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Article de revue

Un « bilan » du diagnostic anténatal : critique épistémologique, enjeux éthiques et ouvertures théologiques au regard d'une proximité des pratiques

Pages 53 à 84

Notes

  • [1]
    Haut comité pour la santé publique, La sécurité et la qualité de la grossesse et de la naissance : pour un nouveau plan périnatalité, Paris, La Documentation française, 1994.
  • [2]
    Voir B. Cadoré, P. Boitte, « Questions éthiques à propos de l’indication du ”triple test“ dans la démarche de dépistage anténatal de la trisomie 21 », Journal International de Bioéthique, 1998, 9 (1-2), p. 157-168.
  • [3]
    Une étude menée en France en 1991 a montré qu’environ « 60 % des trisomies 21 pouvaient être reconnues en fixant à 1/250 le seuil conduisant à un caryotype fœtal, au prix de 3 % d’amniocentèses pour la population générale de femmes enceintes, au risque de la perte d’un fœtus sain pour trois trisomiques détectés » (S. Aymé). Intérêt du dosage des marqueurs sériques maternels (hormone choriogonadotrophique et alpha-fœtoprotéine) pour déterminer une population à risque accru de trisomie 21. Rapport de l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant au ministre de la Santé, Paris, octobre 1992.
  • [4]
    Examen au microscope du nombre, de la forme et de la structure des chromosomes d’une cellule.
  • [5]
    Selon la modalité choisie pour le prélèvement effectué : 0,5 à 1 % pour l’amniocentèse, 2 à 4 % pour la biopsie placentaire et 2% pour le prélèvement de sang fœtal.
  • [6]
    J. Ladrière, Les Enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, coll. « Analyse et Raisons », Aubier/UNESCO, Paris, 1977.
  • [7]
    G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, coll. « Quadrige », no 65, PUF, Paris, 1972 (2e éd.).
  • [8]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, coll. « Gallien », PUF, Paris, 1963 (5e éd. 1983).
  • [9]
    B. Cadoré, « La médecine fœtale et les figures d’altérité : pour résister à une logique de sélection normative », in De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé, coll. « Sciences, Éthiques, Sociétés », De Boeck Université, Bruxelles, 1999.
  • [10]
    B. Cadoré, op. cit.
  • [11]
    B. Cadoré, op. cit.
  • [12]
    Nous tenons à remercier ici Bruno Cadoré qui, par de nombreuses discussions menées en équipe au CEM, nous a permis de structurer notre pensée sur ces questions relatives à la médecine fœtale. Les propos ici développés lui sont largement redevables.
  • [13]
    P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », dans Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 230.
  • [14]
    Code de Déontologie Médicale, Titre II. art 32 : « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents. »
  • [15]
    A. Gesché, Dieu pour penser VI. Le Christ, coll. « Théologies », Éd. du Cerf, Paris, 2001, p. 139.
  • [16]
    A. Gesché, Dieu pour penser II. L’homme, coll. « Théologies », Éd. du Cerf, 1993, p. 63.
  • [17]
    Voir Donum Vitae, II. b. 8 : « De la part des époux, le désir d’enfant est naturel : il exprime la vocation à la paternité et à la maternité inscrite dans l’amour conjugal. Ce désir peut être plus vif encore si le couple est frappé d’une stérilité qui semble incontournable. Cependant, le mariage ne confère pas aux époux un droit à avoir un enfant, mais seulement le droit de poser des actes ordonnés de soi à la procréation. »
  • [18]
    On pourra relire avec intérêt : É. Cuvillier, « Filiation humaine et filiation divine : Jésus dans l’Évangile de Matthieu », dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », no 225, juin 2003, p. 69-86.
  • [19]
    P. Boitte, B. Cadoré, D. Jacquemin, S. Zorrilla, « À propos de ce commentaire », dans Ethica Clinica, 97/6, p. 16-19.
  • [20]
    Voir J. Ladrière, L’Éthique dans l’exercice de la rationalité, coll. « Catalyses », Artel/Fides, Namur, 1997, p. 57 : « Comment, concrètement, cette compréhension originaire, qui est de nature existentielle, peut-elle réassumer en elle, comme en leur lieu d’origine, les significations qui en ont été détachées par le processus de la réduction objectivante propre à la compréhension scientifico-technique du monde et de l’expérience ? »
  • [21]
    Voir J. Ladrière, op. cit., p. 60 : « (…) pour un agent donné, ce que signifie existentiellement une situation, c’est la manière dont elle s’inscrit dans son existence en totalité, autrement dit la manière dont elle affecte la relation qu’ordonne son vouloir profond à son telos ».
English version

Introduction

1Les questions éthiques posées par le diagnostic prénatal sont, dans le champ de la bioéthique, l’objet de nombreuses publications. Elles peuvent être présentées avec des insistances diverses : la portée éthique des pratiques de dépistage ; le poids des décisions pour l’avenir de l’enfant ; la responsabilité assumée par de futurs parents à l’égard de leur enfant lorsqu’il s’annonce porteur d’une maladie grave ; le sens des orientations de médecine et de santé publique en matière de diagnostic anténatal.

2Quel que soit le choix que l’on fera, il semble important de situer la réflexion dans le contexte global des enjeux de ce qu’on nomme aujourd’hui la médecine fœtale. C’est dans cet horizon que l’on peut, ensuite, chercher à formuler les questions éthiques posées dans des situations précises. L’objet de cette présentation est de proposer quelques éléments déterminants pour une réflexion éthique en médecine fœtale, y compris dans leurs répercussions plus théologiques.

Une médecine naissante

3Il faut tout d’abord préciser pourquoi nous préférons aborder la question sous l’angle de la médecine fœtale et pas seulement sous celui du diagnostic anténatal, plus habituel et à propos duquel les catégories d’argumentation sont davantage élaborées. Le terme de médecine fœtale, en effet, signale bien une évolution dans la pratique : à partir d’une exigence de suivi de la grossesse au cours duquel une certaine pratique du dépistage anténatal s’était mise en place, c’est progressivement une véritable démarche diagnostique nouvelle qui s’est précisée, soit sur la base de signes d’appel, soit dans une logique systématique de prévention. Cette démarche « préventive » est en attente de propositions thérapeutiques, même si, avant d’arriver à une démarche médicale complètement développée, on doit pour l’instant faire face à une grande disparité entre les capacités diagnostiques et les possibilités thérapeutiques effectivement disponibles.

4L’objet de la médecine fœtale est d’envelopper, dans un même souci de soin, le fœtus et ses futurs parents dans leur advenue à une parentalité annoncée comme problématique. En effet, sont rencontrés dans ce type de service les parents dont l’attente d’un enfant est considérée « à risque », soit du fait d’un signe d’appel échographique lors de la surveillance en début de grossesse, soit par le fait d’une maladie chromosomique ou génique héréditaire dans la famille. Par conséquent, le but de la médecine fœtale est de diagnostiquer et d’évaluer l’état de santé d’un fœtus appréhendé au plus près possible de sa réalité. Il s’agit donc d’une démarche de diagnostic et de prévention [1].

5Les moyens médicaux développés sont multiples et relèvent souvent des progrès techniques et scientifiques les plus sophistiqués (en matière de génétique, d’immunopathologie, d’explorations d’imagerie, de corrélations statistiques, etc.). C’est la raison pour laquelle la médecine fœtale nous paraît pouvoir constituer une sorte de paradigme de l’émergence d’un nouveau type de savoir médical : bénéficiant de la convergence des connaissances et des techniques, visant à la fois le diagnostic et la prédiction, cherchant une efficacité en même temps qu’elle élabore le socle premier d’un savoir. C’est pourquoi nous proposons de considérer que les problèmes éthiques et les problèmes épistémologiques sont souvent conjoints en un même questionnement, auquel il convient d’ajouter l’interrogation des soignants qui, devenant spécialistes d’une nouvelle discipline, se demandent quelle est la fonction que l’on attend d’eux.

6Par conséquent, c’est sur la base d’une critique épistémologique de la démarche déployée par la médecine fœtale (démarche diagnostique, pronostique et « thérapeutique »), que nous déploierons le questionnement éthique sollicité par cette pratique, afin d’en mesurer les ouvertures d’un point de vue théologique.

Critique épistémologique de la médecine fœtale

Critique épistémologique relative à la démarche de diagnostic en médecine fœtale

7Cette démarche vise à « approcher » au plus juste l’état de santé du fœtus en développant les outils technologiques permettant une « exploration » de son corps, qui, en même temps qu’elle gagne en précision, devient aussi de plus en plus invasive, voire intrusive. En effet, les capacités diagnostiques devenant de plus en plus diversifiées et de plus en plus fines (échographie, imagerie par résonance magnétique, amniocentèse, fœtoscopie, examen du sang fœtal, prélèvement des villosités choriales, ponctions fœtales échoguidées, etc.), la surveillance de la grossesse s’est fortement « médicalisée » et c’est ainsi qu’a pu naître le concept de « médecine fœtale ». Mais l’écart entre le développement de cette capacité diagnostique largement supérieure à la capacité thérapeutique, constitue, pour la médecine fœtale, une difficulté (celle d’être une médecine débutante) en même temps qu’un enjeu de son savoir clinique se devant de construire le lien adéquat entre ces capacités diagnostiques et les possibilités thérapeutiques.

