvelles lignes de partage au profit des élèves issus de conditions aisées. Si forte soit la trame des poèmes homériques, jamais il ne sera question d’apologie de l’individu en tant que tel, jamais un souci conceptualisé de l’enfant ne transparaîtra, et par suite, l’enfant n’est jamais ressenti comme un individu autrement que potentiel. Le même visage de l’enfance se retrouve d’Homère à Sophocle. Évidence, diront certains, puisque tous les Tragiques puisent leur inspiration dans Homère. Une même ligne concernant l’enfant est énoncée : espérance, car futur défenseur de la cité, le destin de l’enfant évolue au rythme de l’histoire de la cité.
28Pour saisir l’intérêt porté à un événement, une institution, une coutume, une personne au sein de la société grecque, il n’est meilleur itinéraire que de suivre celui dessiné par les Tragiques, tel Sophocle qui, mettant en scène Œdipe et Antigone, exprime le ressenti envers l’enfant. Dans la Thèbes antique, Antigone transgresse la loi du roi Créon pour ensevelir son frère Polynice. Antigone, condamnée, livre cet étrange monologue :
Si j’étais mère et qu’il s’agît de mes enfants, ou si c’était mon mari qui se fût trouvé à mourir, je ne me serais pas donné cette peine.
Quel raisonnement me suis-je donc tenu ?
Je me suis dit que veuve je me remarierais et que si je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, […] je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre [15].
30Deux univers sont mis en tension : l’éphémère, le remplaçable, mais aussi le profane, le souillé et l’immuable, l’unique, mais encore le sacré, le pur. D’un côté, la loi des hommes qui se réfère à l’usage, à la coutume et, de l’autre, celle des dieux toujours agissants qui exigent la célébration de rites. L’enfant appartient sans conteste au premier univers. Il faudra une attention soutenue pour saisir comment il va passer dans la seconde sphère, celle qui fera de lui un être unique, irremplaçable.
31Le théâtre est révélateur de la représentation que la cité se fait d’elle-même. Il emprunte ses sujets aux mythes, à l’épopée contenus dans les récits de L’Odyssée [16], repris au quotidien par les nourrices. Si Sophocle est reconnu unanimement, c’est qu’il expose des coutumes sans rupture avec le vécu ordinaire. Il invite le public à réfléchir sur les conduites et les comportements qu’il décline envers l’enfant. Ce n’est pas le peuple qui écrit l’histoire, il acquiesce à sa réalité. Ce sont les grands hommes, et aux premiers rangs, les Tragiques et les médecins de l’époque classique qui consignent les mémoires des affects et des sentiments, chacun à leur manière. L’histoire du sentiment de l’enfant suit cette règle, mieux, elle l’énonce. Les variances entre les mères, les nourrices, les Tragiques et les médecins ne sont qu’affaire de compétence, elles expriment une même réalité, déjà exposée dans les mythes. Ce qui fait dire à Freud que le mythe expose une compulsion de répétition où le présent ne cesse d’être envahi par des vécus et des modes de réactions du passé.
32Les Tragiques engagent les spectateurs dans un questionnement sur les coutumes touchant à l’enfance. Les médecins interrogent les consciences sur les soins apportés à l’enfant dès le plus jeune âge. Le rituel diffère, le mythe prométhéen est le même. Pour le Tragique, la mise en scène du mythe jouxte une finalité morale, pour le médecin l’acte thérapeutique se fond dans son devoir éthique. Ce n’est pas seulement le héros qui modèle, c’est le sentiment exposé qui imprègne les esprits. Sophocle et Hippocrate louent l’homme, son savoir et sa maîtrise des maladies. Tous deux appellent à une intelligence nouvelle de l’aube de la vie en lui reconnaissant une existence affective intérieure, digne de soins.
L’enfance, la voix d’Hippocrate
33Sophocle et Hippocrate paraissent être des creusets d’humanisme et de philanthropie qui ont influé profondément l’histoire d’une reconnaissance donnée à l’enfant. La vision hippocratique de l’art médical, affranchie des conceptions archaïques voisines de la sorcellerie, engage à penser l’enfant malade hors de la malédiction. Ne pas traiter l’enfance comme sujet de réflexion au sein d’une entité littéraire définie n’est aucunement un indice d’une moindre considération qui lui fut attribuée. Si l’enfant n’avait aucune importance pour Hippocrate, comment expliquer les longs développements d’« embryologie », ou encore les descriptions de pathologies propres à l’enfant ? L’enfance, jamais thématisée en tant que telle, est saisie comme une saison de la vie par le médecin, qui en décline sa spécificité en explicitant ses maladies singulières. Preuves en sont encore les distinctions opérées par le médecin grec entre païdion ou technon, ou encore païs, qui assurent un intérêt porté à l’enfant. C’est en auscultant l’intime jusqu’aux vocables choisis que le sentiment se révèle. Plusieurs termes tels païs et technon et leurs corrélats désignent en effet l’enfant dans le corpus hippocratique.
34Païdion est le substantif de l’enfance le plus cité du corpus, plus de quarante fois dans les principales œuvres. Quelques citations explicites dévoilent comment l’enfant était perçu :
2, 2…?–?Car, si en plus de ses souffrances, il arrive encore que l’enfant vienne au jour, il est impossible qu’il survive, à cause des maladies en question, dont je viens de dire qu’elles tuent les fœtus.
4, 3?–?Après cela viennent les douleurs et les souffrances, jusqu’à ce que les femmes soient délivrées de l’enfant et l’arrière-faix.
5, 1?–?Toutes les femmes qui ont eu beaucoup d’enfants, dont un boiteux, aveugle ou souffrant de quelque autre infirmité, déclarent que le huitième mois a été le plus difficile.
7, 1?–?L’enfant a plus de chance d’échapper à la mort s’il naît à la fin du neuvième mois.
9, 3?–?De là vient aussi que le septième mois, chez les femmes enceintes, met le fœtus embria au premier point de son parfait développement ; Les enfants (païdiosin) de sept mois produisent aussi d’autres particularités physiques [17].
36Un questionnement étrange est abordé par Hippocrate : pourquoi un fœtus viable au septième mois, ne l’est-il plus au huitième et l’est-il de nouveau au neuvième ? L’esprit hippocratique, empreint d’une arithmologie qui commençait à envahir les différents savoirs, voit dans la « quarantaine du huitième mois » une période de souffrance fœtale accrue. L’enfant de sept mois, en évitant ce temps fatidique, survit facilement, tout comme l’enfant de dix mois qui aura récupéré des mouvances des huit mois. Il subira alors les souffrances de l’accouchement avec plus de sérénité. Au-delà de la caducité des commentaires donnés par Hippocrate, révélée par les progrès de la médecine contemporaine, c’est un intérêt, sans égal, porté au fœtus dans une Antiquité réputée insensible au destin de l’enfant, qui interpelle aujourd’hui.
37Il formule encore :
9, 7?–?Une autre quarantaine, autour du huitième mois, est celle où le fœtus (embrion) est malade dans la matrice, à quoi ce discours est consacré en entier. Une troisième est celle où les enfants naissent, et tout en ayant souffert, paraissent, s’ils échappent aux quarante jours, être plus forts et plus intelligents ; en effet ils voient plus clairement la lumière et entendent le bruit, chose qu’ils ne pouvaient faire auparavant ; ce qui prouve que cette période comporte un progrès pour l’intelligence par l’intermédiaire du corps et de tout le reste.
9, 8?–?De fait l’intelligence est manifeste dans le corps dès le premier jour. En effet, dès la naissance, l’enfant (païdion) rit et pleure dans son sommeil. Éveillés, ils ne rient ni ne pleurent spontanément avant quarante jours ; ils ne rient même pas avant ce laps de temps si on les touche et les chatouille ; leurs facultés sont émoussées par les mucosités. La mort elle-même est soumise à la règle, de sorte que c’est un témoignage pour tous que les choses, constituées des mêmes éléments, subissent par nature des changements selon les époques appropriées.
Pour la naissance à huit mois, je dis qu’il est impossible que les enfants supportent les deux souffrances venant coup sur coup ; c’est la raison pour laquelle les fœtus de huit mois ne survivent pas. Quant aux fœtus de dix mois, je veux dire ceux qui sont appelés à naître dans les sept quarantaines de jours, c’est surtout eux qu’il convient d’élever. Ils sont tout à fait à terme, dans les quarante premiers jours, mais quand ils naissent, un grand nombre meurt. Force leur est en effet, subissant les changements en peu de temps, d’être gravement malades : d’où la mort ;
10, 2?–?L’enfant (païdion) commence à souffrir avant l’accouchement…
10, 3…?–?Beaucoup d’enfants viennent avec, dès la matrice, les principes de la maladie dont les uns meurent et dont les autres échappent définitivement.
12, 3…?–?Au lieu d’être enveloppés de chair et d’humeurs tièdes, fluides et apparentées, les enfants ont les mêmes vêtements que les adultes. Le cordon ombilical qui est la seule voie d’accès au corps du fœtus tient à la matrice et, par lui, l’enfant (païdion) a sa part des ingestions ; tout le reste est fermé et rien n’est ouvert avant qu’il soit en train de sortir du ventre. Quand il sort, le reste s’ouvre, le cordon s’amincit, se ferme et se dessèche [18].
39Ces différents extraits Du fœtus de huit mois présentent l’enfant comme être doué d’une sensibilité reconnue avant la naissance (les références à la douleur, à la souffrance sont constantes), et d’une motricité (il peut rire ou pleurer, valeur essentielle pour les Grecs si on se réfère au théâtre de Sophocle et d’Aristophane). Surtout, il possède une intelligence dès le premier jour (sous la dépendance des sens), et enfin il est identifié à l’adulte par ses vêtements (12, 3). Le Grec fondait le fœtus et l’embryon en un seul et même terme, comme l’atteste le verset 18, 1 dans le manuscrit De la génération. À plusieurs reprises, le terme de païdion remplace celui de embria (9, 3), de sorte que le concept de païdion et ses attributs s’appliquent aussi bien à l’enfant né qu’à naître.
40Le païdion n’est pas seulement doué de sensibilité et de motricité, comme le serait l’animal, il est aussi doté d’une intelligence personnelle. Le langage, abordé comme l’un des sens [19] ou comme l’une des sept « structures » qui permettent la sensation [20], se trouve sous la dépendance du cerveau, « la partie de l’homme qui possède la puissance la plus grande », car « les yeux, les oreilles, la langue, les mains, les pieds ne font qu’exécuter ce que le cerveau conçoit [21] ». Doué d’un cerveau par la nature, le païdion est capable de compréhension. C’est bien la nature et non le hasard [22] qui, en dotant l’homme d’un cerveau plus puissant, permet de différencier le technon de l’animal [23].
