Notes
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[1]
Version abrégée de J.-P. Cobbaut, P. Boitte, « Pour une éthique de l’allocation des ressources en santé : les enjeux de l’accès aux soins », Éthique publique, vol. 5, n° 1, 2003, p. 15-34.
-
[2]
L. Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 283-363.
-
[3]
J. Rifkin, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte/Poche, 2005.
-
[4]
D. Fassin, L’Espace politique de la santé, essai de généalogie, Paris, puf, 1996, p. 73 s.
-
[5]
Ph. Mossé, Le Lit de Procuste, Paris, Érès, 1997, p. 71. L’auteur fait référence à une étude du credes, « Le recours aux soins médicaux des chômeurs en France », septembre 1995, p. 8.
-
[6]
Ibid., p. 70.
-
[7]
S. Rameix, « L’idée de justice », in Accès aux soins et justice sociale, Paris, Flammarion, Médecines-Sciences, 1996, p. 1 s.
-
[8]
Ibid., p. 2.
-
[9]
Titre de la thèse de doctorat d’Étienne Minvielle consacrée à l’apprentissage organisationnel à l’hôpital.
-
[10]
Santé 2010, Rapport du groupe « Prospective du système de santé », présidé par Raymond Soubie (Commissariat au Plan), Paris, La Documentation française, juin 1993.
-
[11]
M.-Th. Join-Lambert, Politiques sociales, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et Dalloz, 1994, p. 393, citant le Rapport Soubie.
-
[12]
Ibid., p. 394.
-
[13]
Haut Comité pour la Santé publique, 1994, vol. 1, p. 75-171.
-
[14]
« La mortalité prématurée est définie comme l’ensemble des décès survenus avant 65 ans. » (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 76.)
-
[15]
Les causes de mortalité évitable sont définies comme « les causes de décès qui, compte tenu des connaissances médicales et de l’état du système de santé, devraient pouvoir être évitées ou du moins diminuées avant l’âge de 65 ans ». (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 76.)
-
[16]
Aussi bien la prise de produits toxiques illicites (héroïne, cocaïne, cannabis, LSD, colles et solvants) que licites (consommation en dehors des prescriptions normales de psychotropes, tranquillisants, hypnotiques, anti-dépresseurs, barbituriques).
-
[17]
« Effets pathologiques provoqués par un médicament ou par un acte médical à visée diagnostique ou thérapeutique » résultant « d’une faute, d’une erreur ou d’un aléa imprévisible et inévitable » (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 104).
-
[18]
Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 2, p. 452.
-
[19]
M. Maesschalck, « Normes et contextes », Hildesheim, Olms, 2001, p. 29.
-
[20]
F. Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 374, citant La Volonté de savoir de M. Foucault, Paris, 1976, p. 184-187.
-
[21]
Ibid., p. 375.
-
[22]
P. Boitte, Éthique, Justice et Santé, Namur-Montréal, Artel-Fides, 1995, Chapitre 6 : « Équité et soins de santé », point 1 : Le caractère spécial des soins de santé, p. 159 s.
-
[23]
Ch. Ansperger et Ph. Van Parijs, Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000, p. 89-90.
-
[24]
Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, 7e éd., Paris, 1990, p. 229.
-
[25]
C. Castoriadis, « Nature et valeur de l’égalité », in Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 307 s.
-
[26]
P. Boitte, op. cit., p. 161.
-
[27]
N. Daniels, Just Health Care, Cambridge, CUP, 1985 ; Madison Powers et Ruth Faden, « Inequalities in Health, inequalities in Health Care : Four Generations of Discussion about Justice and Cost Effectiveness Analysis », Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 10, n° 2, p. 111.
-
[28]
Ph. Van Parijs, « Y a-t-il des limites à la prise en charge des soins de santé par la solidarité ? », in Solidarité, santé, éthique, J. Hallet, J. Hermesse, D. Sauer, éd., Louvain, Garant, 1994, p. 66.
-
[29]
Op. cit., p. 65 : il s’agit de la référence au principe du maximin (la maximisation du minimum) de la Théorie de la Justice de J. Rawls (trad. française, 1987), Paris, Seuil (John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1971).
-
[30]
Ch. Ansperger et Ph. Van Parijs, op. cit., p. 94.
-
[31]
F. Ewald, op. cit., p. 542.
-
[32]
Ibid., p. 543.
-
[33]
Ibid., p. 543 : mention explicite de l’euthanasie.
-
[34]
Madison Powers et Ruth Faden, op. cit., p. 110 s.
-
[35]
Ibid., p. 111.
-
[36]
Ibid., p. 114.
-
[37]
A. Gutmann et D. Tompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, MA, Belknap Press, 1996 ; N. Daniels et J. Sabin, « Last chance Therapies and Managed Care : Pluralism, Fair Procedures, and Legitimacy », Hastings Center Report, 28 (2), 1998, p. 27-41.
-
[38]
M. Maesschalck, « Égalité des citoyens : valeur ou alibi ? », in L’Égalité, coll. « Les Semaines sociales du moc », Éd. evo, 1999, p. 10.
-
[39]
Ibidem, p. 12.
-
[40]
Ibid., p. 14.
-
[41]
Voir B. Latour, Politique de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
-
[42]
Voir, à ce propos, P. Boitte, B. Cadoré, « The allocation of health resources. Economic Constraints and Access to Health Care », in R. K. Lie and P. T. Schotsmans (éd.) Healthy Thoughts. European Perspectives on Health Care Ethics, Peeters, Louvain-Paris / Sterling, Virginie, 2002, pp. 299-320.
-
[43]
P. Mossé, Le Lit de Procuste, Paris, Érès, 1997, p. 68-69.
-
[44]
S. Glouberman et B. Zimmerman, « Systèmes compliqués et complexes : En quoi consisterait une réforme des soins de santé réussie ? », Étude n° 8, Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, juillet 2002, p. 26.
-
[45]
B. Dervaux, J.-C. Sailly, Th. Lebrun, « À quoi servent les déremboursements ? », Le Monde, 23 janvier 2003, p. 14.
-
[46]
S. Glouberman et B. Zimmerman, op. cit., p. 18 à 23.
Introduction
1Les questions socio-économiques ne sont prises en considération dans le champ de la bioéthique que depuis une dizaine d’années seulement. Jusque-là, les questions principales portaient plutôt sur le caractère éthique des nouvelles techniques biologiques et médicales, ainsi que de leur application dans le cadre de la relation de soins. Aujourd’hui encore, l’éthique et la bioéthique sont souvent envisagées comme des démarches normatives « pures » ou « atemporelles », comme si elles-mêmes, ainsi que leurs objets, pouvaient se concevoir hors du champ social, économique et politique.
2La bioéthique a progressivement pris conscience de la prégnance des questions économiques et sociales dans le champ des pratiques médicales et de la recherche, aussi bien à partir de la pratique quotidienne du soin qu’à partir du développement de la recherche et des technologies. Les initiatives politiques et administratives se sont multipliées durant les vingt dernières années dans l’ensemble des pays occidentaux, pour tenter de rationaliser les systèmes de soins et d’endiguer la croissance des dépenses dans ce secteur. L’hôpital est évidemment une cible privilégiée de ces mesures, ressenties jusque dans la pratique quotidienne des soignants. Les réflexions concernant l’humanisation des soins ne peuvent éviter les interpellations concernant les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge attentive des patients dans un univers de plus en plus technicisé. La possibilité d’assurer des soins de qualité pour tous sans discrimination est également à l’ordre du jour. Pensons par exemple à la volonté de limiter l’afflux aux urgences par le biais d’une sanction financière à l’égard de ceux qui s’y présentent sans réelle nécessité. Quant au développement de la recherche et de nouvelles techniques médicales, ce domaine n’est pas moins épargné que l’institution hospitalière par la question financière. En effet, tant au niveau des investissements que nécessite la recherche, qu’en aval de la rentabilité conditionnant ces investissements dans un système d’économie de marché, la question financière est omniprésente [2]. Est-il, par exemple, possible de parler de brevet sans évoquer le rôle économique et social de cet instrument juridique ?
La notion d’accès
3Dans un paysage médical de plus en plus spécialisé, où se déploie une connaissance plus affinée des différentes maladies, où surgit la confrontation à de nouvelles maladies, parfois liées aux progrès mêmes de la médecine, la question de l’accès à ces nouvelles possibilités se pose clairement, sans parler, plus en amont, de l’effort nécessaire pour développer de nouvelles capacités de traitement. Dans des sociétés qui ont pris conscience et qui sont informées des évolutions de la médecine, la pression des malades, des groupes de malades, des groupes de pays également, pour obtenir un accès rapide aux possibilités existantes et parfois seulement envisagées, se fait de plus en plus forte.