8La démarche diagnostique privilégie trois approches complémentaires de la « réalité fœtale » : morphologique, biochimique et génétique, dont nous nous proposons de réaliser une critique épistémologique.

Critique épistémologique de l’approche morphologique (recherche de signes d’appel échographiques)

9La recherche de signes d’appel échographique consiste à évaluer, par le jeu des corrélations statistiques, le risque concernant l’état de santé du fœtus. Pris isolément ou associés, ces signes font évoquer certains syndromes qui permettent dès lors au généticien de proposer une analyse chromosomique spécifique de certaines régions du chromosome.

10On comprend ici qu’une forte logique cognitive préside à ce type d’approche. De fait, la médecine fœtale construit ses tableaux de signes échographiques, c’est-à-dire une partie de son socle de savoir, qu’elle pourra corréler statistiquement par la suite aux risques de survenue de la maladie. On comprend mieux dès lors que, dès la phase initiale de l’approche du fœtus, cette médecine, en même temps qu’elle développe sa pratique diagnostique, élabore son savoir. Cette interaction entre la part de recherche cognitive et la pratique clinique apparaît clairement. Par conséquent, une première conclusion s’impose : cette logique de recherche cognitive détermine pour une part la pratique clinique.

11D’autre part, dans cette démarche, la médecine fœtale a recours à des« constructions modélisées » telles que l’appareil échographique. En ce sens, en plus d’une logique cognitive, préside ici une logique technoscientifique forte traversée par une double incertitude : incertitude liée à la technique elle-même qui peut être plus ou moins fine ou sophistiquée, mais également influencée par l’acuité visuelle de l’observateur.

12Plus en amont, on pourrait se questionner sur le statut de ce signe d’appel échographique. D’une part, le signe d’appel est « construit » comparativement et statistiquement, en référence avec d’autres observations échographiques de fœtus dits « normaux », et il est défini par conséquent en valeur relative et non absolue. Là encore, quelle part d’incertitude dans cette construction « référentielle » ? D’autre part, dans la suite de ce qui précède, un signe d’appel peut exister sans qu’une pathologie ne se révèle (faux positif), et réciproquement, il se peut qu’une pathologie apparaisse sans avoir été « décelée » par des signes d’appel échographiques (faux négatif). On envisagera dans la partie suivante le statut à donner à ces faux positifs et faux négatifs.

Critique épistémologique de l’approche biochimique (marqueurs sériques)

13Cette méthode consiste à doser dans le sang maternel, généralement entre la 15e et la 18e semaine d’aménorrhées, des marqueurs biochimiques (béta-HCG plasmatique et l’oestriol plasmatique, par exemple [2]). La concentration de ces marqueurs diffère significativement selon les grossesses dites « normales » et celles dites « à risques », et leur mesure permet de calculer le risque d’une grossesse « pathologique » à partir d’une mise en équation de ces corrélations de facteurs de risques [3]. Il s’agit ici d’une évaluation d’un taux de risque et non d’une technique diagnostique d’une anomalie ; par conséquent, les résultats de ces recherches seront exprimés en termes statistiques obtenus dans une démarche probabiliste. Le spectre de détection des anomalies décelées par les marqueurs sériques est beaucoup plus restreint par ce biais (essentiellement la T21) que par l’échographie. Préside ici une logique cognitive qui va, là encore, fortement déterminer la pratique. En effet, cette logique a recours à une connaissance objective, celle de données statistiques, sur laquelle la médecine fœtale va élaborer son socle de savoir en constituant des cadres statistiques référents. Il ne s’agit que d’un seuil probabiliste et imparfait puisque tous les fœtus atteints ne seront pas décelés. Cette observation souligne qu’ici encore, la logique cognitive apparaît traversée d’incertitude, puisque les résultats obtenus sont donnés en termes de risques chiffrés statistiquement. Elle conduit cependant à l’élaboration d’un seuil statistique jouant le rôle de référent, et dont on pourrait, plus en amont, questionner le statut même.

Critique épistémologique de l’approche génétique (caryotypage)

14Le caryotype [4] est indiqué pour une recherche d’une anomalie chromosomique de nombre ou de structure. Il se fait à partir de cultures de cellules fœtales obtenues : soit par amniocentèse, c’est-à-dire par ponction du liquide amniotique (entre 14 et 16 semaines d’aménorrhées, parfois à partir de la 11e semaine), soit par prélèvement de villosités choriales (biopsie placentaire) sous guidance échographique permettant le diagnostic précoce d’un grand nombre d’anomalies géniques ou métaboliques (entre 9 et 12 semaines d’aménorrhées), soit par prélèvement de sang fœtal (plutôt en fin de grossesse).

15L’interaction entre la finalité de recherche et la clinique est assez claire puisque c’est en ayant recours au caryotype, c’est-à-dire à une connaissance objective génétique, que la clinique va pouvoir établir des corrélations plus ou moins causales de cette proposition génétique. Ces corrélations, qui ne sont que des constructions établies à partir du modèle cognitif génétique, fonctionnent par là même comme des causes.

16Ceci explique dès lors que les logiques cognitives présentes dans cette approche diagnostique caryotypique soient fortement marquées par l’incertitude tant au niveau de la cognition même que de l’action qui peut en découler. C’est en effet dans un horizon doublement marqué par l’incertitude, exprimée là encore en termes de risques, que cette clinique construit son socle de savoir en même temps qu’elle le met en pratique.

17Du fait de la superposition des statuts de la corrélation et de la cause, on a du point de vue cognitif une incertitude quant au risque de survenue de la maladie. Cependant, cette incertitude est renforcée par une double incertitude quant à la maladie si elle se déclare : celle du degré de gravité de l’atteinte (plus ou moins objectivable) et celle concernant l’évolution d’une maladie qui restera toujours singulière.

18Au niveau de l’action, il y a une incertitude de ce recours au caryotype car il existe un facteur de risque de perte fœtale non négligeable [5]. La question qui se pose ici est de savoir comment, dans ce contexte, argumenter le plus scientifiquement possible, et sur quels critères, la justification d’indication de ce prélèvement. Plus en amont, on pourrait questionner le statut théorique de cette incertitude induite par la logique cognitive d’un savoir clinique qui s’élabore en même temps que la pratique clinique qu’il développe. C’est à l’horizon de cette double incertitude que l’on peut vérifier la pertinence de nos critères épistémologiques, en particulier celui concernant le rapport du clinicien à la scientificité de ses résultats.

19Enfin, si du point de vue épistémologique on a pu repérer que ce recours au caryotype était paradigmatique du modèle génétique (corrélation/cause), il faut aussi souligner qu’il est également paradigmatique de la théorie génétique qui, ici, apparaît comme doublement réductionniste. En effet, à une approche particulièrement objectivante, et donc réductionniste, du fœtus (signe d’appel échographique), le caryotype donne une réponse (invalidant ou confirmant le signe) en termes de causalité génétique, et de nouveau réductionniste. Ici se vérifie la pertinence de nos critères épistémologiques, en particulier celui du rapport du clinicien aux modèles et théories qu’il utilise.

20En résumé, il apparaît assez clairement que cette démarche diagnostique est méthodologiquement objectivante. C’est ainsi que d’un point de vue clinique, cette démarche diagnostique qui a pour but d’appréhender au plus juste la réalité organique du fœtus, va devoir s’appuyer, pour commencer, sur une méthode d’objectivation de cette réalité, puisqu’elle n’y a pas d’« accès direct », et ce par l’intermédiaire d’un outil technologique construit à cet effet. Par conséquent, la première étape de la démarche diagnostique objective le fœtus avant même de pouvoir accéder à sa dimension subjective. La primauté de cette logique objectivante et réductionniste (car donnant une représentation « construite » du patient) montre que cette démarche se fait dans une logique inverse de celle de la clinique classique où prime la relation subjective, tout en œuvrant parfois à ce que cette subjectivité du patient ne fasse pas écran à l’approche objective de son corps.

21En même temps que cet aspect clinique du diagnostic se met en place, cette démarche en appelle à une logique de recherche cognitive. Elle a, en effet, recours à la connaissance objective génétique qui, d’emblée, la situe comme étant en grande partie le fruit du déploiement du paradigme biomécaniste, paradigme qui conjugue une interprétation mécaniste de la maladie s’appuyant sur une conception du corps humain à partir de ce que Jean Ladrière [6] a décrit comme le postulat d’objectivité.

22À partir de cette critique épistémologique, on pourrait développer quelques pistes (qui seront reprises plus théoriquement dans la deuxième partie) pour une interprétation des enjeux éthiques de la démarche diagnostique de la médecine fœtale, et ce, à deux niveaux.

23Le premier niveau serait de développer une critique éthique de nature épistémologique du rapport du clinicien aux modèles et aux théories utilisés. Concernant les modèles, par exemple, l’échographie comme outil technologique donne au clinicien une représentation « construite » du patient : celle d’une image et non celle d’une altérité réelle. De la même façon, les corrélations génétiques établies sur des incertitudes statistiques fonctionnent comme modèles cognitifs à potentialité décisionnelle lorsqu’il s’agira de définir le pronostic. Concernant les théories auxquelles le clinicien se réfère directement et indirectement, on pourrait citer, par exemple, le réductionnisme : en échographie, réductionnisme intrinsèque à cet outil technologique ; ou encore, celui dû à l’approche du fœtus via le corps maternel ; réductionnisme encore du recours à la recherche de gène en réponse à un signe d’appel.

