Réseaux 2021/4 N° 228

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Article de revue

Un cabinet de desseins

Des figures d’usagers au cœur de la conception de dispositifs numériques de médiation dans un musée des Beaux-Arts

Pages 171 à 200

Notes

  • [1]
    L’ICOM (Conseil international des musées) organisa le 26 août 2020 une conférence en ligne sur le thème : « La vogue du numérique est-elle durable ? ».
  • [2]
    Observer une œuvre requiert une « intensité interne » (Passeron et Pedler, 1999).
  • [3]
    Ce musée, labellisé Musée de France, est un musée à gestion municipale.
  • [4]
    L’auteur a été « professeur chargé de mission » auprès du service d’action culturelle avec une présence hebdomadaire dans le musée. Il participé à de nombreuses sessions de travail préparatoires et profité de discussions informelles « entre deux portes ». Lorsque l’enquête a débuté, cela a clairement été annoncé à l’équipe et aucun des propos tenus n’a été rapporté sans l’autorisation des personnes concernées.
  • [5]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent du document intitulé AMO numérique du Musée X, réalisé par l’Assistante à maîtrise d’ouvrage et daté de mars 2017. Document interne au musée.
  • [6]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’un entretien avec la directrice du musée.
  • [7]
    Entretien avec une médiatrice.
  • [8]
    Entretien avec l’AMO2. Le projet ayant vu se succéder deux assistantes à maîtrise d’ouvrage (AMO), nous les nommerons AMO1 et AMO2.
  • [9]
    Entretien avec le coordonnateur du prestataire principal.
  • [10]
    « Autre sujet d’intérêt dont [la directrice] nous fait part : la mise à disposition d’images de très haute définition des œuvres dont elle a pris conscience récemment. L’exploration des œuvres est de l’ordre de la fascination. Comme un voyage à l’intérieur de la matière. Aujourd’hui, les attentes sont de l’ordre de la délectation dans le numérique. Et non plus d’accéder à une masse de connaissance encyclopédique » (Extrait de l’étude préparatoire. Document interne au musée).
  • [11]
    La maire, candidate à sa réélection, écrit dans un tract de campagne, qu’elle fait « une seule promesse : celle de poursuivre ce grand projet démarré en 2001 : faire entrer la [ville] dans le XXIe siècle, tout en préservant la beauté de son patrimoine et son identité ».
  • [12]
    Entretien avec l’attachée de conservation chargée de la médiation.
  • [13]
    Il est assez révélateur que la question de l’usage du dispositif numérique et de la familiarité du futur usager de ces outils n’ait jamais été questionnée par les professionnels. Tout se passe comme si chacun considérait que son propre usage constituait l’étalon des usages du public.
  • [14]
    Lors de la présentation aux élus par l’AMO1.
  • [15]
    Ces catégories (typologie des figures et temporalités) doivent beaucoup à mes discussions avec Cédric Calvignac et Martine Azam. Cet article leur est dédié.
  • [16]
    Étude préparatoire, 2016.
  • [17]
    Entretien avec la conservatrice.
  • [18]
    Entretien avec l’attachée de conservation chargée des collections.
  • [19]
    L’entretien a été réalisé quatre mois avant la livraison.
  • [20]
    Le « niveau de langage » est en réalité identique à tous les parcours.
  • [21]
    Entretien avec la directrice.
  • [22]
    Le public handicapé n’a jamais été évoqué dans les réunions de travail préparatoires des professionnels du musée.
  • [23]
  • [24]
    Entretien avec le coordonnateur du prestataire.
  • [25]
    Une étude comparative d’applications mobiles a été menée dans quatre musées des Beaux-arts (Nantes, Lyon, MNAM de la ville de Paris, Louvre).
  • [26]
    Entretien avec une attachée de conservation.
  • [27]
    Le contenu éditorial et scientifique, lui, n’est jamais débattu lors des réunions de chantier : cartels numériques et contenus audio des parcours sont traités en amont, par l’équipe de médiation et la direction.
  • [28]
    P. Bourdieu parlerait de choix renforçant « le caractère aristocratique du musée et de son public » (Bourdieu, 1969).
  • [29]
    Entretien avec l’attachée de conservation. La version finale propose deux parcours : « À ne pas manquer » (13 œuvres et 45 min de visite) et « Chefs-d’œuvres », (37 œuvres et 2 h de visite).
  • [30]
    Ce parcours a été imposé par la mairie en cours de chantier.

1À l’heure de la transition numérique, et malgré le scepticisme de nombreux professionnels [1], les musées des Beaux-Arts s’équipent peu à peu de dispositifs numériques d’accompagnement à la visite, et particulièrement d’applications embarquées. Pensées souvent comme des audioguides numériques – eux-mêmes substituts de la visite guidée –, elles semblent pouvoir concilier le recueillement devant l’œuvre [2] et les informations sur mesure dont le visiteur serait demandeur. Lors d’une enquête menée dans un musée des Beaux-Arts d’Occitanie durant le temps de sa rénovation – où public et collections avaient déserté les lieux –, nous avons cherché à comprendre comment, lors d’un processus que nous qualifierons d’innovation (Akrich, 1993) et devant aboutir à la création de dispositifs numériques de médiation culturelle, les futurs usagers, quoiqu’absents des arènes de délibérations, furent mobilisés par les concepteurs à l’état de figures, en l’absence de toute sollicitation réelle.

2La littérature sur les dispositifs numériques muséaux aborde peu la question spécifique des musées des Beaux-Arts, au profit de sites patrimoniaux, de musées d’histoire, de société ou de sciences. De plus, les études privilégient les usages des dispositifs in situ, dans le cadre de l’expérience du visiteur, entre sociologie des usages et sociologie de la réception, au détriment de la phase de conception. La question principale sera donc non pas de cerner les usages des dispositifs numériques proposés aux visiteurs, mais bien de comprendre à quelle(s) figure(s) d’usager(s) les concepteurs des dispositifs se réfèrent lorsqu’ils conçoivent et élaborent des outils destinés à accompagner des visiteurs.

3Les sociologues peuvent mettre en évidence la façon dont supports et contenus culturels sont travaillés par des considérations sociales, économiques et politiques qui peuvent à l’occasion les retravailler, les tordre en retour. Nous retiendrons que la technique, par voie de délégation, est le véhicule d’intérêts particuliers et publics, qu’elle est un « objet-frontière » (Star et Griesemer, 1989) autour duquel des acteurs aux objectifs variés prennent position. La démarche adoptée se réfère à l’approche sociotechnique, qui considère que le social est « encastré » dans la technique. Ce courant se cristallise en France autour des contributions des chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) et notamment de Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich. Ces chercheurs adoptent une démarche qu’ils qualifient de « symétrique », qui considère avec une égale attention acteurs humains et non-humains dans le développement des systèmes sociotechniques. Ce qui importe, ce sont les associations entre acteurs, quels qu’ils soient, qui se fondent sur des relations interpersonnelles ou « interobjectives » (Latour, 1994). L’analyse du processus innovant étudié ne se réduira donc pas aux seuls acteurs humains présents et identifiables (porteurs de projet, commanditaires, prestataires, publics réels), mais doit comprendre également l’influence des acteurs non humains (figures rhétoriques, textes, documents partagés, limites technologiques, temporalités du projet) qui conditionnent et encadrent l’exercice de refonte numérique du musée.

4Par ailleurs, c’est à une définition proche de l’anglais « user », qui ne distingue pas dans ce terme l’usager de l’utilisateur, que nous nous référerons, dans la mesure où l’usager du musée (un service public) est aussi potentiellement un utilisateur de dispositifs numériques de médiation culturelle. Cet usager, au centre des préoccupations dans les discours médiatiques et institutionnels, comme naguère le public (Parry, 2019 ; Weller, 1998 ; 2018), est fréquemment un alibi au service de discours à l’ambition performative mobilisés par des acteurs animés par des intérêts divers, voire divergents (Cochoy, 2002 ; Thierry, 2015). Les figures d’usagers, une fois définies au cours de la phase d’élaboration des dispositifs numériques de médiation, que les sociologues dits de la traduction nomment le « script » ou le « scénario », sont l’objet de négociations entre les différentes entités parties prenantes, au cours du processus « tourbillonnaire » de l’innovation (Akrich et al., 1988). À tout moment, les usagers sont présents, dans les représentations ou les projections des acteurs. Les usages envisagés, voire prescrits, sont lisibles dans les modalités d’usage dont les objets techniques sont les dépositaires (Akrich, 1987 ; 1993 ; Akrich et Boullier, 1991 ; Cardon, 2015).

