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Article de revue

La foi, aux chances de l'incroyance

À propos de Dieu existe-t-il encore ?

Pages 61 à 89

Notes

  • [1]
    Libres réflexions inspirées d’un débat – une disputatio telle qu’au Moyen Âge – qui eut lieu le 22 mai 2004 dans la cathédrale de Rouen entre le philosophe théologien Philippe Capelle, doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, et le philosophe athée André Comte-Sponville, débat publié aux Éditions du Cerf sous le titre Dieu existe-t-il encore ?, Paris, 2005.
  • [2]
    Op. cit., p. 20.
  • [3]
    Jn 3, 20.
  • [4]
    Mt 25, 37 et 40.
  • [5]
    Op. cit., p. 21.
  • [6]
    D’après Lettre aux Hébreux 11, 27.
  • [7]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 98.
  • [8]
    Ibid., p. 80 s.
  • [9]
    Ibid., p. 40. Cette question de la fidélité à des valeurs sans la foi qui les a fait naître donnera lieu à un long échange polémique entre les deux orateurs. La question y est de savoir si l’on peut – au moins durablement, et avec la même force de transmission – opérer ainsi une telle dichotomie entre les fruits et l’arbre qui les a produits. André Comte-Sponville pense sincèrement que oui, Philippe Capelle en doute tout aussi sincèrement (voir p. 80 s.).
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid., p. 57.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Voir Patrick Guyomard, La Jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste, Paris, Aubier, 1992.
  • [16]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 72-73.
  • [17]
    Ibid., p. 73.
  • [18]
    Jn 2, 25.
  • [19]
    Mt 12, 33.
  • [20]
    Comme par exemple dans Kant et le problème de la métaphysique et dans Qu’est-ce qu’une chose ?, de Martin Heidegger, Paris, Gallimard, respectivement 1953 et 1971.
  • [21]
    Encyclopédie, § 44 R.
  • [22]
    Dieu existe-t-il encore ? op. cit., p. 76.
  • [23]
    Ibid., p. 77.
  • [24]
    Ibid., p. 63.
  • [25]
    Ibid., p. 64.
  • [26]
    Ibid., p. 64-65.
  • [27]
    Ibid., p. 65-66.
  • [28]
    Ibid., p. 70-71.
  • [29]
    Ce qui suit dans cette section s’inspire librement de la première partie de l’Introduction à la métaphysique de Martin Heidegger, Paris, Gallimard, 1967, p. 13-62.
  • [30]
    E. Kant, Critique de la raison pure, « De l’idéal transcendantal », A p. 575, B p. 603.
  • [31]
    R. Descartes, Méditations métaphysiques, Troisième méditation, AT VII, p. 45-46.
  • [32]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 80.
  • [33]
    Ibid., p. 88-89.
  • [34]
    Saint Jean de la Croix, Poésies, viii : « Bien sais-je la source qui coule et qui court / Bien que ce soit de nuit ».
  • [35]
    Voir Maurice Bellet, Le Dieu pervers, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [36]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 44-45.
  • [37]
    Ibid., p 45.
  • [38]
    Cité partiellement par Jean-Paul Sartre et al., in Kierkegaard vivant, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966, p. 47. Voir Kierkegaard, in Papirer, vii A 181, Œuvres complètes, vol. X, p. 241.
  • [39]
    Ibid., p. 33.
  • [40]
    Ibid., p. 44.
  • [41]
    Saint Jean de la Croix, La noche oscura, III, « Sans autre lumière pour guide / Que celle qui brûlait dans mon cœur ».
  • [42]
    Ibid., p. 50.
  • [43]
    Ibid., p. 50-51.
  • [44]
    Ibid., p. 52.
  • [45]
    Ibid., p. 53.
  • [46]
    Rm 8, 22.
  • [47]
    Ibid., p. 46.
  • [48]
    Ibid., p. 34.
  • [49]
    D’après Philippiens 2, 6-8.
  • [50]
    He 5, 8.
  • [51]
    Mt 5, 3.
  • [52]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 106.
  • [53]
    Ibid., p. 106-107.
  • [54]
    Hegel, Logique, Lasson, t. II, p. 218.
  • [55]
    Selon André Comte-Sponville, in Dieu existe-t-il encore ?, op cit., p. 77.
  • [56]
    Selon Philippe Capelle, ibid., p. 103.
  • [57]
    Expression inspirée du titre du livre de Charles Melman, Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002.
  • [58]
    Voir Jean Greisch, L’Arbre de vie et l’arbre du savoir, Paris, Éd. du Cerf, 2000.

1La confrontation de haut niveau et de parfaite cordialité qui eut lieu en 2004 dans la cathédrale de Rouen entre deux philosophes, l’un croyant, l’autre incroyant (Philippe Capelle et André Comte-Sponville), sur la question « Dieu existe-t-il encore ? » ne marque-t-elle pas un tournant dans le dialogue foi-athéisme ? Par une « ruse du divin », la foi de l’un et l’incroyance de l’autre ne seraient-elles pas les deux versants par lesquels la transcendance nous « travaillerait » pour une quête de l’Ultime toujours moins indigne et de Dieu et de l’homme ? Kierkegaard avait déjà fourni l’équation.

« Nous sommes dans l’inconcevable. Mais avec des repères éblouissants. »
(René Char)
« … rusés comme des serpents et simples comme des colombes. »
(Mt 10, 16)

2Signification symptomatique de l’événement ici visé : dans une cathédrale élevée par la foi de nos anciens, deux philosophes, l’un chrétien, l’autre athée, débattent devant un public de croyants et d’incroyants sur la question de savoir si Dieu existe toujours ! Sous cette forme provocatrice, ce qui est interrogé est, bien sûr, le fait de savoir si l’homme moderne occidental a encore besoin de croire en Dieu pour donner sens à sa vie et, dans l’affirmative, s’il a encore les moyens de justifier la « tenabilité de route » d’une telle foi.

3Mais en amont de cette question d’intitulé, se joue une partie plus décisive encore : je pointe ici l’acte même de cette séance (haut niveau intellectuel et toute probité souhaitable) confrontant, sans concessions sur le fond mais dans le respect mutuel des positions, un croyant convaincu et un athée décidé. Comment ne pas voir ce que dénote un tel acte quant au climat où peut être abordée la question-Dieu aujourd’hui ? Nous y sommes implicitement renvoyés à un sens de la Transcendance qui n’exclut plus la franche cordialité entre qui affirme et qui nie, comme si désormais croyance et athéisme sincères se ressentaient comme les deux versants d’une même recherche, au cours de laquelle il ne devrait y avoir ni « vainqueur » ni « vaincu », mais chance d’un possible approfondissement de l’un grâce… à la grâce de l’autre. Alors, pour qui se situe – comme j’ose le présumer de moi-même – dans l’option « Dieu », n’y aurait-il pas lieu de supposer quelque « ruse du divin » nous travaillant à l’obscur, bien en deçà et bien au-delà de « croyances » ou « d’incroyances », suscitant peut-être leur « lutte amoureuse » comme chemin plus digne de ce qui est en question ? Incroyable ! Et pourtant…

4La raison de cette folie en serait la montée à l’horizon d’un nouveau visage de l’Ultime : moins que jamais une Instance divine ne saurait être admise comme digne que l’on s’explique avec elle, fût-ce pour la rejeter, qu’à être supposée a priori jalouse de voir l’homme « ek-sister » (je dois y revenir). Et donc originairement allergique à toute adhésion qui ne serait pas démarche, dans les limites de chacun, la moins clôturante et la plus autonome possible. Et donc Instance, encore, qui ne devrait éprouver que de la joie dans le cas où une liberté en genèse penserait très loyalement, sans en être « culpabilisée » d’avance, ne pouvoir devenir authentiquement elle-même qu’en se passant d’elle. C’est d’ailleurs ce qu’effleure Philippe Capelle lorsque, dans ses préambules, il va jusqu’à affirmer :

5

[…] il est de foi que « sans la foi », la vie puisse trouver de quoi être vécue selon ses propres ressources. Maître Eckart l’avait déjà vu : « Pourquoi la vie ? Parce que la vie ! » Traduisons dans le cadre de notre question : Dieu remet la vie entre les mains de l’humanité, lui en fait le don sans rien exiger en retour. Le pape Paul VI allait même jusqu’à déclarer que l’incroyant enseigne le croyant [2].