24Le deuxième niveau de cette réflexion consisterait à préciser que, par ce recours constant à la connaissance génétique, la médecine fœtale se trouve de ce fait dans une démarche technoscientifique qui induit trois types de mutation qui, comme nous le verrons, ne sont pas sans connotation théologique :

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–?une mutation du rapport de l’homme à lui-même, à sa nature propre d’humain, cette dernière devenant en partie produite par lui-même ;
–?une mutation du rapport au sens de l’humain : en effet, si la démarche diagnostique permet de définir les normes de l’humanité, alors autrui, qui auparavant était un partenaire qui s’imposait, devient un partenaire choisi ou refusé. À ce propos, il s’agit ici d’une autre logique de représentation qui est aussi modifiée par la manière dont se constitue ce savoir clinique : il s’agit de celle de la parentalité. Si, auparavant, la parentalité surgissait par la venue au monde d’un petit d’homme, elle apparaît actuellement dans ce contexte de médecine fœtale, comme devant être anticipée et comme le fruit de l’exercice d’un choix ;
–?une mutation du rapport de l’homme à sa connaissance : dans cette technique médicale particulière, c’est le rapport à la norme qui est modifié du fait de l’augmentation du potentiel opératoire de la médecine qui promeut sa propre logique réparatoire. Le progrès de la connaissance permet à l’homme de définir lui-même les conditions de normalité de l’existence humaine.

26C’est peut-être ici que, face à cette notion univoque ou statistique de la normalité, le concept de normativité élaboré par Georges Canguilhem [7] pourrait se révéler pertinent : l’interprétation de la mise en évidence d’un facteur génétique prédictif devrait en effet être intégrée à l’interprétation globale de la capacité normative d’une personne, compte tenu de sa constitution biologique mais aussi de son environnement, de sa propre capacité d’adaptabilité.

Critique épistémologique relative à la démarche de pronostic en médecine fœtale

27Une fois ces malformations (morphologiques, biochimiques ou/et génétiques) repérées, détectées et nommées, il s’agit de les corréler avec une évaluation chiffrée du risque de survenue de la maladie. Or, on remarque qu’une difficulté majeure en médecine fœtale est celle de développer des capacités diagnostiques dépassant largement les possibilités thérapeutiques. Mais il s’agit bien là de l’enjeu de la constitution d’un savoir clinique, à savoir celui d’établir un lien adéquat entre ces deux faces de la médecine : le diagnostic et la thérapeutique.

28C’est justement à cette interface entre la démarche diagnostique et la prise de décision qui suivra, que prend place cette évaluation objective de la santé du fœtus. Elle se fait à partir de tableaux cliniques (ou pathologiques) établis par les corrélations statistiques. En effet, c’est à partir de la compilation des informations corrélant les signes d’appel échographiques et les anomalies chromosomiques et géniques détectées sur ces signes d’appel, que l’on a pu établir progressivement des tableaux de corrélations statistiques de certaines pathologies génétiques (héréditaires ou non) permettant, ce faisant, d’« éclairer la pratique » tout en continuant d’élaborer ce socle de savoir sur lequel s’appuie cette pratique.

29Comme précédemment pour la démarche diagnostique, il apparaît ici clairement que la démarche pronostique est, elle aussi, traversée par une logique de recherche cognitive qui se constitue en même temps qu’elle se vérifie au fur et à mesure dans sa mise en pratique clinique. Ce socle de savoir qui se constitue ainsi apparaît incertain puisqu’il est corrélatif et statistique. Dès lors, la démarche pronostique va véhiculer cet horizon d’incertitude puisqu’elle fait référence à ce socle de savoir en même temps qu’elle y prend appui pour déployer sa pratique clinique.

30C’est dans ce cadre que se posent les problèmes des « faux positifs » et des « faux négatifs ». Le faux négatif est le résultat de l’évaluation objective de santé d’un fœtus qui, in utero, ne présente aucune anomalie décelable à l’échographie ou aucune anomalie génique ou chromosomique décelable au niveau du caryotype et qui sera « évalué » comme n’ayant statistiquement aucun risque de pathologie. Dans ce cas, on rassurera les parents, à tort, de l’avenir de leur enfant, car à la naissance ou peu après, ce dernier s’avérera être atteint. Par contre, le faux positif est le résultat de l’évaluation objective de santé d’un fœtus dont on pense, par les informations récoltées par échographie ou par les indicateurs, qu’il sera atteint d’une anomalie pouvant entraîner une décision d’interruption de grossesse.

31Dans cette étape pronostique, une logique de recherche cognitive forte préside à l’établissement des tableaux de corrélations statistiques entre les signes d’appel, la recherche du gène et la maladie, puisqu’il s’agit de la constitution de son propre savoir clinique. Mais, pour ce faire, le diagnostic a articulé la quête et le progrès de cette connaissance génétique avec une dynamique de performance de la capacité opératoire de cette médecine qui vise à modifier une pathologie en agissant directement soit sur la réalité, soit sur la chaîne des causalités. D’où une logique technique, voire technoscientifique, vraiment prégnante en médecine fœtale.

32En poursuivant cette analyse à propos du pronostic, il semble que cette démarche soit traversée par une logique normative assez forte. En effet, on a vu qu’un des buts de cette pratique clinique était de déceler « l’anormal ». Or, en cherchant à dire l’« anormalité », elle construit en fait une certaine normalité humaine. De plus, cette logique se révèle être une logique normative de connaissance universelle dont l’objet de recherche (fœtus) est, lui-même, par essence et par nature, une logique normative biologique singulière. Paradoxe de cette logique dont il faut cependant souligner une de ses conséquences, qui est celle d’être sélective…

33Enfin, il semble que la dimension préventive de cette médecine fœtale apparaisse ici. En effet, on peut lire dans cette démarche de diagnostic et de pronostic une logique d’anticipation dont le but est soit d’éliminer un risque objectif (qui peut être d’ordre statistique), soit de se munir de toutes les informations nécessaires pour surveiller le déroulement de la grossesse (maladie métabolique…). En dernier lieu, il est intéressant de souligner que là encore la logique méthodologique d’objectivation à l’œuvre dans cette pratique vient à la rencontre d’une expérience de subjectivation, à savoir celle des parents dans leur advenue à leur parentalité.

34Clairement, d’un point de vue épistémologique, se joue à cette étape pronostique la constitution du socle de savoir de la médecine fœtale, soit l’élaboration des tableaux cliniques. Or M. Foucault [8] définit ce savoir comme étant la conjonction entre un socle de connaissances, un ensemble de pratiques opératoires et un système de structuration sociale. Pour cet auteur, il faut donc voir l’archéologie de la médecine fœtale pour mieux comprendre ses enjeux, c’est-à-dire que face à un savoir tel que le savoir génétique, il est souvent utile de chercher à comprendre la construction dans le temps de ses différentes logiques.

35Par ailleurs, cette démarche pronostique n’échappe pas à une incertitude qui la traverse de part en part. En effet, on peut repérer que la constitution de ce nouveau savoir, par le fait même d’être de nature statistique, est déjà traversée par l’incertitude, celle de la survenue ou non de la maladie. Cette incertitude est d’autant plus importante que les tableaux pathologiques ne sont que des corrélations construites à partir de ce savoir incertain. Enfin, dans cette évaluation à produire, il existe une tension qui porte toujours sur une singularité alors même que son savoir s’élabore sur une collection d’informations, d’« échantillons » constituant ainsi les tableaux pathologiques.

36Enfin, plus en amont, on pourrait se questionner sur le statut du « témoin » en médecine fœtale, puisque, contrairement à la démarche cognitive « classique », la pratique clinique consiste à élaborer en même temps qu’elle se développe, un nouveau savoir qui éprouve sa validité in vivo.

37Là encore, nous pourrions dégager quelques pistes d’une réflexion éthique, notamment en ce qui concerne le statut de l’incertitude liée aux logiques cognitives déterminant l’évaluation objective du risque de santé. De fait, cette incertitude (de type cognitif) prégnante dans l’élaboration du socle de ce savoir clinique renvoie à deux critiques. Celle des résultats de ce savoir, qui, en médecine fœtale, se traduit par une critique du chiffrage statistique du risque tant dans leur obtention (par corrélation) que dans leur interprétation (probabiliste). Ceci pose la question de la pertinence de ce recours aux statistiques, et plus théoriquement, la question du statut des sciences statistiques dans une pratique clinique où l’expression des résultats se fait en termes de risques. Une seconde critique serait celle des modèles et théories utilisés par le clinicien, ce qui se traduit en médecine fœtale par une critique plus théorique du statut même de la connaissance en génétique. Ceci pose la question de la causalité génétique en général, et celle de la compréhension du vivant et, particulièrement, du réductionnisme à l’œuvre faisant l’économie des facteurs biomoléculaires et cellulaires dans le processus de détermination génétique. Une autre piste pour une critique éthique consisterait à questionner le bienfondé de l’évaluation d’un risque, lorsqu’il n’existe aucune thérapeutique à proposer.