41Dans l’œuvre De l’art en 2, 2, il est fait allusion aux enfants qui ont « une incision près de l’oreille et qui peuvent avoir des rapports sexuels et éjaculer, mais leur sperme est peu abondant, faible et stérile […] chez ces enfants ». Ce n’est plus le mot païdion qui est utilisé, mais celui de païs. Ce dernier terme s’applique également au sexe féminin, comme l’atteste 15, 4. « C’est en effet après les règles que les femmes (païda) deviennent enceintes. » L’auteur ne nous indique pas l’âge habituel de la puberté. De fait, ce trait semble ne pas avoir d’importance pour Hippocrate. Le passage de l’âge d’enfant à celui d’adulte repose davantage sur la possibilité d’engendrer que sur un âge précis défini. Ainsi, en soulignant le manque d’ardeur des Scythes pour l’union sexuelle, Hippocrate situe le statut d’homme à partir de l’accomplissement sexuel : « Ils passent la plupart du temps à cheval, si bien qu’ils ne peuvent pas porter la main aux parties honteuses, et qu’en raison du froid et des secousses ils oublient le désir d’union et n’éprouvent aucune excitation amoureuse avant d’avoir atteint l’âge d’homme [24] ». Ce dernier verbe a le sens de « devenir un homme », d’« atteindre l’âge d’adulte, l’âge d’homme ». La fin de l’enfance ne renvoie pas à un âge précis qui définirait le début de l’adolescence reconnue conventionnellement, mais se réfère à des critères subjectifs tels que le désir.
42Le vocable teknon recouvre deux entités. Tout d’abord, il est toujours associé à l’idée de filiation et d’engendrement. Les qualités parentales sont transmises au technon, qui ressemblera à son père et à sa mère. D’autre part, le terme technon ne s’applique pas exclusivement à l’enfant, mais à toute filiation humaine ou animale. Les vers ronds se reproduisent et donnent un teknon, vocable qui s’adresse à tout le monde vivant et a un caractère universel. Le mot teknon se rattache à une racine indo-européenne tek-, exprimant originellement la notion de « construire, fabriquer » – qui a fourni le sanskrit “taksati” « construire », “taksan” « charpentier » – que l’on retrouve en grec dans tekton signifiant également « charpentier ». À partir de cette racine tek-, l’évolution sémantique a donné tekné et teknon. Tekné s’est affranchie de tout lien avec tekton et a induit des emplois plus vastes dans tous les sens de l’art. Issus d’une racine commune, teknon et tekné, de par leur évolution sémantique propre, s’enrichissent mutuellement de sens. Jusqu’à l’époque de Platon, le mot tekné est toujours associé au mot épistemé. Tous deux sont des termes de la connaissance au sens le plus large, correspondant à un dévoilement. En désignant l’enfant sous le nom de teknon, les Grecs évoquaient implicitement l’idée d’engendrement, de production au sens le plus noble – telle une production littéraire – suscitant une recherche de la vérité. Le teknon invite à côtoyer les valeurs les plus élevées de l’esprit grec. Le teknon s’oppose point par point à païs, auquel est associée l’idée de souffrance, de sensation, de vie physiologique, mais aussi de dépendance, de contingence. L’esclave est appelé païs, alors qu’avec teknon apparaît l’idée de création et d’œuvre. En ayant le choix entre deux terminologies pour définir l’enfant, le grec énonce une hiérarchie à travers la seule désignation du nom de l’enfant. Classer, comparer, différencier, fonder une gradation entre deux entités relevant d’un même domaine, c’est établir une structure non pas symbolique d’une éthique, mais une éthique elle-même. Par le choix opéré entre deux termes, païdion ou teknon, un jugement est porté. Il sera objet d’appropriation (païs ou païdion) ou d’excellence (tekné) qui invite à une révélation.
Conclusion : comment parler de l’enfant « qui ne parle pas » ?
43Certes, l’enfant défini comme être ne parlant pas, trésor de silence, si l’on s’en tient à une approche physiologique, est instructif. L’étymologie du nom « enfant », « celui qui ne parle pas », est latine et non grecque. Rien n’autorise à affirmer que le Grec ressentait l’enfant en termes de négation. Sophocle et Hippocrate expriment l’enfance comme sujet de méditation le plus élevé, mais aussi le plus proche d’un sentiment populaire. L’enfant est un être bien réel, pour les mères et les nourrices, les poètes et les médecins qui lui reconnaissent une vie affective, formelle, pour ne pas dire effective.
Se donner un enfant
44Si nous saisissons avec aisance que nous sommes redevables aux Hellènes de notre manière de penser l’art, l’éthique ou encore de conceptualiser avec rigueur la philosophie, les mathématiques, la médecine et les sciences fondamentales et humaines qu’elles ont générées, nous distinguons sans doute avec moins de facilité en quoi nous sommes obligés envers le monde juif. Le sens donné au temps, tributaire d’une longue maturation, a pris naissance avec la première religion monothéiste, énonçant un alpha et un oméga. Le temps n’est plus une suite événementielle effrénée, illimitée, incommensurable. En dépassant une conception circulaire au profit d’une représentation linéaire, il est devenu le premier signifiant par excellence.
Loi et morale
« Soyez féconds et prolifiques »
45Que dit la voix d’Israël ? La Bible n’énonce peut-être rien d’autre qu’un monothéisme prônant le salut au terme d’un temps défini. L’homme n’est plus créé pour la corvée ou oublié dans la distribution prométhéenne : il partage le dessein de Dieu. Il est créé « à l’image de Dieu et à sa ressemblance». Jamais l’esprit n’avait formulé une telle communion entre le Créateur et le créé. Le temps prend sens, il devient Histoire.
46Un second signifiant est donné au temps en l’aboutant à un impératif divin : « Il les bénit et dit : “Soyez féconds et prolifiques”. » Les premiers versets bibliques affirment aussi : « L’herbe produira semence, les arbres des fruits, qui ont en eux leur semence, selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. » Il est dit encore que l’émergence du règne animal, dans les mers et dans les airs, est bonne. Ce règne béni sera invité à croître : « Dieu les bénit, en disant : “Fructifiez et multipliez-vous”. » L’homme est enfin créé. Seul, il sera à l’image de son Créateur. Il sera mâle et femelle et devra lui aussi engendrer. Comme pour le règne animal, la fécondité humaine est associée à une bénédiction, avec cependant l’instauration d’une domination en faveur de l’homme : « Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout être vivant qui rampe sur la terre. » La multiplication associée à la fructification n’est pas simplement une prolifération par le nombre, règne de la quantité, elle est aussi une élévation, règne de la qualité. Signe tangible de l’accomplissement du commandement divin, l’engendrement s’expose comme une fin sociale, politique et surtout religieuse qui précède l’enfant, être singulier. Le temps est devenu une histoire éthique.
La génération célébrée
47L’homme est un bien, tout comme les générations qui lui succéderont. L’enfant n’est pas expressément cité, seule la fécondité est attestée, comme l’était la fertilité dans les religions polythéistes. Le mythe biblique de la Création donne la priorité à la fructification et à la multiplicité, supplantant la notion de chaos, génératrice d’angoisses archaïques. L’impératif céleste transmis aux générations à venir instaure la procréation comme signe visible d’une demande d’obéissance. Une considération éthique vouée à la génération prend racine en terre juive, alors que l’Antiquité traditionnelle, sauf exception retracée, l’ignorait. Non pas qu’elle fût indifférente ou haineuse à son égard – les médecins mésopotamiens et grecs n’hésitaient pas à prodiguer des soins, les nourrices à donner une authentique tendresse à l’enfant –, mais la procréation était saisie d’abord dans sa seule dimension ontologique avant d’être pressentie comme une considération éthique. Dans la Bible, la multiplicité ordonnée est une exigence morale pour le devenir de l’humanité.
48Le récit biblique de la Création ne cite aucunement l’enfant. L’homme et la femme adviennent adultes. La tentation et la chute ne sont pas l’objet de sanctions irrémédiables. L’espérance est de mise. Une postérité attribuée à l’homme est annoncée. Certes, la femme verra son destin subordonné à son époux et « C’est péniblement que tu enfanteras », est-il proclamé à la première mère et, à travers elle, à toute femme de toute génération. Naissance et souffrance rimeraient à l’unisson. Le châtiment n’est pas représailles. La sentence de Lamech, descendant de Caïn, n’est peut-être pas sans appel, comme on aurait pu le penser : « J’ai tué un homme pour la blessure et un enfant pour la meurtrissure, car sept fois sera vengé Caïn, mais Lamech soixante-dix-sept fois. » Verset extrêmement problématique, reconnaît Kottek. Lamech aurait tué Caïn et « son fils » Tubal involontairement. La punition est infligée, pas la vengeance. Le chant de violence sans limite criant à l’aurore se renouvelle, mais aussi trouve ses limites.
49La stance suivante sera marquée par un déluge où se répète un même thème : les enfants sont massacrés ou sauvés selon les lois du sang et non leurs identités. L’enfance est considérée dans son genre, pas dans sa singularité. La faute ne touche plus le couple, la famille, mais une communauté d’hommes. En contrepoint d’une faute affectant un univers de plus en plus étendu, la rédemption est de plus en plus manifeste. Le déluge remplit la terre, annonçant une destruction et « la fin de toute chair. » « Tu entreras dans l’arche, toi, tes fils, ta femme et les fils de tes femmes. » À la filiation maudite, est promis le trépas. À la lignée épargnée, est donné un salut : les enfants de Noé survivent. De nouvelles bénédictions et de nouvelles invitations à fructifier et à se multiplier sont dispensées aux fils de Noé, symbole éthique du bien accompli et point d’ancrage d’une nouvelle ordonnance qui s’étend à l’humanité, annonçant l’Alliance. Elle sera renouvelée à Abraham auquel il est promis autant d’enfants que d’étoiles, en échange d’une circoncision « de tout enfant mâle, à l’âge de huit jours. » Les privilèges de l’Alliance s’étendent à toute la descendance, à commencer par le premier enfant d’Abraham. Premier-né du Patriarche et de la servante de son épouse, Ismaël est chassé après la naissance d’Isaac, second fils d’Abraham et premier de Sarah. La naissance d’Isaac est un événement qui défie la logique, qui brise les habitudes de la pensée installée. Sarah a quatre-vingt-dix ans, Abraham en a cent. « Naîtra-t-il un enfant à un centenaire ? » Dieu rit, d’un éclat éternel, qu’illustre le nom même d’Isaac. Un des tableaux bibliques les plus tendres de l’enfance, bien différents de ceux jusqu’alors présentés dans les autres traditions orientales, se laisse découvrir :
8?–?L’enfant grandit et fut sevré, et Abraham fit un grand festin le jour où l’on sevra Isaac.
9?–?Or Sara aperçut le fils né à Abraham de l’Égyptienne Agar, qui jouait avec son fils Isaac,
10?–?et elle dit à Abraham : Chasse cette servante et son fils, il ne faut pas que le fils de cette servante hérite avec mon fils Isaac.
11?–?Cette parole déplut beaucoup à Abraham, à propos de son fils,
12?–?mais Dieu lui dit : Ne te chagrine pas à cause du petit et de ta servante, tout ce que Sara te demande, accorde-le, car c’est par Isaac qu’une descendance perpétuera ton nom,
13?–?mais du fils de la servante je ferai aussi une grande nation car il est de ta race.