6À la lumière de cette intuition, je me risquerai ici à une lecture sélective et distanciée de ce qui, dans ce débat, touche à la question de notre représentation du divin telle qu’elle est désormais permise par la grâce de notre époque. Cela jusqu’à ses conséquences sur la manière de reformuler la crédibilité des « voies », fondant toute présomption rationnelle en faveur de l’existence de ce représenté. Nouvelle orientation qui, certes, au moins en ce qui concerne le christianisme, peut être retrouvée comme déjà « en travail » dans les textes fondateurs. Mieux, comme lointainement causée par eux. Oui, la faute à eux ! « Celui qui fait la vérité vient à la lumière [3] ». Et ce peut être une lumière de nuit : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir (…) ? » – « (…) chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! [4] » Ici, n’est-il pas notifié que serait substantiellement « athée » de la mauvaise manière un « théisme » qui ne serait qu’avarice du cœur, étroitesse de l’esprit, rabattement du « soi » solidaire sur l’« égo » solitaire ? Ce brûlot évangélique n’a pas fini de faire des dégâts !

7Mais l’heure semble venue où l’obligation de rendre explicite cet implicite nous tombe dessus comme une affaire de « to be or not to be » : il ne serait pas divin d’adhérer au divin par « écrasement » surmoïque devant l’autorité « naturellement » intimidante d’une altérité énigmatique : sentiment que ce dieu-là ne serait pas dieu, mais piège « humain trop humain » (Nietzsche) qui, à terme, ne peut que rendre « indifférent », « athée » ou « névropathe ». Ou un mixte, pas très esthétique à voir, de ces trois profils à la fois ! À ce point de vue, Philippe Capelle encore donne le ton :

8

S’il faut toutefois en habiliter le vocable, je veux bien, moi aussi, aller jusqu’à me déclarer « athée » ; mais ce sera de la façon des premiers chrétiens, tel Justin le premier philosophe converti à la foi chrétienne : comme lui, comme ceux qui se déclaraient athées de tous le dieux de l’Empire romain, je me dirai volontiers athée de toutes les figures de dieu dont on nous repasse continuellement les plats. Ainsi, du Dieu conquérant, athée je suis ; du Dieu vengeur, athée je suis ; du Dieu surveillant général de la planète terre, athée je suis ; du Dieu providentialiste, athée je suis ; du Dieu des déistes des Lumières, je suis athée ; du Dieu qui justifie la violence et la terreur, ou du Dieu qui surdétermine l’organisation sociopolitique, athée je suis ; devant la figure d’un dieu-principe d’explication du monde, je crains le blasphème ; mais tout aussi fortement, du progrès nécessaire de l’Histoire, je suis athée ; des valeurs érigées en absolu, je suis athée ; plus encore, de la pleine possession de mon être, athée je suis.

9Alors que reste-t-il ? Mais tout [5]

10Ce « tout » désigne l’immense tâche désormais requise de la part de ceux qui vont par cette vie « comme s’ils voyaient l’Invisible [6] ».

11Avant d’y risquer ici mes maladresses bien intentionnées, je voudrais m’expliquer avec quelques objections brillamment exposées par André Comte-Sponville, difficultés auxquelles il fallait bien s’attendre, puisque nous les voyons tranquillement installées dans l’air du temps. Sans laisser de me montrer reconnaissant pour la part de remise en cause salutaire qu’elles peuvent véhiculer, je n’aurais pas le sentiment d’honorer le courageux adversaire en laissant ignorer ce qu’elles me paraissent parfois contenir de plus rhétorique que de philosophiquement toujours viable.

La tentation des psychologismes

Dans la foulée d’un certain freudisme

12Notre athée a la courtoisie et la rigueur de bien préciser sa position, en sorte qu’il n’y ait point de doute sur le site depuis lequel son dire nous parle. Il est « athée » et non simple « agnostique » ; est exclue pour lui toute « neutralité » sur la question : il ne « sait » pas si Dieu existe ou n’existe pas (une telle « certitude » au niveau du « savoir » serait à ses yeux le lot des « imbéciles »), mais si « je ne sais pas si Dieu existe, je sais que je n’y crois pas [7] ». Cet athéisme est cependant un athéisme « fidèle [8] », non point au sens d’obstiné, mais d’accueillant, au moins dans leurs lignes de forces, aux valeurs judéo-chrétiennes dont notre civilisation des droits de l’homme a largement hérité. Mais cela va plus loin, et c’est ici que surgit la difficulté sous les espèces, comme il arrive quelquefois, d’une intention bonne.

13Dès son préambule, en effet, André Comte-Sponville tient à préciser qu’il ne prend pas la parole « contre [9] » la foi de Philippe Capelle, car son athéisme n’est absolument pas « dogmatique [10] », et cela, avoue-t-il, au point que « Dieu, à tout prendre, je serais plutôt pour [11]… » Mais le croyant n’a même pas le temps… de n’en pas croire ses oreilles, que surgissent les dessous de l’affaire :

14

On aurait tort de s’en offusquer. L’amour infini, immortel et tout-puissant, qui n’en rêverait ? Mais que prouve un rêve ? Que nous soyons pour la justice, cela ne prouve pas qu’elle existe [12].

15Et nous voilà, dès le début, en plein Avenir d’une l’illusion telle qu’est reçue la « religion » chez Freud, phénomène culturel qui, à ses yeux, ne saurait, certes, être taxé d’« erreur » (que sait-on jamais ? Il est bien des bergères qui sont tombées sur le prince charmant de leur rêve !), mais qui relèverait bel et bien de la gratuité des créations outrecuidantes de notre désir, dont nul ne devrait pourtant ignorer les puissants intérêts égocentriques. Dans cette tradition de lecture, André Comte-Sponville persiste et signe : ce qu’il appelle son troisième argument l’incitant à ne pas croire, est une reprise quasi littérale de la critique freudienne et dans l’esprit de cette critique, dont j’aurai à montrer que, finalement, elle fait bien trop lucide en son registre propre pour ne pas être aveugle à ce qui est plus spécifiquement en question :

16

Que désirons-nous plus que tout ? Si on laisse de côté les désirs vulgaires ou bas qui n’ont pas besoin d’un Dieu pour être satisfaits, ce que nous désirons plus que tout, c’est d’abord de ne pas mourir, ou pas complètement, ou pas définitivement ; c’est ensuite de retrouver les êtres chers que nous avons perdus ; c’est que la justice et la paix finissent par triompher ; enfin, et peut-être surtout, c’est d’être aimés. Et que nous dit la religion, spécialement chrétienne [13] ?

17En un raccourci dont on doit quand même remarquer qu’il « s’assoie » sur l’essentiel (à savoir la nécessité d’une vraie mise en exode de tels désirs pour qu’ils deviennent liberté), la religion serait censée nous dire que tout cela sera pleinement réalisé ! « Que demander de plus ? », poursuit notre orateur que n’intimident pas les facilités que, subrepticement, ce discours lui a données :

18

Rien, bien sûr. C’est justement ce qui rend la religion suspecte, et que Nietzsche résuma en une formule : « La foi sauve, donc elle ment » [14].

19Face à ce salubre (mais désormais rituel) passage de la foi à l’épreuve du soupçon, je me contenterai ici des deux observations suivantes.

201. D’abord, que cette hache est une abstraction à double tranchant : en matière de désirs, vu que toute existence est de façon incontournable une lutte pleine de nécessaires renoncements et dépassements, il est connu que nos pulsions laissées à leur immédiateté peuvent nous faire désirer tout et son contraire : par exemple, la complaisance dans le tragique [15] plutôt que le pari pour une issue respirable, l’anéantissement plutôt que la vie, la volupté de souffrir ou de faire souffrir mieux que la joie de vivre et de rendre heureux, l’envie que tout le monde nous « fiche » définitivement la paix et qu’après nous soit le déluge, que nous drogue le mal qui nous entraîne et que beaucoup de malheurs gratifient ceux que l’on a haïs, jusqu’aux enfants de leurs petits-enfants ! Cela existe : les médias nous en racontent pire tous les jours. Comment oublier que les conditions de l’espérance vraiment chrétienne (« porte étroite », « chemin resserré », « trou d’une aiguille », « “perte” de sa vie pour la “trouver” », « signe de Jonas », « nuit des sens », « nuit de l’esprit », etc.) s’inscrivent absolument à contre-pente de nos petits ou grands « tout, tout de suite », aussi bien ceux qui se parent du plus pur désintéressement que de ceux qui demeurent animalement intéressés ? Aussi bien les désirs de « l’ange » que ceux de la « bête » en nous ? Si ce type d’espérance « sauve », ce n’est pas en nous racontant des histoires : il est béance jusqu’au dernier souffle – et souvent déchirement – de savoir qu’ici rien ne « se donne » qui ne demande de « se donner ». Au déjà cité : « Je préférerais que Dieu existe » d’André Comte-Sponville, Philippe Capelle oppose :

21

Eh bien, permettez-moi cette confidence : à certains moments, je préférerais exactement le contraire ; ma vie serait beaucoup plus facile, je n’aurais pas à défendre, quelquefois péniblement, dans des stratégies d’apologétique finalement pauvres, la crédibilité de ce Dieu mystérieux. Car, contrairement aux vulgates tenaces, croire est exigeant et n’a d’évidence que dans la recherche éprouvée [16].