Critique épistémologique relative à la démarche « thérapeutique »

38Nous venons de repérer combien la pratique de la médecine fœtale, dans sa démarche diagnostique et pronostique, était traversée de part en part par une incertitude importante. Or, en tout état de cause, cette incertitude doit aboutir à une détermination pratique de l’action car cette médecine est, comme toute discipline médicale, figure de l’action humaine où le clinicien est homme d’action. Par conséquent, une fois le diagnostic fait et raisonné, la question qui se pose est de savoir ce qu’il convient de faire (le convenable) à partir de la considération de ce que le clinicien peut faire (le possible). Cette tension entre le possible et le convenable est peut-être une des tensions la plus caractéristique et la plus structurante de la médecine fœtale.

39On peut repérer trois attitudes possibles en médecine fœtale, lesquelles nous révèlent à quel point cette nouvelle discipline est traversée, une fois de plus, par le lourd problème de l’incertitude.

40Soit on engage une action à visée thérapeutique, mais c’est assez rare. C’est le cas, par exemple, de l’exanguino-transfusion, du traitement anti-arythmique, de certains drainages, de tentatives de traitement in utero de hernies diaphragmatiques, ou, plus récemment, de chirurgie in utero sur un spina bifida. La difficulté dans ce dernier exemple est que l’on n’est pas certain de l’efficacité de cette thérapeutique par rapport à la thérapeutique immédiatement postnatale. La question posée ici est bien celle de la validité de telles thérapeutiques. Deux attitudes se trouvent généralement à l’œuvre. Soit, dans l’impuissance d’agir, on prend la décision d’interrompre cette vie fœtale. La question posée est alors celle de l’incertitude quant à l’existence des faux positifs. Soit on organise la façon dont on va prendre en charge ce fœtus, compte tenu du diagnostic et du pronostic. C’est ce qui se passe dans la plupart des cas.

41Par conséquent, si le champ d’action du point de vue thérapeutique apparaît, en médecine fœtale, assez réduit, il n’en échappe pas moins au fait d’être traversé de part en part par une incertitude importante. En effet, dès lors que la mise en œuvre de moyens à visée thérapeutique paraît envisageable, elle est engagée, y compris parfois de manière un peu expérimentale, sans connaître précisément les conséquences de l’action entreprise. Un peu comme si l’incertitude de l’action engagée semblait moins lourde à porter, moins problématique, lorsqu’elle est animée par le prétexte du bien, que l’incertitude du pronostic devant laquelle aucune action n’est possible. Pour le dire autrement, on tolérerait mieux l’incertitude dont on est l’acteur que celle qui résiste à notre capacité d’action [9].

42À nouveau, nous pouvons repérer un ensemble de logiques qui détermine cette troisième étape de la médecine fœtale, et qui, en réponse aux deux étapes précédentes, se retrouve acculée àces trois postures précitées.

43Tout d’abord, on repère une logique de « recherche action » dont le but est de trouver à tout prix une thérapeutique à l’anomalie dépistée. Dans cette dynamique, il y a en même temps une logique de recherche clinique qui invalide ou confirme tel traitement proposé. Une logique sélective traverse également cette médecine puisque plane la problématique de l’avortement « sélectif ». C’est dire ici que si, avant la naissance, dépister des enfants « anormaux » est possible, cela peut induire une attitude de protection contre ces « anormalités » de la part d’une société qui exercerait dès lors une certaine « pression abortive ». Enfin, il y a une logique « pro-life » qui pose, quant à elle, la question suivante : si l’on veut promouvoir la vie de sujets porteurs de malformations, comment en même temps promouvoir le tissu relationnel qui leur donnera vraiment place dans la société ?

44Dans le cadre d’une interprétation épistémologique, un des enjeux de cette relation thérapeutique est peut-être de mettre en perspective la connaissance génétique avec une philosophie du soin, à savoir redonner l’importance de la place de la singularité dans la consultation ; par exemple, celle de l’expérience personnelle de la maladie ou du risque génétique, de la dynamique propre de santé… La consultation resituerait ainsi l’objectivation de la connaissance génétique dans une dynamique de promotion de subjectivation.

45Or, dans la pratique observée, cette relation clinique s’engage avec le couple (la mère) à propos d’une existence qui ne peut se poser par elle-même. Cette relation a pour but, face aux informations données comme éléments constitutifs de l’état de santé du fœtus, de faire passer les parents de la subjectivité de l’attente et de l’attachement à une objectivité de la représentation du petit attendu. Nous nous retrouvons donc en face d’un paradoxe qui structure fondamentalement la médecine fœtale.

46Un autre point d’attention pour une lecture critique de cette relation de soin est la grande difficulté, pour le clinicien, de la représentation du patient. Cette dernière est fortement déterminée par les logiques cognitives sous-jacentes à l’élaboration des outils technologiques permettant de se « représenter » le patient. L’accès à ce patient particulier relève d’un double dévoilement réductionniste de la relation de soin : d’une part, l’appréhension première se fait par une image de ce patient, image obtenue par-delà le corps de sa mère, et, d’autre part, l’absence de lien direct avec le patient qu’on explore crée une difficulté pour cette médecine dont le savoir clinique se constitue justement à propos de ce fœtus. Du coup, elle a de ce dernier une représentation qu’elle construit elle-même ou par rapport à laquelle elle a l’initiative. Donc le patient n’est autre que la projection de la rationalité elle-même.

47Une autre difficulté est due aux présupposés de l’observateur : en effet, lorsqu’on explore le fœtus, on construit pour une large part les représentations de ce dernier. Quels que soient les techniques ou les moyens, la prégnance des présupposés guide les explorations (morphologiques, génétiques, ou biologiques) qui portent avec elles un certain nombre de « préconceptions de la normalité, de l’écart à la norme acceptable, de la santé, de l’efficacité qu’il est raisonnable de viser [10] ». Par conséquent, la réalité observée est très déterminée par la projection rationnelle (et donc intentionnelle) de celui qui observe et non par une « résistance » opposée à l’observation. Le patient est « réduit » à une image de l’intentionalité de l’observateur animée par ses propresconceptionsdel’humain.

48Une dernière difficulté réside dans l’efficacité de la production technique : partant du constat que, pour une part au moins, le développement du socle des connaissances en génétique est le fruit, non de la créativité scientifique, mais plutôt de l’efficacité de la production technique, on peut penser qu’un excès de l’appréhension technique sur la clinique « conduit à construire des représentations selon des cadres normatifs conformes aux catégories de la raison biomédicale objectivante et réductionniste [11] ». Cet excès de l’appréhension technique sur la clinique favorise cet effacement de l’altérité constitutive du savoir clinique de la médecine fœtale.

La médecine fœtale révélatrice d’enjeux contemporains

49La critique épistémologique qui vient d’être faite montre qu’à de nombreux égards la médecine fœtale se trouve révélatrice de la portée et de la difficulté d’un questionnement éthique autant que de certains enjeux philosophiques.

Enjeux philosophiques

50Il s’agit de repérer comment la médecine fœtale est interrogée par les points essentiels de la structuration de la connaissance et de la pratique médicale.

Construction d’un savoir

51Si, légitimement, on peut considérer comme déterminante l’inscription de la méthode scientifique dans la construction du savoir médical, il convient aussi de prendre acte des limites du caractère scientifique de ce dernier. On a vu combien la construction du savoir médical met en œuvre assez largement la science statistique. Donc, même si on peut chiffrer les connaissances, ces dernières n’en sont pas moins une approximation de la réalité. Cette approche empiriste appelle à être complétée de manière rigoureuse par une argumentation rationnelle que l’on n’est pas toujours capable de donner. Cette limite ne signifie pas nécessairement qu’il faudrait s’abstenir de toute action mais désigne sans doute une certaine exigence de prudence.

Question de la souffrance

52Au centre de la mission de la médecine, cette question se déploie selon plusieurs dimensions en médecine fœtale. La souffrance du fœtus lui-même, tout d’abord, dont on cherche à préciser l’ampleur, évaluée comme critère d’intervention. Il s’agit ici de considérer tant la souffrance actuelle que la future, éventuelle. Cette appréciation pronostique n’est pas la plus facile puisque le sujet principal du soin ne peut s’exprimer et que les projections à son égard sont fréquentes. Mais il y a aussi la souffrance des parents qu’il faut informer des résultats des investigations. Ici, deux figures de la souffrance sont à souligner : celle des parents qui doivent assumer de devoir attendre la naissance d’un enfant dont l’état de santé semble plus précaire qu’on ne le souhaiterait ; celle de parents qui, inévitablement, se représentent la souffrance à venir de l’enfant. De ces deux points de vue, les observations objectives de l’état de santé d’un fœtus nous conduisent à devoir rencontrer la singularité des sujets et à les accompagner dans leur difficile aventure d’autonomisation.