14?–?Abraham se leva tôt, il prit du pain et une outre d’eau qu’il donna à Agar, et il mit l’enfant sur son épaule, puis il la renvoya. Elle s’en fut errer au désert de Bersabée.
15?–?Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle jeta l’enfant sous un buisson
16?–?et elle alla s’asseoir vis-à-vis, loin comme une portée d’arc. Elle se disait en effet : Je ne veux pas voir mourir l’enfant ! Elle s’assit vis-à-vis et se mit à crier et à pleurer.
17?–?Dieu entendit les cris du petit et l’Ange de Dieu appela du ciel Agar et lui dit : Qu’as-tu, Agar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu les cris du petit, là où il était.
18?–?Debout ! Soulève le petit et tiens-le ferme, car j’en ferai une grande nation.
19?–?Dieu dessilla les yeux d’Agar et elle aperçut un puits. Elle alla remplir l’outre et fit boire le petit.
20?–?Dieu fut avec lui, il grandit et demeura au désert, et il devint un tireur d’arc.
21?–?Il demeura au désert de Parân et sa mère lui choisit une femme du pays d’Égypte [25].
51Une mère foncièrement préoccupée par l’héritage de son fils [26], une esclave visiblement éprise de tendresse envers son enfant, un père hésitant à s’éloigner de son fils et qui ne se décide que sur l’injonction de Yahvé, deux enfants qui n’ont cure des querelles d’adulte – Isaac, bien jeune, vient juste d’être sevré, Ismaël, guère plus âgé, est porté par sa mère – et enfin un Dieu mystérieux. Le tableau est décisif : l’enfant est sous le signe de Dieu. Le temps devient sens, une histoire se fonde, une éthique s’exprime, l’enfant connaît une considération qui s’inscrit dans la transcendance.
L’enfant lié
52Le souffle se perpétue. La considération nouvellement accordée à l’enfant se confirme. L’enfant surpasse l’animal : c’est le bélier qui est sacrifié et non Isaac :
Une des plus hautes leçons spirituelles de la foi trouve en ces versets élohistes, consacrés à Abraham, son point d’orgue. C’est l’occasion d’exprimer fermement pour la première fois une condamnation des sacrifices d’enfants, sans équivoque. Cette sentence sera maintes fois répétée dans les récits lévitiques et deutéronomistes qui proscrivent les immolations d’enfants en l’honneur des dieux. L’enfant devient digne de respect.6?–?Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en mains le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble.
7?–?Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : Mon père ! Il répondit : Oui, mon fils ! – Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ?
8?–?Abraham répondit : C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils, et ils s’en allèrent tous deux ensemble.
9?–?Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois.
10?–?Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils.
11?–?Mais l’Ange de Yahvé l’appela du ciel et dit : Abraham ! Abraham ! Il répondit : Me voici !
12?–?L’Ange dit : N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique.
13?–?Abraham leva les yeux et vit un bélier, qui s’était pris par les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
L’enfant respecté
53Freud reconnaît dans cette condamnation des sacrifices d’enfants, sans cesse réitérée par les prophètes, l’instauration durable d’un respect voué à l’enfant :
L’enfant s’inscrit dans la tradition. La condamnation des sacrifices d’enfants est affirmée. Viendra la prescription rituelle du rachat des premiers-nés d’Israël. Toutes les prémices appartiennent à Dieu et ils ne devront pas être sacrifiés, mais offerts et rachetés, comme l’assurent les impératifs repris dans l’Exode et les Nombres. Centré sur la naissance, ce rite de passage, avec celui de la circoncision, est le plus symbolique de l’identité juive. Lorsque l’enfant advient, les mythes et les rites sont prêts à l’accueillir et à le fêter.Alors s’élevèrent du milieu du peuple, en une série ininterrompue, des hommes non pas liés à Moïse par leur origine, mais saisis par la grande et puissante tradition qui s’était peu à peu développée dans l’obscurité, et ces hommes, ce furent des prophètes qui annoncèrent inlassablement l’antique doctrine mosaïque, à savoir que la divinité dédaignait sacrifices et cérémonial, qu’elle n’exigeait que la foi et une vie de vérité et de justice. Les efforts des prophètes eurent un succès durable ; les enseignements par lesquels ils restaurèrent l’ancienne foi devinrent le fond permanent de la religion juive [27].
Rites de passage, rites d’initiation
Une coupure qui unit
54Si le judaïsme a accordé une importance majeure à la naissance, au point de considérer le verset « Fructifier et multiplier [28] » comme le premier commandement, il place en second lieu l’obligation de la circoncision parmi les six cent treize commandements qui dirigent la vie juive. Parmi les rites de passage, la circoncision est de loin le plus suivi et celui qui demeure le plus significatif du judaïsme. Si le rite de circoncision s’inscrit dans une tentative de sacralisation par l’observance de l’impératif divin, le rachat du premier-né voué à Yahvé dépouille l’enfant de son caractère sacral pour le rendre au monde profane. Cette différence de comportement s’écrit cependant dans une même cohérence éthique visant à considérer l’enfant. Le rite de passage est fondé sur des interprétations plus anciennes que les écrits bibliques. Aussi parle-t-on de pérennité des rituels transcrits au moment de la rédaction des écrits bibliques. Le rite se réfère à un épisode de la Genèse où Dieu a intimé l’ordre à Abraham de se circoncire lui-même, ainsi que tous les enfants mâles issus de sa descendance. De fait, il marque plus l’introduction de l’enfant dans la communauté croyante qu’un trait de reconnaissance de sa singularité :
10?–?Voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, c’est-à-dire ta race après toi : Que tous vos mâles soient circoncis !
11?–?Vous ferez circoncire la chair de votre prépuce, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous [29].
56Il est encore précisé la date à laquelle ce commandement devra se faire :
12?–?Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis, de génération en génération. Qu’il soit né dans la maison ou acheté à prix d’argent à quelque étranger qui n’est pas de ta race,
13?–?on devra circoncire celui qui est né dans la maison et celui qui est acheté à prix d’argent. Mon alliance sera marquée dans votre chair comme une alliance perpétuelle.
14?–?L’incirconcis, le mâle dont on n’aura pas coupé la chair du prépuce, cette vie-là sera retranchée de sa parenté : il a violé mon alliance [30].
58Un second texte est évoqué par Patricia Hidiroglou [31] comme récit d’origine. Moïse vient de recevoir l’ordre de Dieu d’aller délivrer le peuple hébreu maintenu en esclavage en Égypte. Il voyage avec son épouse et ses fils quand survient un épisode très obscur qui, naturellement, a donné lieu à de multiples exégèses différentes :
24?–?Et ce fut en route, à la halte de la nuit, que Yahvé vint à sa rencontre et chercha à le faire mourir.
25?–?Séphora prit un silex, coupa le prépuce de son fils et elle en toucha ses pieds. Et elle dit : « Tu es pour moi un époux de sang. »
26?–?Et il se retira de lui. Elle dit alors « Époux de sang », ce qui s’applique aux circoncisions [32].
60Le rite par le sang de la circoncision souligne l’attachement de l’enfant au clan et à la divinité, qui sera déterminant dans son destin. C’est en effet dans le clan de l’oncle maternel que se fera, le temps voulu, le choix de sa future épouse. La circoncision intervient donc dans une finalité d’appartenance. Son rite a une fonction propitiatoire destinée à s’attirer la bienveillance des divinités locales, avant de devenir un des mythes fondateurs du peuple hébreu. Après la sortie d’Égypte et l’errance pendant quarante ans, les Hébreux arrivent enfin au Jourdain, où se déploie devant eux la Terre promise. Afin de s’assurer une terre et d’avoir une descendance promise par l’Alliance, les enfants sont circoncis, conformément à la promesse faite à Josué. Ainsi, l’enfant hébreu échappera au déshonneur de ses parents qui ont vécu avec des incirconcis égyptiens.
61On peut se demander pourquoi ce commandement divin qui, de prime abord, était sans lien affectif mesurable, s’est institué en cérémonial de l’enfant. La circoncision sera en effet assortie d’une solennité où les sentiments affectifs peuvent être soulignés, alors que la seule fête mentionnée dans la Genèse est celle du sevrage d’Isaac, qui marque la fin de l’enfance et l’entrée symbolique dans la communauté. La raison qui faisait de la circoncision une fête tient davantage de son origine familiale et de son intégration culturelle que du degré réel d’une coutume ritualisée depuis son origine biblique. C’est en effet à cette occasion que l’enfant mâle reçoit un nom. La naissance, la circoncision ou le sevrage étaient certainement interprétés comme des moments périlleux, risquant de compromettre l’équilibre familial et social par la perte de l’enfant. La symbolique de pratiques sociales singulières mettant en scène l’affectivité parentale rend compte d’un attachement porté à l’enfant. Aux motifs universels donnant la primauté à la mère dans sa relation avec l’enfant, s’ajoutent les rites traditionnels érigeant la mère en position surdéterminée religieusement. C’est sans doute pour cette raison que revient au père – et à lui seul [33] – l’organisation des fêtes de passage et, en premier lieu, celle relative à la circoncision, dans la certitude plus ou moins avouée d’équilibrer charge et reconnaissance au niveau du couple. C’est au père que revient le devoir d’enseigner la Torah à l’enfant. Cette instruction, à considérer comme une obligation morale à laquelle l’homme ne peut se soustraire, confère une vertu protectrice au nouveau-né, tant qu’il n’est pas accueilli dans la communauté de l’Alliance d’Abraham.
62Signe d’entrée dans la communauté, rite considérant l’harmonie recherchée avec les divinités locales, fête culturelle attestant la primauté paternelle en réponse à la prépondérance physiologique maternelle, indice d’élection : il importe d’être prudent dans l’affirmation que les rites entourant la circoncision sont l’expression manifeste d’une attention prêtée à l’enfant.
63La considération donnée à l’enfant est cependant présente ; elle est plus à rechercher dans l’attribution du nom, qui souligne une entrée civile et religieuse dans la société des hommes, ainsi qu’une filiation à une histoire originelle, que dans les rites initiatiques liés directement à la circoncision. « Le nom signifie à la fois que l’enfant est né et qu’il a un destin [34]. » Donner un nom, c’est encore faire acte de mémoire et s’inscrire dans la Création où Adam et Éve sont désignés par Dieu. Nommer un enfant, c’est reconnaître sa singularité, c’est lui offrir une attache sociale.
Une désacralisation qui libère
64À la différence de la circoncision qui impliquait tous les enfants mâles, le rite de rachat (Pidyon ha-Ben) ne concerne que les premiers-nés mâles, à condition que cette naissance ait eu lieu par voie naturelle, ce qui exclut de fait les enfants nés par césarienne. Sauf causes médicales, la circoncision a lieu au huitième jour, même s’il s’agit d’un jour de Shabbat ou de fête, contrairement au rachat qui doit s’effectuer le trente et unième jour après la naissance, excepté s’il s’agit d’un jour de Shabbat ou de fête ; dans ce cas, elle est obligatoirement retardée.