22Aussi, ne pas laisser entendre que :

23

croire en Dieu, c’est faire droit aux illusions qui nous habitent, c’est se donner les moyens de vivre dans la sécurité pratique et théorique, c’est avoir à bon compte la clé de toutes les réponses requises en humanité, à savoir son origine, son agir, sa fin [17].

24Par quoi l’on voit que le psychologisme, qui admet dans cet ordre de choses aussi bien le pour que le contre, ne pourra jamais y conclure autre chose que des humeurs. Certes, cela n’empêchera pas la ritournelle de nous refaire le numéro ! Mais au moins savoir une bonne fois ce qu’elle vaut !

252. Mais la hache dont je viens de parler était encore une abstraction boomerang. Désir pour désir, on ne sort pas du désir. Je ne fais pas que respirer, ma vie est respiration ou la mort. Ainsi n’avons-nous pas que des désirs : nous sommes désir ou bien rien. Aussi la critique du désir est-elle encore le désir d’une telle critique, tenu de critiquer sa critique ! Et choisir massivement (à savoir dans l’occultation des conditions existentielles de leur réalisation) de faire a priori le deuil de certaines espérances, d’emblée disqualifiées comme trop parfaites pour être honnêtes, c’est désirer un tel choix, en faisant comme si ce désir n’était pas un choix.

26Ici se joue le saut d’un « ou bien… ou bien » kierkegaardien ! La vérité de notre condition humaine n’est pas tragique par accident, mais par essence. Choisir une mise en perspective qui ne soit pas sans espérance est un choix dont il ne faut pas sous-estimer toute la difficulté. Choisir une autre mise en perspective où l’on se donne pour tâche de faire au moins mal avec « l’absurde », en est un autre, qui s’honore aussi d’un grand courage. Mais il reste pour ces deux options de base à en assumer toutes les conséquences, à court, à moyen et à long terme. Le seul critère ultime ne sera jamais que celui légué par un certain expert en humanité dont on a dit « qu’il savait ce qu’il y a dans l’homme [18] » : « On juge l’arbre à ses fruits [19]. » À charge de ne pas en juger dans l’utopie, dans la croyance inhumaine que tout pourrait se passer sans errances, sans régressions et sans erreurs, mais évaluer dans le relatif et la durée, justice étant faite à notre finitude et à l’énorme difficulté du chemin.

27Pourtant, nous ne sommes pas quittes avec le psychologisme empirique à la manière de Freud : il en est un beaucoup plus insidieux peut-être, le psychologisme transcendantal à la manière de Kant. D’un Kant pris non pas dans la portée productive de son impensé [20], mais d’un Kant exploité et diffusé comme kantisme.

Dans la foulée d’un certain kantisme

28On sait la révolution copernicienne opérée par Kant dans l’ordre de la connaissance humaine : parce que nous ne sommes pas les « créateurs » du réel, mais seulement ses « récepteurs », nous n’en connaissons que notre orchestration subjective « finie », qui laisse dans l’inconnu « l’en soi » de sa vérité dernière. Rien de très grave, jusque-là : cela ne méritait sans doute pas, comme le remarque Hegel, tout le gigantisme de la Critique de la raison pure. On peut donc

29

s’étonner d’avoir sans cesse à relire l’affirmation si souvent répétée, qu’on ne sait pas ce qu’est la chose en elle-même : car il n’y a rien de plus facile à savoir [21].

30Mais il fallait que cela soit dit et rigoureusement dit, afin que nous apparaisse, spécifiquement dans le champ métaphysique, la nécessité criante d’un arrimage incontestable à la réalité, à savoir d’un toucher, d’une « intuition » de celle-ci. D’accord, à parler dans un esprit kantien, nous « hominisons » en quelque sorte le réel. Mais depuis quelle qualité de contact ? C’est bien là le hic du problème. Or, on sait combien Kant restreint d’autorité un tel toucher intuitif avec le monde du réel à la seule fonction de nos sens (au sens strictement sensoriel) : le reste (à savoir l’élaboration de ce « divers sensible » comme « objet d’expérience » pour nous) ne relevant à ses yeux que des « formes » et des « catégories » a priori de notre subjectivité.

31Certes, une autre révolution dans la révolution s’imposera par la suite : surgira, en effet, la question décisive de savoir si ce que Kant appelle encore notre « subjectivité », ne désigne pas, comme le pensera la totalité de Heidegger par exemple, la donation-et-éclairement de l’être même en chaque homme (en son Da-sein : son être d’ouverture). J’y reviendrai. Mais, pour en rester à la lettre du kantisme, qui ne voit que sa décision de mutiler de la sorte notre pouvoir intuitif, et donc d’exiler d’avance toute possibilité « d’intuition intellectuelle » (en son enracinement affectif, bien sûr !), pré-contient, in ovo, l’impossibilité intrinsèque de toute voie rationnelle d’accès à l’existence de quelque chose comme un Dieu. Conséquences de ce mono-intuitionnisme unilatéralement empirique : d’une part, un beau chèque en blanc accordé aux « sciences positives » qui n’en demandaient pas tant et, d’autre part, l’écroulement annoncé de tout espoir d’une théodicée raisonnable. Et ce n’est pas la bonne volonté des « postulats » de la raison pratique qui empêchera sérieusement une telle hémorragie métaphysique. Témoin encore André Comte-Sponville, qui, venant de déclarer son appartenance à la lignée des « penseurs matérialistes ou naturalistes, disons des penseurs de l’immanence [22] », nous prouve, comme on prouve le mouvement en marchant, la pente naturelle où conduit tôt ou tard ce type de kantisme :

32

C’est d’ailleurs pourquoi l’existence de Dieu, chez Kant, prend le statut non plus d’une démonstration mais d’un postulat de la raison pratique : s’il faut croire en Dieu, ce n’est pas parce que son existence serait prouvée ou prouvable, mais parce qu’on ne peut autrement échapper à l’absurde et au désespoir. Soit. Mais pourquoi faudrait-il leur échapper ? Le courage, n’est-ce pas plutôt d’accepter l’absurde et le désespoir, de les affronter, de les surmonter, de les traverser ? La sagesse, n’est-ce pas de transformer ce courage en bonheur, en joie, en amour [23] ?

33J’ai déjà dit qu’une telle conclusion est le fruit d’une mise en perspective, qui, à son tour, est le choix particulier d’un désir, et qui n’est pas sans force d’âme. Mais c’est un choix, et un choix qui a préféré, tout compte fait, le parti de voir les choses ainsi… quand on peut très bien les voir autrement. « Insondable décision de l’être », pourrait dire Lacan, comme il l’a dit de ce qui obscurément nous induit à nos destins de névrose ou de psychose ou d’autres choses encore. Mais ne s’imposait pas davantage le parti pris kantiste d’éradication de la possibilité même de la moindre intuition affectivo-intellective. Choix quand même arbitraire, à l’encontre de quoi s’efforceront de façon frontale les Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty et autres Levinas. Choix qui n’est que la manière dont Kant s’est tiré d’affaire avec le « choc » – ou le « traumatisme » ? – que lui causa la lecture de Hume, l’empiriste « plus empiriste que moi, tu meurs ». Ce fut le « compromis économique » du désir d’un être de désir qui fit ce qu’il put comme il le crut, en homme de son temps.

34Mais y a-t-il une manière de sortir d’un tel psychologisme, qu’il soit psychanalytique ou transcendantal ? Il me semble que oui.

La question qui s’impose plus qu’on ne la pose

35Les deux orateurs ayant terminé l’exposé de leur position respective, la question de l’animateur du débat est la suivante : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien [24] ? » On pouvait s’y attendre. Curieusement, les réponses vont se croiser à front presque renversé.

36D’une part, André Comte-Sponville confesse le frisson que lui cause parfois cette considération :

37

Il m’est arrivé de dire, et c’est vrai, que c’est la seule des trois « preuves classiques » qui me paraisse forte, la seule qui, parfois, me fasse vaciller. Pourquoi ? Parce que la contingence est un abîme où la raison se perd [25] ?