Les cadres de l’enquête

Terrain et acteurs

5Trois ensembles d’acteurs interviennent ici dans le processus de conception des dispositifs : professionnels du musée, prestataires et acteurs municipaux hors du musée. L’équipe du musée impliquée dans le projet multimédia est très réduite : outre la conservatrice, directrice de l’établissement, qui initie le projet et valide les étapes, c’est l’attachée de conservation chargée de la médiation qui joue le rôle de porte-parole au cours du chantier multimédia (Akrich et al., ibid.), bien que sa position soit régulièrement fragilisée par la direction et par la municipalité (mairie, office de tourisme) qui, de façon plus ou moins visible, a pu jouer un rôle dans le process. La réalisation des dispositifs a été confiée, lors de la passation des marchés, à deux entreprises privées, dont une se situe au Québec et l’autre en France. La division de l’appel d’offres en différents lots a abouti à une imbrication des tâches entre les deux prestataires, l’un étant chargé de la réalisation technique des dispositifs et d’une partie des contenus et l’autre uniquement de certains contenus. Chacun d’entre eux mobilise des équipes et désigne un coordonnateur, interface entre le musée et l’entreprise lors des réunions d’étape hebdomadaires en cours de projet.

6L’enquête, strictement qualitative, a été menée auprès des professionnels impliqués dans la conception des dispositifs numériques (site internet, application de visite et bornes multimédias), à la fois dans le musée (équipe de direction et de médiation) et à l’extérieur du musée (prestataires, personnel municipal et élus [3]). Le musée a mis à notre disposition une documentation abondante (études préparatoires, cahier des charges, comptes rendus hebdomadaires de réunions de travail). Nous nous appuyons aussi sur un travail d’observation, participante et non participante, facilité par une présence régulière au musée à titre professionnel [4], et sur une série de 8 entretiens semi-directifs effectués entre janvier 2019 et février 2020 auprès de l’équipe du musée, de l’assistante à maîtrise d’ouvrage et du prestataire principal.

Dispositifs

7Ce musée a souhaité se doter de dispositifs d’accompagnement des visiteurs s’inscrivant dans un continuum « avant – pendant – après » la visite (Schafer et Thierry, 2011), qui, en jouant sur la complémentarité du site internet et de l’application de visite, associe des fonctions d’information (tarifs, horaires, etc.), de communication (événementiel) et de médiation culturelle (supports d’aide à la visite).

8Le cahier des charges, un document de 32 pages, prévoit trois types de dispositifs : un site web adossé à la base de données ; des « dispositifs mobiles » [5] proposant treize « parcours minutés, définis avec les équipes de médiateurs du musée », qui permettront aux visiteurs de « partager leurs photos avec leurs réseaux sociaux » ; des dispositifs fixes dans les salles du musée sous la forme d’écrans multimédias et de postes en libre accès et des « objets imprimés en 3D ou répliqués à l’aide d’un moule ». L’ensemble se présente comme un « écosystème numérique » dont la base de données des collections est la colonne vertébrale, « le cœur du projet », et dont la finalité principale est de « permettre la mise en valeur des collections, fonds ou documents du musée ». Notre analyse porte spécifiquement sur le site web et l’application de visite. Nous considérerons ces dispositifs comme des « objets-frontières » mettant en relation plusieurs acteurs, objets qui – à l’instar de l’exposition, étudiée par P. Ughetto – « jouent leur rôle quand ils sont capables de laisser penser aux protagonistes qu’ils parlent de la même chose […] même si ce n’est pas exactement le cas » (Ughetto, 2011).

Attentes divergentes, objectifs imprécis et stratégies différenciées

9La conservation attend du numérique qu’il constitue un « accompagnement multimédia »[6] afin de « rendre accessible la collection », de « faciliter l’accès » à des artistes « en les rendant plus familiers », en particulier pour les gens « démunis face au savoir », mais aussi pour « parler à un public plus jeune, qui ne viendrait pas naturellement au musée » et pour satisfaire les attentes « des gens très informés » qui, eux, « ont besoin de savoir beaucoup de choses », d’adapter la visite en fonction des envies et du temps disponible (« la visite au choix, la visite de rêve »), mais aussi de communiquer via internet et d’accroître le rayonnement du musée. Du côté des médiateurs, les attentes portent avant tout sur le site internet, dont on espère qu’il pourra devenir un « lieu ressource », permettant aux enseignants de s’approprier méthodologie et connaissances afin d’être mieux préparés pour amener leurs classes au musée.

10L’équipe du musée chargée de penser ces dispositifs à l’époque du lancement du projet est cependant globalement peu utilisatrice de dispositifs numériques de médiation muséale et affiche un techno-scepticisme récurrent. Une médiatrice nous confie que quand elle va au musée, « c’est pour lever la tête, pas pour la baisser »[7] (sous-entendu sur un écran de smartphone). La directrice, de son côté, invoque plusieurs raisons pour justifier le fait qu’elle n’utilise jamais d’application de visite. Dans les deux cas, ces professionnels privilégient une relation immédiate aux œuvres, donc non médiée. « Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait aucun intermédiaire : simplement, la médiation se fait dans d’autres lieux et en d’autres temps que la visite du musée. » Les études, la culture personnelle ou familiale notamment jouent un rôle majeur (Coavoux, 2019). Pour l’équipe du musée, ce type de rapport à l’œuvre est une norme intériorisée.

11D’autre part, l’écran comme obstacle à la découverte des œuvres est un des points de focalisation de l’équipe, tant du côté de la conservation, qui ne souhaite pas que « les équipements technologiques jouent comme un écran dans la perception de l’œuvre », que du côté de la médiation, qui craint une dispersion de l’attention du public au profit des écrans, et en particulier celle des enfants. Chez les spécialistes des TIC en milieu muséal, le débat reste ouvert, mais on note cependant que les dispositifs numériques modifient le régime d’attention du visiteur (Sandri, 2018) et en particulier celui des enfants dont la dépendance aux écrans est scrutée de près (Bach et al., 2013). C’est en outre ce que constatent de façon plus ou moins alarmiste les sociologues qui investiguent le champ de l’économie de l’attention (Bronner, 2021 ; Citton, 2014 ; Datchary, 2004).

12Le musée n’a qu’une connaissance sommaire de son public, qui se résume à une subdivision en cinq classes génériques : « grand public », « public scolaire », « public spécialisé », « public en situation de handicap » et « public familial » (Gob et Drouguet, 2014). La notion de « grand public » en particulier, embrasse une telle gamme de postures de visites qu’elle ne peut que difficilement permettre à l’équipe de déterminer des objectifs précis en termes de médiation, ni en amont, ni en cours du projet de digitalisation. L’assistante à maîtrise d’ouvrage explique à ce sujet :

13

« Il n’y a pas eu de stratégies des publics qui ont été faites en amont, donc on se dit “comment on va parler de nos collections”, mais on s’est pas vraiment posé la question de “à qui on va en parler pour adapter”. Donc ça se pose au fur et à mesure des dispositifs, on se dit “ah ben oui on va faire un parcours enfant”, “ah oui, ça, il faut que ce soit accessible aux handicapés”, mais voilà ça se fait au fur et à mesure, donc ça, ça manque d’objectif à la base [8]. »

14L’un des prestataires pointe aussi ce manque, avec une certaine ambivalence : l’entreprise a été amenée à jouer un rôle qui n’aurait pas dû être le sien, mais cela lui a aussi donné une certaine liberté :