65Ce rite consiste pour le père à racheter son premier enfant à un Cohen, instruit et respectueux de la Torah, moyennant une somme symbolique. Par ses qualités intrinsèques, le Cohen est une personne habilitée à recevoir l’argent du rachat, et donc à pouvoir opérer l’échange exigé par le rite. Ce rituel, attesté chez les Juifs dès les premiers siècles de l’ère chrétienne et qui perdure aujourd’hui, pose la question de son étiologie, mais aussi des raisons de sa perpétuation. « Bien que le rituel de Pidyon ha-Ben ne soit pas perçu aujourd’hui comme un rite apotropaïque, il subsiste pour certains une vague inquiétude “si l’on ne fait pas la coutume”. Pour la plupart des pratiquants, la cérémonie a une signification bénéfique ; elle leur apparaît plus comme une “consécration de l’enfant” qu’une “désacralisation” [35]. » Amour, liberté, reconnaissance, considération interfèrent au niveau du rite, mais aussi mimétisme, conservatisme, conformisme, peur. Approche ambiguë qui interroge la valeur effective mais aussi affective des rites. Dans le cas des rites de rachat des premiers-nés, les sources originales sur lesquelles s’appuie le discours officiel demeurent assez controversées, si bien que sa compréhension relève d’un véritable « tour de force » exégétique.
66À la place des enfants premiers-nés promis initialement à la prêtrise seront appelés les fils de Lévi, seuls à avoir pratiqué la circoncision et à être restés fidèles aux commandements de Dieu lors de l’épisode du Veau d’or. En témoignent ces deux passages.
67Moïse doit compter tous les premiers-nés qui seront substitués aux enfants de lévites. Ces derniers étant moins nombreux, les deux cent soixante-treize premiers-nés doivent payer une rançon de cinq sicles par tête pour être sauvés.
68Il y a lieu d’insister sur le caractère symbolique de la somme versée au Cohen. Voués initialement au service de Dieu et coupables d’avoir adoré le Veau d’or, les premiers-nés ont été remplacés par les lévites.
69Ils recevront toutes les offrandes consacrées, y compris les premiers-nés offerts à Dieu, à condition toutefois que le rachat soit accordé pour une valeur identique à celle fixée initialement.
70L’exégèse dictée par le souci de mettre au jour l’étiologie du rituel des premiers-nés est porteuse de sens pour le développement d’une éthique profane. Avant le rachat, le premier-né était orienté vers une conduite sacrée. Quand il est racheté symboliquement à un Cohen, il accède à la vie profane.
71Cette insistance attribuée à l’éthique paraît toujours mineure face à l’assertion de l’accomplissement du plan divin. C’est en effet la souveraine liberté de Dieu qui est attestée au-delà des modalités humaines assurant une priorité morale ou la prééminence du droit d’aînesse. Le récit de Jacob ayant obtenu la bénédiction paternelle réservée à son frère aîné Ésaü, réputé avoir de mauvais instincts, ne permet pas d’affirmer une préséance donnée au mérite de la personne. Jumeau de Jacob, et mis au jour le premier, Ésaü avait vendu l’avantage attaché à son titre d’aîné contre un brouet de lentilles. Le mépris d’un tel droit d’aînesse, considéré comme sacré, méritait châtiment. Ainsi Ésaü perdit ses droits de premier-né. Cette priorité conférée à l’éthique sur le droit d’aînesse ne concerne pas Éphraïm, le cadet béni au lieu de Manassé, l’aîné, par leur grand-père Jacob de sa main droite, signe de transmission de l’héritage spirituel et de la prééminence. Le destin de l’enfant est entre les mains de Dieu et non dans une éthique de comportement qui soustrairait au divin sa primauté. Le premier-né profitait d’avantages conséquents. Il jouissait dans l’héritage d’une double part. Cette disposition est si fréquente qu’Élisée étend ce droit au domaine spirituel en demandant à avoir de la part en Esprit dans la succession d’Élie [36].
72Dans la cérémonie du Pidyon ha-Ben, la relativité du droit d’aînesse est soulignée. La considération accordée à l’enfant ne s’arrête pas au premier-né, même si le rituel s’adresse à lui spécifiquement. Avant de prononcer le cérémonial, le Cohen bénit l’enfant en disant : « Que l’Éternel te fasse devenir comme Éphraïm et Manassé » en référence à Gn 48, 20. Cette même bénédiction sera rituellement prononcée par le père devant ses fils la veille du Shabbat.
73Les rites de passage du premier-né et ceux de la circoncision ont pour signification éminente de limiter la place prépondérante de la mère, plus que d’assurer une place affective à l’enfant. Il importe de réaffirmer par une cérémonie l’autorité masculine à travers le père, le Mohel et le Cohen [37]. Ces rites, en focalisant leur attention sur les hommes, impriment sans doute fortement le regard de l’enfant en instituant un modèle cultuel mais aussi culturel établi pour de nombreux millénaires. Cette tradition ne trouve son équivalent que dans la place symbolique accordée à la femme dans son lien au sacré. À travers ces rites de passage, apparaissent des normes de conduite avec lesquelles la société juive a contribué à donner une identité à l’enfant, dès sa naissance et sans doute avant. Si l’enfant est observé, respecté ou encore estimé, c’est en raison de son implication au sacré sur fond d’élection. Manifestement, la reconnaissance de l’enfant est religieuse avant d’être sociale et éthique.
Une libéralisation qui se sacralise
74Parmi les rites de passage qui posent la question d’une reconnaissance accordée à l’enfance, figure la Bar Mitzva. Pour la Mishnah, la tradition est claire : pas de connaissance talmudique avant la connaissance toranique. Les rabbins considèrent que si les fonctions intellectuelles de l’enfant sont nombreuses, il faut développer prioritairement l’esprit unitaire par l’étude de la Bible et accroître le raisonnement binaire par l’étude du Talmud, qui ne pouvait commencer qu’à l’âge où l’esprit est formé pour les premières controverses et les remises en cause des convictions fondamentales [38]. Il apparaît nettement dans l’esprit des rabbins que cette fête était le signe d’une maturité acquise ouvrant à la compréhension des commandements divins. À l’époque du Talmud, la date de célébration de la Bat/Bar Mitzva était fonction de l’âge d’apparition de la puberté, dont la forme la plus visible était la survenue du système pileux, ce qui correspond à l’âge de douze ou treize ans. Ce changement biologique était perçu comme un signe concomitant d’une maturation psychique permettant la compréhension de la loi. C’est face à Dieu et à la communauté d’Israël que l’enfant s’engage à respecter les commandements. Le rituel instauré lors de la Bar Mitzva répond aux critères d’une volonté collective et personnelle. Le garçon et la fille sont littéralement « fils » et « fille » des commandements de la Torah. Le choix de la date de ce rituel se fondait sur une approche psychologique jugée sur la conscience du don et du contre-don, encore que l’on puisse donner en acte mais pas nécessairement en conscience. Par un ensemble d’opérations réglées, on privilégie la volonté de fonder un cadre à une période ressentie comme tumultueuse entre l’enfance et la vie adulte.
Des fêtes qui valorisent
75La présence de l’enfant dans le sacré ne se limite pas à ces trois rites de passage. À Jérusalem, à l’époque du Temple, les « docteurs » bénissaient les enfants qui avaient terminé leur premier jeûne à l’âge de onze ou douze ans. Dans la liturgie du Seder de Pâque, l’enfant était aussi à l’honneur. C’est lui qui questionnait ainsi : « En quoi cette nuit-là est-elle différente des autres nuits ? ». Afin de maintenir son attention durant la cérémonie, l’enfant devait trouver un cadeau. Durant les fêtes de Soukkot, l’enfant était invité à agiter le loulav dès qu’il avait suffisamment de force pour le faire. La Mishnah précise que les jeunes filles qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la puberté étaient employées au Temple pour broder et tisser le voile qui séparait le Saint des Saints. L’enfant avait donc une place bien individualisée dans la liturgie familiale et à la synagogue.
Au cœur de la Loi, le sentiment
La génération est gratifiée
76Il serait inexact d’affirmer dans le fil déroulé de l’histoire biblique l’instauration d’une reconnaissance progressive de l’enfant. Le livre des Rois, comme celui de Jérémie, évoque des retours en force de pratiques idolâtres et une régression d’un intérêt porté à l’enfant après la disparition de Josias (~ 640-~ 609) qui avait prôné la défense de la veuve, de l’orphelin et de l’enfant abandonné. Le règne de Yoyaquim (~ 609-~ 598) qui lui fait suite marque un regain d’adoration de fétiches à Jérusalem et de mépris de l’enfant. L’omniprésence du religieux, avec ses corrélats éthiques perçus à travers les rites de passage, ne doit pas faire illusion en affirmant comme évidente une reconnaissance progressive de l’enfant. Rien ne permet d’avancer a priori que l’enfant soit à identifier au prochain quand est énoncé : « Aime ton prochain comme toi-même. » De la même manière, le caractère péjoratif avec lequel est saisie la stérilité dans les récits bibliques n’est pas une preuve en soi qu’une valeur morale fût de mise à propos de l’enfant lors de son avènement. Tout au plus peut-on y voir les marques de prévalence des rites de fertilité déjà très répandus dans toute l’Antiquité. Rachel demandant à Jacob des enfants, « sinon j’en mourrai », Hannah stérile priant l’Éternel, ou Michal se plaignant d’être sans descendance sont des exemples qui posent la question de la dominance entre l’intérêt accordé à la fécondité et le sentiment énoncé en faveur d’une singularité reconnue à l’enfant. Il en est de même « des milliers de myriades » promises à Rébecca et d’une descendance plus nombreuse que les étoiles du ciel donnée à Abraham, ou encore de la douzaine de fils assurée à Jacob afin de réaliser le dessein divin déployé. Il est indéniable que les Juifs connotaient avec bonheur le fait d’engendrer une postérité notable, comme le prouvent encore les péricopes suivantes : « Les enfants sont comme des flèches dans la maison d’un guerrier », « Tes enfants seront comme des plants d’olivier autour de la table », « Les enfants des enfants sont la couronne des vieillards ». Ces preuves confortent une importance offerte à la descendance plus qu’une spécificité accordée à l’enfance.
77L’institution du lévirat obligeant le frère du défunt à se marier avec la veuve montre combien la priorité d’assurer une descendance était impérative. Les recours à une servante en cas d’épouses stériles, ou à l’adoption, comme pour Moïse par la fille de Pharaon ou d’Esther par Mardochée, constituaient des moyens ordinaires de compenser la privation d’enfants légitimes. On se mariait d’abord, on assurait une postérité ensuite, on partageait un sentiment amoureux éventuellement. L’obligation d’épouser le frère du défunt afin d’offrir une chance supplémentaire de procréation à la veuve est, à l’évidence, le signe d’une priorité accordée à l’engendrement plutôt qu’à l’affection.