Le rapport objectif au corps

53Nous avons pu repérer précédemment qu’un progrès important en médecine fœtale réside dans les moyens offerts en vue d’une observation objectivée tant de la constitution anatomique du fœtus que de ses processus physiopathologiques, métaboliques ou de sa constitution génétique. Or, pour atteindre une certaine rigueur d’objectivité, on doit avoir recours à ce que nous avons appelé le « réductionnisme méthodologique ». Si l’enjeu général en médecine est de ne pas réduire le sujet pris à cette seule approche réductionniste, ce défi est d’autant plus difficile lorsque le sujet en question, le fœtus, est accessible d’abord dans une dimension objectivable. Il conviendra donc d’être attentif à situer cette dimension au croisement de deux autres tout autant constitutives, même si elles ne sont pas l’objet formel de la médecine : le lien de filiation dans lequel il est affectivement investi ; et la potentialité de devenir qui le caractérise. Nous reviendrons sur cette question au terme de notre contribution.

Les représentations de la santé

54Une des questions centrales de la construction de la médecine fœtale est celle du rapport à la normalité. De fait, certaines différences constatées chez un fœtus autorisent à dire de façon assez spontanée qu’on se trouve sans aucun doute devant l’anomalie, et parfois l’anomalie grave. Et, indiscutablement, il existe une hiérarchie dans l’appréciation des anomalies, basée soit sur des constatations immédiates, soit sur les connaissances de l’évolution probable. Mais à cela, il convient d’ajouter que la représentation de l’anomalie et de sa gravité dépend, au moins en partie, des systèmes de représentation des sujets en cause, tant les soignants que les parents. De ce fait, il convient de prendre conscience que la médecine fœtale est confrontée, simultanément, à la tâche de devoir constater l’anomalie organique et de tenir compte des représentations du malheur ou du bonheur « normal » dans l’existence humaine. De ce point de vue, on peut dire que la déclaration (parfois même la décision) de tel ou tel état de santé est toujours une constatation la plus objectivée possible et un jugement de valeur. De plus, ces systèmes de représentations dépendent des représentations sociales, qui d’ailleurs peuvent fonctionner comme de véritables pressions normatives sociales. Actuellement, se développe une certaine tendance à faire valoir une sorte de « droit à la santé » qui mérite d’être questionné quant à la place qu’il laisse à l’inévitable aspect tragique de l’existence humaine. On pourrait dès lors interroger la représentation de la médecine qui est engagée : par exemple, peut-on lui demander non seulement une obligation de moyens mais encore de résultats ? Et, quant à l’obligation de moyens, celle-ci s’applique-t-elle aux moyens de dépistage, et si oui, lesquels ?

Les enjeux éthiques [12]

L’enfant comme figure de la priorité du plus vulnérable

55Beaucoup de traditions éthiques insistent sur l’attention prioritaire que le raisonnement doit accorder aux humains les plus vulnérables. Lorsque, en médecine fœtale, on fait choix de se donner le maximum de moyens possibles pour assurer les meilleures conditions possibles pour la gestation et la naissance de l’enfant attendu, c’est bien cette priorité qui préside à l’action. Accorder cette priorité revêt deux significations complémentaires. D’une part, il s’agit bien d’attester de la considération, du respect, à l’égard de l’être humain jusques et y compris dans son état d’extrême fragilité ou vulnérabilité. D’autre part, il s’agit de manifester quelque chose de la grandeur de la socialité humaine qui engage ses énergies et ses efforts pour la surveillance, la promotion, le soin de la vie humaine dès les tout premiers moments de son existence.

56En médecine, la confrontation à cette fragilité inhérente à l’humain est toujours le point d’appui pour cette double attention à la singularité de chaque existence humaine et à la dignité des humains qui, ensemble, peuvent faire le pari de la solidarité et l’instituer dans des pratiques concrètes. Mais il convient d’ajouter que cette considération, qu’on pourrait dire celle de la dignité humaine, cherche aussi à s’appliquer à la femme et au couple qui attendent l’enfant qui fait l’objet des soins de la médecine fœtale.

57C’est ainsi qu’au nom de la même attention à la vulnérabilité de l’humain, il est parfois possible que l’on tienne deux raisonnements contradictoires, ou au moins en tension, plaidant à la fois pour la vie du fœtus et pour le respect de l’histoire de ses parents. En effet, les parents concernés, dans bien des situations de la médecine fœtale où le diagnostic est grave et le pronostic très lourd, sont eux aussi en situation de grande fragilité tant la blessure de leur désir peut être profonde. Leur liberté se trouve engagée et sollicitée au plein cœur de la tension entre l’attente de la vie et la possibilité de choisir la non-vie.

58De plus, la venue au monde d’un enfant est probablement, par elle-même, révélatrice de la structuration éthique de l’existence humaine. Elle démarre par l’aventure de deux êtres qui choisissent de conjoindre leur liberté en engageant une histoire commune, les faisant advenir chacun à une nouvelle dimension d’eux-mêmes, celle de leur identité de parents. Ainsi, Hans Jonas considère le rapport à l’enfant comme paradigmatique de la responsabilité dont l’homme est capable et qui fait la hauteur de sa dignité. Cette responsabilité est mise en œuvre dans le geste même d’accueillir un enfant, de lui offrir ce monde à habiter ; notion d’habitation à propos de laquelle nous aurons à revenir dans les développements théologiques. La teneur éthique structurelle de l’attente d’un enfant justifie, à elle seule, l’exigence que l’on doit donner à la qualité de la relation entretenue avec les parents.

La question de l’incertitude et de la responsabilité

59Si la visée éthique est bien celle de la vie bonne, la pratique de la médecine fœtale nous confronte particulièrement à la difficulté que l’homme n’est que rarement assuré de savoir, de manière définitive, comment atteindre le bien qu’il voudrait. C’est toujours sous la modalité du risque que la vie éthique s’engage : prendre le risque d’une action, la plus argumentée possible au regard des repères éthiques, sans pourtant pouvoir être absolument assuré. Cette incertitude du bien est parfois particulièrement lourde. Les orientations à prendre consistent souvent à devoir assumer la responsabilité d’anticiper l’avenir. Même si la conviction fondamentale est celle du respect et de la promotion de la vie humaine, on se trouve dans une situation où l’on a quelques éléments permettant d’anticiper ce que sera la vie de cet enfant attendu : qui peut dire, de manière absolue, que telle vie gravement blessée par tel handicap est raisonnablement souhaitable ; qui aurait suffisamment d’assurance pour affirmer qu’il est possible de lui donner naissance en connaissance de cause ; qui, à l’inverse, pourrait affirmer qu’elle ne pèse absolument rien ? Comment imaginer la capacité des parents à faire face à l’épreuve, la capacité aussi d’une société à les soutenir dans cette aventure ? Dans certaines situations, deux attitudes peuvent paraître également trop faciles : celle qui consisterait à dire qu’au nom du respect de toute vie humaine, il faut absolument s’abstenir de lui porter atteinte ; celle, au contraire, qui ferait comme si le seul critère de « normalité » suffisait à rendre la décision simple. En effet, comment se donner des repères rigoureux sur des notions aussi essentielles que la qualité de la vie ou, plus encore, le bonheur ? Si l’on était d’ailleurs tenté par de telles facilités, la prise au sérieux de l’ambivalence de l’expérience vécue par les couples suffirait à nous garder de quelque dogmatisme que ce soit. Le questionnement éthique cherche à s’interroger sur la manière d’inscrire dans les situations singulières la trace de la quête universelle du bien, mais il se heurte ici à une incertitude indécidable au cœur de laquelle toute décision prend la figure du risque ou du pari.

60Un autre lieu de l’incertitude est celui de la responsabilité. Question difficile en médecine fœtale, tant les niveaux de responsabilité sont diversifiés : responsabilité de la meilleure compétence professionnelle possible, responsabilité concrète pour l’action présente, responsabilité engagée pour l’avenir… De plus, cette notion de responsabilité ne se décline pas de la même manière selon qu’on la considère du point de vue des soignants ou des parents. Quoi qu’il en soit, la pratique de médecine fœtale donne une place importante à la notion de responsabilité partagée, assumée en commun, chacun tenant son rôle propre (le soignant, l’expert, les parents, la société…), dans une même orientation du meilleur service possible de la santé du fœtus. Cependant, si cette notion de responsabilité est décrite en tension avec l’incertitude du bien, il en est une qui n’est pas incertaine : la responsabilité de toujours promouvoir, au cœur d’une situation concrète, la capacité de chaque homme à viser le bien. Ceci impliquerait deux exigences complémentaires pour la réflexion éthique :

  • celle de ne jamais enfermer les personnes dans l’action qu’elles ont engagée ;
  • celle de savoir repérer les moments où la grandeur éthique de l’homme consiste à savoir résister à ce qui nierait les conditions de possibilité de cette capacité à viser le bien.

La notion d’autonomie

61Cette notion est la plus souvent utilisée en pratique de médecine fœtale. En éthique, cette notion désigne cette caractéristique de l’être humain comme sujet rationnel, capable de se donner à lui-même des règles morales pour son action qu’il veut bonne. Un des critères que Kant donne à l’exercice de l’autonomie est celui de pouvoir à la fois s’imposer de respecter l’humanité en soi-même et en autrui toujours comme une fin et jamais comme un moyen. Cette notion d’autonomie ne désigne donc pas seulement une capacité neutre d’autodétermination qui serait réductible à ce que viserait une démarche d’information objective à partir de laquelle les sujets informés auraient les éléments pour choisir comment agir. Ceci pour souligner qu’en réalité on est toujours devant un processus d’autonomisation, de déploiement de sa propre capacité d’autonomie. La pratique de la médecine fœtale fait entrer les parents dans un tel processus à partir d’un contexte qui peut être difficile. En effet, devant l’annonce de la maladie possible de l’enfant qu’ils attendent, les couples ne sont pas en mesure d’exercer leur seule rationalité objective, ayant à assumer en même temps le bouleversement affectif que provoque une telle annonce. C’est la raison pour laquelle la notion d’accompagnement de ces couples est particulièrement importante : si ce sont bien eux qui devront prendre une décision, adhérer à l’orientation proposée par l’équipe soignante, il convient de leur donner les moyens, en particulier leur donner le temps et les interlocuteurs indispensables, pour exercer leur capacité d’autonomie la plus pleine possible.