15

« C’est quelque chose qui a manqué, parce que les seules attentes côté musée qu’on avait, c’était qu’on propose un outil qui répondait aux besoins définis par le musée. Mais le besoin défini par le musée restait extrêmement vague. […] Ce qui fait que nous ça nous a laissé beaucoup de marge pour développer quelque chose qui correspondait au cahier des charges. Mais c’est ça, c’est nous qui avons beaucoup leadé le projet pour proposer des solutions, quoi [9]. »

16Cette absence d’objectifs se reflète notamment dans la diversité des modes d’énonciation qui seront adoptés pour s’adresser aux publics. Or les registres rhétoriques « mettent en scène un certain rapport didactique, ils fixent un cadre au sein duquel le rédacteur place l’utilisateur, la machine et lui-même » (Akrich et Boullier, 1991). Dans l’application, c’est l’indécision rhétorique qui règne. De façon symptomatique, la page « Choisir votre parcours », qui mêle déjà un infinitif (« choisir ») avec une adresse directe au visiteur (« votre parcours »), semble hésiter entre trois modes d’énonciation : impersonnelle avec l’infinitif (« À ne pas manquer »), directe avec un mode interrogatif (« Quel type de parcours voulez-vous faire aujourd’hui ? »), enfin directe en mode impératif (« Suivez l’artiste ! »).

17Se superposent en outre des visées stratégiques divergentes, perceptibles de la part des acteurs mobilisés autour du projet. La direction du musée souhaite se doter d’un outil « high-tech » dédié à la contemplation et à la collaboration, visant, grâce à des visuels en ultra-haute définition (UHD), la délectation de l’internaute [10], et, au moyen du site internet, les contributions expertes de chercheurs du monde entier capables d’enrichir l’identification de telle ou telle œuvre de l’artiste phare du musée. La mairie fait de ces dispositifs un sujet de communication qui participe de l’image d’une ville patrimoniale, mais moderne [11]. Enfin, le prestataire principal, spécialisé dans la gestion des bibliothèques, souhaitait remporter le marché – ce à quoi il est parvenu grâce à une offre défiant toute concurrence – afin de développer un logiciel de billetterie et pouvoir ainsi le proposer à d’autres clients. Ces stratégies d’acteurs (Certeau, 1990), servant des intérêts divergents, ont contribué à complexifier le processus de conception et ont aussi contribué à faire passer les attentes en termes d’usage au second plan.

18Ce contexte contribue à laisser, durant le temps que dure la conception et l’élaboration de ces outils, le champ libre à la projection de figures d’usagers par ceux qui seront chargés de concevoir les dispositifs technologiques de préparation et d’accompagnement à la visite.

Les figures des usagers : essai de typologie

Une typologie en cinq figures d’usager

19Durant les quatre années du chantier de digitalisation, le musée devient donc un espace de projections. Celles des figures d’usagers qui, à l’instar des silhouettes d’un théâtre d’ombres, sont imaginées et mobilisées par les différents acteurs qui concourent à la réalisation des dispositifs numériques dont le musée va se doter. Ces figures idéal-typiques sont construites à partir de représentations et de projections des usagers idéalisés, d’autant plus prégnantes que l’élaboration des dispositifs ne sollicite jamais physiquement les usagers et qu’elles ne s’adossent à aucune enquête préalable sur les visiteurs de ce musée. Ce manque est en partie compensé par la connaissance théorique que les professionnels du musée ont du public au moyen de nombreuses études qui sont publiées, notamment par les grands musées nationaux, mais aussi grâce à leur expérience et leurs observations in situ. Cependant, cette absence d’usagers réels reste un handicap, qui conduit parfois ces professionnels à des expédients. Ainsi, lors des réunions de travail, la responsable du service informatique est régulièrement consultée sur des questions qui ne sont pas de son ressort, mais « elle était, autour de la table, dans l’équipe projet, la seule qui avait le plus l’expérience utilisateur. Si elle, elle comprend pas, ou si elle… C’était un petit peu le maître étalon » [12].

20Émergent alors cinq figures d’usagers (trois simples et deux composées), définies succinctement ici, et dont les contours seront approfondis et contextualisés en cours d’analyse :

  • La figure fantasmatique de l’usager, empreinte de déterminisme technologique, suppose que la digitalisation induit un effet de levier sur la fréquentation du musée ;
  • La figure rapportée résulte de la veille ou du benchmarking : c’est l’usager tel que le dessine le marché des dispositifs numériques, relayé par les professionnels du musée ou par les prestataires. Figure composite, voire plastique, elle fournit, aux professionnels comme aux prestataires, plutôt un répertoire d’usages particuliers qu’un modèle général d’usager. À ce titre, elle peut reprendre, selon le contexte, des caractères des autres figures (autonome et imposée en particulier) ;
  • La figure autonome est la figure rationnelle de l’usager, autonome en toutes circonstances : visiteur sachant visiter et familier des dispositifs numériques ;
  • La figure-écran est composée de deux sous-figures : une figure « rêvée » – celle du connaisseur, de l’expert du musée des Beaux-Arts (conservateur, artiste, etc.) – et, à l’inverse, une figure « repoussoir », qui correspond au grand public. Cette figure-Janus est nommée ici figure-écran dans la mesure où, focalisée exclusivement sur les compétences du visiteur, elle prive les concepteurs de la capacité de penser avec pragmatisme à la fois la diversité des usagers et les différentes combinaisons d’usages des dispositifs [13].
  • La figure imposée est également composite. Deux types de visiteurs nécessitent des aménagements spécifiques, qui supposent adaptations et coûts supplémentaires, qualifiés tous deux de « publics particuliers » [14] : les enfants et les personnes en situation de handicap. Parce que ces usagers ne sont pas prioritairement présents dans la phase préparatoire du projet, mais sont malgré tout imposés soit par le réel, soit par la loi, nous avons choisi de les regrouper sous l’appellation de figure imposée de l’usager.

21L’objet central de l’analyse portera sur la façon dont les figures d’usagers – qui ne se réduisent pas, loin de là, à de simples avatars des acteurs qui les mobilisent – vont, au cours du process, apparaître, se maintenir ou disparaître, et ce au cours de quatre moments successifs. Au temps des possibles, moment de la conception des figures, succède un temps de l’intéressement des financeurs – le temps des subsides. La troisième phase, correspondant à la réalisation concrète des dispositifs, est un temps suspendu, dans la mesure où les figures projetées sont en quelque sorte suspendues à l’issue des négociations entre les acteurs. Enfin, un épilogue viendra ramener à la réalité les ambitions initiales au profit d’une nouvelle figure de l’usager, « moyennisée », par le jeu conjoint des différents acteurs et des contraintes rencontrées. C’est le temps des illusions perdues[15].

Phase 1 – Le temps des possibles

22Toutes les figures d’usagers apparaissent durant cette période de 18 mois qui se conclut par la rédaction du cahier des charges. Dans ce temps des possibles où, à la demande de la direction, aucune contrainte ne doit être prise en compte, les professionnels du musée peaufinent leurs idéaux en fonction de leurs propres attentes et visées stratégiques. L’investissement modéré du service médiation, qui a le sentiment que les décisions finales lui échapperont, explique en partie que les figures qui s’imposent au cours de cette première phase soient avant tout celles portées par la direction du musée.