4La question de l’accès est donc progressivement devenue une dimension tout à fait structurante de notre société. S’il faut en croire l’essayiste futurologue Jeremy Rifkin [3], il s’agit de l’enjeu majeur dans nos sociétés de l’information et de la connaissance, au sein desquelles l’accès va détrôner la propriété comme premier bien structurant. Il est clair que, dans des sociétés de plus en plus complexes, structurées par l’échange et la mise en réseau, la possibilité ou non pour les individus de s’inscrire dans ces réseaux deviendra progressivement un facteur central de l’exclusion sociale. Celui qui n’aura pas accès et ne saura pas s’orienter dans les réseaux de plus en plus complexes de la société de demain sera exclu sans doute de manière encore beaucoup plus radicale que les exclus d’aujourd’hui.
En médecine, cette notion d’accès est déjà utilisée depuis un certain nombre d’années dans la mesure où le système de soins se caractérise depuis longtemps comme des réseaux complexes, articulant plusieurs lignes de soins entre lesquelles les passerelles ne sont pas toujours évidentes tant pour les usagers que pour les prestataires. Ces réseaux ont gagné en complexité au fil du temps. Les spécialisations progressives de la médecine, les développements sans précédent des capacités diagnostiques et des techniques utilisées dans ce cadre, le parcours dès lors complexe d’une prise en charge mobilisant ces différentes techniques, l’organisation administrative et financière de cette machinerie et, aujourd’hui, l’implantation et l’utilisation de l’informatique dans cette organisation, mais également dans la pratique médicale elle-même, font de la médecine un réseau d’une rare complexité vis-à-vis duquel l’usager, et particulièrement l’usager le plus vulnérable, peut avoir le tournis et éprouver un sentiment de profonde impuissance.
Élargissement de la notion d’accès
5Dans ce cadre, la question de l’accès prend une acuité toute particulière. En effet, l’évolution que nous venons de décrire rapidement renforce l’intérêt de la notion d’accès pour réfléchir à l’évolution de nos systèmes de soins et aux politiques de santé qui y sont associées. En première approximation, l’accès aux soins est une notion qui renvoie à la possibilité pour les individus d’« arriver » aux soins dont ils ont besoin en raison de leur état de santé, de ou des pathologies dont ils sont atteints. Dans le cadre des pays bénéficiant d’un système de soins développé, l’accès aux soins est prioritairement envisagé à partir des barrières financières et de la couverture sociale. De nombreuses études ont mis en lumière les inégalités de santé dont souffrent les populations les plus défavorisées et les difficultés d’accès aux soins qu’éprouvent les plus démunis. Cependant, de plus en plus de travaux mettent l’accent sur ce qui, tant en amont qu’en aval de l’accessibilité financière, pose un problème dans l’accès aux soins. Au-delà de la capacité de payer, il y a l’ensemble des problèmes matériels, géographiques, culturels qui conditionnent l’accès aux lieux où les soins sont dispensés. Mais par-delà, il apparaît de plus en plus clairement que, non seulement les inégalités sociales de santé mais aussi les conditions (revenus, éducation, etc.) et les modes de vie influencent l’accès aux soins. De plus, il semble nécessaire, pour bien comprendre cette problématique, d’envisager la traduction de ces facteurs, dans la culture [4], les comportements, les corps des individus en ce qu’ils conditionnent non seulement leur perception de la santé mais la gestion de celle-ci, y compris à travers l’usage du système de soins. Ce genre d’approche signifie que l’accès doit être envisagé dans un continuum qui va de la perception des problèmes, de leur traduction dans la formulation d’une demande, à l’acheminement de cette demande vers des lieux susceptibles de la prendre en charge, et au déchiffrage de la demande par le système de soins et de la perception par le demandeur de la signification et des conséquences de ce déchiffrage. Autrement dit, la question de l’accès passée au crible de cette analyse à la fois sociale et culturelle prend une dimension qui dépasse de loin la question de l’accessibilité financière, même si celle-ci est loin d’être négligeable.
6Cette mise en perspective d’une approche plus fine de la notion d’accès aux soins permet également à certains auteurs d’interroger les conclusions d’études qui, tout en mettant en relief des différences dans la structure de morbidité entre, par exemple, une population de chômeurs et une population d’actifs, ne s’étonnent pas de constater le fait qu’à état de santé comparable, il n’y ait pas de différence de consommation médicale entre les actifs occupés et les chômeurs [5]. Le fait de ne pas interroger plus avant ce genre de constat résulte, selon Ph. Mossé, d’un maniement indifférencié de notions pourtant aussi différentes que « état de santé », « accès aux soins » et « consommation médicale », et qui procède d’une « représentation idéale du système de soins dans laquelle la fluidité, la liberté de circulation des biens et des personnes seraient totales, où tout mouvement, tout échange serait mû et déterminé par le besoin médicalement défini, apuré de toute discrimination sociale ou économique [6] ».
7Cette ouverture de la notion d’accès aux déterminations économiques, sociales et culturelles qui la traversent lui donne un pouvoir d’interpellation important à l’égard des développements de nos systèmes de soins.
Dans des pays comme la Belgique ou la France, mais plus généralement en Europe et d’autres pays du monde, le Canada notamment, l’organisation des systèmes de soins se donne comme horizon éthique le droit de tout individu d’avoir accès à des soins de qualité équivalente en fonction de ses besoins. Cet horizon éthique égalitaire est mis en œuvre dans le cadre de systèmes de protection sociale eux-mêmes sous-tendus par des principes de solidarité et de justice, qui les financent en fonction de la capacité contributive de chacun et en tentant de neutraliser au maximum l’influence de l’état de santé sur cette contribution.
Cet horizon éthique est interpellé aujourd’hui de plusieurs manières. Tout d’abord, par le rappel de la dimension économique du développement de ce système qui doit rester dans des proportions acceptables, en particulier par rapport aux autres politiques à visée sociale et redistributive mises en œuvre par les États, politiques qui contribuent également, sinon plus, à la santé des personnes les plus défavorisées dans ces pays. Par ailleurs, l’élargissement de la notion d’accès que nous venons de souligner interroge le développement des systèmes de soins du point de vue d’une accessibilité effective des individus. Cette effectivité comprend non seulement l’« arrivée » jusqu’aux soins, mais également la possibilité d’en retirer un bénéfice réel, notamment par le fait que cette prise en charge médicale soit suffisamment en prise sur la réalité culturelle, sociale et économique des individus censés en bénéficier. Cette approche croise alors non seulement les réflexions menées dans le champ de la bioéthique et de l’éthique médicale sur l’humanisation des soins, mais elle interroge la manière dont on a jusqu’à ce jour construit la question de la justice en matière d’allocation des ressources dans le domaine des soins de santé et les difficultés existantes pour concevoir la mise en œuvre d’une véritable politique de santé, articulant les enjeux du développement de nos systèmes de soins à la question plus globale de la santé, individuelle et collective. Il semble évident que la question de l’accès aux soins se prolonge aujourd’hui dans celle de l’accès pour chacun à la santé, quel que soit le lieu où il vit.
À la recherche d’une éthique collective
8La nécessité d’élargir la notion d’accès et la prise en compte des différentes dimensions présentes dans cette dynamique d’accès pourraient contribuer à renforcer l’idée qu’il est impossible d’élaborer une idée de la justice, et surtout de la juste distribution des soins dans une collectivité. La notion d’égal accès qui prévaut dans le domaine des soins de santé participe d’ailleurs de cette idée qu’il doit être possible de faire le maximum pour chaque individu.
Une démarche distributive difficile à concevoir
9Comme le souligne S. Rameix dans un article [7] consacré à l’idée de justice dans le domaine des soins de santé, la pratique médicale se conçoit comme relation avec une personne et non pas comme production d’un bien. Dans ce cadre, la fragilité et la vulnérabilité du patient conduisent le soignant à concevoir sa responsabilité comme mobilisation de tout son potentiel cognitif, technique et humain envers l’individu singulier qui lui fait face. Cette relation unique n’étant pas réductible à un produit mesurable, évaluable, substituable, il semble fort difficile de concevoir les soins comme des biens rares à partager.
10De plus, comme l’indique encore S. Rameix, la médecine est confrontée à la mort et au désir d’immortalité. Les progrès de la médecine et les prouesses effectives et amplifiées par les médias donnent à celle-ci un statut tout à fait particulier dans l’imaginaire contemporain. La médecine représente sans doute la réalité la plus massive de cette notion de progrès de la science et des techniques par rapport à quoi on semble bien en peine de justifier certaines limitations par des considérations de justice. Ces avancées matérialisent à chaque pas supplémentaire une victoire sur la maladie et la mort qui profitera à terme, pense-t-on, au plus grand nombre.