La notion de solidarité

62Toute prise en charge médicale pose la question de la solidarité, puisqu’il s’agit d’une prise en charge par la médiation collective de soins procurés à des individus. Mais la particularité, en médecine fœtale, vient du fait qu’après le diagnostic anténatal, la question de l’interruption de grossesse, pour raison d’anomalie, peut être posée. Une première question est celle des critères, assumés collectivement, selon lesquels on décrétera que telle ou telle anomalie justifie ou non une interruption de grossesse. Mais bien plus largement, la question est celle qui légitime la mise en œuvre de moyens de dépistage de telle ou telle anomalie. Ici la notion de solidarité renvoie à celle de parentalité : jusqu’alors assumée a posteriori, elle est désormais sollicitée a priori, en connaissance des risques et de la qualité de vie. Il ne s’agit pas de discuter de la légitimité, dans tel cas particulier, d’une interruption de grossesse, mais de souligner l’évolution que cela peut impliquer concernant la notion de solidarité envisagée dans sa portée collective. Habituellement, la solidarité désigne le fait d’assumer ensemble les risques encourus par des personnes et cette solidarité se manifeste a posteriori. Ici, à partir du moment où l’on peut a priori évaluer les risques et décider de ne pas laisser venir au monde un enfant pour raison d’anomalie grave, cette solidarité pourrait se voir définir un cadre d’application. Dans quelques années, dans nos pays au moins (mais cette restriction conduit à une autre question, d’ordre plus sociopolitique), les personnes pourront en venir à dire qu’elles ont été par avance choisies, sur la base d’un processus de diagnostic anté natal.

63Si cette nouvelle posture de l’humanité peut être assumable, il est important de prendre conscience du renversement qu’elle opère quant à la gratuité fondamentale de l’existence humaine dont répondent les attitudes de solidarité.

64Ainsi, à partir de situations tragiques où des parents sont confrontés à la grande difficulté d’un diagnostic péjoratif, ce sont bien d’autres questions qui surgissent en arrière-fond. Il semble important de toujours prendre en considération que les personnes, à condition qu’elles soient accompagnées avec sollicitude et rigueur, puissent se prononcer sur ce qui touche leur histoire singulière. Mais il est tout aussi important que, au niveau de nos sociétés, nous prenions conscience que nous sommes devant une nouvelle médecine qui se met en place et à propos de laquelle il faut se prononcer pour en déterminer les finalités. Il ne conviendrait pas que la réflexion sur ces orientations soit le seul fait des personnes singulières confrontées directement au problème. C’est la raison pour laquelle, dans un service de médecine fœtale, il est important de s’astreindre à rendre compte des priorités accordées dans le traitement de chaque dossier. On peut, en particulier, souligner que l’interrogation éthique conduira à la fois à s’interroger sur le statut du savoir en voie de constitution, sur le type de médecine qu’on voudrait promouvoir, du poids social que cela représente. Il est à noter combien, souvent, les soignants et les praticiens peuvent être entendus pour dégager avec eux les éléments d’un projet d’alliance thérapeutique.

65Mais il reste qu’il faudra encore discuter à un niveau plus général que celui des situations singulières. Comme souvent en bioéthique, on découvre que les questions fondamentales doivent, d’une manière ou d’une autre, être celles de tous les citoyens.

Prolongements théologiques

66Après tous ces développements épistémologiques et cliniques qui ont permis de mettre en évidence certains points de vigilance éthique relatifs au développement des techniques de diagnostic anténatal en médecine fœtale, nous aimerions proposer quelques développements théologiques. Notre objectif n’est certes pas de clôturer la problématique par un discours ultime, qu’il soit à visée critique ou de légitimation ; il visera simplement à dégager quelques pistes de réflexion voulant indiquer que toute cette tension entre la rencontre clinique de parents en souffrance quant à l’avenir et la sollicitation de la médecine n’est pas sans nourrir l’interrogation théologique. Nous aimerions ainsi ouvrir quatre questions proposées à la médecine fœtale dans les liens qu’elle pourrait instaurer avec le souci théologique du « plus souffrant », du plus vulnérable : en quoi peut-elle être pensée dans la dynamique du passage ? Comment assumer au mieux son statut de co-créatrice ? Quelle serait la responsabilité de la médecine pour favoriser l’avènement de sujets ? Quel lien contemporain entretient-elle avec le « bonheur » et le«malheur » ?

Une médecine comme passage

67La première question que nous aimerions poser est celle de la contribution de la médecine contemporaine à une éventuelle promesse de salut : lorsque des couples en interrogation sur le devenir de leur enfant ont recours à elle, comment serait-il possible d’y décrypter une demande et une invitation à répondre au salut, ce dernier engageant tant l’humain que la sollicitude d’un Dieu qui s’y manifeste ?

68En effet, lorsqu’un couple s’adresse ou est adressé à la médecine, porteur d’une incertitude quant au devenir de son propre avenir, il est possible de découvrir que se jouent, dans cette rencontre, des catégories proches de celle de salut, compris dans son acception théologique. Tout d’abord, il s’agit d’un couple qui, face à son expérience du manque, du malheur parfois, en appelle à la médecine dans une réelle situation de confiance : incertain par rapport à son propre devenir en son « tiers-enfant », un couple s’en remet à la médecine. Il est manifeste que cette démarche ne peut se vivre que sur un arrière-fond de confiance première, cette confiance n’étant pas déliée d’une dimension d’alliance où, face à l’appel, une réponse est non seulement sollicitée, mais un salut attendu. Et c’est ici qu’il importe de pouvoir qualifier la réponse de la médecine – et les qualités attendues de cette dernière – dans un réel horizon salutaire.

69Les propos de P. Ricœur relatifs à la médecine comme « alliance thérapeutique » sont intéressants de ce point de vue. Lorsqu’il parle de la relation de soins et de la nécessaire confiance entre le patient et le soignant, agissant comme un postulat ayant statut de promesse réciproque : « La fiabilité de l’accord devra encore être mise à l’épreuve de part et d’autre par l’engagement

70du médecin à ”suivre“ son patient, et celui du patient à se ”conduire“ comme l’agent de son propre traitement. Le pacte de soins devient ainsi une sorte d’alliance scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie. L’accord doit son caractère moral à la promesse tacite partagée entre les deux protagonistes de remplir fidèlement leurs engagements respectifs. Cette promesse tacite est constitutive du statut prudentiel du jugement moral impliqué dans l’”acte de langage“ de la promesse [13] ». Plusieurs éléments sont significatifs pour notre sujet. Ces quelques propos semblent signifier qu’il importe de prendre acte qu’il existe bel et bien une dimension implicite à tout exercice de la médecine dans la notion de promesse : il s’y révèle une attente sinon de guérison, au moins de prise en charge adéquate, de la part du patient, comme il existe une sorte d’engagement du soignant à en déployer les moyens correspondant « à l’état actuel des connaissances [14] ». Or, ces attentes mutuelles, reposant certes sur des plans et des horizons de signification parfois différents, impliquent à nos yeux une nécessaire réflexion sur la notion de guérison portée par les deux membres de la relation thérapeutique : qu’est-ce qu’être guéri pour un couple souffrant et que signifie guérir pour la médecine ?

71C’est cet enjeu de fond qui, d’un point de vue théologique, mérite le détour par une interrogation relative à l’alliance où se joue un salut. Si un couple s’adresse à la médecine, on peut certes y reconnaître une confiance première ; encore faut-il qu’elle ne soit pas abusée. Or, à considérer l’investissement de Dieu au cœur de l’alliance, il est possible d’y décrypter une liberté constitutive : si l’alliance se trouve sans cesse renouvelée, c’est bien parce qu’il existe une liberté foncière dans la réponse du peuple, peuple toujours capable d’infidélité (Os 2, 4 ; Ez 16, 15-43), de recommencements (l’alliance de Noé en Gn 9, 1-17 ; l’alliance d’Abraham en Gn 17, 1-14), voire de transgresser l’idéal de Dieu. L’alliance reste toujours disponible, pour autant qu’on se rappelle toujours aussi sa dimension asymétrique constitutive : le peuple n’est pas Dieu, et inversement, tout comme le médecin ne sera jamais son patient.