38Mais il n’y a pas encore là de quoi le faire céder sur sa vision immanentiste, naturaliste du problème. Au contraire, sa résistance lui paraît mieux en sauver la dimension de mystère :

39

Mais qu’est-ce qui nous prouve que la raison ait raison ? […] pourquoi n’y aurait-il pas de l’absolument inexplicable ? Pourquoi la contingence n’aurait-elle pas le dernier mot, ou le dernier silence ? Ce serait absurde ? Et alors ? Pourquoi la vérité ne le serait-elle pas ? D’ailleurs, ce serait moins absurde que mystérieux […] : l’athéisme est peut-être plus fidèle au mystère de l’être que la religion qui veut absolument le ramener à Dieu, autrement dit à quelque chose qui nous ressemble (puisque nous sommes censés lui ressembler) [26].

40Mais, outre l’imprudence philosophique qu’il y a toujours a disqualifier par la raison elle-même les pouvoirs de la raison, il n’est pas certain qu’ici ait été bien prise en vue l’expérience de la contingence ontologique dont il s’agit déjà explicitement chez un Avicenne ou, plus nettement ensuite, chez un Thomas d’Aquin (et aujourd’hui, non sans avoir encore bougé, chez un Heidegger). Il est étrange que Comte-Sponville semble la rabattre sur une vaine opération de l’imaginaire : celle qui lui semble survenir lorsque, d’une chose actuellement existante, on se représenterait chimériquement un temps où elle n’aurait pas été. Or, elle est là, bien présentement présente ! Alors, pour notre auteur, pourquoi cette gesticulation gratuite ? Ne serait-elle pas insidieusement « inventée pour » créer justement la nécessité d’une justification ?

41Mais on sait que le problème est d’une autre nature : que le monde soit éternel ou pas, et donc que tout ce qui est actuellement ait toujours existé ou pas (au moins virtuellement comme l’arbre dans la graine) n’a absolument rien à voir avec la qualité de contingence en question. Lorsque l’on parle de cette dernière, on vise une autre expérience, à savoir que le monde existe bien de fait, mais que, par essence, il existe, ce fait, sur le mode d’une incapacité intrinsèque à pouvoir exister de lui-même. Cet « effroi de l’abîme » (Heidegger) qui fait tout vaciller, cela, on le « ressent » ou on ne le « ressent » pas. Et si on ne le « ressent » pas, on ne parle plus de la même chose. Et c’est bien d’une autre chose dont semble nous entretenir notre orateur :

42

Le monde aurait pu ne pas être ? Certes, pour l’imaginaire seulement et en tant qu’il n’était pas […], point en lui-même en tant qu’il est […]. La contingence n’est que l’ombre portée du néant ou de l’imaginaire dans l’immense clairière du devenir ou de l’être (ce qui fut, ce qui est, ce qui sera) [27].

43Ici, donc, réduction du frisson tellurique de notre être charnel, à la banalité d’une tentative fantasmatique de représentation de ce qui n’est justement pas de l’ordre de la simple représentation !

44Pour Philippe Capelle, on s’en doute, le mystère du monde même, loin d’être vidé de sa substance par une foi digne de l’homme et du divin, s’en trouve plutôt re-métabolisé. Mais son souci d’en sauver la Transcendance le fait insister sur le risque d’idolâtrie auquel on s’exposerait en concluant, depuis la question de Leibniz, à un Super-Étant homogène à l’ordre des « étants » de notre expérience distraite. Y est pointé l’oubli fatal de l’événement d’être de chaque chose comme « es gibt » (Heidegger), puissance d’un « il est donné » que chaque chose soit (et non pas rien) et soit telle (et non autrement) :

45

Lorsque nous demandons à la suite (de Leibniz) : « Pourquoi y a-t-il de l’être et non pas plutôt rien ? », nous ne pouvons échapper à l’interrogation par une réponse du type : il y a un Être nécessaire, un premier – ce que stigmatise avec raison Heidegger. C’est même là une de ses plus fameuses prestations théoriques : dès lors que vous faites de Dieu le premier principe, disait-il, vous prenez le risque de vous placer en régime blasphématoire et de ne plus penser Dieu comme Dieu. De ce Dieu « Étant suprême », premier d’une série maîtrisable, je suis athée au moins autant que vous [28].

46Concédons ici que, s’il s’agissait de conclure, depuis la question de Leibniz, à quelque chose de l’ordre d’une fine pointe de la machine univers, Cause dernière de ses causes intermédiaires mais homogène à elles, et cela par oubli – ou absence de « ressenti » – qu’il est étrange que de l’étant soit, il faudrait trouver adorable le scepticisme du premier orateur et fort bienvenue la réticence du second.

47Mais une telle inférence n’étant nullement nécessaire, qu’il me soit permis de trouver que le premier maintient trop le débat au seul niveau ontique (les « étants », abstraction faite de l’étrangeté de leur donation d’être), et que le second concède à la critique heideggérienne de l’ontothéologie peut-être plus qu’elle ne semble vouloir interdire. Heidegger a sans doute bien raison de vouloir sauver le divin d’une représentation qui serait conclue comme Principe homogène à nos étants intra-mondains : « “Étant suprême”, premier d’une série maîtrisable », résumait bien Philippe Capelle. Mais reste l’être au sens de ce que l’on pourrait appeler, en amont de l’« actus essendi » lui-même, la « virtus essendi » : la capacité, la ressource en vertu de laquelle ce qui est a pouvoir d’être ce qu’il est, et nous dedans comme Lichtung (clairière, faille, ouverture) où cela est rendu manifeste en sa lumière de nuit et de surprise. Pourquoi le « pourquoi » de Leibniz – mais bien autrement que chez Leibniz ! – n’y serait-il pas concerné ?

48Je voudrais prendre occasion de cette difficulté pour indiquer dans quelle direction cela pourrait être expérimenté et articulé.

Quand survient la question « pour quoi quel que chose [29] ? »

49Il est en nous un niveau d’existence plus profond que celui du juste positionnement de notre désir : là où, justement, il nous est donné d’être un être de désir. C’est là que nous surprend, nous assaille, en amont de tout domaine de maîtrise ou de fausse royauté, le coup d’émerveillement et d’effroi que nous ne savons pas mieux exprimer qu’en balbutiant « pourquoi quelque chose et non pas plutôt rien ? ». Irruption imparable de l’étrangeté d’être là, bizarrement, dans un monde qui, bizarrement, est là ! Mise à part l’éventualité de conditionnements pouvant en contrecarrer la remontée jusqu’à la conscience, cette expérience se manifeste comme vous rendant visite sans vous demander votre avis ni consulter votre humeur ! Vacillement qu’en principe nous pouvons seulement ou bien reconnaître, ce qui veut dire lui laisser d’accomplir son travail de dépaysement généralisé ; ou bien méconnaître, ce qui suppose, soit n’avoir pu en orchestrer toute la dimension d’abîme, soit avoir trouvé le moyen de s’en protéger ou distraire. D’un point de vue strictement philosophique, ici est la profondeur où notre existence choisit – dans les limites et les variations de ce qui est permis à chacun – d’être plus ou moins sensible ou insensible à un prédonné qui la fonde.

50Une telle question involontaire n’est pas d’abord intellectuelle, mais avant tout « affective », mais au sens de ressentie dans les assises de notre être charnel comme une sorte de petit tremblement de terre. Bien autre chose que la simple « intuition des sens » dans la lettre du kantisme, mais une commotion de la personne en deçà de toute conceptualisation et décision, la prenant à revers et la plaçant, consciemment ou non, devant un « ou bien… ou bien ». Rien, ici, d’une phrase, mais un coup d’étonnement (comme on dit un « coup de cœur ») et que, dans un temps second, nous ne savons pas mieux traduire qu’en laissant échapper : « Pourquoi quelque chose et non pas plutôt rien ? ». Alors pourquoi ce « pourquoi » ? – Parce que cette question provient d’une imparable « mise à la question » : « disposition affective de fond » (Grundstimmung) antérieure à toute initiative de notre subjectivité ; première résonance à la semonce de l’étrangeté d’exister.

51Il ne s’agit donc plus d’une question que l’on peut se poser ou non, mais de la question dont nous sommes – mise à part, encore une fois, quelque insensibilité de fait causée par des conditionnements défavorables – incapables de ne pas nous la poser. Cela s’impose : au milieu des choses qui nous occupent ou nous accaparent, ne cesse de frapper à la porte de notre vécu la lourde réalité généralement non dite et non prise en compte de façon frontale : ces choses, de façon étonnante, insolite, insolente, sont et non pas plutôt rien ! Ce « non pas plutôt rien » n’a rien d’une redondance inutile, mais tout d’une invitation à faire un « saut » hors du réseau intercausal des « étants », précisément dans « ce qui n’est pas un étant » et qui n’est pourtant pas rien, puisque c’est depuis son lieu de donation et éclairement que nous avons pouvoir d’être présents et de nous rendre présent l’ensemble de tout ce qui existe ! Pouvoir de nous mettre en quelque sorte sur le bord de la route pour être aptes à bien voir passer le convoi, convoi dont, par ailleurs, nous faisons partie !