Les progrès de la médecine moderne constituent pour la plupart de nos contemporains la preuve la plus tangible de la légitimité et de l’efficacité de la science. Cette légitimité du progrès scientifique se trouve amplifiée par le statut acquis par la santé dans notre société. La santé fonctionne effectivement comme une référence universelle et trouve des ressorts puissants dans notre angoisse de mort et dans la qualité de vie qu’un certain nombre de contemporains ont acquise. Certains auteurs, comme L. Sfez, mettent en exergue le pôle attractif que constitue l’idéologie d’une santé parfaite. Il ne s’agit pas de faire ici une évaluation éthique de ces enjeux mais simplement de constater qu’un tel phénomène renforce la difficulté de concevoir comment les soins de santé pourraient être l’objet d’une recherche concernant la meilleure répartition de ressources rares. « Alors que, pour tous les autres biens, nous limitons notre demande en faisant des choix, en matière de soins l’idée de choix et de priorité nous répugne et la demande est infinie [8]. »
Une volonté de rationalisation mal perçue
11Face à cette difficulté de concevoir une démarche distributive dans le domaine des soins, les mesures prises jusqu’à présent pour limiter les dépenses en matière de soins de santé ont souvent été très mal perçues. Beaucoup d’entre elles se sont avérées inefficaces et ont provoqué une série d’effets pervers. En même temps qu’elle s’avère être un vecteur de rationalisation et d’efficacité, la standardisation en matière de soins reste toujours problématique dans le domaine des soins de santé. Or, les mesures linéaires, tant pour faire pression sur la demande (hausse des « tickets modérateurs ») que sur l’offre (« numerus clausus »), ont généré des effets pervers. Sans doute touche-t-on là, à la fois, l’ambiguïté et l’enjeu central du développement des systèmes de soins. Cette standardisation est assurément un vecteur d’efficacité. L’expérimentation a clairement été un instrument très puissant pour le développement de la médecine moderne. Dans le même temps, on développe aujourd’hui des instruments visant à prendre la mesure de l’effectivité (effectiveness) et du caractère approprié (appropriateness) d’une pratique, pour vérifier, en contexte, l’efficacité démontrée dans le cadre d’une expérimentation réglée. Le mouvement de l’« Evidence Based Medicine » cherche à renforcer la qualité des traitements proposés aux patients par la standardisation, tout en soulignant l’importance d’une juste articulation d’une information fiable sur les traitements et de l’expérience clinique. Cet exemple montre également la nécessaire coexistence entre l’aspect standardisé et l’aspect singulier de la démarche médicale, l’enjeu étant de « gérer la singularité à grande échelle [9] ».
12Tant la multiplication des politiques publiques visant à maîtriser les dépenses de santé que la volonté de standardisation se sont heurtées à l’éthos dominant concernant la santé et les soins, en particulier dans le chef de professionnels qui se sont sentis mis en cause dans plusieurs de leurs valeurs de base, dont la liberté thérapeutique, ainsi que dans leur mission de défenseurs du patient.
L’ensemble de ces éléments rend donc difficile la possibilité d’instituer une éthique collective explicite en matière de soins de santé face aux formidables développements des systèmes de soins et aux difficultés qui les traversent actuellement.
L’Expansion et la crise des systèmes de soins
13L’expansion de nos systèmes de soins correspond tout à la fois au fait que la santé est une aspiration profonde des individus (le poids des dépenses de santé au sein de la consommation s’élève au fur et à mesure que le niveau de richesse collectif progresse [10]), aux énormes progrès de la médecine et à la mise en place d’un système économique et social qui a permis cette expansion. Comme le souligne M.-T. Join-Lambert, les difficultés que traversent ces systèmes ne se limitent pas au financement. « Conflits sociaux reflétant le malaise des professionnels, effritement de la confiance des usagers et mise en cause de la responsabilité des médecins, inquiétude ou espoir exagérés suscités par l’évolution de la recherche, incapacité des acteurs collectifs à assurer la responsabilité qui leur incombe dans la gestion du système… » sont autant de signes [11]. Même si les avis sont partagés sur l’ampleur des difficultés, on s’accorde généralement sur le caractère préoccupant d’une inflation des dépenses qui ne semble pas toujours justifiée, ainsi que sur le développement assez anarchique du système, ne correspondant pas à ce qu’on imagine devoir être une véritable politique de santé.
La constitution des systèmes de soins
14Un système de soins peut être défini comme l’ensemble des services, des structures et des règles ayant pour fonction de prévenir la maladie, de soigner et de réadapter les personnes [12]. Dans nos sociétés, cette définition large du système de soins s’appuie généralement sur trois pôles : les structures collectives de prise en charge des malades, les intervenants de la santé et des programmes sanitaires visant la prévention des maladies et la promotion de la santé.
L’hôpital
15L’hôpital a beaucoup évolué. C’est au milieu du xixe siècle qu’il a commencé à prendre sa forme plus strictement médicale et à devenir le plateau technique qu’il est aujourd’hui. Dans cette évolution, il a gardé sa vocation d’ouverture à tous, mais en passant du registre de la bienfaisance à celui de soins ouverts à chacun. L’autonomie financière et l’apport des systèmes de sécurité sociale ont conduit à en faire un haut lieu de technicité et de performance médicale. Aujourd’hui, le croisement de cette fonction d’hospitalité et de l’exigence de performance en fait sans doute un lieu paradoxal de la question de l’accès aux soins. Il cristallise en fait la contradiction d’être un lieu qui, pour différentes raisons, draine diverses populations en difficulté et se trouve être, en même temps, le lieu de la performance médicale et du soin spécialisé de seconde ligne. Cette contradiction se trouve au cœur des discussions actuelles sur les urgences et la sélection des patients adéquats que l’on voudrait pouvoir y effectuer. L’accès à l’hôpital, l’orientation dans l’hôpital et le moment de la sortie sont évidemment des enjeux importants dans la conjoncture actuelle, où les politiques visant à maîtriser les dépenses se multiplient. Ces politiques sont sous-tendues par une optimalisation des prises en charge qui passe le plus souvent par une certaine standardisation du financement, qui tend à se répercuter sur les soins. Dans ces conditions, l’accès aux soins pour les plus vulnérables risque d’être mis en péril.
La médecine libérale
16En Belgique comme en France, le système de soins reste gouverné par le principe du libre choix du prestataire et de la liberté thérapeutique. De ces principes découlent les enjeux de la prise en charge des soins par la sécurité sociale et la nécessité d’une négociation tarifaire avec les soignants. L’enjeu de cette négociation tarifaire est précisément de pouvoir garantir l’égal accès aux soins en maintenant le niveau de remboursement proche du coût effectivement payé par les patients. De plus, prévaut dans ce secteur le système du paiement à l’acte. Pour endiguer les tendances à la surconsommation (et la surproduction), on a mis en œuvre des politiques visant à agir sur la demande en faisant varier à la hausse les « tickets modérateurs ». L’efficacité de ces mesures a été rapidement mise en cause dans la mesure où elles ne permettaient pas d’influer réellement sur l’augmentation des dépenses. De surcroît, on a pu constater qu’elles portent doublement atteinte à l’égalité d’accès dans la mesure où elles touchent ceux qui ont le moins de moyens, parmi lesquels on trouve aussi ceux qui ont le plus besoin de soins. Il semble qu’aujourd’hui ces limites aient été acceptées et qu’on aille réellement vers la mise en place de mesures visant à limiter au maximum les dépenses personnelles de soins pour ceux qui ont à la fois le plus de besoins et le moins de moyens. Pensons à cet égard au système du « maximum à facturer » instauré en Belgique et qui consiste à plafonner la part supportée par le patient sur une période donnée, ou encore à la Couverture Maladie Universelle (cmu) instaurée en France depuis janvier 2002, dispositif qui permet aux pauvres de se soigner gratuitement.
Malgré ces mesures favorisant l’accessibilité financière aux soins, l’accès aux soins et, plus encore, à la santé connaît de nombreuses limites. Celles-ci s’enracinent dans les conditions de vie, le niveau d’éducation, le rapport à la santé et aux besoins ressentis en la matière. Autant de paramètres qui conditionnent les possibilités pour les individus de s’adresser aux soignants, de s’orienter dans la prise en charge, d’assimiler et de tirer le meilleur parti des soins, des informations et du suivi que nécessite leur état.
La santé publique
17Comme nous l’avons souligné, l’histoire du xixe siècle a vu coexister le développement de la prise en charge médicale, mais également d’une gestion collective des facteurs qui conditionnent la santé (l’alimentation, le logement, etc.) et des causes de transmission des maladies. Les politiques de santé publique mises en place entre les deux guerres ou après la Seconde Guerre mondiale ont contribué à certains progrès sanitaires. Très vite, ceux-ci sont apparus comme en perte de vitesse par rapport au développement de la médecine proprement dite, leur fond hygiéniste et moralisant induisant des problèmes d’efficacité (Sida, sang contaminé…). La prégnance d’une approche strictement biomédicale oblitère la complexité des facteurs de santé et les possibilités d’impliquer réellement les individus dans la prise en charge de leur santé. Cette crise de la santé publique s’est trouvée soulignée à plusieurs reprises ces dernières années et, parallèlement aux critiques similaires émises à l’égard de la prise en charge médicale, au sein du mouvement de la santé publique mais dans le cadre de la réflexion en bioéthique, plusieurs champs de réflexion et d’intervention ce sont développés, comme celui de l’éducation et la promotion de la santé, ou la santé communautaire. Ces différents champs de réflexion et d’action prennent appui à la fois sur un certain nombre de constats critiques à l’égard du développement des systèmes de soins, mais également sur une série de crises ou de récriminations vécues dans le secteur sanitaire et social. L’impression des patients d’être insuffisamment pris en compte dans leur réalité globale est clairement un des ressorts de ce mouvement.