78La mère des Maccabées dira à ses fils : « Je ne sais comment vous êtes apparus dans mon sein, ce n’est pas moi qui vous ai fait présent de l’esprit et de la vie, ce n’est pas moi qui ai ordonné les éléments dont vous êtes formés. » De la même manière, Job témoigne d’une vie avant la naissance. Job dit avoir été « façonné tout entier » par Yahvé : « Ne m’as-tu pas coulé comme du lait, et coagulé comme le fromage ? Tu m’as revêtu de peau et de chair, tu m’as tissé d’os et de nerfs. » L’antériorité de la vie affirmée est plus ontologique qu’affective, tout comme le seront la naissance ou les premiers soins donnés à l’enfant. Si une préexistence de la vie était perçue, si l’accouchement se faisait habituellement sur les genoux des sages-femmes, elles-mêmes accroupies ou assises devant l’accouchée, ou si l’allaitement était donné parfois jusqu’à trois ans, ils étaient sans doute les signes d’une réalité physiologique, naturelle et universelle avant d’être les déclinaisons d’une affectivité certaine. À cette période, l’auteur biblique ne déploie que modestement un vocabulaire appartenant au domaine du sentiment qui permettrait d’interpréter l’accouchement et l’allaitement comme l’aurore d’une affectivité étendue à l’enfant. Allaiter dans la société occidentale contemporaine résulte d’un choix manifeste qui peut être le signe d’une affectivité. Chez les Hébreux, autant qu’un don de soi, l’allaitement était une obligation morale et législative pour la mère, sauf si elle venait à divorcer ; dans ce cas, le mari devait verser une indemnité. Le Rabbin Mar bar Rav Ashi interdit à la veuve qui allaite de se remarier pendant deux ans, de peur qu’en voulant se remarier, elle ne se détourne de son enfant ou qu’elle ne le supprime. Si une femme avait des jumeaux, elle devait en allaiter au moins un, et pouvait confier le second à la nourrice. Le mari ne pouvait pas obliger son épouse à nourrir l’enfant d’une autre femme, mais il pouvait l’en empêcher si elle voulait le faire. Le mari pouvait aussi demander le divorce si sa femme allaitait sur la voie publique. Les seins qui ont nourri l’enfant considéré sont glorifiés, et ils sont damnés s’ils ont nourri un enfant maudit. Des cas d’allaitement artificiel par le lait de la mère sont rapportés dans le Talmud : « Il est arrivé qu’une nourrice ait rempli une tasse avec du lait qu’elle a obtenu en appuyant ses seins, et en donna ensuite à son enfant. » L’arrêt de l’allaitement de l’enfant était marqué parfois par une fête, comme en témoigne le festin donné par Abraham à l’occasion du sevrage d’Isaac.
79À l’évidence, les lois dictées par la coutume et la tradition l’emportent sur celles du désir et du sentiment, serait-on tenté de penser en première instance. La lactation était d’abord un acte physiologique, un devoir, avant d’être une joie. La Loi obligeait la femme qui avait obtenu le divorce à continuer à allaiter. Si la femme persistait dans son refus ou qu’elle était dans l’impossibilité d’allaiter, une nourrice était recherchée. C’est sans doute pour ces raisons que les nourrices étaient honorées dans la Bible comme des personnages importants.
80L’allaitement est une obligation légale, mais aussi un temps de découverte de l’enfant pour sa mère. Comment un enfant aveugle reconnaît-il sa mère ? R. Ashi (352-427), scholarque de l’académie de Soura, répond par le goût du lait et l’odeur de la mère. La coutume n’est pas une instance juridique fondamentale, une simple pratique devenue une règle non écrite en raison de son emploi constant, mais une façon de vivre héritée du passé et particulière à un peuple ou à un groupe social. Elle laisse transparaître de manière sous-jacente une éthique où un sentiment se laisse deviner.
81Cette étude des coutumes concernant l’allaitement ne pouvait s’achever sans édicter des règles religieuses concernant la distinction du pur et de l’impur. Ainsi se pose la question de savoir si l’on peut avoir recours à une nourrice non juive. Cette possibilité était consentie si les nourrices allaitaient dans la maison du père, afin que son influence prépondérante ne fût pas mise en échec. Plus largement, le questionnement a trait à la légitimité de donner le lait d’une créature réputée impure à un nourrisson juif. L’enfant peut téter le lait d’un animal interdit à la consommation, car la carence de lait expose au risque de mort. Samuel Kottek ajoute que « s’il est expressément interdit de traire un animal le jour du Shabbat, on permet en cas de nécessité au nourrisson de téter directement la mamelle de l’animal pur ou impur, car il ne s’agit pas là d’une manière habituelle [39] », avant de conclure que si, dans l’Antiquité, on a pu nourrir des enfants par l’intermédiaire de cornes d’animaux, aucun document talmudique ne l’atteste. Ce même auteur rapporte encore l’histoire d’un homme veuf et pauvre au point de ne pas pouvoir payer une nourrice. Cet homme vit sa poitrine se gonfler et ainsi put allaiter lui-même l’enfant. Prodige, miracle, menace pour l’ordre du monde, moquerie, les avis des sages divergent sur l’interprétation de ce phénomène. La réflexion actuelle considérera l’épisode relaté comme possible physiologiquement, en reconnaissant que l’essentiel se situe dans la marque d’affection témoignée à l’enfant.
82Cette recherche de sentiments exprimés envers l’enfant à travers les coutumes peut être poursuivie par l’étude des lois juives, notamment la législation relative aux actes de succession. La tradition veut que les filles n’héritent qu’en l’absence de légataires mâles. Il importe que les biens ne passent pas d’une famille à l’autre, d’un village à l’autre, d’une tribu à l’autre. Les filles sans frères épouseront les hommes de la même famille. La priorité est donnée à la conservation du patrimoine plutôt qu’à la liberté et au sentiment affectif. Si la Sagesse affirme : « Je fais mes délices des enfants », elle énonce son domaine d’action plus qu’elle ne reconnaît une dimension divine à l’enfant. L’enfant est « un propre à rien », un être « stupide », un « menteur », un « dévoyé et un rebelle », un être « abominable » et il « vaut mieux mourir privé d’enfants que d’avoir une postérité de pécheurs. »
L’autorité comme langage
83Ce tableau soigneusement situé dans le domaine dépréciatif vis-à-vis de l’enfant, encore qu’il doive être mis en contexte, permet de justifier la rigueur de l’autorité paternelle. « Un cheval mal dressé devient rétif, un enfant laissé à lui-même devient insolent. Cajole ton enfant, il te terrifiera ; amuse-toi avec lui, il te fera du chagrin. Ne ris pas avec lui, si tu ne veux pas pleurer avec lui, tu finiras par grincer des dents. Ne lui laisse pas de la liberté pendant sa jeunesse et ne ferme pas les yeux sur ses sottises. Fais-lui courber l’échine, pendant sa jeunesse, meurtris-lui les côtes tant qu’il est petit enfant, de crainte que, révolté, il ne te désobéisse et que tu n’en éprouves de la peine. Élève ton fils et forme-le bien, pour ne pas trébucher à cause de son indécence. » Le livre des Proverbes semble s’inspirer de la même pédagogie : « Celui qui épargne les verges à son fils le hait, celui qui l’aime lui donne de bonne heure la correction », ou encore : « Corrige ton fils, il te donnera satisfaction », tout comme : « La folie est attachée au cœur de l’enfant, les verges la chasseront loin de lui », ainsi que : « N’épargne pas la correction à l’enfant, si tu le frappes de la verge, il n’en mourra pas. » C’est bien de la mort de l’enfant dont il s’agit dans la peine de lapidation qui, dernière recommandation, doit être épargnée : « Corrige ton fils tant qu’il y a de l’espoir, mais ne désire pas qu’on le fasse mourir. »
84La mort tellement fréquente, tellement banale, tellement exposée au quotidien, la grandeur des récits bibliques est précisément de ne pas l’avoir intégrée comme ultime châtiment et d’en avoir dénoncé le caractère scandaleux. Le récit de la seconde campagne de David contre les Ammonites en fournit un exemple. Le grand roi ne recule pas à commanditer le meurtre d’Urie le Hittite, afin de prendre sa femme Bethsabée pour épouse. Nathan annonce à David la colère de Yahvé pour cette exaction. Cette réprobation morale précède l’énoncé d’un réel sentiment affectif du roi David pour son enfant, comme le confirme ce passage :
15?–?Yahvé frappa l’enfant que la femme d’Urie avait enfanté à David, et il tomba malade.
16?–?David implora Dieu pour le garçon : il jeûnait strictement, rentrait chez lui et passait la nuit, couché par terre.
17?–?Les dignitaires de sa maison se tenaient debout autour de lui pour le relever de terre, mais il refusa et ne prit avec eux aucune nourriture.
18?–?Le septième jour, l’enfant mourut. Les serviteurs de David craignaient de lui annoncer que l’enfant était mort. Ils se disaient en effet : « Quand l’enfant était vivant, nous lui avons parlé et il ne nous a pas écoutés. Comment pourrons-nous lui dire que l’enfant est mort ? Il fera un malheur ! »
19?–?David s’aperçut que ses serviteurs chuchotaient entre eux ; David comprit que l’enfant était mort. Il dit à ses serviteurs : « L’enfant est-il mort ? » et ils répondirent : « Il l’est. »
20?–?Alors David se leva de terre, se baigna, se parfuma et changea de vêtements. Puis il entra dans la maison de Yahvé et se prosterna. Ensuite il rentra dans sa maison et demanda qu’on lui servît de la nourriture et il mangea.
21?–?Ses serviteurs lui dirent : « Que fais-tu donc ? Tant que l’enfant était vivant, tu as jeûné et pleuré, et maintenant que l’enfant est mort, tu te lèves et tu prends de la nourriture ! »
22?–?Il répondit : « Tant que l’enfant était vivant, j’ai jeûné et j’ai pleuré, car je me disais : Qui sait ? Yahvé aura peut-être pitié de moi et l’enfant vivra.
23?–?Maintenant qu’il est mort, pourquoi jeûnerais-je ? Pourrais-je le faire revenir ? C’est moi qui m’en vais le rejoindre, mais lui ne reviendra pas vers moi [40]. »
86L’impératif divin prônant la multiplication s’entoure de limites morales. Si la procréation est voulue comme première exigence au sein de l’Alliance, elle doit respecter le Décalogue condamnant l’adultère. L’enfant né d’une relation jugée blâmable mourra, alors que son père, David, auteur de la faute, est épargné. Le destin de l’enfant est toujours dépendant de son origine. Cette rudesse du sentiment n’est pas sans rappeler les morales archaïques qui avaient cours à l’orée de l’histoire, où le destin de l’enfant suit son appartenance familiale :
11?–?Ainsi parle Yahvé : « Je vais, de ta propre maison, faire surgir contre toi le malheur. Je prendrai tes femmes sous tes yeux et je les livrerai à ton prochain, qui couchera avec tes femmes à la vue de ce soleil.
12?–?Toi, tu as agi dans le secret, mais moi j’accomplirai cela à la face de tout Israël et à la face du soleil ! [41] »
88L’image du devenir de l’enfant – qui n’a pas de nom – est inscrite avant qu’il ne paraisse. L’enfant est coupable de par son origine incestueuse. Preuve en est qu’une fois le temps de deuil terminé, Bethsabée aura avec David un second fils, Salomon, qui incarnera le sommet de la royauté :
24?–?David consola Bethsabée, sa femme. Il alla vers elle et coucha avec elle. Elle enfanta un fils auquel elle donna le nom de Salomon. Yahvé l’aima [42].