Une figure fantasmatique de l’usager

23L’étude préparatoire réalisée par une experte indépendante et destinée à lister les besoins et à guider les choix du musée précise qu’« une des attentes importantes de l’utilisation du numérique est de pouvoir élargir les publics cibles en leur créant des outils dédiés. Cela concernerait entre autres les publics empêchés et les jeunes (15-30 ans). De même avec le multilinguisme pour élargir la fréquentation des visiteurs étrangers [16] ». Sur des bases bien fragiles – l’idée, alimentée par le discours médiatique (Pianezza et al., 2019), que le numérique entraîne de façon quasi mécanique rajeunissement et internationalisation du public – se construit une figure rhétorique relevant du déterminisme technologique. Elle s’inscrit dans un discours destiné à séduire, convaincre et intéresser le bailleur de fonds, et réduit l’usager à la fréquentation, qui relève non plus du public, mais de l’audience (Le Marec, 2007). À ce titre, c’est une figure fantasmatique, mobilisée avant tout par la direction du musée qui espère que le numérique aura un effet sur la fréquentation du musée, directement parce que le numérique peut « favoriser la visite du musée » ou indirectement, car certains contenus ne seront accessibles que sur place :

24

Q. « Est-ce que l’application [numérique] peut amener les gens à pousser la porte du musée ? »
R. « Ben c’est le pari ! Après, je suis pas sûre qu’on le gagne. Il y aura des gens pour qui ce sera gagné, d’autres qui se contenteront, grâce à nos comptes Facebook, nos contacts sur les réseaux sociaux et l’accès au site, se contenteront de ça, pour avoir connaissance de nos activités, mais on espère… a priori, ça semble quand même jouer son rôle, hein, l’outil numérique, pour favoriser la visite du musée. Parce qu’en plus […] il y aura des choses accessibles, in situ, qui ne le seront pas si on se contente de visiter notre site en ligne [17]. »

Une figure rapportée de l’usager

25Cette phase permet aussi aux acteurs de se faire une idée des dispositifs alors en usage dans d’autres structures, dans l’optique de définir le plus précisément possible des attentes pour établir le cahier des charges. En résulte une figure dite rapportée. En ce qui concerne le site internet, le service médiation, héritier dans ce musée d’un service dit éducatif, a principalement focalisé son attention durant cette phase sur des usages pédagogiques à destination des enseignants, privilégiant des modèles de sites sobres, mais qu’il a jugé être d’usage simple « dans une logique d’appropriation des dispositifs visant à les orienter vers leurs objectifs en termes de médiation » (Sandri, 2016).

26En revanche, et paradoxalement, les professionnels de ce musée, qui, nous l’avons vu, déclarent ne pas utiliser d’application de visite, sont également amenés à imaginer les usages d’une application embarquée. Ils ont à leur disposition une multitude d’exemples dans les musées français (plus de 500 applications de visites recensées en 2019), qui frappent surtout par une convergence de l’offre : ce sont le plus souvent des audioguides numériques. Leur intérêt réside avant tout dans la possibilité de démultiplier les parcours en fonction de critères de temps ou de thèmes choisis par la structure muséale, mais aussi en fonction de choix de langues, incluant la langue des signes en français (LSF) et l’audiodescription à destination d’un public non ou malvoyant.

27Cette figure rapportée combine donc à ce moment-là du projet, une dimension éducative (via le site internet) et une vision assez standardisée du dispositif (via l’application de visite).

Une figure-écran de l’usager

28Trois principales catégories de publics – grand public, public spécialisé (ou expert) et public scolaire – se retrouvent constamment dans les propos des professionnels du musée lors de cette phase, même si la dénomination varie. Le grand public – une expression qui, bien que dépourvue de tout caractère opératoire sera utilisée ici, car c’est le terme employé par les acteurs –, autant dénigré qu’espéré, est parfois qualifié de public « lambda » ou de « public-famille », de « visiteur moyen », voire, dans le cahier des charges, de « M. Tout-le-Monde » et recouvre une réalité très hétérogène. Le public de connaisseurs quant à lui est un peu mieux connu. Il s’agit de visiteurs possédant une expertise dans le monde des musées des Beaux-Arts : conservateurs et attachés de conservation, universitaires, étudiants en art, amateurs éclairés, artistes. De ces représentations qui réactivent la ligne de partage entre un public disposant des codes d’appréhension des œuvres et un public qui en est dépourvu (Bourdieu, 1969), découle une figure d’usager aux deux visages antinomiques et complémentaires, l’usager ignorant et l’usager expert. En quelque sorte, la sous-figure de l’usager expert – sorte de « même » du conservateur – est la « figure rêvée » de l’usager, qui va idéalement se couler dans l’usage espéré des dispositifs numériques ; la sous-figure de l’usager ignorant – le « grand Autre » – est une « figure repoussoir », celle dont on se sent étranger, mais qu’il faut prendre en compte, car elle compose la majorité des visiteurs payants.

29À travers cette figure-écran, les professionnels se focalisent donc exclusivement sur le visiteur, au détriment de l’usager et des usages des dispositifs. Mais, paradoxalement, et comme en témoigne un entretien avec une attachée de conservation, le connaisseur – à l’image de cette professionnelle – n’aura ni besoin (ni envie) des dispositifs de médiation, alors même que cette figure focalise l’attention de la conservation. À l’opposé, le visiteur « lambda » en sera, au contraire, dépendant, sous la forme de parcours qui, dans l’esprit des professionnels, sont calqués sur le modèle des visites audioguidées.

30

« Moi, personnellement, en tant que visiteur, jamais j’utilise un audioguide ou un machin comme ça. Je ne l’ai jamais fait de ma vie. Et c’est pas parce que je connais, peut-être un peu mieux que le visiteur lambda, mais parce que ça me dérange, parce que ça me trouble. Mais je comprends que des gens en aient besoin. Mais en même temps, ils découvrent en même temps qu’ils écoutent. […] Il suffit d’aller visiter une expo au Grand Palais, avec les gens qu’ont leur machin collé à l’oreille, ils vont de cartel avec les petits écouteurs en cartel avec les petits écouteurs. […] De toute façon c’est simple, hein : c’est devant celles où y a un commentaire, qu’il y a une espèce d’attroupement. Bon, il se trouve que ce sont aussi les œuvres les plus importantes, en général. Mais euh… voilà ! C’est assez symptomatique, hein. C’est des brebis, hein, les gens. Des moutons. Enfin, ce que vous voulez, quoi [18]. »

31Pour la directrice, et malgré l’imminence de la livraison des dispositifs [19], la figure d’un usager de l’application de visite reste très imprécise, ce que révèle un entretien qui, en outre, reflète une négociation à l’œuvre, un travail de compromis. Consciente des enjeux de médiation, mais en même temps focalisée sur la transmission de contenus, la directrice survalorise au cours de l’échange le public expert. L’extrait qui suit est significatif, y compris par la relative confusion qui y règne :

32

« L’objectif, c’est de rendre les œuvres de [l’artiste] accessibles. Donc, comment les rendre accessibles en développant des outils qu’aiment fabriquer les gens… heu… qu’aiment pratiquer les gens et en même temps qui les décomplexent un peu, parce que, depuis longtemps je travaille sur la question de la médiation du public, et on voit bien à quel point, en France en particulier comme on fait pas d’histoire de l’art, bien sûr, nous, au musée, on travaille beaucoup avec les scolaires, qui, a priori ceux du département sont tous venus au moins une fois au musée, mais sinon on voit bien que c’est toujours une rencontre qui se passe la plupart de temps très bien, mais qui est un peu intimidante au départ. […] Nous, on est parfaitement conscients de tout ça, et justement, l’idée du numérique, là, c’est aussi d’aider à vaincre – c’est pas du tout une idée originale de notre musée, hein, c’est la façon dont les musées utilisent les applications de visite –, c’est vraiment parler à un public plus jeune, qui ne viendrait pas naturellement au musée, et donc qui a besoin… mais en même temps, on a conscience des différents types de publics qu’on reçoit, parce qu’aussi autour de [l’artiste] il y a des gens très informés, eux, ils ont besoin de savoir beaucoup de choses, alors ça, pour ça, le multimédia c’est formidable. Parce que, avec le système d’onglets ou de choses déroulantes, vous avez la visite au choix, c’est la visite de rêve, parce que celui qui a pas beaucoup de temps, il va direct à l’essentiel. Et celui qui a plus de temps, il déroule, et puis quelque chose qui peut l’amener, grâce aux liens, enfin, pour ça, c’est un moyen particulièrement… qui est celui que jouaient les encyclopédies autrefois. […] Tandis que là, c’est un petit appareil qui vous donne accès à la visite que vous avez envie d’avoir selon votre curiosité, le temps que vous avez… et le niveau de langage aussi dans lequel vous êtes [20]. Ça, c’est des choses qu’on prend en considération et qui guident l’ensemble du projet [21]. »