52Alors, pourquoi presque jamais la moindre question sur ce est, comme si cela allait tout à fait de soi que cela soit et soit tel Comme si cette expérience décapante de vertige total n’était pas un point d’Archimède essentiel pour notre liberté de ne pas nous laisser enfermer, incruster, enkyster de façon fétichiste et indécollable dans le déroulement des phénomènes de l’univers, les emportements sociologiques de mode, les plis introjectés sans critique de dressages arbitraires !

53Mais, à bien prendre en vue : ce frisson ne surgit pas comme se donnant immédiatement une réponse « prête à porter » parmi celles dont nous avons déjà pu hériter par tradition : c’est comme si, chaque fois, c’était la première fois et comme si la moindre réponse que nous lui donnons devait être chaque fois comme re-conquise à frais nouveaux. Tout comme si ce fondement était lui-même une puissance de questionnement sans fond, obligeant nos réponses à garder la fraîcheur d’une toujours nouvelle découverte, à l’intérieur d’un consentement toujours plus avisé, plus affiné… (Où décider d’avance que le fait qu’il n’y a rien à y entendre est déjà une des manières de ne pas entendre.)

Ce que nous suggère notre finitude en qualité de finitude

54Mais justement, n’y a-t-il rien à y entendre ? Car reste intacte la question de savoir si nous aurions le moindre sentiment de notre finitude en tant que telle sans avoir l’expérience pré-réflexive de l’Infinitude. Le jour en tant que jour, impossible de le penser en qualité de ce qu’il est de façon déterminée (par exemple, en son caractère éphémère, en l’urgence de le bien employer, etc.), sans que nous ayons l’expérience de la nuit. Sans le vécu de sa disparition cyclique dans son autre, nous vivrions le jour, le consommerions en toute naturalité, mais sans la moindre réverbération qui nous le fasse apprécier dans ce qui lui est propre. Il n’y aurait donc pas même la possibilité d’en parler : le mot jour n’existerait pas dans les dictionnaires ! Kant a rigoureusement exprimé cette impossibilité, même si la lettre de sa problématique ne lui a pas permis d’en tirer toutes les potentialités :

55

Personne ne peut penser une négation d’une façon déterminée sans avoir posé pour fondement l’affirmation opposée. L’aveugle-né ne peut se faire la moindre représentation des ténèbres, parce qu’il n’en a aucune de la lumière ; le sauvage ne peut s’en faire une de la pauvreté, parce qu’il ne connaît pas l’opulence. L’ignorant n’a aucune conception de son ignorance, parce qu’il n’en a aucune de la science, etc. [30]

56Ainsi en serait-il de notre perception de la veille s’il n’y avait le sommeil, de celle de notre conscience s’il n’y avait les inconsciences, de notre sens de la vie s’il n’y avait le sens de la mort, etc. La conscience de notre finitude dans l’ordre de l’exister ferait-elle exception ? Elle en est plutôt une expérience fondatrice.

57À qui a entendu résonner en lui le « Pourquoi quelque chose ? », il a été donné non seulement de vivre naturellement sa contingence, mais de « l’angoisser » en qualité de contingence sur fond de son contraire. L’expérience de cet « en qualité de » serait chose impossible si n’était obscurément pré-éprouvée, en creux, en évidement, mais réellement, la présence à la fois proche et non captable de « Cela » dont l’Ens se retire dans l’Esse pur, l’Étantité dans le pur Exister. Ce ne peut être que dans un frôlement infiniment discret (comme le « bruissement d’une brise légère », dirait peut-être la Bible) que ma réceptivité peut être ressentie comme réceptivité, ma relativité comme relativité, ma finitude comme finitude, ma contingence comme contingence, etc. Par contrecoup, le « Pré-donné » auquel cette expérience renvoie a chance d’être perçu – mais en implosion de mes concepts, en tourment et à l’obscur – comme originé, à l’infini, dans l’Infini.

58Un René Descartes – reconnu aujourd’hui plus secrètement augustinien qu’on ne l’avait pensé – semble bien avoir été « touché » par cette expérience paradoxale, même si son langage reste marqué par le rationalisme d’une mode qu’il a contribué à créer. Une fameuse affirmation de ses Méditations métaphysiques tente de traduire un tel sentiment d’être comme pré-visité par de l’Autre. Traitons-la en deux temps, à ne pas découpler :

591. Nous avons un vrai sens, « une véritable idée » de l’Infini qui ne se confond pas avec une simple opération mentale, seulement logique, de « négation du fini ». Qu’on ne s’y trompe pas : bien que Descartes s’exprime en termes d’« idée » et de « notion », il s’agit bien pour lui d’une saisie intuitive, d’un « je vois manifestement que », donc d’une expérience qui a l’évidence d’un premier « toucher » :

60

Et je ne dois pas imaginer que je ne conçois pas l’infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière ; puisqu’au contraire je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie et, partant, que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même.

612. Mais comment Descartes explique-t-il la nature de cette expérience ? – Non par le fait d’une saisie « en plein », mais par celle, « en creux », de sa finitude en tant que finitude (de son imperfection en tant qu’imperfection, de son manque en tant que manque, etc.). Toujours notre expérience « finie » auscultée jusqu’au seuil où elle se manifeste en tant que « finie », phénomène qui ne peut être perçu que – notons l’expression – « par la comparaison » vécue d’une Infinitude présente-échappante. L’expérience du divin au sein d’un « en tant que » !

62

Car comment serait-il possible que je puisse connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose, et que je ne sois pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature [31].

63Profondeurs encore peu explorées d’une telle pensée. Dans cette optique, on ne peut plus trouver le problème assez bien posé quand le philosophe athée croit devoir rappeler que « l’idée d’infini, en l’homme, est une idée finie [32] ». Bien sûr ! Mail il y a finitude et finitude. Plus consonante à la chose me paraît la protestation de son interlocuteur croyant :

64

J’ai même tendance à penser que la finitude est d’autant mieux honorée que nous restons exposés, ouverts, à ce que précisément nous ne savons pas maîtriser. Descartes, au fond, est héritier du meilleur de la tradition chrétienne en ce qu’il est pleinement, et contrairement à ce qu’a produit à son endroit toute une vulgate, héritier d’une tradition de l’exposition et de l’ouverture au mystère [33].

65Je pense même que l’on peut aller jusqu’à comprendre que notre expérience de la contingence, et donc de notre finitude ontologique radicale, est identiquement le mode sur lequel nous expérimentons – mais à l’obscur, parce qu’en creux et en échappement, ne l’oublions pas ! – l’Infinitude in persona ? Sans états « mystiques », sans quitter le sol phénoménologique de l’expérience philosophique, il pourrait être dit en vérité :

66

Que bien sé yo la fonte que mana y corre,
Aunque es de noche[34].

67Heureusement, rien ici qui ne soit « de nuit ». Comment autrement pourrait être sauvegardé l’espace de libre « laisser être », hors duquel il n’y aurait aucun avènement possible d’humanité ?

Dieu qui « se cache » ou Don qui « se retire » par sur-don ?

68Face à des concepts comme celui d’Infini, de Transcendance, de Tout Autre, que certaines théologies manient avec la plus grande aisance, il faut savoir faire très attention. Tout doit être dans la manière, et il en est de terribles ! À cet égard, bien des réactions athées peuvent constituer, je l’ai dit, un mouvement salutaire de recul pour que le sens de la vie ne se laisse pas paralyser, voire phagocyter par l’autorité intimidante de l’Inconnu, surtout quand celui-ci est revêtu des attributs d’Origine et de Fin ultimes. « Che vuoi ? », que me veux-tu ? à quelle sauce entends-tu me manger ? Tout n’obéit pas à la volonté et à la raison en nous ! Le « Dieu pervers » veille, et gagne souvent la partie le plus « saintement » du monde [35] ! Philosophiquement et psychologiquement parlant, il est de la plus saine théologie de se méfier des « théologies » ! Ce délicat problème m’amène à terminer cette longue méditation par la considération largement abordée dans notre disputatio de Rouen : la question du Dieu caché.

69André Comte-Sponville a ce type de dieu en travers de la gorge, ce que l’on ne peut que comprendre vu la représentation qu’il a été amené à s’en faire ou à en conserver. Si ce thème classique devait aboutir à une telle défiguration, il faudrait, comme lui, s’en méfier comme d’un cheval de Troie.