La loi des parents est désir
Le doigt de Dieu
90La narration de David pleurant sur son enfant avant qu’il ne décède met en lumière un sentiment d’affection. D’autres récits fournissent des preuves de la même tendresse. Joseph est aimé de Jacob, son père, dont la douleur est grande quand son fils disparaît. Il refuse de faire le deuil de son fils et souhaite gagner l’outre-tombe afin de demeurer dans le shéol, conformément à la croyance des anciens.
91Les récits énonçant les traits d’une tendresse envers l’enfant pourraient être multipliés. Comment expliquer cette tension majeure entre le peu d’intérêt porté à l’enfant et un attachement qui transparaît continuellement ? L’enfant sera tour à tour celui qui reçoit les attributs liés à l’infamie et cette « œuvre si étonnante et si merveilleuse », disent les Psaumes. Certes, le livre des Proverbes affirme on ne peut plus clairement : « Yahvé châtie celui qu’il aime comme un père l’enfant qu’il chérit. » Mais l’explication ne semble pas suffire… et en tout cas s’accommode mal avec les prérogatives que développe la psychologie actuelle de l’enfant.
L’éducation, signe de reconnaissance
92La rigueur des châtiments corporels prônés dans les textes bibliques rend incertaines les allégations d’amour des parents pour les enfants, empathie de l’amour de Dieu pour l’homme. Si le contexte social et éducatif a radicalement changé, on devine les signifiants éducatifs mis en jeu : calquer l’éducation et la considération que le père prodigue à son enfant sur celles que Dieu témoigne à l’homme. C’est assurément à l’aune de cet horizon que doit être interprété le sacrifice interrompu d’Abraham. Plus que la dureté des sentiments exposés, le sens primordial se situe dans la condamnation ferme des sacrifices d’enfants dont le livre des Prophètes se fera l’écho.
93Ces explications suffiraient-elles ? Certainement, si les contextes dans lesquels les récits ont été élaborés, étaient voilés. Une première constatation s’impose. Une atténuation de l’âpreté dans l’éducation n’est pas perceptible au fil du temps : Siméon ben Jeshu ben Eleazar ben Sira, selon les sources hébraïques, au iie siècle avant J.-C., témoigne de la même fermeté dans l’éducation que celle qui était de mise quatre cents ans plus tôt. Il affirme ainsi : « Celui qui aime son fils n’hésite pas à le battre afin qu’il s’en réjouisse plus tard. S’il le punit avec ses mains, il en aura une récompense et ses ennemis seront jaloux de lui car il aura des enfants intelligents. »
94On ajoutera que l’essentiel du message biblique dépasse la valeur affective reconnue à l’enfant. L’histoire d’Israël rapportée dans la Bible a d’autres visées que l’enregistrement d’une succession de morales rudes et étriquées ou la recension de sentiments éprouvés. L’enfant, au-delà de toute contingence éthique, est cette espérance de la perpétuation de l’Alliance. Son histoire ne subsiste que comme un vécu interprété théologiquement. Les interrogations relatives à la pédagogie, et plus généralement à la subjectivité inhérente à l’enfant, si dominante dans notre culture, étaient inconnues de l’Antiquité juive. La Bible ne méconnaît pas cette façon de sentir l’enfant qui nous apparaît si « naturelle » en énonçant sa singularité exemplaire. Il serait assurément dommageable de s’en tenir à cette seule approche contemporaine. Les variations des sentences, qui font figure de tensions concernant l’enfant, sont les harmoniques d’une mélodie fondamentale qui a évité à Israël le destin morne et unifié des Mésopotamiens, ou celui, désincarné, de la mythologie grecque. Elles traduisent l’existence de sources complexes de traditions coordonnées que l’histoire des formes littéraires tente d’isoler et de situer dans leur milieu historique d’origine. La tradition yahviste, que l’on rapporte à la seconde partie du règne de Salomon (vers 950-931 av. J.-C.), rappelle avec insistance les fondements de l’identité juive que sont l’octroi d’une terre promise, l’existence d’une bénédiction et l’assurance d’une descendance. L’enfant n’en est qu’un élément, ce qui n’exclut pas une réelle affection pour lui. Cette même tradition yahviste présente David comme un roi faillible, en dépit de l’éminence de son rôle, et un être sensible laissant transparaître son attachement à son enfant, et il serait certainement hasardeux de conjuguer trop hâtivement rudesse éducative et manque d’affection. L’absence relevée d’une évolution dans l’éducation ne permet aucunement de conclure à une carence de sentiment et d’amour éprouvés envers l’enfant.
En terre juive, éduquer c’est aimer
95L’amour que les parents doivent offrir à leurs enfants est à l’image de celui que Dieu manifeste à l’homme. C’est sans doute pour cette raison que l’enseignement de la Torah prend une place si privilégiée dans l’éducation de l’enfant pour les Juifs. C’est au père qu’est dévolue cette fonction envers son fils. La fille est habituellement dispensée de cette étude, encore que la question reste controversée. Dans le paysage juif, l’enfant doit apprendre les commandements et les lois afin d’acquérir la sainteté qui accompagne la crainte de Yahvé, thème omniprésent dans l’histoire d’Israël. Afin que la fidélité à la Loi se perpétue, le premier précepte enseigné sera celui d’honorer son père, comme le réaffirment tour à tour le Décalogue, le Siracide, les Prophètes, les Proverbes, et même le Lévitique [43] qui étend cette injonction à la mère. Il n’y a pas de commandement imposant d’aimer ses enfants, signe manifeste que ce sentiment était une évidence. Le contre-argument serait d’évoquer cette absence comme une lacune ou une carence, preuve du peu d’intérêt manifesté à l’enfant. La primauté accordée à l’éducation du fils laisse peu de place à cette ultime hypothèse, si l’éducation donnée à autrui constitue une première marque d’affection. Une prédilection vouée à un fils se distingue nettement d’une inclination pour la connaissance. Pour illustrer cette thèse, Rabbi Israël Salanter (1810-1883), fondateur d’une synagogue (musar shtiebel) dans laquelle étaient étudiés des textes éthiques, raconte cette historiette :
Un maître avait un élève et un fils. L’élève était intelligent et studieux, tandis que son fils était borné et paresseux. Le père aimait son élève et le fit asseoir à ses côtés ; il méprisait son fils et ne s’occupait guère de lui. Une nuit, un incendie éclata dans la maison. Le maître se réveilla brusquement et, sans réfléchir, il courut à la porte de son fils pour le sauver le premier [44].
97Le premier éducateur sera donc le père. C’est un devoir pour le père d’enseigner : « Tu enseigneras à tes enfants et tu leur parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras », affirme le Deutéronome. Les Proverbes élargissent cette responsabilité de l’enseignement à la mère : « Écoute, mon fils, l’instruction de ton père et ne regrette pas l’enseignement de ta mère car c’est une couronne de grâce pour ta tête et une parure pour ton cou. » Cette importance reconnue est déterminante pour le devenir de l’enfant qui est maudit par essence : « Voici, je suis dans l’iniquité et ma mère m’a conçu dans le péché. » Si l’enfant est né dans le péché, une éducation ferme prodiguée dès la première enfance sera seule à même de corriger les caractères péjoratifs innés. Un verset biblique, intégré au premier paragraphe du Chema récité quotidiennement au cours des offices du matin et du soir, déclare à propos des lois : « Tu les enseigneras à ton fils. »
98Que transmettre à l’enfant ? La nage, répond l’écrit hébreu : esprit ou malice ? Il semble que l’éducation ne s’arrête pas à ce point : « Celui qui n’enseigne pas un métier à son fils, c’est comme s’il lui enseignait le brigandage. » Une pédagogie assez novatrice accordant la parole à l’enfant peut être repérée, dans la mesure où les écrits bibliques emploient eux-mêmes un style interrogatif et récurrent : « Qu’est-ce donc que ces instructions, ces lois et ces coutumes que Yahvé notre Dieu vous a prescrites ? », « Que signifie pour vous cette cérémonie ? » ou « Que signifient ces pierres ? » En réponse, le père fera œuvre éducative de mémoire. L’accent est mis sur une nécessaire actualisation de l’histoire à intégrer au présent. Elle n’est pas une lecture des événements passés, même si ceux-ci sont les références fondatrices de l’histoire d’Israël. La mémoire est vivante. Lors de la célébration de la Pâque, le père est invité à dire à son fils : « C’est en souvenir de ce que Yahvé a fait en ma faveur lorsque je suis sorti d’Égypte. C’est grâce à sa main puissante que Yahvé t’a fait sortir d’Égypte. » L’enfant doit répéter l’événement auquel il n’a bien sûr pas assisté. Des liens forts s’établissent entre générations qui concourront à établir une solidarité entre les différents membres du peuple élu. La cérémonie pascale, et à travers elle toute l’histoire d’Israël, n’est pas seulement un rituel prononcé par l’enfant, mais une expérience signifiante à vivre.
Enseigner, c’est libérer
99À l’éducation prodiguée par le père faisait suite un enseignement dispensé par l’école. La Mishnah fournit une directive systématique de R. Yehoudah ben Téma, liée à l’éducation : « Cinq ans est l’âge de l’étude de la Bible, dix celui de la Mishnah, treize celui de l’obligation d’observer les commandements, quinze celui de la Gemara. » La loi juive exige des parents que l’éducation soit commencée le plus tôt possible, car « Moïse nous a prescrit une Loi, c’est un legs pour l’assemblée de Jacob. » L’obligation d’assurer un enseignement n’était pas toujours vécue comme un acte d’épanouissement, ni pour le père ni pour l’enfant, si l’on en croit le Talmud : « Béni soit celui qui m’a libéré de la responsabilité qui m’incombait à cause de mon fils », énonce la Midrash. L’esprit ne fait pas défaut au peuple juif. L’enseignement étant un devoir dicté par les écrits religieux, l’enseignant ne pouvait en tirer des espèces sonnantes et trébuchantes. Qu’à cela ne tienne, on trouva une formule élégante pour rémunérer les maîtres. « On les payait non parce qu’ils instruisaient les enfants, mais parce qu’ils les gardaient ! » De plus, si l’esprit venait à être défaillant et le désir de vocation plus incertain, « les maîtres étaient dispensés de certains services publics et de certains impôts. » Toutes ces dispositions visaient à former des maîtres, à augmenter leur nombre et, de fait, à étendre l’éducation aussi intensément et largement que possible.