72Dès lors, lorsqu’une demande est aujourd’hui adressée à la médecine et qu’elle répond positivement, il importe de se rendre compte, qu’à l’image de Dieu, la médecine répond à celui qui crie vers elle : « Il m’appelle et moi je lui réponds, je suis avec lui dans son épreuve » (Ps 90.91), et qu’un salut pourra s’y manifester dans la mesure où cette réponse sera de l’ordre du passage et non de la clôture d’une demande qui ne serait appréhendée que d’un seul point de vue, celui de la réponse médicale. Face à la souffrance – la passion – d’un couple, la médecine resterait porteuse d’une dimension salutaire dans la mesure où elle serait un espace de médiation offert au couple, un lieu où ce dernier pourrait expérimenter son propre passage à travers la demande qu’il adresse à la médecine ; ceci supposant une réponse qui ne soit ni trop immédiate, ni cantonnée dans le seul rapport à l’efficacité technique. Rencontrant une expérience souffrante d’un couple, souffrance de l’ordre de la passion comme réel chemin de croix, la médecine aurait sans cesse à réassumer une dimension pascale, de passage, dans cette volonté de n’être pas elle-même « la » résurrection, mais bien le lieu qui y conduit.

73Il s’agirait ainsi, pour la médecine, de favoriser l’avènement du sujet à lui-même, du couple à lui-même, de l’enfant « pensé », « désiré » pour lui-même, c’est-à-dire de pouvoir se décentrer d’elle-même, de son efficacité première et légitime, pour ouvrir une rencontre possible de l’humain confronté à son propre malheur et qui, ayant l’opportunité de le traverser en lui-même, aurait la possibilité d’en être réellement relevé, attitude qui ne correspond peut-être pas toujours à la sollicitation première du couple. Or, c’est ce passage instauré par rapport à la demande elle-même et aux modalités concrètes d’y répondre qui fera œuvre de « re-surrection » : « ce terme, dans son usage courant et premier, se dit de quelqu’un que l’on réveille ou qui se réveille de son sommeil ; et qui ainsi se re-lève (re-surgere), se remet ou est remis debout. Il se réveille et se met debout [15] ».

Une médecine co-créatrice

74Ce statut « pascal », salutaire, reconnu à la médecine invite à considérer positivement son inscription co-créatrice au cœur de l’activité humaine, autre qualification théologique qui, appréhendée à sa juste mesure, permettrait cette même visée salutaire de la médecine dans la problématique qui nous occupe. En effet, au regard de l’efficacité médicale mise en œuvre dans toutes les techniques de dan et de la confiance qui lui est conférée par de nombreux couples, confiance toujours en quête de salut – de guérison –, il semble important de pouvoir donner toute son importance à la pratique médicale tout en l’assignant à sa juste place, au regard de ce qui est en jeu : l’histoire qu’un couple va tisser dans son rapport au fœtus, peut-être à l’enfant. Une brève revisitation du concept de création peut être intéressante à ce sujet.

75Sollicitée par rapport à une histoire de souffrance, toujours en lien, comme nous le verrons, avec la question du rapport au « bonheur » ou au « malheur », la médecine offre une réponse, un salut. On ne peut que s’en réjouir ; elle correspond de la sorte à la visée du créateur laissant à l’humain son inventivité technique. Au départ de la vie du monde se trouve posée une liberté, celle de Dieu – il aurait pu ne pas créer ! –, liberté qui se met en œuvre dans une technè, une action. Par ce geste, on peut dire que Dieu met le monde en mouvement, en devenir selon une intention qui lui appartient, une intention voulue positive : « il vit que cela était bon et très bon » (Gn 1,10-12-18-21-31). En ce sens, par cette dynamique de création, l’Écriture nous donne à penser qu’à travers cette liberté qui se déploie, c’est bien une technè qui est première, antérieure à la nature puisque cette dernière trouve visibilité et existence au regard d’un tohu-bohu (Gn 1, 2 et 2, 5), un vide, un « rien » transformé par un Dieu-acteur. En Dieu et par Dieu, la nature trouve toute sa valeur par l’intention d’un geste, d’une action qui lui donne sens, et ceci n’est pas sans répercussions anthropologiques essentielles : « Placer Dieu et son geste de technè, de création, au commencement, c’est dire aussi que la liberté et l’intention sont, en régime de création, de plein droit, et du même coup étrangères à toute notion de mauvaise conscience [16] ».

76Et c’est bien dans cette logique, y compris dans son rapport à la vie, qu’exerce la médecine contemporaine.

77Cependant, dans ce même rapport à l’efficacité technique, il importe de se rappeler que la médecine n’est pas le Créateur, elle participe à ce projet de création en tant que co-créatrice. Ceci constitue une invitation à ce que cette dernière concède à se laisser traverser par sa propre limite, n’ayant pas sa source en elle-même mais bien dans le fœtus, porté par un projet parental, à l’égard duquel elle doit, tout comme le couple, se situer. La médecine, comme nous l’avons vu dans l’appel confiant qui lui est adressé, se trouve toujours précédée par un couple qui, au cœur d’une histoire qui lui appartient, aura à s’inscrire par rapport à la totalité de son existence, et pas seulement dans le seul registre de l’efficacité technique. D’une manière plus fondamentale encore, n’est-il pas possible d’affirmer que la médecine aurait sans cesse à se laisser précéder par le mystère de l’humain comme la création l’est elle-même par un projet qui n’est pas le sien mais qu’elle assume en pleine autonomie ? Cette question nous apparaît centrale dans la mesure où, au cœur des techniques médicales ici visées, c’est bien de l’altérité du fœtus et de l’enfant dont, implicitement ou explicitement, il est effectivement question.

78En ce sens, on peut se demander ce qu’il en serait aujourd’hui de la capacité de la médecine en néonatalogie et diagnostic anténatal de renvoyer à la posture même du couple co-créateur. En effet, lui-même ne se trouve pas en situation de créateur et sans doute serait-ce à la médecine de le lui rappeler sans l’enfermer d’une manière trop automatique dans un seul rapport de maîtrise à son égard ou à l’égard de son propre devenir ; c’est dans cet esprit qu’on peut relire ici l’attention du magistère catholique à ce que l’enfant est toujours à recevoir comme un don et que, si l’on peut appréhender le légitime désir de maternité et de paternité, ou l’excès de souffrance lorsqu’il se trouve remis en question, l’enfant n’est jamais un droit [17]. En un mot, la parentalité tout comme la médecine soit se penser et se vivre dans une dynamique d’alliance où la maîtrise sur le tiers, sur l’autre, serait la négation de cette même visée.

Une médecine favorisant l’avènement du sujet

79On l’aura compris, un des enjeux essentiels d’une médecine mettant en œuvre les techniques de dan sera sa capacité, dans sa posture autonome de co-créatrice, de promouvoir la juste autonomie du sujet, et de tous les sujets concernés : couple et fœtus. En effet, comment, à travers l’expérience de la limite vécue par le couple, la médecine a-t-elle la capacité de se laisser elle-même traverser par le rapport à ses propres limites dans la promotion de tous les intervenants ? Il s’agit de l’autonomie du couple auquel la décision finale appartiendra à l’égard d’un fœtus à appréhender comme sujet à-venir autonome. Il s’agit également d’une équipe soignante conviée à se laisser interroger par les paradoxes de sa propre pratique, invitée à ne pas se laisser enfermer dans la seule logique d’une efficacité opératoire s’il est vrai que ce sont bien des sujets qui sont en jeu à travers ses recherches diagnostiques et ses décisions.

80D’un point de vue théologique, il est possible de relire cette invitation dans le respect d’une altérité structurante face à la demande salutaire d’un couple : s’agit-il, pour la médecine, de répondre à un besoin, un désir, ou de favoriser l’avènement du couple à sa dimension de sujet de sa propre décision, à sa posture de parent ? C’est ici, nous semble-t-il, qu’il est légitime d’ouvrir une interrogation sur le statut théologique du couple et du fait de devenir parent [18]. N’est-il pas invité, à l’image du Dieu créateur, à exercer un certain retrait, c’est-à-dire à ne pas vouloir, à lui seul, écrire la totalité de l’histoire présente et à venir ? Il n’est pas ici question de prôner une irresponsabilité du couple par rapport à son propre devenir, ni de lui imposer, au nom d’un idéal, une « histoire de malheur [19] », mais de s’interroger tout simplement sur la possibilité qu’aurait aujourd’hui un certain exercice de la médecine à soutenir la posture de « devenir parent », une aventure où le couple, face à la venue possible de l’enfant, se doit de devenir autre, précédé par un tiers qui va le faire advenir à une autre dimension. Tout comme le rappelle sans cesse la dynamique de l’alliance, la venue possible de l’enfant reste à appréhender dans l’horizon d’un don nous précédant et dont, au minimum, il serait question de pouvoir maintenir ouverte l’invitation, celle adressée par l’enfant appréhendé pour lui-même.

81On le voit, le concept théologique de création et la place accordée à la responsabilité de l’humain en tant que co-créateur ne questionnent pas seulement la médecine, ce qui serait trop simple mais surtout délié de son inscription sociale où, d’une manière générale, prévalent un imaginaire de maîtrise et une tentation de réduire le sens de l’existence à la seule inscription du sujet individuel dans son rapport au bonheur. Et ce sera bien souvent ce même horizon, se traduisant en quête de bonheur, voire de salut, qui animera le couple en situation de demande, d’appel adressé à la médecine appréhendée comme toute puissante, capable de tout réparer.