Des systèmes de soins mis à l’épreuve
18L’augmentation du coût des systèmes de soins, dont la croissance est généralement supérieure à la croissance du PIB dans les pays riches, donne lieu à des conjectures en sens divers. Tantôt on considère que cette augmentation met gravement en péril l’équilibre des finances publiques, tantôt on estime qu’une augmentation substantielle des moyens est nécessaire pour maintenir une qualité et une accessibilité suffisantes au système. Cela dit, cette croissance est souvent confrontée à un certain nombre d’indicateurs mettant en relief le caractère problématique de certaines performances des systèmes de soins modernes.
Des indicateurs de santé très moyens
19L’étude sur « La santé en France [13] » offre une vision synthétique et assez saisissante des faiblesses structurelles de la santé dans ce pays et peut servir de clef de lecture pour des systèmes analogues. Cinq grands problèmes peuvent ainsi être épinglés, révélateurs d’une crise dans le fonctionnement du système de soins.
- Les problèmes de surmortalité prématurée [14], qui concerne 24 pour cent des décès en 1991, et de mortalité évitable [15], qui concerne 52 pour cent des morts prématurées pour la même année, sont dus pour l’essentiel aux accidents de la circulation, aux suicides, aux cancers (plus d’un décès sur trois) liés à l’association alcool-tabac, aux cirrhoses et psychoses liées à l’alcoolisme.
- Le poids des maladies chroniques et liées aux comportements s’alourdit chaque année. On peut ici distinguer les maladies liées à des comportements dangereux – alcoolisme, tabagisme, toxicomanie [16], maladies sexuellement transmissibles, sida –, le mal-être psychologique et social (troubles mentaux et du sommeil, consommation de psychotropes, suicides et tentatives de suicide, sévices sur enfants), les maladies chroniques (maladies mentales, maladies chroniques somatiques) et les maladies iatrogènes [17].
- La qualité de vie des personnes malades et handicapées reste très insuffisante et inégale, et pose la question de la prise en charge de la douleur ainsi que celle des conditions de vie des personnes en situation de handicap ou de dépendance.
- Les inégalités tant sociales que géographiques persistent.
- L’existence de groupes de population fragiles ou fragilisés, notamment, les personnes en situations de perte d’emploi, les populations défavorisées ainsi que les jeunes et les jeunes adultes, dont la situation structurelle et/ou tendancielle est défavorable, se maintient ou même se développe.
D’autres indices concernant cette relative inefficacité des systèmes de soins existent. Ainsi, l’absence de corrélation entre l’importance des moyens (nombre de médecins, de lits d’hôpitaux, etc.) et les résultats en termes de santé (indicateurs usuels de santé que sont l’espérance de vie, l’espérance de vie en bonne santé, le taux de mortalité infantile ou prématurée, le taux de morbidité). On constate de grandes variations entre les pratiques médicales au sein d’un même pays ou entre pays comparables, sans qu’on puisse démontrer une différence dans la prévalence des sources de ces problèmes. Enfin, de nombreux actes médicaux sont posés soit de manière non conforme avec les indications admises par la communauté scientifique internationale, soit sans utilité démontrée pour le malade.
Des évolutions prévisibles et incertaines
20Les évolutions probables de la morbidité et de l’innovation technologique permettent d’envisager l’évolution des besoins de santé et celle de l’offre de soins, qui contribueront toutes deux à accentuer la crise actuelle du système, sa probable transformation, et le renforcement de la contrainte.
21La perspective d’un vieillissement de la population se présente comme l’évolution la plus certaine et dont les effets sur la morbidité peuvent être anticipés sous la forme d’une accentuation des maladies de dégénérescence et des maladies chroniques, ainsi que d’une recrudescence des maladies infectieuses. De plus, les caractéristiques pathogènes de certains aspects de l’évolution sociale, la persistance d’un taux de chômage élevé, les effets des mécanismes d’exclusion économique, la transformation des structures familiales induiront des besoins de santé qui ne seront réellement satisfaits que par la mise en place de mécanismes de lutte contre l’exclusion sociale.
22L’innovation technologique permanente à l’œuvre dans le domaine médical est quant à elle porteuse de ruptures potentielles pour l’organisation et la pratique des soins dans la mesure où elle incitera à une transformation profonde des métiers de la santé et favorisera l’émergence d’une médecine d’experts. Ainsi l’imagerie médicale, les nouvelles techniques de chirurgie, l’utilisation des biotechnologies, les thérapies géniques, les techniques de suppléance fonctionnelle (de la dialyse rénale aux prothèses orthopédiques) ne feront que renforcer les dynamiques de diffusion des innovations technologiques. De nouveaux métiers apparaîtront à la charnière de la médecine et de la biologie, ou de l’informatique, qui modifieront la conception traditionnelle du rôle du médecin et l’organisation du travail correspondante.
23Malgré les succès passés, malgré les espoirs à venir, la pratique médicale entre ainsi dans une période de doute et de mise en question, illustrée d’ailleurs par la difficulté grandissante du dialogue qui devrait unir malades et médecins, et qui, bien souvent, n’est plus que la caricature de lui-même. Cette situation de crise globale du système de soins est renforcée par les effets négatifs, pour les sujets qui la subissent, d’une « politique » de contrainte économique, dont l’application ne modifie pas la portée des défis à relever et risque au contraire, avec le temps, de déboucher sur une dégradation de la confiance dans la relation entre médecin et malade.
Cette crise inhérente aux systèmes de soins se trouve renforcée par une vulnérabilité croissante des individus et des systèmes sociaux. Il serait illusoire de vouloir remédier aux difficultés que nous venons de relever et espérer modifier la situation actuelle dans le domaine de la santé sans prendre en considération l’évolution plus globale des sociétés contemporaines.
Le questionnement éthique
24La première partie de ce texte nous a permis de décrire un certain nombre de dynamiques à l’œuvre dans le développement de nos systèmes de soins. Les représentations de la santé, de la maladie, de la science et de la pratique médicale dans la société contemporaine, la mise en place d’une société qui se donne pour projet de gérer les conditions matérielles d’existence de chaque individu qui la compose et, enfin, la mise en place d’un système de soins par lequel ce projet tend à se réaliser avec les succès et les difficultés ou les contre-performances que l’on a mis en exergue, configurent largement les questions éthiques qui se posent aujourd’hui.
25Dans cette perspective, l’éthique ne peut se limiter à la formulation de critères abstraits visant à clarifier les pratiques ou les politiques. Nous pensons que l’éthique s’ancre dans l’histoire des pratiques et les projets collectifs. Elle est fondamentalement liée à une démarche individuelle et collective dans laquelle les individus tentent de faire se croiser les enjeux d’un devenir commun et les lieux concrets de responsabilité où sont vécues les questions éthiques, c’est-à-dire les différentes institutions sociales. La démarche éthique « ne peut se limiter à fournir les éléments de méthodes nécessaires à la justification d’une décision soucieuse de se référer à des critère normatifs. L’enjeu est aussi pour le sujet de parvenir à créer un espace pour la démarche éthique à l’intérieur du cadre institutionnel, quel qu’il soit, de manière à prendre en compte aussi dans sa démarche les contraintes pratiques de l’institution [19] ».
26Il s’agit donc essentiellement pour nous, ici, de réfléchir aux conditions d’une démarche éthique pour les systèmes de soins qui puisse faire communiquer visée éthique et expérience singulière et collective dans une perspective de transformation des pratiques. L’enjeu majeur dans le cadre du développement actuel des systèmes de soins est de pouvoir faire communiquer des enjeux éthiques avec les exigences propres aux modes de coordination qui prévalent dans ce contexte d’action.
27La question de l’accès aux soins nous paraît une question particulièrement stimulante dans la mesure où elle matérialise une exigence éthique et pratique forte de nos systèmes de soins. Elle constitue non seulement un horizon éthique largement reconnu, une base de légitimation forte de l’État social qui fait communiquer l’expérience individuelle et interindividuelle et la gestion collective du système, mais aussi, de ce fait, un lieu de contradictions pratiques fortes du système puisque, comme on l’a vu, les conditions de l’égalité d’accès sont encore loin d’être réalisées.
Il nous semble donc, qu’au-delà même de l’accessibilité financière qui reste un problème crucial de nos systèmes de soins, l’accès aux soins est un levier particulièrement intéressant pour interroger la dynamique de développement de nos systèmes et une problématique à partir de laquelle il semble possible d’engager une réflexion sur les conditions d’une capacité pour les acteurs concernés du système de présider véritablement à sa destinée.
Les légitimités de l’égalité d’accès aux soins
28L’exigence d’une égalité d’accès aux soins trouve appui dans plusieurs strates de justification philosophique et historique de nos sociétés.