100L’enseignement de l’enfant était perçu comme une nécessité. Sans instruction, l’enfant serait un animal primitif et seule l’éducation lui permettra de gravir les différentes étapes du savoir. « Entre deux et trois ans, l’enfant est un cochon, il rampe sur le sol, pose ses mains dans toute sorte de saleté avant de les mettre dans sa bouche. À dix ans, il gambade comme une chèvre. À vingt ans, il est comme un cheval. » Face à cette appréciation portée sur l’enfant, une éducation cohérente apparut comme une nécessité. Durant les cinq cents premières années, la Torah avait été presque toujours communiquée du père au fils. Au cours des siècles suivants, il y eut une augmentation progressive de garçons sans père ou de pères ignorant l’enseignement correct de la Torah. Les sages ont alors ouvert un Yeshiva à Jérusalem pour tous ceux qui ne pouvaient apprendre sérieusement dans les circonstances normales. Cette situation a continué jusqu’à la période du deuxième Temple (vers 3650), au moment où Yehoshua ben Gamla a décrété que chaque communauté juive devrait avoir ses propres écoles pour tous les garçons âgés de plus de six ans. Elles étaient destinées aux adolescents, âge où la maturité paraissait suffisante pour que l’enseignement soit compris, intégré et perpétué. L’exil a permis de mûrir plus étroitement les enjeux de l’Alliance. Manifestement, la promesse faite à Abraham se joue en dehors de la promesse d’une Terre promise ou de la pérennité du Temple, mais dans l’histoire singulière du peuple juif, afin qu’il ne tombât pas dans l’oubli. L’étude de la Torah implique mémoire et rigueur qui développeront une intelligence d’analyse dans les autres franges du savoir érigées en relation ou non avec la théologie. Les nécessités rituelles obligèrent les savants juifs à apprendre et à enseigner les matières fondamentales et humaines, afin d’éclairer et de mettre en pratique les commandements de la Torah. Ainsi se développèrent les enseignements de la médecine, de l’arithmétique, des langues étrangères. L’instruction de l’astrologie était indispensable pour l’établissement du calendrier des fêtes juives et le Talmud déclare que ceux qui ont la capacité d’étudier sont tenus de le faire. Le respect dû au savoir rejoint la faveur reconnue à l’enseignement et à l’enseignant qui va permettre à l’élève de mieux discerner les subtilités de la Loi. Le père donne la vie à son fils. De surcroît, le maître lui assure le monde futur.
101La Loi est formatrice de l’esprit. L’insistance portée sur l’éducation se traduira par la création des écoles dans toutes les localités où cela est possible (ordonnance en 80 av. J.-C. de Simon ben Shètah). L’enseignement était obligatoire selon le texte talmudique : « José ben Gamla fit une nouvelle loi suivant laquelle il fut établi, dans toutes les villes, une école que tous les enfants étaient tenus de fréquenter. » Cette obligation était-elle suivie dans les faits ? Assurément. L’assiduité à cet enseignement prodigué dans des écoles jouxtant les synagogues, n’était pas seulement dépendante d’une obligation légale, mais correspondait à une exigence morale qui devait marquer l’attachement des Juifs au savoir, d’autant que « l’enseignement doit se donner d’une façon claire, courte et avisée ». « Une ville qui ne possède pas des enfants allant en classe doit être évitée », ou encore « Une ville qui ne possède pas une école ne doit pas être habitée par un savant. » À côté de cet enseignement institutionnalisé, il existait une instruction périodique dispensée à l’occasion des fêtes religieuses. Philon (~ 13-54), qui vécut à la période mishnaïque, en parlant de l’attachement des Juifs à leur croyance, déclarait : « Étant donné qu’ils considèrent leurs Lois comme révélées par Dieu, et qu’on les instruit dans la connaissance des Lois dès leur tendre enfance, ils portent dans leurs âmes l’image des prescriptions de la Loi. »
102L’enseignement juif est pénétré d’une morale nourrie par ce qui pourrait apparaître comme des archaïsmes prégnants : « Celui qui enseigne la Torah à sa fille, la prépare à dédaigner Dieu », ou encore le propos d’Élazar, fils de Hyrkanos (80 ap. J.-C.), qui répondit un jour à une femme qui voulait s’entretenir avec lui de sujets importants : « La femme n’est faite que pour filer au fuseau. » La Bible était bien enseignée aux jeunes filles, mais pas le Talmud qu’elles ne pouvaient comprendre ! C’est sans doute pour cette raison qu’il était interdit aux femmes d’enseigner. La prime enfance n’était, semble-t-il, pas mieux considérée : « Si on amène à ton école un enfant qui n’a pas six ans, tu ne dois pas le recevoir, mais à partir de cet âge reçois-le et charge-le comme on charge un bœuf. » À défaut de pédagogie différenciée, le châtiment corporel apparaît comme la seule éducation efficace, encore que quelques bémols dans ce qui nous apparaît comme une austérité éducative soient repérables : « Si tu es forcé de frapper un enfant, que ce soit tout au plus avec une lanière. » Cependant, « il est interdit de battre les enfants pendant les jours de fortes chaleurs afin de ne pas nuire à leur santé », dit la Midrash. L’insuccès – et ceci est nouveau – n’est plus nécessairement ressenti comme une défaillance de l’enfant, jusqu’alors résolue par le seul châtiment. La méthode pédagogique et le comportement de l’enseignant se trouvent interrogés. L’omnipotence de l’adulte face à l’enfant, pour la première fois, est relativisée. Si un enfant présente des difficultés scolaires, la responsabilité peut incomber à l’adulte. « Si un élève ne fait pas de progrès, c’est le professeur qui est responsable car son enseignement est rebutant. » À travers cette évolution sensible au niveau pédagogique, émergent de nouveaux préceptes moraux concernant l’enfant. Le Talmud dit encore : « Si un passage semble à un élève aussi dur que le fer, la faute est au maître car il n’est pas capable d’expliquer assez clairement pour que l’élève le comprenne. » Cette remise en cause de l’enseignement et de l’enseignant se retrouve en d’autres circonstances : « Toute absence injustifiée de l’élève entraînait une amende, et celle du maître sa révocation. » D’autres originalités sont à découvrir dans le domaine de l’enseignement, toujours en liens serrés avec une idéologie morale sous-jacente : « Les instituteurs célibataires ne sont pas admis, de peur qu’ils ne fussent troublés par les femmes conduisant leurs enfants à l’école », ou encore : « Il ne faut pas aller au bain avec son maître, sauf si celui-ci a besoin d’un aide. » Il était en effet considéré comme un bienfait d’aider son maître : « Celui qui apporte des cadeaux à son maître est considéré comme s’il offrait des premiers-nés au Temple. » Plus anecdotiques, les exigences éthiques affectent l’apparence comme l’essence, le vêtement comme l’esprit. Une tenue décente est exigée : « L’extérieur du maître doit refléter son intérieur. » L’enseignement prodigué ne saurait se résumer à ces seules exigences pouvant apparaître étriquées. Pour s’élever dans la connaissance, il faut fréquenter autant que possible les grands maîtres, qui n’apportent qu’une facette des savoirs et des comportements, invitant aux dépassements. « Celui qui n’apprend que chez un maître n’aura pas un fruit suffisant dans son étude. Il faut donc plusieurs maîtres à cause des diverses façons d’expliquer les choses pour mieux les comprendre ainsi. Toutefois, pour l’étude des principes fondamentaux, il est mieux d’écouter un seul maître, car plusieurs maîtres les expliquent différemment et l’élève ne comprendrait plus rien ainsi. »
103Si l’enseignement prend assise sur la transmission de savoirs et le développement d’un esprit critique, il se fonde aussi dans la prise en compte et l’évolution de la mémoire. À cette fin, des méthodes pédagogiques prennent un essor nouveau : des recours à des procédés mnémotechniques sont développés. Les instituteurs attachaient aux lettres une signification morale : « Alef Binah » pour « Alef-Beth » (étudiez la sagesse), « Guemol-Dalim » pour « Guemol-Dalet » (bienfaisance aux pauvres). Les « entendants » et les « visuels » sont différenciés comme dominances dans les étapes de la mémorisation. La récitation à haute voix était déjà considérée comme une méthode d’apprentissage profitable : « Toi le subtil, lis la Bible la bouche ouverte, afin que le fruit de ton étude te reste », tout comme il est précisé que « La vision fixe la mémoire ». L’accent est mis sur la mémoire, dans son acception historique – on ne manque jamais l’occasion d’en faire acte par une relecture de l’histoire hébraïque –, mais aussi dans sa signifiance pédagogique, avec un accent moral bien affirmé : « Ce qui n’a pas de valeur, la mémoire ne doit pas le conserver. » Mémoire et savoirs initiés dès l’enfance devront fructifier tout au long de la vie car « Ne dis pas, j’étudierai quand j’aurai le temps car tu n’auras peut-être pas le temps », ou plus lumineux encore : « Celui qui après avoir étudié n’y revient plus, ressemble à celui qui a semé mais qui n’est pas allé à la récolte. » Il est nécessaire de lutter contre l’oubli qui menace la mémoire tout au long de la vie. « Les étudiants sont de quatre sortes, dit encore le Talmud. Il y a ceux qui apprennent rapidement et oublient de même et n’en tirent aucun profit. Il y a aussi ceux qui comprennent difficilement et oublient de même, ils en tirent profit. Il y a encore ceux qui comprennent rapidement et oublient lentement, ils ont le meilleur profit. Il y a enfin ceux qui apprennent difficilement mais oublient vite, ils sont les plus mauvais. » Cette classification ne traduit aucunement une prédisposition élitiste, car l’enfant pauvre, matériellement ou d’esprit, occupe une place de choix au sein de la famille et de la vie sociale. « Occupez-vous avec attention des enfants pauvres car d’eux sortira la Torah. » Temps de méditation, image d’un Dieu qui se révèle, théodicée accessible à la raison, l’enfance pose intensément la question d’une sacralité lisible aux yeux de la foi.
104Le sens du mot « sacré » reste ambigu. « Le sacré n’est rien d’autre à l’origine que la volonté continuée du père primitif », dit Freud. La racine sacer signifie à la fois « sacré » et « consacré », mais aussi « abominable », « maudit ». Dire que l’enfant est sacré n’est donc pas en soi l’assurance d’une reconnaissance morale, affective et psychologique. L’étude du Décalogue confirmera la distinction opérée entre religieux et éthique sur le devenir de l’enfant. Si les premiers commandements ont une intention théologique d’affirmer la prédominance divine, ils ne promeuvent en rien une élévation de l’enfance, alors que les commandements ayant une connotation éminemment sociale et une volonté affichée de maintenir l’ordre établi auront une influence conséquente sur le destin de l’enfant. Il est patent que la réunion dans un même corpus d’interdits éthiques et religieux de traditions d’origine fort différente a véritablement favorisé l’extension du sacré à des domaines initialement circonscrits essentiellement à la proclamation transcendantale du divin. Cette extension du sacré à l’éthique fut d’autant mieux acceptée qu’elle atténuait le caractère prohibant et réducteur des pulsions primitives de l’homme. Pour le fondamentaliste, obéir aux commandements, aux règles éthiques impliquant l’enfant, c’était accéder au sacré. L’enfant apparaît ainsi comme chemin d’accès au sacré. Restait un dernier acte. L’enfant passeur de sacré devient lui-même sacré, transition que fera la pensée contemporaine d’autant plus facilement que les limites du sacré sont mouvantes et affaire de cultures et de personnes.