Une médecine pour le bonheur

82Ceci nous conduit à ouvrir une quatrième et dernière piste de réflexion proposée à la médecine contemporaine mettant en œuvre les techniques de diagnostic anténatal, une interrogation plus transversale : au cœur d’une société structurée par un certain imaginaire, que construit la médecine comme rapport au « bonheur » ou au « malheur » ? Quelle possibilité offre-t-elle, au cœur d’une société agie par le référentiel technique, d’habiter cette dernière dans un juste rapport à l’altérité, au corps et au temps [20] ? Il nous semble que l’apport de la réflexion théologique pourrait nourrir ces trois concepts, ces trois manières d’habiter une juste demande adressée à la médecine et une juste réponse de cette dernière à un couple en situation de souffrance.

83Nous avons déjà eu l’occasion d’apporter quelques éléments de réflexion relatifs à l’altérité. Nous n’envisagerons dès lors que la seule question du rapport à la « normalité ». Quel est, de nos jours, le lieu de « la norme » ? Vient-elle du projet parental, de la société, de la médecine ? Par quelle vision du « bonheur » ou du « malheur » est-elle construite ? Par rapport au risque toujours possible de réduire le fœtus, en son corps, à de simples signes, à sa seule manifestation, la prise au sérieux de l’altérité de ce dernier ne serait-elle pas une piste pour réfléchir à toutes les tentatives de modélisation du corps qui, réduit à une seule image ou à des risques statistiques, se trouve vidé de sa propre habitation en humanité ? Or, cette composante reste à nos yeux essentielle pour appréhender à sa juste mesure le rapport instauré avec une norme : de qui est-il question au cœur des décisions liées à la pratique de la médecine fœtale ? Cette question de l’altérité pourrait effectivement renvoyer à la problématique plus fondamentale de l’appel évangélique adressé à la sollicitude humaine à l’égard de « l’anormalité ». Partout dans l’Évangile, nous voyons le Christ prendre parti pour les plus fragilisés de l’existence, offrir un salut aux exclus par son attitude de proximité, certes, mais surtout par sa capacité de les relever, de les réinscrire dans une dynamique sociale signifiante – souvent à l’époque en lien culturel avec le religieux – et de signifier à nouveau, aux yeux de leurs contemporains, leur propre valeur. Qu’il suffise de penser ici à l’aveugle Bartimée (Mc 10, 46-52) qui, rejeté de la foule, sur le côté, se trouve relevé, guéri par la capacité du Christ à solliciter cette même foule pour le conduire à lui. Le salut consiste ici à faire de l’autre un identique à tous, enrichi de la rencontre du Christ.

84La théologie de l’incarnation pourrait être une autre invitation à prendre au sérieux le rapport instauré avec le corps, y compris le corps potentiellement autre, souffrant. Si, dans l’absolu, elle dit l’importance de la corporéité comme lieu de manifestation de Dieu, elle peut pour le moins rappeler l’inadéquation du seul regard objectif, techniquement construit pour appréhender celui-ci. Une prise au sérieux de l’incarnation est en mesure de souligner l’a priori positif qu’il mérite, qu’il est voulu comme un lieu de bonheur même s’il semble distant de l’idéal – de normalité, d’efficacité, de beauté – dont on le voudrait porteur : le corps, en tant qu’il renvoie à celui – Celui – qui l’habite vaut par lui-même. Or, sa seule appréhension objective et technique risquerait toujours d’en faire un lieu « pour le malheur » dans la mesure où il ne correspondrait pas à une normalité construite par un autre lieu que le sien, la vision médicale, la demande parentale sous-tendues par un imaginaire social.

85Enfin, le rapport au temps instauré par la médecine et le couple confronté à un possible drame mérite également d’être visité par le discours théologique. Le concept d’eschatologie pourrait permettre de laisser ouverte la question du rapport instauré avec le « bonheur » ou le « malheur ». En effet, la raison technicienne ne pourrait-elle pas rester animée par cette visée eschatologique de non-clôture plutôt que de s’inscrire dans le seul présent, celui de la demande souffrante d’un couple, celui de la vision qu’elle a du fœtus ? Du point de vue éthique, il s’agirait de pouvoir croire aux potentialités tant du fœtus que du couple à pouvoir advenir, y compris au cœur d’une « anormalité », de croire que l’avenir ne se clôture pas dans sa seule dimension de présent [21] même s’il se trouve essentiellement marqué par la limite et le manque. Il s’agirait de pouvoir réinscrire l’altérité d’un corps habité dans son présent, sachant que la perspective d’un futur ouvrira peut-être à un « bonheur autre » que la seule immédiateté d’un « malheur » se donnant comme insurpassable. Quant à l’approche théologique, elle rappellerait que l’histoire du « malheur » n’est pas encore écrite, qu’un avenir est toujours possible car non seulement le passage du Christ nous le redit, mais également le fait que Dieu, maître de l’histoire, ne laisse jamais l’humain seul dans son malheur (Mt 6, 25-34).


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/retm.233.0053

Notes

  • [1]
    Haut comité pour la santé publique, La sécurité et la qualité de la grossesse et de la naissance : pour un nouveau plan périnatalité, Paris, La Documentation française, 1994.
  • [2]
    Voir B. Cadoré, P. Boitte, « Questions éthiques à propos de l’indication du ”triple test“ dans la démarche de dépistage anténatal de la trisomie 21 », Journal International de Bioéthique, 1998, 9 (1-2), p. 157-168.
  • [3]
    Une étude menée en France en 1991 a montré qu’environ « 60 % des trisomies 21 pouvaient être reconnues en fixant à 1/250 le seuil conduisant à un caryotype fœtal, au prix de 3 % d’amniocentèses pour la population générale de femmes enceintes, au risque de la perte d’un fœtus sain pour trois trisomiques détectés » (S. Aymé). Intérêt du dosage des marqueurs sériques maternels (hormone choriogonadotrophique et alpha-fœtoprotéine) pour déterminer une population à risque accru de trisomie 21. Rapport de l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant au ministre de la Santé, Paris, octobre 1992.
  • [4]
    Examen au microscope du nombre, de la forme et de la structure des chromosomes d’une cellule.
  • [5]
    Selon la modalité choisie pour le prélèvement effectué : 0,5 à 1 % pour l’amniocentèse, 2 à 4 % pour la biopsie placentaire et 2% pour le prélèvement de sang fœtal.
  • [6]
    J. Ladrière, Les Enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, coll. « Analyse et Raisons », Aubier/UNESCO, Paris, 1977.
  • [7]
    G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, coll. « Quadrige », no 65, PUF, Paris, 1972 (2e éd.).
  • [8]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, coll. « Gallien », PUF, Paris, 1963 (5e éd. 1983).
  • [9]
    B. Cadoré, « La médecine fœtale et les figures d’altérité : pour résister à une logique de sélection normative », in De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé, coll. « Sciences, Éthiques, Sociétés », De Boeck Université, Bruxelles, 1999.
  • [10]
    B. Cadoré, op. cit.
  • [11]
    B. Cadoré, op. cit.
  • [12]
    Nous tenons à remercier ici Bruno Cadoré qui, par de nombreuses discussions menées en équipe au CEM, nous a permis de structurer notre pensée sur ces questions relatives à la médecine fœtale. Les propos ici développés lui sont largement redevables.
  • [13]
    P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », dans Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 230.
  • [14]
    Code de Déontologie Médicale, Titre II. art 32 : « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents. »
  • [15]
    A. Gesché, Dieu pour penser VI. Le Christ, coll. « Théologies », Éd. du Cerf, Paris, 2001, p. 139.
  • [16]
    A. Gesché, Dieu pour penser II. L’homme, coll. « Théologies », Éd. du Cerf, 1993, p. 63.
  • [17]
    Voir Donum Vitae, II. b. 8 : « De la part des époux, le désir d’enfant est naturel : il exprime la vocation à la paternité et à la maternité inscrite dans l’amour conjugal. Ce désir peut être plus vif encore si le couple est frappé d’une stérilité qui semble incontournable. Cependant, le mariage ne confère pas aux époux un droit à avoir un enfant, mais seulement le droit de poser des actes ordonnés de soi à la procréation. »
  • [18]
    On pourra relire avec intérêt : É. Cuvillier, « Filiation humaine et filiation divine : Jésus dans l’Évangile de Matthieu », dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », no 225, juin 2003, p. 69-86.
  • [19]
    P. Boitte, B. Cadoré, D. Jacquemin, S. Zorrilla, « À propos de ce commentaire », dans Ethica Clinica, 97/6, p. 16-19.
  • [20]
    Voir J. Ladrière, L’Éthique dans l’exercice de la rationalité, coll. « Catalyses », Artel/Fides, Namur, 1997, p. 57 : « Comment, concrètement, cette compréhension originaire, qui est de nature existentielle, peut-elle réassumer en elle, comme en leur lieu d’origine, les significations qui en ont été détachées par le processus de la réduction objectivante propre à la compréhension scientifico-technique du monde et de l’expérience ? »
  • [21]
    Voir J. Ladrière, op. cit., p. 60 : « (…) pour un agent donné, ce que signifie existentiellement une situation, c’est la manière dont elle s’inscrit dans son existence en totalité, autrement dit la manière dont elle affecte la relation qu’ordonne son vouloir profond à son telos ».

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