La figure de l’usager autonome

33Le visiteur-usager équipé doit devenir le propre programmateur de sa visite au moyen du site internet qui permet de préparer sa venue au musée et de la poursuivre après, mais aussi grâce à l’application mobile d’aide à la visite. L’usage de cette dernière offre une « relative liberté dans le choix de navigation (ou d’écoute) et dans le temps accordé à leur utilisation » (Andreacola, 2015) qui doit permettre de mener une visite de façon autonome dans un cadre – les parcours – déterminé par le musée ou même par le visiteur lui-même (parcours dit « à la carte »). Cette mise en avant de la figure des récepteurs « est un autre signe de l’importance du tournant communicationnel » (Jacobi, 2017). Certains auteurs qualifient ce tournant d’un passage à un modèle d’un usager « actant », capable d’empowerment sur les systèmes, défini par son agentivité (agency) (Parry, 2019). Plusieurs chercheurs relativisent cependant cette capacité d’agir des usagers « dressée au rang de pouvoir par les discours promotionnels » (Vidal, 2019). À la différence de l’usager expert, dont l’autonomie est strictement liée à la mise en œuvre d’un savoir-faire de connaisseur (des œuvres et du musée), cette figure d’un usager autonome se caractérise par une double familiarité d’usages (avec l’outil numérique et avec le musée), et par la capacité de faire des choix raisonnés de parcours dans le cadre des contraintes (organisation des salles, durée maximale de visite, sens de l’exposition…). Il s’agit là encore d’une construction idéal-typique d’un acteur rationnel conscient des choix à faire. « L’usager est investi de compétences spécifiques : non seulement il possède une maîtrise relative du dispositif technique, mais, surtout, il agit de manière (à la fois) autonome et contrainte, compte tenu des dispositions et compétences acquises dans le contexte organisationnel de la situation » (Proulx, 2011).

34La figure de l’usager autonome se déploie sous l’impulsion de la conservatrice, autour de la notion de « parcours ». Elle imagine un usage encyclopédique au profit des visiteurs en quête d’informations, mais voit également là un vecteur propre à rendre explicites les choix muséographiques de son musée. Le cahier des charges prévoit que cet usager autonome pourra, au sein d’une liste de treize parcours de visite, choisir celui qu’il souhaite suivre et pourra même, grâce à un « parcours à la carte » composer lui-même sa propre visite à partir d’une présélection d’œuvres. C’est le service médiation qui se voit confier la tâche d’imaginer les intitulés des parcours de visite.

La figure imposée de l’usager

35La conception des dispositifs est le fait d’une équipe d’hommes et de femmes valides et adultes. Les figures des usagers principalement convoquées au cours du projet répondent aux mêmes caractéristiques. Le projet de digitalisation doit cependant prendre en compte la loi du 11 février 2005 obligeant les établissements publics à être accessibles à toute personne handicapée. Or le cahier des charges ne consacre en tout et pour tout que 66 mots à ce public. La réflexion sur la question des visites destinées aux différents types de handicaps a été, de fait, très limitée [22].

36Quant aux enfants, la réflexion prend deux formes. Considérés comme des élèves, ils bénéficient indirectement des ressources mises en ligne à destination des enseignants. Perçus également comme des personnes à occuper pendant une visite effectuée en famille, l’idée de proposer des jeux éducatifs sur l’application (observation et création) s’impose assez vite. Il existe par ailleurs une offre papier de médiation destinée au jeune public, donnée aux visiteurs sur simple demande à l’accueil.

Phase 2 – Le temps des subsides

37La phase suivante, phase d’intéressement (Akrich et al., 1988), voit l’affirmation éphémère de la figure fantasmatique. Elle prend corps dans une occasion précise : la présentation du projet aux édiles par l’AMO1 en vue de justifier l’investissement que supposent les dispositifs numériques (3,5 % du montant total des travaux de rénovation du musée). Le musée accepte alors tacitement que le bailleur – la mairie – devienne désormais un des acteurs du projet, susceptible d’infléchir les dispositifs en chantier.

38Lors de sa communication, l’AMO1 déroule un diaporama qui intègre quelques visuels d’apparence scientifique (carte, diagrammes circulaires). Un planisphère intitulé « Doubler la fréquentation » place quelques points colorés sur les pays européens dont est originaire le public et affiche l’objectif de doubler le nombre de visiteurs grâce à des « informations, médiations, communications disponibles en trois langues ». Deux points colorés placés sur les États-Unis et la Chine indiquent les nouvelles cibles en termes d’audience. La diapositive suivante s’appuie sur des diagrammes circulaires censés figurer la répartition des visiteurs par âges. Ainsi, adoptant une discrétisation ne correspondant ni au système de dénombrement des visiteurs de ce musée (qui, lui, ne distingue que trois catégories : « scolaires », « payants », « non payants »), ni au découpage habituellement en vigueur dans les statistiques (comme celles de l’INSEE ou du CREDOC), l’AMO1 compare l’état « aujourd’hui » (soit en 2016) et l’objectif de la façon suivante :

Diagrammes présentés à la mairie en novembre 2016

figure im1

Diagrammes présentés à la mairie en novembre 2016

Source : Diapositive utilisée lors de la présentation du projet à la municipalité par l’Assistante à maîtrise d’ouvrage

39Les diagrammes sont censés montrer un rééquilibrage de la structure des publics résultant de l’action (providentielle) du numérique. L’idéal d’une proportion égale des classes d’âge est en elle-même un problème. La structure de la population en 2018 [23], montre que les 5-17 ans représentent 16 % de la population française, alors que les 18-29 ans 13,6 %, les 30-49 ans, 25 % et les 50 ans et plus, 40 %. Il n’y a donc aucune raison statistique, si l’on rapporte les publics évoqués dans le document à la population française, que chaque classe représente un quart des visiteurs. Par exemple, il est à peu près « normal » que les 30 ans et plus représentent 65 % des visiteurs, dans la mesure où ils représentent aussi 65 % de la population française. Rappelons qu’il n’y a eu aucune enquête des publics dans ce musée avant sa fermeture et que donc les pourcentages produits ne peuvent être fiables.

40Cinq leviers de rajeunissement du public et de fidélisation du public dit « âgé et familial » sont ensuite annoncés : « Collaborations et participations des publics », « Partage des données », « Cibler les offres en fonction des publics », « Utiliser des outils adaptés », « Partenariats avec des institutions, des commerçants et des associations ». Un seul de ces leviers touche exclusivement à l’usage spécifique du numérique, la fonction de collaboration, destinée aux chercheurs. Les autres sont très généraux, relevant soit des bonnes pratiques (les partenariats par exemple), soit d’un usage ambivalent du numérique : c’est le cas du « partage de données » qui peut évoquer à la fois le partage de photographies ou de commentaires sur les réseaux socionumériques ou la collecte de données personnelles de visite (du site ou de l’application) à l’insu de l’usager et qui pose donc un problème déontologique (Boullier, 2016 ; Cardon, ibid.).

41L’AMO1 suppose donc que le recours au numérique peut permettre de rééquilibrer les catégories de publics. Ce point de vue déterministe est confirmé par la conclusion de la présentation qui affirme que pour assurer « l’augmentation des publics », « interopérabilité et standards feront connaître le musée au-delà de la région, au-delà de la France », que « l’engagement des citoyens de la ville dans le projet numérique du musée donnera confiance aux habitants, financera en partie le projet, participera au projet, communiquera sur les évolutions du musée pendant la fermeture, viendra à l’ouverture » et que « les publics resteront plus longtemps [dans une ville] qui aura le musée comme pièce maîtresse de la visite de la ville ». Pour Y. Jeanneret, les musées sont de plus en plus soumis à une injonction d’utiliser certains types de dispositifs de communication, « non en raison d’une stratégie pragmatique, mais parce que les utiliser devient un signe extérieur d’efficacité, un moyen de ne pas se voir exclu du social ou encore de rencontrer certains publics », ce qu’il nomme une « réquisition générale de la société, des individus et des institutions », la réquisition étant définie comme « la qualification de certaines pratiques et de certains outils, non comme un choix comparable à un autre, mais comme un impératif pour exister » (Jeanneret, 2019).