L’affirmation des droits individuels
29La question de l’égalité d’accès est tout à la fois le « cœur éthique » et un moteur puissant du développement de nos systèmes de soins. Contrairement à la volonté de F. Ewald d’inscrire radicalement les droits sociaux dans la logique de développement de l’État social, le premier « étayage » de ce principe de l’égalité d’accès se trouve à l’œuvre dans la référence classique aux Droits de l’homme et leur reconnaissance de chaque individu au travers de la double matrice des principes d’égalité et de liberté. Le principe d’égalité est, dans le domaine des soins de santé comme dans bien d’autres domaines, un projet et un opérateur puissant d’interrogations au sein de nos sociétés.
30Il est vrai que l’avènement de l’État social et l’attention portée aux conditions matérielles de cette égalité ont radicalisé ce questionnement, au point d’effrayer certains qui voient dans le projet d’une société égalitaire une volonté d’uniformisation totalitaire. Il faut sans doute rappeler à ceux-ci que tout l’enjeu de nos sociétés contemporaines est de pouvoir articuler cette volonté égalitaire dans un projet d’autonomie pour les individus et la société. Mais le contexte des soins de santé nous facilite la tâche, car si certains veulent y voir un champ d’expression particulièrement significatif des préférences individuelles et de la responsabilité, on s’accorde très généralement à reconnaître qu’ils correspondent à un besoin (sans doute parfois dans une conception un peu étriquée de celui-ci) qui met en jeu la possibilité même pour l’individu d’exister et de participer à la vie de la communauté. La légitimité de cette égalité d’accès aux soins s’est donc clairement renforcée dans le cadre du développement de l’État social.
Depuis l’âge classique, l’homme occidental, souligne Ewald en reprenant Foucault [20], apprend peu à peu ce que c’est de former une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces que l’on peut modifier et un espace où les répartir de façon optimale. Pour la première fois, sans doute, dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique. Ewald prolonge cette analyse et souligne que, selon lui, l’État social a inscrit le droit à la vie au cœur de sa dynamique. Il prend en charge la manière même dont l’individu gère sa vie. Son maître mot est la prévention dans la mesure même où la vie de chacun est un risque pour celle des autres [21]. Cette idée de protection du vivant contre les risques va devenir très puissante dans une société assurantielle, visant à prémunir toujours plus l’individu contre les risques. Comme nous le verrons, cette manière d’appréhender le développement des systèmes de soins traduisant le droit à la vie dans une matrice assurantielle est sans doute à la base des blocages que nous connaissons aujourd’hui dans l’évolution des systèmes de soins.
Le caractère spécial des soins de santé
31Sur cette base, et vus les développements des pouvoirs de la médecine moderne, le caractère spécifique des soins de santé va être largement reconnu tant sur le plan social que sur le plan théorique [22]. Les soins de santé permettent dans bien des domaines de restaurer des conditions de vie à peu près normales là où, sans crier gare, elles allaient être perturbées gravement par la maladie. L’importance de l’enjeu, c’est-à-dire le maintien en vie des individus, autant que les circonstances et les modalités du service que constituent les soins, font qu’il est largement admis que les individus doivent pouvoir accéder, en dehors des conditions classiques d’un marché, aux soins de santé.
L’appui d’une justification utilitariste à l’organisation d’une assurance sociale obligatoire
32D’un point de vue collectif, la remise en cause d’une distribution des soins par le marché peut se justifier par plusieurs considérations souvent mises en avant sous l’aspect utilitariste. C’est tout d’abord la difficulté, par manque d’information sur leur propre situation et sur l’offre de soins, pour les individus de contracter une assurance adéquate. Autrement dit, la mise en place d’une assurance sociale obligatoire contribue à augmenter le bien-être global de la société. L’assurance obligatoire limite le coût de couverture d’un certain nombre de risques, et l’assurance facultative engendre un phénomène de sélection adverse, c’est-à-dire que les « mauvais risques » chassent les « bons », ce qui entraîne une spirale inflatoire de la prime qui finit par ne plus valoir la peine d’être payée par quiconque. Enfin, l’assurance obligatoire entraîne des externalités positives, notamment concernant les maladies contagieuses, qui font que les soins apportent des avantages à d’autres personnes que les bénéficiaires directs, ce qui justifie également une assurance obligatoire à laquelle tout le monde contribue car chacun en profite, qu’il soit malade ou non. L’assurance obligatoire contribue clairement à maximiser le bien-être collectif [23].
La force du principe d’égalité en matière de soins de santé
33La maladie est un phénomène de plus en plus individuel et largement aléatoire quant au moment de sa survenance, à ses formes et à sa gravité. L’égalité arithmétique n’a donc pas de sens en la matière. Déjà Aristote [24] parlait d’égalité géométrique et d’équité, c’est-à-dire d’une égalité proportionnelle dont les critères (marché, mérite, hasard, besoin, etc.) se déterminent d’un point de vue sociopolitique [25]. Plusieurs critères ont été sollicités pour justifier la distribution des soins de santé, que ce soit le hasard en situation de pénurie (ex : la distribution des greffons) ou le mérite pour ceux qui soutiennent avec acharnement la responsabilité individuelle dans la survenance des maladies. Le critère le plus largement défendu en matière de soins de santé est cependant celui qui garantit l’accès à tous ceux qui sont médicalement dans le besoin [26]. Ce critère apparaît comme le plus sensé et le plus évident, même si ceux qui auraient souhaité y trouver matière à départager clairement les situations et les soins qui doivent et ne doivent pas être couverts par le système de protection sociale n’y trouvent pas leur compte. En effet, cette notion reste vague, même si certains auteurs qui défendent ce critère ont tenté d’en délimiter les contours : nous pensons notamment à N. Daniels, qui a proposé d’entendre cette notion à partir de celle de « gamme normale d’opportunités pour un individu dans une société donnée [27] ». La principale critique faite à cette approche est qu’elle ne permet pas réellement d’opérer des choix. Cette approche offre, certes, un cadre pour concevoir une politique de santé équilibrée, mais n’autorise pas la clarification et la mise en ordre d’un système dont l’expansion perturbe l’équilibre budgétaire de nos sociétés bien ordonnées. S’il est certainement possible de rationaliser l’usage que l’on fait actuellement de nos systèmes de soins et de renforcer l’évaluation des dispositifs médicaux (techniques, médicaments, etc.) que des acteurs privés mus par des intérêts financiers tentent d’injecter dans le système, il semble par contre difficilement acceptable de priver certains malades des capacités techniques acquises dans le cadre du développement du système de soins, capacités qui se construisent pour l’essentiel au cœur même des pratiques médicales et de leur diffusion organisée au sein même de la clinique.
L’exigence d’une solidarité forte
34Cette difficulté de trouver un critère évident de discernement entre soins à couvrir socialement et soins moins importants socialement se renforce si l’on prend en considération la solidarité forte qui nous semble, comme à d’autres, devoir prévaloir quant à l’accès aux soins. En effet, Ph. Van Parijs souligne très justement que la solidarité qui doit prévaloir dans les systèmes de soins va au-delà de la solidarité faible (ex-post) de l’assurance ; cette solidarité doit comprendre (ex-ante) ceux dont on sait par avance que leur besoin en matière de soins sera important (comme les handicapés de naissance et les personnes dont on connaîtra de plus en plus de choses anticipativement, par le biais du diagnostic génétique), mais également ne pas permettre une dualisation de la couverture (notamment par le biais du développement d’assurances privées) qui « “rongerait” le sentiment de partager, face à la vie et à la mort, fondamentalement le même destin et réduirait drastiquement la possibilité que le fonctionnement d’un système unitaire nous offre de comprendre et de partager les espoirs, les angoisses, les douleurs et les émotions d’autres personnes socialement très différentes de nous, au hasard de ces moments souvent intenses, parfois tragiques que l’usage des mêmes hôpitaux, des mêmes centres médicaux nous conduit à partager. Or, c’est précisément cette expérience vécue d’appartenir à une même société – pas seulement, mais éminemment dans la sphère des soins de santé – qui génère ultimement et revivifie constamment les ressources morales et, par là, les conditions politiques de l’instauration durable de la solidarité forte. [28] »
Ph. Van Parijs précise que cette solidarité forte en matière d’accès aux soins de santé possède des limites. C’est à la fois que la redistribution nécessaire à un accès plus large à la santé ne peut se limiter aux soins (et doit concerner aussi bien les revenus, logements, services sociaux, etc.) et que cette distribution ne doit pas détériorer la situation des plus mal lotis [29]. Ce dernier principe peut également impliquer dans une approche égalitaire solidariste que des ressources aussi larges que possible soient attribuées à ceux qui en ont le moins ou le plus besoin dans le cas des soins de santé [30].