70

Je sais bien que les chrétiens parlent d’un « Dieu caché », Deus absonditus… Certains y voient une qualité supplémentaire […] ! Tel n’est pas mon sentiment. Je m’étonne, bien au contraire, d’un Dieu qui se cache aussi obstinément. J’y verrais, si j’y croyais, moins de délicatesse que d’enfantillage, moins de discrétion que de dissimulation. La vie n’est pas une partie de cache-cache. La vérité, pas un divertissement. Je n’ai plus l’âge de jouer à « Dieu y es-tu ? » [36]

71Moi non plus ! Mais s’agit-il bien de ce qui serait alors plus une cruauté gratuite qu’un enfantillage ? Il me semble que notre interlocuteur se prive de la possibilité de sortir de ce fantasme inadmissible quand il limite la justification qu’en donneraient les croyants à l’invocation d’un « respect divin » de « notre liberté » :

72

La réponse la plus fréquente, chez les croyants, c’est que Dieu se cache pour respecter notre liberté. S’il se manifestait dans toute sa gloire, nous explique-t-on, nous n’aurions plus le choix de croire ou non en lui. La foi s’imposerait, ou plutôt ce ne serait plus une foi, mais une évidence. Que resterait-il de notre liberté [37] ?

73Ce n’est pas la première fois que je constate que nos discours nous empêchent souvent d’exprimer le fond de notre pensée ; en l’occurrence, il m’est difficile d’imaginer que les paroles qui viennent d’être citées puissent être le dernier mot de leur auteur sur la question. Car il ne s’agit nullement de notre « liberté », l’auteur le sait autant que moi, mais de rien moins que de notre « devenir » liberté. Un « dieu », aussi puissant qu’on veuille se l’imaginer, ne saurait nous « créer libres » ; il ne peut seulement qu’octroyer les conditions dont des sujets seulement en puissance devront littéralement « se débrouiller » pour, lentement et à leurs frais, s’extraire, s’ils y consentent, vers ce qu’il ne sont qu’appelés à être. Immense et chaotique genèse évolutive qui, nécessités, hasards et têtes chercheuses s’entrechoquant, débouchera finalement, non sur quelque chose qui ne serait que partie de plaisir, mais sur une histoire, collective et individuelle, qui ressemble tellement à celle que nous avons à vivre !

74Métaphore. Une victoire sur l’Himalaya, une ascension qui en soit une, ne serait, on le sait, qu’une risible contrefaçon, si à chaque sérieuse difficulté rencontrée venait un secours qui tire l’audacieux d’affaire ! L’ascension ne sera son Himalaya et donc la joie sienne de sa conquête, que si, avec tous les risques calculés (dont celui, non absolument irréel, « d’y rester »), avec tous les harassements, errances et désespoirs prévisibles, il se la « déglutit » en quelque sorte tout entière. Il y a des choses qui ne se donnent que si on se les donne en se donnant : notre liberté vraie ne peut être que le résultat d’une genèse où, sur la base d’un don premier et permanent des conditions d’une telle genèse, chaque pas doit venir de notre juste prise de risque, de notre transpiration, de nos tâtonnements, de nos crises. Il faut « se la sortir de la peau », ou bien ce n’est que jeu, voire mensonge à soi-même.

75Un extrait du « journal » de Kierkegaard fait sentir avec un certain bonheur la loi par où doit passer toute puissance créatrice si elle entend faire surgir de son initiative autre chose que de simples objets. Kierkegaard semble y répondre à la question : quand on dit que le « dieu » est tout puissant, en quel sens faut-il entendre une telle toute-puissance, si on veut qu’elle soit l’avènement d’une l’humanité dans l’homme par le fait de l’intéressé et non son avortement dans le germe même ?

76

L’omnipuissance devrait rendre dépendant. Mais si l’on veut bien réfléchir à l’omnipuissance, on verra bien qu’il faut précisément qu’elle implique en même temps le pouvoir de se retirer, afin que par-là même la créature puisse être indépendante […] car la bonté, c’est donner sans réserve, mais de façon, en se reprenant comme omnipuissante, à rendre indépendant celui qui reçoit. Elle seule peut de rien produire ce qui a consistance en soi, du fait que l’omnipuissance ne cesse de se reprendre. […] Si l’homme avait d’avance le moindre rien d’existence en face de Dieu (en tant que matière), Dieu ne pourrait le rendre libre. Nul n’est résigné comme Dieu ; créateur, il communique de telle sorte qu’en créant il donne de l’indépendance vis-à-vis de lui [38].

77On peut voir qu’ici le mot « dieu » ne dit pas n’importe quoi et surtout pas une instance venant renforcer les éléments parasitaires d’un surmoi éventuellement déjà trop lourd. La Transcendance telle que Kierkegaard la conçoit est une instance à qui on n’apprend pas ce que veut dire « créer » des sujets libres et responsables.

78C’est rien moins que – pédagogiquement, mais jalousement – « laisser qu’ils se créent » : permettre à un germe de liberté de se faire libre lui-même par un chemin de progressive, de lente et difficile libération, et cela, par un retrait du créateur à la mesure de l’enjeu, au sein de son assistance et de sa donation fidèles. Telle est l’atmosphère de l’effacement du « dieu » kierkegaardien : dans le Don, le sur-don, soit cet « absentement » intentionnel et ce « silencement » attentif au sein de l’offre, pour que jaillisse autre chose que des choses.

79Que devient ici notre Deus absconditus ? Rien d’une facilité, mais la passion incorruptible d’une Instance qui détient assez d’amour pour avoir l’intelligence et le courage de ne pas céder sur le vrai don : permettre, dans l’offre des chances et leur accompagnement, de faire que l’on se fasse. À plus forte raison s’il s’agit de partir d’un « néant d’être » pour aboutir à du « capable de Dieu ».

80C’est dans cet esprit que Philippe Capelle, dans son préambule, anticipait sur ce débat ; Dieu, dit-il :

81

se retire, à la manière dont, selon la belle métaphore, les parents se retirent, se rendant ainsi vulnérables pour faire exister ceux qu’ils aiment plus que tout au monde. En se retirant, ceux-ci deviennent-ils absents ? Non, ils sont présents sous le mode d’une absence. Heidegger disait justement que l’absence de Dieu n’est pas « rien », qu’elle est une certaine présence et que cette présence nous renseigne sur sa divinité, qu’elle est présence divine. L’idée du retrait de dieu, d’un Dieu qui s’autolimite a plus profondément encore été pensée et largement thématisée dans certains textes admirables de la Kabbale, notamment dans la théorie du Tsim-Tsoum et, plus encore, dans l’ouvrage de Rabbi Hayyim […] et popularisée par certaines spiritualités juives récentes [39].

82André Comte-Sponville qui, pourtant, dans son Petit Traité des grandes vertus, a montré qu’il était loin d’ignorer cette dernière théorie, montrerait ici une insistance à ne pas en tirer de conclusion logique pour la question qui nous occupe :

83

On ne m’ôtera pas de l’idée que, si Dieu existait, cela devrait se voir ou se sentir davantage. Il suffirait d’ouvrir les yeux ou l’âme [40].

84Mais si cela « se voyait » et « se sentait davantage », ne serait-ce pas alors que devraient surgir de sérieuses raisons de ne pas adhérer ? L’expérience d’un tel « toucher », on se doit d’y insister, ne saurait être qu’expérience « à l’obscur », par l’évidement qualitatif qu’elle ne peut que cultiver pour toutes les raisons qui viennent d’être suggérées. Cela ne saurait avoir son accent de vérité que si cela va son chemin d’aventure et de vulnérabilité :

85

Sin otra luz y guía
Sino la que en el corazón ardía[41].

86À la lumière de cette mise en perspective, on peut s’étonner de voir le discours athée prêter si vite au croyant ce que celui-ci ne saurait jamais accepter :

87

C’est le prix à payer à la Création [penserait ce dernier !] : si le monde ne comportait aucun mal, il serait parfait ; mais s’il était parfait, il serait Dieu, et il n’y aurait pas de monde… Soit [42].

88Étrange idée de la « perfection » pour un monde qui, comme on ne peut plus l’ignorer, ne peut être que genèse et histoire ! Dans cette optique, un « monde parfait » ne serait pas Dieu, mais un pauvre objet. C’est peut-être ce malentendu sur l’essence de ce que peut être, pour la foi, un « monde » issu d’une création, qui rend à ce point sensible notre philosophe à deux thèmes qui justifient encore à ses yeux le refus de croire : celui du trop, c’est trop de mal dans ce monde, et celui du pas très beau à voir de nos conduites humaines, à grande et petite échelle : allez penser qu’un tel spécimen a été créé à l’image de Dieu !