42L’autrice a-t-elle cru elle-même à ces arguments ? N’a-t-elle pas surtout cherché à faire correspondre au mieux son discours aux attentes qu’elle subodorait de la part d’une municipalité souhaitant augmenter le nombre de touristes ? Nous supposons donc que la présentation de ces données à la mairie avait pour objectif de donner une coloration scientifique à une étude qui devait aboutir à une facture de 500 000 euros et que, de ce fait, elle reflète davantage la représentation que l’autrice se fait des attentes de la mairie plutôt que de ses réflexions personnelles. Une fois que le financement est abondé, la figure fantasmatique disparaît complètement. Le chantier à proprement parler débute alors.

Phase 3 – Le temps suspendu

43Ce troisième temps est aussi le temps de l’élaboration du script, « un “scénario” qui se veut prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent » (Akrich, 1987). Dominent alors des questions proprement techniques sur la mise en place et l’utilisation des dispositifs, progressivement résolues ou écartées, qui vont aboutir, au terme de la négociation, à des compromis. Plusieurs figures des usagers affleurent ponctuellement au cours de ces discussions techniques.

Une figure rapportée dissonante

44La figure rapportée, lors de cette phase, est mobilisée par les prestataires. L’entreprise qui réalise les dispositifs, spécialisée dans la gestion des fonds des bibliothèques, conçoit à cette occasion et pour la première fois une application de visite pour une structure muséale. Le benchmarking auquel elle se livre l’amène à rechercher « une ébauche de spécification standard de ce qu’on retrouve chez plusieurs fournisseurs et qu’on peut juger comme étant standard » pour aboutir à « une application mobile standard ». Alors qu’on pourrait supposer que le prestataire chargé de réaliser l’application souhaite se démarquer par son originalité et prendre en compte l’identité du musée, c’est au contraire un produit « standard » qui est recherché, un standard « qu’on retrouve chez plusieurs fournisseurs »[24]. Sans doute y a-t-il ici une volonté de proposer un produit compatible avec les « standards » du marché afin de répondre au mieux à une demande trop peu différenciée de la part du musée au moment de la rédaction du cahier des charges. Faut-il y voir également une conception d’un usager « standard », non spécifié, équivalent, d’une certaine façon, du visiteur « lambda » ? Cette standardisation de l’usager de l’application érigée en quelque sorte en objectif à atteindre (une autre figure idéal-typique de l’usager qui s’accorderait aux standards de l’industrie, elle-même réglée sur un usager standard, jamais interrogé par les acteurs) correspond en fin de compte aux dispositifs généralement en usage dans les musées français [25]. Y dominent des parcours sur des applications mobiles, fournissant des commentaires audio, souvent du contenu textuel, et proposant des parcours minutés et thématiques. Ces « spécifications standards » recoupent à ce moment-là les figures autonome et imposée de l’usager. En outre, les structures désignent généralement ces outils comme innovants alors que « les dispositifs appuyés sur des technologies de pointe sont finalement assez rares in situ et sont accessibles aux établissements ayant des moyens financiers suffisants ou un capital symbolique suffisamment fort pour attirer des partenariats public-privé avec des start-up » (Couillard, 2019).

45À l’inverse, le deuxième prestataire chargé des contenus, spécialisé dans le numérique muséal, rédige un véritable propos de médiation centré sur l’expérience-visiteur, basé avant tout sur un registre esthésique, c’est-à-dire le « ressenti » et les « émotions » du visiteur (Heinich, 1997). L’usager y est présent sous plusieurs formes : usager de multiples supports (qui intègrent le avant/pendant/après la visite), il peut être étranger, sourd ou malentendant. La durée de la visite est courte pour s’adapter à un éventuel inconfort de la posture corporelle. Enfin, le propos de médiation atteste la volonté de croiser plusieurs regards sur une œuvre, pluralité qui peut rencontrer celle des visiteurs.

46La coopération entre ces deux entreprises, aux dires mêmes du coordonnateur du premier prestataire, est harmonieuse. Elle est en revanche dissonante quant aux buts recherchés. Les figures rapportées par l’un comme par l’autre sont même diamétralement opposées. Ceci conduira à deux résultats : une complémentarité technique (l’un est plutôt chargé du contenant, l’autre du contenu), mais également des solutions de compromis en ce qui concerne certains parcours, comme nous le verrons par la suite.

Une figure imposée a minima

47Au cours de cette phase, les préoccupations techniques dominent les résurgences de la figure imposée. Le temps du chantier fait surgir de nouvelles problématiques. Selon une attachée de conservation, il est par exemple inutile de configurer un parcours physique spécifique dans le musée, car, lui explique « la personne qui s’occupe de l’audiodescription », « “non, non, c’est pas un problème de faire prendre un escalier à des personnes malvoyantes parce que dans tous les cas le bâtiment est pas accessible à des personnes malvoyantes en autonomie”. Il y a pas les bandes rugueuses au sol, il y a pas… »[26]. Les personnes malvoyantes devront donc, de toute façon, être accompagnées. Pareillement, en ce qui concerne l’application, dont, normalement, l’ergonomie devrait être configurée pour des malvoyants, l’attachée constate en cours de projet que :

48

« Pour l’instant l’ergonomie globale de l’application est pas pensée comme ça. Et c’est compliqué à ce stade du projet de la faire modifier uniquement pour un parcours. Le prestataire répond que c’est pas possible. On a fait notre deuil de ça, en se disant que de toute façon, le musée n’est pas accessible à des personnes malvoyantes en autonomie, l’application non plus, mais il y a quand même le contenu. Une personne malvoyante devra être guidée par un tiers à la fois pour se déplacer dans le bâtiment et pour pouvoir utiliser parfaitement l’application. »

49Même si l’accès aux personnes handicapées souffre, aux yeux de cette attachée, d’une absence de priorité de la part de la direction, l’application de visite disposera bien de parcours en LSF et en audiodescription afin d’assurer une accessibilité de la médiation numérique aux personnes affectées d’un handicap visuel ou auditif.

50En revanche, la figure imposée du public enfant est quasi inexistante. Les comptes rendus des 32 réunions de chantier comportent au total quatre occurrences relatives à ce public. Une réunion en particulier nous offre la possibilité d’observer une négociation entre deux acteurs, les prestataires et le service médiation. Il s’agit ce jour-là de choisir des jeux pour l’application. L’entreprise en propose deux : un jeu de paires (« Memory ») et un puzzle. Soumis à la critique des médiateurs, ils sont finalement repoussés, jugés trop ludiques et trop peu éducatifs. Des contre-propositions sont faites par le musée au profit d’activités qui, devant être effectuées face aux œuvres, obligeraient les enfants à les observer. La médiation épouse ici la conception du musée que défend la conservation : les œuvres doivent être valorisées et rester au cœur de l’action de médiation culturelle dans le musée. Il s’agit en somme de bien distinguer loisir culturel et éducation au savoir. Le prestataire ne fournira finalement jamais les jeux correspondant aux requêtes du musée, invoquant un cahier des charges lacunaire.

51L’absence de prise en compte significative du public enfant alors que le projet affiche la volonté de rajeunir son public s’explique. Le service médiation (et, au-delà, la conservation), estime que les supports de médiation qui existent déjà sur papier sont suffisants, même s’ils ne sont pas numériques. Ce n’est donc pas une priorité, sur un chantier où une équipe très réduite travaille déjà à flux tendus. D’autre part, le public enfant n’est pas un public payant. Dans le cadre d’un projet coûteux dont une des ambitions est d’accroître le nombre de visiteurs, ce public n’est pas une priorité.