La mise en œuvre pratique de l’approche égalitaire
35La force de la référence égalitaire telle que nous venons de la décrire s’est clairement traduite dans les évolutions récentes de nos systèmes de soins. La France comme la Belgique ont poursuivi l’universalisation de leurs systèmes bismarckiens, basés sur une assurance obligatoire largement financée par des cotisations sociales proportionnelles aux revenus. La Couverture Médicale Universelle (cmu) en France et les dernières réformes visant l’accès généralisé à l’assurance des soins de santé en Belgique conduisent à une couverture quasiment universelle, même s’il reste encore certains groupes dans la population qui sont pas assurés. Malgré les pressions diverses des associations patronales (medef en France, feb en Belgique) et les exemples de certains pays voisins comme les Pays-Bas, la Belgique et la France ont maintenu le principe d’une couverture de soins unique et n’ont pas cédé aux sirènes appelant à définir un socle de soins de base. Même si la couverture des soins (certains médicaments, hospitalisation, soins dentaires, lunettes…) n’est pas complète, le principe de la scission entre soins de base et autres soins semble écarté pour l’instant dans ces deux pays. Enfin, des efforts importants ont été faits pour que les personnes les plus pauvres et ayant un besoin important de soins ne voient pas la partie cumulée des frais restant à leur charge atteindre des montants insupportables au regard de leur capacité contributive. On le voit, la volonté de mettre en œuvre ce principe d’égalité d’accès aux soins se traduit par des mesures concrètes bénéficiant par ailleurs de l’appui certain des opinions publiques concernées.
Le discours des limites et la prophétie du rationnement
Les limites de l’égalité
36Depuis la fin des années 1980, les discours se multiplient pour dénoncer le caractère insoutenable de la progression des dépenses. À cet égard, il est intéressant de constater que, malgré les mises en garde, les dépenses de santé ont continué à croître sans que réellement les catastrophes annoncées se produisent. Même si l’on sait que les limites à la croissance des dépenses de santé sont relatives et qu’une série de mesures ont été mises en œuvre pour endiguer les dépenses, ce secteur de la protection sociale prend un poids chaque année supérieur dans le budget de la sécurité sociale. Indépendamment des constats de la section précédente qui interrogent la légitimité de cette croissance, celle-ci n’est pas forcément un problème en soi et peut fort bien correspondre à une volonté sociale d’investir massivement dans ce secteur. Encore faudrait-il que cette situation soit assumée explicitement, effectivement et lucidement.
37Il est clair que, vue dans le cadre du paradigme d’une assurance visant à permettre un accès égal en fonction des besoins à l’ensemble des possibilités médicales les plus actuelles et à venir, l’expansion du système de soins est sans doute sans limite. Cette expansion va dans le sens, selon F. Ewald, du programme social qui est celui des sociétés de solidarité [31]. Selon Ewald, cette « crise d’expansion » du système est intrinsèquement comprise dans la dynamique et a été masquée par les « trente glorieuses ». On découvre (redécouvre) là simplement les limites intrinsèques du système et l’« économisation » à laquelle nous sommes confrontés gît au cœur du social. Ewald concède alors que cette découverte des limites nous impose de redoutables questions éthiques, politiques et juridiques. « Sans doute continuera-t-on de tout tenter pour sauver la vie des malades, mais dans la limite de certains calculs de rentabilité qui font que le droit à la santé ne va plus être ordonné sur le principe d’un droit fondamental à la vie à tout prix (…). Il va falloir, désormais, priver quelqu’un, en connaissance de cause, de certains soins (…). La mort ne sera plus seulement le signe d’un échec (…) elle va pouvoir être choisie comme opportune (…). On voulait infinitiser le droit à la vie ; on redécouvre qu’il va falloir apprendre, collectivement, à l’échelle d’une société, à mourir [32]. »
L’approche utilitariste, allant jusqu’à inscrire l’euthanasie [33] dans les « outils » de gestion de l’État social, nous paraît non seulement inadmissible sur le plan éthique, mais elle découle, selon nous, des prémisses d’une approche strictement assurantielle de nos systèmes de soins. D’ailleurs, l’impasse éthique à laquelle aboutit l’auteur résulte logiquement des prémisses d’une approche tout entière comprise dans la gestion systémique de l’État social qu’il reconstruit. Si l’on peut être d’accord avec Ewald sur le fait que la dynamique de l’État social implique de faire face à la contrainte économique et à la notion de limite, il nous semble qu’à travers le paradigme de l’assurance, son approche et celle de bien d’autres restent en fait prisonnières d’une version libérale et purement comptable de l’éthique et de la philosophie politique. Dans le cadre d’une telle approche, la gestion de la contrainte économique en matière de soins de santé conduit à des impasses théoriques, se rend absolument inapplicable et inacceptable sur un plan pratique, et s’avère peu prometteuse pour relever les défis d’un système de soins où seraient considérées comme prioritaires la question de l’accès aux soins dans sa complexité et celle d’un accès à une santé meilleure pour tous.
Les impasses théoriques et pratiques du rationnement
38Inscrites dans le même paradigme, plusieurs « générations [34] » d’approches théoriques, apparemment fort différentes, se sont déjà succédé pour tenter de résoudre ce problème du rationnement, c’est-à-dire d’établir la « liste » des biens qui constituent la dotation que devrait recevoir tout citoyen dans une société juste.
39M. Powers et R. Faden synthétisent de manière assez probante cette succession de « générations ». La première génération de réflexion concerne l’existence d’un droit aux soins sur lequel, finalement, les différentes approches égalitaristes, utilitaristes et même libertariennes peuvent converger, tout en différant largement quant aux justifications et aux implications concrètes. La seconde génération de réflexion s’attache, quant à elle, à la question du contenu de ce droit et à la manière dont des priorités en matière de soins de santé peuvent être établies dans le cadre d’un budget contraint [35]. Cette second génération, comme nous y invite d’ailleurs F. Ewald, a développé des trésors d’ingéniosité économétrique pour développer des critères de commensurabilité entre les traitements de manière à pouvoir procéder à des arbitrages et à des choix. Des versions de plus en plus affinées d’analyses coût-efficacité se succèdent : les Qualys (analyse du bénéfice d’un traitement par le temps supplémentaire de vie qu’il procure ajusté par la qualité), les Dalys… Ces mesures, qui sont loin d’être inutiles, sont cependant critiquées pour différentes raisons, mais surtout du fait qu’elle sont utilitaristes dans la mesure où elles désavantagent nettement les personnes pour lesquelles le rendement des soins est moins performant (les grands malades, les personnes âgées, etc.). La troisième génération d’approche théorique [36] repérée par Powers et Faden se tourne alors vers les procédures de classement intuitif ou plus délibératif utilisées dans le cadre de l’extension du Programme Medicaid en Orégon ou dans certains HMOs (Health Maintenance Organisation). Il s’agit ici de faire prévaloir un processus démocratique où le point de vue de ceux qui seront affectés par les décisions soit pris en compte [37]. Ces auteurs pointent une série de faiblesses de ces solutions, même lorsqu’elles articulent une analyse en terme d’utilité et de procédure, dans la mesure où perdurent des désaccords profonds entre les participants, où l’on retombe sur des discussions concernant les principes de justice qui doivent prévaloir et, enfin, où se pose le problème de la représentativité des panels réunis.
40La dernière génération d’approches relevées fait, semble-t-il, retour sur un droit qui avait été rapidement mis de côté par les réflexions de la première génération, à savoir : non plus le droit aux soins de santé, mais le droit à la santé. Cette approche reprend le constat suivant lequel l’amélioration de la santé est moins liée qu’on ne le pensait à l’accès aux soins de santé. Les auteurs américains de cette analyse, tout en plaidant pour un accès universel aux soins de santé, soulignent que d’autres politiques sociales doivent gagner en priorité. Dans la conclusion de leur analyse, ces auteurs constatent l’échec des tentatives visant à permettre d’établir des priorités en matière de soins. Cet échec résulte, selon eux, du fait que l’on a insuffisamment mesuré, d’une part, les difficultés qu’il pouvait y avoir à articuler efficience et égalité et, d’autre part, d’avoir cru pouvoir résoudre ce problème à travers un seul principe de justice et indépendamment d’un contexte plus large dans lequel d’autres sources d’inégalité interfèrent.
Si nous partageons largement ces dernières conclusions et croyons que plusieurs principes ou méthodes éthiques devront être articulés pour aborder ces questions (la liberté et l’autonomie des acteurs, l’égalité d’accès, la référence aux cultures et aux formes de vie, le calcul d’utilité, la délibération, rien de moins !), nous pensons que les ressorts de l’échec de ce type d’approche pour gérer la contrainte économique dans les systèmes de soins et pour formuler les orientations qu’elles nécessitent, résident encore ailleurs.
Les différentes versions du rationnement des soins analysées par les auteurs que nous avons suivis restent prisonnières de ce que nous avons appelé une version libérale de la justice sociale pour laquelle, « à l’instar de Descartes, la gestion de la contrainte doit se faire par un dénombrement le plus complet possible, de manière à établir une liste de biens [38] » à distribuer. L’accès aux biens repris dans cette liste est censé assurer les conditions de la paix sociale et permettre à chacun de réaliser dans un cadre pacifique son idéal de la vie bonne. Vu les caractéristiques du bien envisagé ici, à savoir les soins de santé et plus largement la santé, cette manière de construire et de traduire les choix sociaux s’avère à notre avis tout bonnement impraticable. En effet, elle conduit à mettre en scène des choix tragiques remettant en cause les valeurs les plus ancrées dans les représentations véhiculées dans la société. Elle ne tient pas compte de la dynamique particulière à travers laquelle se « produisent » et se « consomment » les soins de santé. Enfin, elle considère la question de la transformation des représentations et des pratiques susceptibles de traduire cette contrainte économique dans les pratiques de soins et de santé comme une pure question technique extérieure au champ éthique proprement dit. On se trouve tout au plus renvoyé à la rectitude morale d’individus chargés de respecter la norme décidée socialement : ils doivent – décidément – (ré)apprendre à mourir !