« Excès du mal » et « médiocrité de l’homme »

89D’une part donc :

90

Il y a trop d’horreurs dans le monde, trop de souffrances, trop d’injustices – et trop peu de bonheur – pour que l’idée qu’il ait été créé par un Dieu tout-puissant et infiniment bon me paraisse plausible. […] Pourquoi tant de salauds ou de médiocres, si peu de héros et de saints ? Banalité du mal, rareté du bien. Il me semble qu’un Dieu aurait pu obtenir, même en nous laissant libres et imparfaits, une proportion plus favorable [43]

91D’autre part, les humains :

92

plus je les connais, moins je crois en Dieu. Disons que je n’ai pas une assez haute idée de l’humanité en général, et de moi-même en particulier, pour imaginer qu’un Dieu soit à l’origine de cette espèce et de cet individu. Trop de médiocrité partout, trop de petitesse. C’était bien la peine d’être tout-puissant [44] !

93Renversement matérialiste des motifs de la miséricorde :

94

Comme copies de Dieu, nous serions dérisoires ou inquiétants. Comme animaux produits par la nature, nous ne sommes pas sans qualités, ni sans mérites. Essayez d’organiser une disputatio entre perroquets, ou même entre chimpanzés, vous n’obtiendrez, si vous obtenez quelque chose, que bagarres ou cacophonies ; le P. Capelle et moi, malgré nos insuffisances, ne pouvons que faire mieux [45].

95Nous avons compris : dès lors que l’on considère l’homme comme un animal, et seulement un peu plus malin que les autres sous quelques aspects limités, le peu de transanimalité dont il témoigne ici ou là devrait susciter non point l’indulgence, mais l’admiration. Alors que, parler d’origine divine…

96Mais – bien que soit plus que compréhensible le mouvement de recul devant les difficultés à les vivre – ne pas caricaturer une nouvelle fois les conditions existentielles d’une telle provenance confessée ! Dans l’hypothèse d’un Kierkegaard ou de traditions du même style, l’excès du mal ne laissera pas, certes, de nous faire excessivement mal, et souvent jusqu’à la révolte métaphysique ! Aux heures où vient notre tour de passer sous le pressoir, il n’y a plus en nous que plainte agonisante et point d’autre impulsion que de crier : pourquoi tant de laideur, de malchance, de cruauté persévérante, d’abandon apparemment sans visage ? Mais restera quand même ouverte la possibilité de nous hisser jusqu’à y pressentir le signe que le monde est en pleine « semaine créatrice » et pour cela, inévitablement, « dans les douleurs de l’enfantement [46] ». Et, de façon générale, plutôt que de s’attrister du peu que font les hommes, on pourra trouver assez extraordinaire qu’il y ait quand même – malgré toutes les entropies dont il a fallu déjà et dont il faudra encore s’autoarracher – oui, quand même un peu d’intelligence, un peu de droit, un peu de morale, un peu d’amour… C’est si difficile par principe ! Même au quart pleine, la bouteille est un miracle permanent !

Le « hic » de l’affaire ?

97Mais nous ne nous en tirerons pas à si bon compte avec cette nécessaire climatisation du problème. Reste la question dirimante : si Dieu, comme l’affirment les trois monothéismes, est à concevoir comme étant de l’ordre d’une personne et d’une personne à sentiments, sait-il in personna et in visceribus ce que c’est que devoir aller à Lui dans les conditions qui sont les nôtres ? Chance offerte, certes, mais épreuve que ce terrible devenir libre !

98C’est encore à propos des allergies d’André Comte-Sponville envers la notion de Deus absconditus que surgit, en forme de boutade, cette objection ad Deum comme on dirait « argument ad hominem » :

99

[…] si Dieu se cachait pour préserver notre liberté, si notre ignorance, pour le dire autrement, était la condition de notre liberté, nous serions plus libres que Dieu lui-même, puisqu’il n’a pas le choix, le pauvre, de croire ou non en sa propre existence [47] !

100Mise à part la réédition du malheureux amalgame entre être une liberté et être un devenir libre, nous avons là le pointage d’une difficulté que le croyant aurait, non seulement le droit, mais peut-être l’obligation de prendre en compte, si notre pauvre raison devant tant de mystères n’était quand même un peu métabolisée par ce que l’on appelle la lumière de la Révélation (soit quelque chose comme une lumière d’outre-raison, au sein de la raison, pour la délivrance de la raison vers de l’« inconceptualisable » par la seule raison). En ce qui concerne la foi chrétienne, je pense bien sûr, ici, au « scandale » et à la « folie » de la « kénose », « vidage de soi » à même Dieu : rien moins que son « anéantissement » dans la finitude de l’homme Jésus. Comme le prévenait encore Philippe Capelle, toujours à propos du Deus absconditus correctement interprété :

101

cette idée (de l’autolimitation de Dieu à fin créatrice) peut être légitimement rapprochée, quoique avec d’infinies précautions, de la pensée chrétienne, notamment chez saint Paul pour lequel Dieu s’est « évidé » pour laisser place à l’humanité qu’il aime [48].

102Il s’agit ici « d’amour » au sens où il est d’abord de l’amour d’établir sa condition préalable sine qua non : que rien ne soit exigé de l’autre que l’on ne soit capable d’exiger de soi. Or, nous est ici suggérée l’idée absolument audacieuse d’un Dieu qui « se vide » [49] de tout privilège divin pour venir tout éprouver d’en bas, c’est-à-dire depuis un point le plus éloigné de lui-même, soit : expérimenter, avec une intensité-limite, ce qu’il en coûte de répondre à la chance de pouvoir ek-sister : t’abandonner, au sein de mille vertiges où tu crois vraiment « te perdre ». Certes non sans « joies », non sans « transfigurations ». Mais en comptant toujours avec bien des « tentations » et « contradictions ». Sans écarter la possibilité d’« agonies », de « calvaires ». Et même sans échapper – épreuve d’au-delà de toutes les épreuves – au sentiment physique d’un « éloignement » trop « proche », d’une « absence » trop « présente » du « dieu » que l’on s’était jusque-là représenté et dont on se pensait cherché ! Qui tiendrait là, si Dieu lui-même – plus et mieux que tout autre – ne s’y était tenu ? « Tout Fils qu’il était, il apprit par ses souffrances, l’obéissance [50] », l’ek-sister tout court ! Le Dieu christiquement dévoilé est de telle nature qu’il lui aurait été contre nature d’être en situation de demander, à ceux qu’il appelle, de boire à des eaux de « déréliction » dont lui-même, dans la chair de son être, resterait tranquillement indemne ! Situations pour lesquelles il aurait, certes, toute l’empathie requise, mais qu’il n’aurait même pas touchées « du bout des doigts » !

103C’est pourquoi le croyant de cette foi peut trouver décalé, sinon cavalier, qu’il soit dit de Dieu – du moins s’il s’agit de son Dieu – qu’il « n’a pas le choix, le pauvre, de croire ou non en sa propre existence » ? Que cela paraisse « scandaleux » ou « fou », le Dieu que le chrétien est suscité à se re-présenter n’ignore pas quelque chose comme une « séparation d’avec soi » par l’entremise de son Verbe incarné, séparation en vertu de laquelle il fut mis en situation de « se choisir » dans l’obscurité éprouvante d’un exode humano-divin vers Lui-même ! (Mystère trinitaire de l’Ouvert chrétien.) Non « le pauvre ! » d’un mot d’esprit, mais le pauvre qui a eu le droit de dire « heureux les pauvres en esprit [51] » ! Car la pauvreté absolue – mais comme seul chemin possible pour qu’en jaillisse de la création – cela, il « savait » !

Conclusion

104Qui pourra nier, avec quelque crédit, les potentialités civilisatrices d’un tel « levain » dans la pâte de l’Histoire ? ! Dieu existe-t-il encore ? Mais qui pose la question et sur Qui ? Philippe Capelle a sans doute raison de mettre en garde contre une tendance qui, sous le bon prétexte de ne céder ni aux anthropomorphismes ni aux évaporations, nous loge la divinité dans une sphère, ou bien si mystérieuse ou bien tellement réduite au « Dieu c’est moi, Dieu c’est nous [52] », qu’elle en devient soit anonyme, soit insignifiante. Qui pourrait encore aujourd’hui, après les horreurs hyperboliques du seul xxe siècle, s’intéresser à de tels dieux, ou bien incapables d’une larme de joie ou de douleur vraiment personnelles, ou bien top vite confondus avec nos seules joies ou larmes humaines ? Cela aurait-il l’avantage de faire moins « dogmatique », plus « œcuménique » ? Philippe Capelle :

105

Mais là, le pire n’est-il pas à craindre ? L’histoire nous a instruits : rien n’est plus dangereux que le divin anonyme, plus ou moins lié aux forces obscures de la puissance dominatrice, à la déification de l’instant, au fatalisme de l’histoire. C’est à ce titre qu’un monde sans Dieu (personnel) est non pas seulement aventureux, mais menaçant [53].