Une figure-écran en filigranes

52Au cours du chantier, certaines des fonctionnalités auxquelles la conservatrice tenait le plus, comme les visuels en UHD sur le site internet et la fonction de collaboration destinée aux spécialistes, sont laissées en jachère. La figure-écran de l’usager expert se manifeste cependant lors des interventions de la directrice en réunion de chantier qui montrent que le musée n’est pas un lieu où l’on transige avec l’excellence. Elle s’attache par exemple à rectifier certains points lexicaux des textes d’accompagnement des vidéos prévues pour les bornes interactives ou encore des textes de menus présents sur le site et l’application [27] dans un souci de distinction [28], comme l’attestent les discussions relatives à l’intitulé du parcours devant amener les visiteurs devant les œuvres phares du musée que l’équipe du musée ne parvient pas vraiment à trancher.

« Sur les noms de parcours, c’est vrai, et même sur le site internet, on n’arrive pas à trouver quelque chose qui mette vraiment tout le monde d’accord. [La directrice] voudrait éviter le terme d’“incontournables”…
Q. Pour quelle raison ?
R. Parce qu’il est trop à la mode.
Q. “Chefs-d’œuvre”, ça a un côté un peu suranné, non ?
R. Oui, il y a ça aussi, mais clairement on n’arrive pas à trouver le terme qui mettrait tout le monde d’accord et qui n’a pas l’air d’être une appellation un peu touristique. Genre les “must see”. Et ça on n’aime pas, parce que… “Incontournables” recouvre aussi cette réalité, ça voudrait dire qu’on ne peut pas avoir fait le musée si on ne les a pas vus. Ou qu’on a raté sa visite si on ne les a pas vus. Enfin, on peut extrapoler pas mal… Qu’il faut les voir, ou qu’il y a un impératif à les voir. Alors que c’est pas ce qu’on veut, nous, en termes de… Du coup “highlights” est mieux. Mais je trouve que le terme “chefs-d’œuvre” ne traduit pas les notions recouvertes par “highlights” [29]. »
On cherche donc à promouvoir une image du musée par un langage à même de distinguer la culture promue par le musée d’une culture « grand public » (« un peu touristique »). Ce souci de distinction permet certes de mettre à distance la culture marketing de la figure rapportée véhiculée par certains prestataires ; il démontre cependant une focalisation sur certains usages (d’un usager « rêvé ») et mésusages (d’un usager « repoussoir ») propres à la figure-écran.

La figure de l’usager autonome semble s’imposer

53En fin de compte, lors du chantier, c’est la figure de l’usager autonome qui paraît s’imposer. Les dispositifs sont visiblement conçus pour donner une réalité à l’empowerment de l’usager. Mais on constate dans certains cas précis que l’autonomie souhaitée a des limites. Si l’on prend l’exemple des parcours thématiques, l’usager, après sélection de son parcours, verra apparaître, au moyen de la technologie Beacon, des œuvres géolocalisées sur un plan en 2D. Cela lui permettra donc de se déplacer vers une œuvre tout en sachant où il se trouve dans le musée. Il pourra sélectionner l’icône de l’œuvre pour faire apparaître sa notice. Un problème se pose néanmoins pour les concepteurs : si l’on veut faire apparaître la même œuvre dans deux parcours différents, il faudra rédiger deux notices, car chacune devra prendre en compte la thématique générale du parcours. Un même tableau peut par exemple figurer dans un parcours « personnages historiques » et dans un parcours « portrait », mais l’orientation éditoriale sera différente. Face à ce principe de réalité, le musée va abandonner nombre de parcours initialement imaginés, faute de rédacteurs disponibles. Mais cela pose un autre problème, technique. Les notices et les visuels de l’application résultent d’un import de la base de données dans laquelle il est impossible de faire cohabiter deux notices (voire davantage) pour la même œuvre. L’autonomie de l’usager se trouve alors bridée par des contraintes techniques, qui, en fin de compte, ne seront pas résolues.

54Le script est donc confronté à des contraintes, à la fois techniques (que ne résoudra pas le prestataire), et humaines (les ressources du musée ne lui permettent pas de rédiger tous les parcours envisagés ni toutes les notices prévues à l’origine) qui bornent étroitement le cadre d’usage. L’autonomisation de l’usager restera en partie hypothétique puisque celui-ci ne sera pas tout à fait libre de ses choix, contraints en amont. Plus grave, la figure de l’usager autonome se heurte à la contrainte résultant du choix initial d’un système, entièrement voulu et pensé par la conservation, fondé sur la base de données des collections du musée. Nous pouvons considérer qu’a lieu ici un conflit entre la figure-écran de l’usager expert à l’intention de qui la digitalisation des collections a été réalisée et la figure autonome de l’usager qui constitue un horizon d’attente dans le cadre d’une agentivité de l’usager. Notons enfin que cette autonomisation de l’usager a une contrepartie : l’enregistrement de ses données personnelles, sujet très peu abordé au sein de l’équipe du musée.

Épilogue : le temps des illusions perdues

55Une fois livrés et prêts à être utilisés, les dispositifs révèlent une empreinte inégale des différentes figures des usagers. En outre, une nouvelle figure de l’usager, « standard » ou « moyennisée », émerge à ce moment-là, résultant de multiples compromis.

Les renoncements de la conservation

56Si l’on compare les menus de la page d’accueil du site, vitrine du musée, entre la maquette et la version finalement livrée, nous pouvons noter l’évolution de quelques figures de l’usager. Certains exemples sont significatifs, comme le menu « Musée et collections » qui se simplifie au détriment de la définition des missions du conservateur : « Activités de recherche » et « Vie des collections » disparaissent de l’accueil, et même des sous-menus. Dans le même ordre d’idée, le public « Chercheur » disparaît de la liste des publics. C’est la défaite de la sous-figure de l’usager « expert », collaborateur, priorité pourtant de la conservation. Notons que, parallèlement, les images en UHD qui devaient constituer, à ses yeux, la valeur ajoutée du site internet, n’ont pas été réalisées. La directrice est obligée d’admettre qu’« on s’est retrouvés avec pas tout à fait ce que j’avais imaginé en bout ».

Menus présents sur l’accueil du site internet (extraits)

MenusMaquette du siteVersion définitive
Musées et collectionsHistoire du musée
Collections
Activités de recherche
Vie des collections
Histoire des lieux
Histoire des collections
Explorer les collections
Ma visiteLes parcours de visite
Créer ma visite
Activités sur place
Jeux
Les parcours de visite
Créer ma visite
Activités sur place
PublicsJeune public
Groupe
Éducation
Publics spécifiques
Les amis du musée
Presse
Chercheurs
Jeune public
Groupes
Scolaires
Publics spécifiques
Les amis du musée
Presse

Menus présents sur l’accueil du site internet (extraits)

Source : auteur, selon site internet du musée

57L’analyse de l’accueil du site confirme aussi l’éclipse d’une des facettes de la figure imposée, celle de l’usager enfant : les jeux, annoncés sur la maquette, disparaissent. Avec eux, c’est la dimension ludique du site (mais aussi de l’application) qui s’efface, au profit de la seule conception scolaire de l’enfant. De façon significative, le terme « Éducation », envisagé sur la maquette, devient « Scolaires », ne laissant plus de doute sur la finalité de ce sous-menu.

58L’application mobile quant à elle, propose finalement huit parcours de visite, dont deux seulement avaient été prévus au départ. À l’exception du parcours « Suivez l’artiste », qui a été pensé comme une narration complète intégrant les œuvres des deux artistes phares du musée en suivant une logique géographique (celle du musée) et biographique, les autres parcours ne proposent pas de fil conducteur discursif à l’image de ce qu’est une exposition (Glicenstein, 2009 ; Schiele, 2001), mais sont ni plus ni moins des catalogues de notices. Quant aux fonctionnalités de partage, et contrairement aux attentes, l’application ne permet ni l’envoi de carte postale ni le partage sur les réseaux.

Une figure de compromis de l’usager perceptible à travers l’application de visite

59Arrêtons-nous enfin sur le parcours « Suivez l’artiste », qui a mis en relation tous les acteurs et résulte donc d’un compromis entre eux. À quelle figure d’usager cette contribution à plusieurs mains a-t-elle profité ?