Pour une autre rationalisation des systèmes de soins
41Cet ancrage libéral commun aux différentes justifications éthiques du rationnement esquissées ci-dessus peine à véritablement prendre en compte – assez logiquement – la version sociale de l’égalité et sa provenance, c’est-à-dire les processus d’action collective liés à des formes d’apprentissage et de structuration de la participation sociale. F. Ewald constate que la version « assurantielle/actuarielle » de l’État social qu’il propose nécessitera que la société se dote de nouvelles procédures pour assurer de manière centralisée les arbitrages découlant des remises en question de l’ordre social se produisant en périphérie du système. Cette exigence manifeste sa conscience du fait que la construction de la société doit se concevoir dans la dynamique même de la vie sociale. Cependant, son approche de ces procédures reste formelle et rivée à la question de la distribution des biens elle-même.
42Or, l’accès aux soins et à la santé, et la création des conditions d’une réelle égalité dans ce secteur, nécessitent l’accès à des capacités collectives supposant la formation mutuelle à l’action collective et un rôle moteur de cette action dans le champ de l’égalité sociale. L’approche libérale « ne s’enquiert pas des conditions d’accès aux moyens eux-mêmes, c’est-à-dire des conditions permettant de réaliser un usage social (reliant) des moyens prétendument mis à disposition [39]. »
43Le déplacement par rapport à l’approche distributive libérale est double. Il ne s’agit pas de définir des critères normatifs de distribution, mais d’intégrer à la réflexion sur les conditions d’une gestion éthique de la contrainte économique dans les systèmes de soins non seulement la question de l’usage du bien distribué qui, particulièrement pour les soins de santé, fait partie intégrante de la qualité et de l’accès, mais aussi de produire un savoir de cet usage pour informer les procédures auxquelles fait référence F. Ewald.
44Nous trouvons donc ici des bases théoriques pour justifier une démarche éthique fondée sur l’accès. En effet, les problèmes d’accès aux soins que nous avons relevés dans la première partie et qui comprennent aussi bien des questions liées à l’arrivée jusqu’au système de soins que d’orientation et d’utilisation du système, correspondent bien à la question de l’usage que nous venons d’identifier. Dès lors, si nous voulons non seulement renforcer l’accès aux systèmes de soins, mais construire un système permettant d’intégrer la contrainte économique tout en rencontrant les situations de chacun, même les plus vulnérables, il faut que nous soyons capables, face aux développements de modes de gestion procédant plutôt par la voie d’une standardisation, de mobiliser des modes de production du savoir capables d’apprendre des situations qui paraissent comme à l’envers de nos modes intégrés de fonctionnement et de justification. La conception procédurale de la démocratie qui sous-tend cette approche vise donc un apprentissage des situations et évite du même coup de décider exclusivement sur base de représentations globalisantes de l’ordre social. Dans cette perspective, il s’agit « d’intéresser des acteurs à une négociation sur les règles de fonctionnement du système » [40] et de constituer un réseau d’intéressement collectif doté de porte-parole qui, dans leurs prises de position, soient capables d’une montée en généralisation des justifications construites au plan local par des liens entre différents points de vue, humains, mais aussi matériels, environnementaux ou utilitaires [41].
45À partir d’une telle approche, il nous semble possible de donner un sens individuel et collectif à la notion de limite et une signification réaliste et acceptable à l’expression « réapprendre à mourir ». Il s’agit alors d’une démarche prenant en compte les situations particulières en vue de construire collectivement des modes de prise en charge du « mourir » qui correspondent aux aspirations des individus. Toujours dans cette perspective, on voit aussi comment le travail sur l’accès et l’usage des soins et de leurs modes de « distribution » peut s’ouvrir sur une perspective plus large de la santé, prenant mieux en compte l’insertion sociale des personnes concernées. On est en droit de penser qu’un tel travail pourrait aboutir à mieux articuler les questions de politique sociale, d’insertion sociale et de prévention, de promotion de la santé, des soins et du suivi des soins que souhaitent les patients et que nécessite leur état. Il s’agirait donc, par ce biais, de renforcer la qualité du lien social et la solidarité qui animent et doivent animer tant les acteurs du système que le système dans son ensemble [42].
L’approche esquissée ici trouve une illustration assez intéressante dans la manière dont on aborde la question des urgences à l’hôpital. L’appréhension actuelle de ce problème semble être que l’afflux aux urgences constitue un problème par rapport à la vocation première de ce service, qui serait d’offrir des solutions médicales techniques adaptées à des situations relativement graves et, par définition, urgentes. Plusieurs techniques sont donc utilisées pour tenter de dissuader les « usagers inadéquats » de recourir à ce service, dont la sanction financière (en Belgique, par exemple, tout récemment). Cette approche nous semble problématique au regard de celle que nous soutenons ici. Il nous semble souhaitable de réaliser une analyse plus fine de l’usage fait de ces services. Ainsi, Ph. Mossé montre bien, selon nous, la complexité des tenants et aboutissants du recours aux urgences, en particulier par les plus vulnérables [43]. Les enjeux de cette situation devraient être approfondis par un travail systématique avec les acteurs et les usagers de ces services, et la construction collective de solutions élaborée en fonction des enjeux qui émergeraient de ce travail.
Les mesures qui sont prises, dans ce domaine comme dans d’autres, conduisent le plus souvent à déstabiliser les structures et les relations existantes. Comme le souligne S. Glouberman, « il est important de ne pas perturber les ressources existantes. Un contexte de stabilité peut permettre d’orienter les ressources actuelles vers un changement utile » [44]. Il s’agit de repérer les relations formelles et informelles au niveau local, d’identifier les fournisseurs et les utilisateurs locaux du système qui peuvent déterminer ce qui fait fonctionner ce dernier. Dans le cadre de la déstabilisation actuelle de l’assurance-maladie canadienne, cette étude souligne le fait que la rationalisation du système réduit les points d’accès au système et induit des effets imprévus et coûteux. Très souvent, dans ce genre de processus, on sousévalue le contexte culturel du domaine de la santé en tant que phénomène local. Il est donc préférable d’accroître et de diversifier les voies d’accès au système. Il est enfin souligné que les rationalisations ont très souvent tendance à négliger les aspects plus complexes de l’apprentissage de la part des institutions et des professionnels pour améliorer la qualité et l’accessibilité des services et innover sur le plan technologique. Dans ce domaine, il faut reconnaître et renforcer les motivations altruistes de la plupart de prestataires, respecter les perspectives professionnelles, reconnaître et rétribuer le savoir différencié qui émerge des différentes professions. Les exemples et les analyses de ce type pourraient être multipliés tant dans le domaine de la politique du médicament [45], de la lutte contre le sida [46], de la mise en place de soins palliatifs que de la lutte contre la maltraitance envers les personnes âgées.
Vers une éthique contextuelle et un renforcement de la démocratie sanitaire
46Si nous avons plaidé ici pour une éthique qui puisse réellement relever les défis de l’accès aux soins, c’est qu’il nous semble nécessaire de prendre en considération l’importance des problèmes qui traversent les systèmes de soins tant pour ce qui est de l’accès au sens strict que du point de vue des performances.
47La tâche de la réflexion éthique nous semble à cet égard consister à préciser les conditions nécessaires pour mener dans le domaine de la santé une action dont la qualité éthique permette d’enrayer l’érosion sociale qui se traduit aujourd’hui dans nos systèmes de soins. Ce souci de la qualité du lien social renvoie fondamentalement à la responsabilité de chacun d’entre nous à l’égard des droits d’autrui. Une société préoccupée des droits fondamentaux et traversée par un souci de justice doit donc travailler à se donner les moyens de rendre cette visée effective. Cette démarche est sous-tendue par la conviction qu’il est nécessaire d’ouvrir, en contexte avec les acteurs concernés, des espaces de réflexion pour débattre des orientations de nos systèmes de soins. Comme nous l’avons souligné, ces espaces doivent s’établir au sein même des pratiques, à partir des contradictions vécues en situation par les acteurs du soin. Ces espaces doivent, selon nous, ouvrir les questions que posent les soins de santé aux dimensions sanitaires et sociales (conditions de vie, modes de vie) et à l’action communautaire que cela peut impliquer.