106Je dois être conscient des facilités que m’a données ma situation de lecteur critique d’« après coup » d’un débat où les deux protagonistes, quant à eux, se trouvaient plongés dans le difficile exercice de s’écouter suffisamment tout en préparant le réplique efficace, mais équitable. Reste en tout cas l’exemple d’un dialogue où chacun demeure lui-même, mais enrichi des questions de son interlocuteur qui continueront à le travailler. La difficulté des difficultés étant toujours de ne pas s’acharner à réfuter, mais de « pénétrer dans la force de l’adversaire et se maintenir dans les limites de cette force [54] ». Cela, ai-je déjà dit, jusqu’à pressentir la « Force plus grande » qui travaille cette joute.

107Face à la vision chrétienne telle que ci-dessus rappelée, l’athée convaincu, aussi disponible soit-il, aura probablement, au moins dans un premier temps, la tentation de détourner la tête et de trouver que les disciples d’une telle Voie sont plutôt du genre « heureux » : quelle aptitude, pensera-t-il peut-être, à s’adoucir le tragique quotidien de l’aventure humaine par des perspectives semblant « faites pour » se le rendre supportable ! Combien aléatoire lui paraîtra éventuellement la possibilité d’une « vérification » des résultats au ras des jours ! Et combien redoutée celle de dérives toujours possibles : fanatismes et autres fondamentalismes de bien triste mémoire, de brûlante actualité, et de bien inquiétant avenir ! Lui semblera d’abord préférable l’espoir actif de transformer « en bonheur, en joie, en amour [55] » le courage d’affronter ce qu’il pense être « l’absurde » et le « désespoir » de la condition humaine, en tentant « un autre poème du monde [56] ».

108Face à cette option athée – qu’ils ne jugeront pas sans puissance d’interpellation pour les idéaux et les tâches de l’ici-bas –, le croyant en général et le chrétien en particulier seront d’abord portés à voir dans ce non nécessaire radicalisme une mutilation gratuite de sources d’intelligibilité et de motivation à leurs yeux rien moins que décisives. De ce fait, ils y trouveront probablement de graves raisons de craindre : non seulement un retour d’expériences historiques déjà trop constatées (drames humains hors mesure pour un bilan catastrophique dans les sociétés où ont sévi ces millénarismes séculiers purs et durs), mais encore le risque dépressionnaire qui guette les confortables laisser-aller de « l’homme sans gravité [57] » ! Espoir sans Espérance jugé, au total, bien élitiste et finalement bien avare en imagination des possibles pour trop, vraiment trop de « damnés de la terre » passés, présents et à venir ! Déjà s’il n’y en avait jamais eu qu’un seul…

109Toujours, donc, le « ou bien… ou bien », « l’insondable décision de l’être » où se décide, en partie avec nous/en partie sans nous, l’arbre dont nous nous sommes promis les fruits…

110D’une position à l’autre, beaucoup de services peuvent être rendus. Mais le « savoir » de ce qui se tisse en cet échange, grâce à elles, à travers elles, au-delà d’elles, cela semble bien être, par excellence et pour notre chance, l’affaire qui ne nous appartient pas. Démaîtrise souveraine, qui n’est point concession à un quelconque relativisme, mais chemin obligé pour la moindre « vérité de vie ». Si c’est « vérité », non de simple « savoir », mais « de vie [58] » !

111De cette improbable et vulnérable intersection, en laquelle désormais, croyants et incroyants de bonne volonté, « rusés comme des serpents et simples comme des colombes », seront bien inspirés de souvent se rencontrer, le poète nous livre peut-être la topographie :

112

Nous sommes dans l’inconcevable.
Mais avec des repères éblouissants.

Notes

  • [1]
    Libres réflexions inspirées d’un débat – une disputatio telle qu’au Moyen Âge – qui eut lieu le 22 mai 2004 dans la cathédrale de Rouen entre le philosophe théologien Philippe Capelle, doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, et le philosophe athée André Comte-Sponville, débat publié aux Éditions du Cerf sous le titre Dieu existe-t-il encore ?, Paris, 2005.
  • [2]
    Op. cit., p. 20.
  • [3]
    Jn 3, 20.
  • [4]
    Mt 25, 37 et 40.
  • [5]
    Op. cit., p. 21.
  • [6]
    D’après Lettre aux Hébreux 11, 27.
  • [7]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 98.
  • [8]
    Ibid., p. 80 s.
  • [9]
    Ibid., p. 40. Cette question de la fidélité à des valeurs sans la foi qui les a fait naître donnera lieu à un long échange polémique entre les deux orateurs. La question y est de savoir si l’on peut – au moins durablement, et avec la même force de transmission – opérer ainsi une telle dichotomie entre les fruits et l’arbre qui les a produits. André Comte-Sponville pense sincèrement que oui, Philippe Capelle en doute tout aussi sincèrement (voir p. 80 s.).
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid., p. 57.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Voir Patrick Guyomard, La Jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le désir de l’analyste, Paris, Aubier, 1992.
  • [16]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 72-73.
  • [17]
    Ibid., p. 73.
  • [18]
    Jn 2, 25.
  • [19]
    Mt 12, 33.
  • [20]
    Comme par exemple dans Kant et le problème de la métaphysique et dans Qu’est-ce qu’une chose ?, de Martin Heidegger, Paris, Gallimard, respectivement 1953 et 1971.
  • [21]
    Encyclopédie, § 44 R.
  • [22]
    Dieu existe-t-il encore ? op. cit., p. 76.
  • [23]
    Ibid., p. 77.
  • [24]
    Ibid., p. 63.
  • [25]
    Ibid., p. 64.
  • [26]
    Ibid., p. 64-65.
  • [27]
    Ibid., p. 65-66.
  • [28]
    Ibid., p. 70-71.
  • [29]
    Ce qui suit dans cette section s’inspire librement de la première partie de l’Introduction à la métaphysique de Martin Heidegger, Paris, Gallimard, 1967, p. 13-62.
  • [30]
    E. Kant, Critique de la raison pure, « De l’idéal transcendantal », A p. 575, B p. 603.
  • [31]
    R. Descartes, Méditations métaphysiques, Troisième méditation, AT VII, p. 45-46.
  • [32]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 80.
  • [33]
    Ibid., p. 88-89.
  • [34]
    Saint Jean de la Croix, Poésies, viii : « Bien sais-je la source qui coule et qui court / Bien que ce soit de nuit ».
  • [35]
    Voir Maurice Bellet, Le Dieu pervers, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [36]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 44-45.
  • [37]
    Ibid., p 45.
  • [38]
    Cité partiellement par Jean-Paul Sartre et al., in Kierkegaard vivant, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966, p. 47. Voir Kierkegaard, in Papirer, vii A 181, Œuvres complètes, vol. X, p. 241.
  • [39]
    Ibid., p. 33.
  • [40]
    Ibid., p. 44.
  • [41]
    Saint Jean de la Croix, La noche oscura, III, « Sans autre lumière pour guide / Que celle qui brûlait dans mon cœur ».
  • [42]
    Ibid., p. 50.
  • [43]
    Ibid., p. 50-51.
  • [44]
    Ibid., p. 52.
  • [45]
    Ibid., p. 53.
  • [46]
    Rm 8, 22.
  • [47]
    Ibid., p. 46.
  • [48]
    Ibid., p. 34.
  • [49]
    D’après Philippiens 2, 6-8.
  • [50]
    He 5, 8.
  • [51]
    Mt 5, 3.
  • [52]
    Dieu existe-t-il encore ?, op. cit., p. 106.
  • [53]
    Ibid., p. 106-107.
  • [54]
    Hegel, Logique, Lasson, t. II, p. 218.
  • [55]
    Selon André Comte-Sponville, in Dieu existe-t-il encore ?, op cit., p. 77.
  • [56]
    Selon Philippe Capelle, ibid., p. 103.
  • [57]
    Expression inspirée du titre du livre de Charles Melman, Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002.
  • [58]
    Voir Jean Greisch, L’Arbre de vie et l’arbre du savoir, Paris, Éd. du Cerf, 2000.
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