60Le parcours se décline en treize stations. La mairie (le commanditaire) a fait le choix du point de vue : un récit narré par les artistes. Le musée a sélectionné les stations devant quelques « chefs-d’œuvre ». Les arrêts devant les œuvres sont brefs (inférieurs à 2 min pour la plupart), et la durée totale estimée à 45 min (déplacements compris). Les narrateurs s’expriment lentement, en privilégiant des phrases courtes. Le texte, très accessible, ramène si possible le visiteur vers l’anecdotique et le biographique.

61Cette réalisation reflète à la fois la division et la hiérarchie des tâches et des décisions : la mairie (instance décisionnaire) ordonne [30] ; le musée (lieu de savoir, de conservation et de transmission du patrimoine) fournit le matériau documentaire et assure, par sa relecture, la qualité du contenu scientifique ; le prestataire tente à la fois de satisfaire l’injonction de l’édile, soucieux de valoriser le local et l’exigence éditoriale du musée, très attentif à sa légitimité en tant que lieu de savoir.

62Ce parcours, qui, à la fois par sa conception à plusieurs mains et par son thème (deux artistes majeurs, natifs de la ville) est sans doute le plus représentatif de tous, définit en quelque sorte un usager « moyen » qui synthétise en grande partie les figures des usagers repérées lors de l’enquête :

  • Il s’adresse à un public de touristes potentiellement internationaux (figure fantasmatique) en proposant plusieurs langues ;
  • Il reprend un modèle maintes fois décliné, celui de l’audioguide numérique (figure rapportée) ;
  • Il tente de combiner les deux aspects de la figure-écran : exigeant, mais accessible, savant, mais anecdotique, scientifique, mais vulgarisé ;
  • Il est activé à volonté par l’usager (figure autonome) en particulier au moyen de l’audioguidage (« Avec le guide on est pris par la main, avec l’audioguide au contraire, le visiteur apprécie d’avoir la main ») (Deshayes, 2014).

63Il n’est en revanche pas sous-titré, ni en français, ni en LSF, et son contenu n’est pas adapté aux jeunes enfants (figures imposées).

64Fruit de multiples compromis, ce parcours, qui ne présente pas de caractère vraiment innovant, a pour fonction de suppléer une visite guidée, une forme de médiation ancienne, mais toujours appréciée par le public.

Conclusion

65Au cours du processus, l’usager, qui est ici à la fois le visiteur du musée (in situ ou virtuel) et l’utilisateur des dispositifs numériques, prend donc la forme d’un certain nombre de figures en fonction de différents contextes : selon la phase du projet, l’arène de délibération, ou encore les acteurs, sont mobilisées une ou plusieurs figures d’usagers censées permettre de penser et construire des outils numériques de médiation, c’est-à-dire des dispositifs d’accompagnement à la visite d’un musée jugé difficile d’accès par les professionnels qui y travaillent.

66En fin de compte, la recherche tend à montrer que la figure qui émerge au terme du projet, fruit des négociations, des renoncements et des contraintes, est une figure de compromis : figure « moyennisée » de l’usager, qualifiée également de « standard » par le prestataire. In fine, les dispositifs livrés s’inscrivent moins dans une production (soit la création d’un dispositif prenant en compte à la fois les spécificités du musée et les souhaits des acteurs) que dans la réplication d’une formule ayant déjà fait ses preuves. Cela participe d’un phénomène de « verrouillage technologique » ou lock-in (David, 1998) ou encore de normalisation (Callon, 1991) résultant de l’adoption par un nombre grandissant de musées de certains dispositifs, au premier rang desquels l’application de visite, qui s’imposent comme solutions-étalons sur le marché. L’indéfinition même de cet usager « moyennisé » favorise l’application de recettes qui ont pour elles d’avoir été adoptées par d’autres musées des Beaux-Arts. Les acteurs s’accordent finalement sur un canon, qui, quoique conformiste, semble à même de satisfaire le plus grand nombre.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : médiation culturelle, usager, stratégie, dispositif numérique, accessibilité, musée, public

Mise en ligne 22/06/2021

https://doi.org/10.3917/res.228.0171

Notes

  • [1]
    L’ICOM (Conseil international des musées) organisa le 26 août 2020 une conférence en ligne sur le thème : « La vogue du numérique est-elle durable ? ».
  • [2]
    Observer une œuvre requiert une « intensité interne » (Passeron et Pedler, 1999).
  • [3]
    Ce musée, labellisé Musée de France, est un musée à gestion municipale.
  • [4]
    L’auteur a été « professeur chargé de mission » auprès du service d’action culturelle avec une présence hebdomadaire dans le musée. Il participé à de nombreuses sessions de travail préparatoires et profité de discussions informelles « entre deux portes ». Lorsque l’enquête a débuté, cela a clairement été annoncé à l’équipe et aucun des propos tenus n’a été rapporté sans l’autorisation des personnes concernées.
  • [5]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent du document intitulé AMO numérique du Musée X, réalisé par l’Assistante à maîtrise d’ouvrage et daté de mars 2017. Document interne au musée.
  • [6]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’un entretien avec la directrice du musée.
  • [7]
    Entretien avec une médiatrice.
  • [8]
    Entretien avec l’AMO2. Le projet ayant vu se succéder deux assistantes à maîtrise d’ouvrage (AMO), nous les nommerons AMO1 et AMO2.
  • [9]
    Entretien avec le coordonnateur du prestataire principal.
  • [10]
    « Autre sujet d’intérêt dont [la directrice] nous fait part : la mise à disposition d’images de très haute définition des œuvres dont elle a pris conscience récemment. L’exploration des œuvres est de l’ordre de la fascination. Comme un voyage à l’intérieur de la matière. Aujourd’hui, les attentes sont de l’ordre de la délectation dans le numérique. Et non plus d’accéder à une masse de connaissance encyclopédique » (Extrait de l’étude préparatoire. Document interne au musée).
  • [11]
    La maire, candidate à sa réélection, écrit dans un tract de campagne, qu’elle fait « une seule promesse : celle de poursuivre ce grand projet démarré en 2001 : faire entrer la [ville] dans le XXIe siècle, tout en préservant la beauté de son patrimoine et son identité ».
  • [12]
    Entretien avec l’attachée de conservation chargée de la médiation.
  • [13]
    Il est assez révélateur que la question de l’usage du dispositif numérique et de la familiarité du futur usager de ces outils n’ait jamais été questionnée par les professionnels. Tout se passe comme si chacun considérait que son propre usage constituait l’étalon des usages du public.
  • [14]
    Lors de la présentation aux élus par l’AMO1.
  • [15]
    Ces catégories (typologie des figures et temporalités) doivent beaucoup à mes discussions avec Cédric Calvignac et Martine Azam. Cet article leur est dédié.
  • [16]
    Étude préparatoire, 2016.
  • [17]
    Entretien avec la conservatrice.
  • [18]
    Entretien avec l’attachée de conservation chargée des collections.
  • [19]
    L’entretien a été réalisé quatre mois avant la livraison.
  • [20]
    Le « niveau de langage » est en réalité identique à tous les parcours.
  • [21]
    Entretien avec la directrice.
  • [22]
    Le public handicapé n’a jamais été évoqué dans les réunions de travail préparatoires des professionnels du musée.
  • [23]
  • [24]
    Entretien avec le coordonnateur du prestataire.
  • [25]
    Une étude comparative d’applications mobiles a été menée dans quatre musées des Beaux-arts (Nantes, Lyon, MNAM de la ville de Paris, Louvre).
  • [26]
    Entretien avec une attachée de conservation.
  • [27]
    Le contenu éditorial et scientifique, lui, n’est jamais débattu lors des réunions de chantier : cartels numériques et contenus audio des parcours sont traités en amont, par l’équipe de médiation et la direction.
  • [28]
    P. Bourdieu parlerait de choix renforçant « le caractère aristocratique du musée et de son public » (Bourdieu, 1969).
  • [29]
    Entretien avec l’attachée de conservation. La version finale propose deux parcours : « À ne pas manquer » (13 œuvres et 45 min de visite) et « Chefs-d’œuvres », (37 œuvres et 2 h de visite).
  • [30]
    Ce parcours a été imposé par la mairie en cours de chantier.
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