48Par rapport à cet horizon, la récente loi française du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de soins nous semble offrir des points d’appui intéressants. En effet, dans la perspective d’engager le système de soins sur la voie d’une véritable démocratie sanitaire, ce texte construit les étapes d’une dynamique inductive qui devrait réellement permettre d’interroger et d’évaluer les pratiques en vue de construire une politique de soins et de santé basée sur les enjeux concrets que rencontrent les acteurs.
49Cette loi replace d’abord le malade dans la pluralité de ses états comme personne, comme usager et comme citoyen, et tend à faire de celui-ci un véritable acteur du système. Par le respect de ses droits fondamentaux, les partenaires de la relation de soins devraient pouvoir élaborer une prise en charge qui implique le malade dans la gestion de sa santé. Les points d’appui juridiques de cette relation ne sont pas nouveaux et correspondent largement à ceux qui sont prévus également dans la nouvelle loi belge sur le droit des patients. Cependant, le texte français insiste sur la nécessité d’une évaluation de l’application de ces droits et des modalités d’accueil dans les institutions de soins. Nous retrouvons ici l’exigence d’une élaboration d’un savoir de l’action qui devrait se lier davantage au processus d’évaluation de la qualité et de l’accréditation. L’ensemble de cette dynamique devrait pouvoir rendre les institutions de soins plus attentives et plus « savantes » quant aux problèmes d’accès et de bénéfice des soins dans le chef des patients.
50Cette dynamique d’autoréflexion et de transformation des institutions de soins pour mieux correspondre aux aspirations et aux besoins des malades, se traduit également à travers plusieurs instruments repris dans cette loi. C’est, au plus près des pratiques, la volonté de développer une réflexion éthique de la part des soignants et de mettre en place des groupes de réflexion dans chaque institution. L’exigence d’une évaluation de la qualité des soins se trouve renforcée, et celle-ci doit comprendre l’évaluation de l’accueil et de la mise en œuvre des droits des patients. Cette évaluation et sa validation dans les procédures d’accréditation de l’hôpital participent aux processus de gestion de l’offre au niveau régional et à l’adaptation de celle-ci dans des processus de concertation et de contractualisation entre les prestataires et l’Agence Régionale de l’Hospitalisation (et plus tard l’Agence Régionale de la Santé).
Enfin, ces éléments contribuent, dans le cadre d’une Couverture Médicale Universelle, à fournir les éléments d’orientation d’une politique globale de santé. Si certains aspects du programme ambitieux de cette loi sont déjà mis en œuvre, il s’agit encore largement d’un horizon programmatique dont la réalisation dépend d’un nombre important de paramètres.
Cette dynamique éthique et politique aura des chances de se mettre en place si les participants peuvent apprécier en quoi ce travail est reconnu, soutenu et permet de transformer les pratiques de soins dans le sens d’un épanouissement pour chacun et d’une réelle participation à un projet collectif d’émancipation. Ce sont les promesses dont une éthique de l’accès nous semble porteuse. Les défis de cette éthique sont immenses, mais l’importance de ceux-ci pour la société contemporaine nous oblige à les rencontrer.
Notes
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[1]
Version abrégée de J.-P. Cobbaut, P. Boitte, « Pour une éthique de l’allocation des ressources en santé : les enjeux de l’accès aux soins », Éthique publique, vol. 5, n° 1, 2003, p. 15-34.
-
[2]
L. Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 283-363.
-
[3]
J. Rifkin, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte/Poche, 2005.
-
[4]
D. Fassin, L’Espace politique de la santé, essai de généalogie, Paris, puf, 1996, p. 73 s.
-
[5]
Ph. Mossé, Le Lit de Procuste, Paris, Érès, 1997, p. 71. L’auteur fait référence à une étude du credes, « Le recours aux soins médicaux des chômeurs en France », septembre 1995, p. 8.
-
[6]
Ibid., p. 70.
-
[7]
S. Rameix, « L’idée de justice », in Accès aux soins et justice sociale, Paris, Flammarion, Médecines-Sciences, 1996, p. 1 s.
-
[8]
Ibid., p. 2.
-
[9]
Titre de la thèse de doctorat d’Étienne Minvielle consacrée à l’apprentissage organisationnel à l’hôpital.
-
[10]
Santé 2010, Rapport du groupe « Prospective du système de santé », présidé par Raymond Soubie (Commissariat au Plan), Paris, La Documentation française, juin 1993.
-
[11]
M.-Th. Join-Lambert, Politiques sociales, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et Dalloz, 1994, p. 393, citant le Rapport Soubie.
-
[12]
Ibid., p. 394.
-
[13]
Haut Comité pour la Santé publique, 1994, vol. 1, p. 75-171.
-
[14]
« La mortalité prématurée est définie comme l’ensemble des décès survenus avant 65 ans. » (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 76.)
-
[15]
Les causes de mortalité évitable sont définies comme « les causes de décès qui, compte tenu des connaissances médicales et de l’état du système de santé, devraient pouvoir être évitées ou du moins diminuées avant l’âge de 65 ans ». (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 76.)
-
[16]
Aussi bien la prise de produits toxiques illicites (héroïne, cocaïne, cannabis, LSD, colles et solvants) que licites (consommation en dehors des prescriptions normales de psychotropes, tranquillisants, hypnotiques, anti-dépresseurs, barbituriques).
-
[17]
« Effets pathologiques provoqués par un médicament ou par un acte médical à visée diagnostique ou thérapeutique » résultant « d’une faute, d’une erreur ou d’un aléa imprévisible et inévitable » (Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 1, p. 104).
-
[18]
Haut Comité pour la Santé Publique, 1994, vol. 2, p. 452.
-
[19]
M. Maesschalck, « Normes et contextes », Hildesheim, Olms, 2001, p. 29.
-
[20]
F. Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 374, citant La Volonté de savoir de M. Foucault, Paris, 1976, p. 184-187.
-
[21]
Ibid., p. 375.
-
[22]
P. Boitte, Éthique, Justice et Santé, Namur-Montréal, Artel-Fides, 1995, Chapitre 6 : « Équité et soins de santé », point 1 : Le caractère spécial des soins de santé, p. 159 s.
-
[23]
Ch. Ansperger et Ph. Van Parijs, Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000, p. 89-90.
-
[24]
Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, 7e éd., Paris, 1990, p. 229.
-
[25]
C. Castoriadis, « Nature et valeur de l’égalité », in Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 307 s.
-
[26]
P. Boitte, op. cit., p. 161.
-
[27]
N. Daniels, Just Health Care, Cambridge, CUP, 1985 ; Madison Powers et Ruth Faden, « Inequalities in Health, inequalities in Health Care : Four Generations of Discussion about Justice and Cost Effectiveness Analysis », Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 10, n° 2, p. 111.
-
[28]
Ph. Van Parijs, « Y a-t-il des limites à la prise en charge des soins de santé par la solidarité ? », in Solidarité, santé, éthique, J. Hallet, J. Hermesse, D. Sauer, éd., Louvain, Garant, 1994, p. 66.
-
[29]
Op. cit., p. 65 : il s’agit de la référence au principe du maximin (la maximisation du minimum) de la Théorie de la Justice de J. Rawls (trad. française, 1987), Paris, Seuil (John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1971).
-
[30]
Ch. Ansperger et Ph. Van Parijs, op. cit., p. 94.
-
[31]
F. Ewald, op. cit., p. 542.
-
[32]
Ibid., p. 543.
-
[33]
Ibid., p. 543 : mention explicite de l’euthanasie.
-
[34]
Madison Powers et Ruth Faden, op. cit., p. 110 s.
-
[35]
Ibid., p. 111.
-
[36]
Ibid., p. 114.
-
[37]
A. Gutmann et D. Tompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, MA, Belknap Press, 1996 ; N. Daniels et J. Sabin, « Last chance Therapies and Managed Care : Pluralism, Fair Procedures, and Legitimacy », Hastings Center Report, 28 (2), 1998, p. 27-41.
-
[38]
M. Maesschalck, « Égalité des citoyens : valeur ou alibi ? », in L’Égalité, coll. « Les Semaines sociales du moc », Éd. evo, 1999, p. 10.
-
[39]
Ibidem, p. 12.
-
[40]
Ibid., p. 14.
-
[41]
Voir B. Latour, Politique de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
-
[42]
Voir, à ce propos, P. Boitte, B. Cadoré, « The allocation of health resources. Economic Constraints and Access to Health Care », in R. K. Lie and P. T. Schotsmans (éd.) Healthy Thoughts. European Perspectives on Health Care Ethics, Peeters, Louvain-Paris / Sterling, Virginie, 2002, pp. 299-320.
-
[43]
P. Mossé, Le Lit de Procuste, Paris, Érès, 1997, p. 68-69.
-
[44]
S. Glouberman et B. Zimmerman, « Systèmes compliqués et complexes : En quoi consisterait une réforme des soins de santé réussie ? », Étude n° 8, Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, juillet 2002, p. 26.
-
[45]
B. Dervaux, J.-C. Sailly, Th. Lebrun, « À quoi servent les déremboursements ? », Le Monde, 23 janvier 2003, p. 14.
-
[46]
S. Glouberman et B. Zimmerman, op. cit., p. 18 à 23.