Conclusion : l’avenir de l’enfance n’est pas écrit
105Un temps pressenti comme linéaire est de nature à évoquer l’histoire de l’enfant en termes de progrès. Le jugement de Salomon énonce un privilège en faveur de l’enfant au-delà de toute revendication. La relation mère-enfant donne au sentiment affectif son sublime achèvement. Elle s’institue comme modèle implicite sur lequel va se fonder la pensée symbolique. Si la mère intervient de manière prépondérante au niveau emblématique, le père manifeste sa reconnaissance à travers de nombreuses conduites ritualisées, repérables dans les textes bibliques. De la fructification demandée à Adam à la ligature d’Isaïe se dessine une considération existentielle, affective et même éthique de l’enfant, depuis les allusions faites à Abraham refusant d’abandonner son premier héritier, à David pleurant son fils ou encore à Jacob préférant l’outre-tombe plutôt que le deuil de son enfant. Sur cette représentation de la relation parentale se sont greffés des rites sociaux visibles. Certains seront unanimement reconnus par les deux parents, tels les interdits de sacrifices, les règles de parenté et d’héritage, les compositions morales élevant toute société humaine donnant une identité à un enfant. D’autres coutumes individualiseront la parenté, telle la circoncision qui est simultanément séparation d’avec la mère et reconnaissance par le père donnant son nom. La mère, de par son statut propre, confère à l’enfant son appartenance, à la différence du père qui marque son appropriation de l’enfant par un rituel euristique. Les représentations de ces rites imposent à ceux qui en héritent des manières de vivre qui seront transmises à leur tour. Ce n’est pas simplement le rôle dévolu au Mohel ou au Cohen dans les rituels entourant la prime enfance qui est essentiel, mais l’intérêt porté par des hommes à un enfant, l’invitant à entrer dans la communauté. L’ensemble de ces règles répond à l’injonction biblique de s’élever vers la pureté du cœur. Ces rites transmis dans leur matérialité formelle laissent entrevoir des normes de comportement avec lesquelles les sociétés juives ont dû composer à chaque époque de leur histoire jusqu’à la représentation actuelle de l’enfant.
106Le lien affectif parental se déploie comme modèle universel contribuant à donner une identité à un enfant dès les premiers instants de vie. L’enfant, sous le sceau de l’appartenance et de l’appropriation parentales, devient un être de relation, sous le signe de la reconnaissance. Être de sang, il s’affirme dans une tradition millénaire évoquant les générations précédentes comme ciment de l’identité hébraïque. Le Temple détruit, la Terre promise pillée, la descendance triomphe comme témoin unique, essentiel, pérenne de l’Alliance, consacrant la victoire de l’enfance quand les autres symboles disparaissent. À l’enseignant, modèle de relation, serviteur de l’enfant, passeur de savoir, seront allouées reconnaissance et autorité. Les sources vives du passé, l’enfant à l’aurore de sa vie présenté comme l’animal le plus primitif, la notion de progrès par la seule instruction sont autant de pages de l’histoire de l’enfant qui qualifient l’éducation comme l’instance porteuse de sens par excellence. Par l’enfant instruit, passé et présent préparent et révèlent un avenir non encore tracé, à la différence des autres traditions. Cet avenir non écrit serait source d’angoisse si le passé ne venait offrir sa valeur de sens. Seront alors mises en lumière les prérogatives d’un système qui prouvent sa cohérence en montrant que le judaïsme, l’universalisme et l’enfance se construisent mutuellement. Fondé sur des impératifs éthiques qui, de par leur nature, transcendent les frontières, l’enseignement des Prophètes s’élève au niveau de l’universel. « Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre », clame Isaïe 49, 6. L’enfant, sujet de vie et de désir pour un peuple, devient porteur de sens pour l’humanité. Citant un verset, un rabbin assure : « Que celui qui n’a pas de fils comme héritier encoure la colère de Dieu. » « Donne-moi des enfants, sinon je meurs », crie Rachel à Jacob. Chacun se reconnaîtra enfant du même manque car « Les enfants sont un héritage de Dieu ; le fruit de la matrice est une récompense », chantent les Psaumes.
Notes
-
[1]
G. Duby, M. Perrot, Histoire des femmes, l’Antiquité en Occident, t. 1, Paris, Plon, 1990, p. 267.
-
[2]
M. Yourcenar, La Couronne et la Lyre, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1979, p. 384.
-
[3]
Platon, La République V, 460 a-461 c in Œuvres complètes, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950. Pour interpréter avec impartialité cette pensée, il importe d’observer que l’exposition et l’esclavage des enfants étaient admis par les mœurs dès la plus haute Antiquité et pratiqués dans toutes les cités grecques, à l’exception de la seule Thèbes. La constitution spartiate – dont Platon s’est tant inspiré dans les écrits politiques – donnait droit de vie ou de mort sur les enfants aux anciens de la tribu. Ils pouvaient condamner les enfants à être exposés au lieu-dit « Les Dépôts », situé sur les monts abrupts du Taygète.
-
[4]
Aristote, Politique IV, 14, 10, traduction de Jean Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1974. Il faut distinguer « l’exposition et l’abandon » des enfants : l’exposition, c’est le dépôt de l’enfant dans un lieu où il peut être recueilli ; l’abandon est le délaissement dans un lieu où il doit mourir. Cet abandon des enfants contrefaits était un principe généralement reçu dans la Grèce, excepté à Thèbes, où une loi défendait expressément de les faire périr. À Sparte, il était appliqué dans toute sa rigueur. Tout enfant qui naissait était aussitôt soumis à l’examen des membres de la tribu, qui avaient sur lui droit de vie et de mort. Voir Cragius, I, chap. V, et II, instit. 2. Ainsi Platon et Aristote prescrivent l’abandon pour les enfants mal conformés : pour celui-ci, l’avortement pour les enfants qui viendraient en surnombre ; pour celui-là, l’avortement et la mort pour les enfants produits par l’inceste. Aristote semble ici montrer un peu plus d’humanité ; il paraît considérer comme un crime de tuer l’enfant qui aurait échappé à l’avortement.
-
[5]
Platon, Les Lois, II, 653 d-e.
-
[6]
P. Vidal-Naquet, « Du passage au cultivé ; le passage de l’adolescence en Grèce ancienne », in Enfant antique et pédagogie classique, « Enfance et civilisations », Raison présente, no 59, 3e trimestre, 1981, p. 9.
-
[7]
N. D. Fustel de Coulanges, R. Flacelière, « Les femmes dans la Grèce antique », Historia, no 388, Paris, 1979, p. 28.
-
[8]
Ibid., p. 29.
-
[9]
Nikos Vrissimtzis, Amour, sexe, mariage en Grèce antique, Athènes, Agia Paraskevi, 1999, p. 19.
-
[10]
Eschine, Contre Timarque, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1927, p. 9.
-
[11]
Thucydide, Oraison funèbre pour les premiers morts de la guerre du Péloponnèse, II, 46. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/thucydide/livre2.htm
-
[12]
Platon, Le Banquet, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 5-6.
-
[13]
B. Legras, Éducation et culture dans le monde grec, viiie-ier siècles avant J.-C., Paris, Sedes/Campus, « Histoire », 1998, p. 5.
-
[14]
Platon, Protagoras, 312 c-d, traduction de Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950.
-
[15]
Sophocle, Antigone, traduction de Robert Pignarre, Paris, Flammarion, 1999, p. 81.
-
[16]
Homère, L’Iliade, XXIII, traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1992 ; L’Odyssée, XI, 271s., traduction de Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
-
[17]
Hippocrate, Du fœtus de huit mois, traduction de Robert Joly, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 171.
-
[18]
Ibid., p. 173.
-
[19]
Hippocrate, Des chairs, op. cit., c 18.
-
[20]
Hippocrate, De la maladie sacrée, c 16, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
-
[21]
Ibid., c 16.
-
[22]
Ibid., c 16 : « Le cerveau est l’interprète de la compréhension. Mais le diaphragme possède un nom inapproprié, acquis par le hasard et par l’usage, et non point un nom véritable dû à la nature. »
-
[23]
Entre les partisans de la théorie réaliste, pour qui le langage naturel est composé de mots correspondant par nature à ce qu’ils désignent, et ceux de la théorie nominaliste, pour qui le langage arbitraire relève de la coutume et de l’usage, Hippocrate avance une position médiane : les noms sont bien des institutions, mais renvoient à des réalités relevant de la nature. « Il est absurde de penser que c’est à travers les noms que les formes se produisent, et cela est impossible. Car les noms sont des institutions de la nature, tandis que les formes ne sont pas des institutions, mais des productions. » (Hippocrate, De l’art, c 2, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1988.)
-
[24]
Hippocrate, Airs, eaux, lieux, c XXII, 13, traduction et notes de Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1996.
-
[25]
Gn 21, 8-21. Samuel Kottek s’oppose à la traduction rendue par le verbe « jouer », verset 9. Selon lui, matshiq est différent de tsoheq (jouer) et signifie : « se moquer », « faire rire ». De même, le verset 15 b doit être traduit par : « Elle s’en sépara en le déposant… », litt. « faire envoyer », « faire aller ».
-
[26]
Les enfants nés d’une esclave concubine et assimilés aux fils de l’épouse avaient droit à l’héritage paternel (Bible d’Osty, 1973, note 10, p. 73).
-
[27]
S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939).
-
[28]
Gn 1, 28.
-
[29]
Gn 17, 10-11. À propos du mot « race », terme chargé de sens et de contresens, Kottek propose le mot « postérité » ou « descendance ». Id. au verset 12.
-
[30]
Gn 17, 12-14.
-
[31]
P. Hidiroglou, Les Rites de naissance dans le judaïsme, Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », 1997, p. 123.
-
[32]
Ex 4, 24-26.
-
[33]
Le Mohel agit par délégation du père. Le Mohel est une personne de foi juive qui pratique la circoncision selon les directives de la religion. Les Mohelim reçoivent une formation médicale et religieuse afin que la circoncision soit valide selon les critères de la loi juive. Tous les Mohelim ne sont pas nécessairement Rabbi. Les parents de l’enfant en bas âge loueront habituellement les services d’un Mohel pour faire la circoncision devant des invités ou en privé.
-
[34]
N. Belmon, Les Signes de la naissance, Paris, Brionne, Gérard Lonfort, 1991, p. 189.
-
[35]
P. Hidiroglou, Les Rites de naissance dans le judaïsme, p. 194.
-
[36]
2 R 2, 9.
-
[37]
Si la mère est fille de Cohen ou de lévite, l’enfant est considéré comme sain et n’a pas besoin d’être racheté. Il en est de même des fils de prêtres et de lévites.
-
[38]
Actuellement, c’est à treize ans qu’est célébrée la Bar Mitzva. Il faut encore préciser que l’âge de la Bar Mitzva pour les jeunes filles se situe à douze ans.
-
[39]
S. Kottek, « La pédiatrie dans la Bible et le Talmud », in RHMH, no 121, Paris, 1977, p. 28.
-
[40]
2 S 12, 15-32.
-
[41]
2 S 12, 11.
-
[42]
2 S 24-25.
-
[43]
Lv 19, 3 ; 20, 9.
-
[44]
E. Fraenckel, Reb I. Salanter et le Professeur Freud, Bulletin de la communauté juive de Strasbourg, 23 mars 1951, p. 1.