Notes
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[1]
À la suite de l’« Open Government Initiative » lancée par l’administration Obama dans les premiers jours suivant son arrivée à la Maison-Blanche, plusieurs États de l’OCDE lancent en 2011, sous l’égide de Washington l’« Open Government Partnership » pour promouvoir la transparence de l’action publique et de nouvelles formes de collaboration avec la société civile. La France rejoint ce partenariat multilatéral en 2014, avec la publication d’un plan d’action national pour une action publique transparente et collaborative. Elle prend la présidence du groupe entre septembre 2016 et octobre 2017, au moment où est adoptée la loi République numérique.
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[2]
Dossier de presse de présentation du bilan de la consultation, édito d’Axelle Lemaire : https://www.republique-numerique.fr/media/default/0001/02/da09b380f543bfab2d13da7424cec264dca669c6.pdf (consulté le 04/12/2020).
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[3]
C’est plus que la consultation « Ambition numérique » réalisée quelques mois plus tôt, qui comptabilisait 17 678 contributions pour 5 000 participations. Mais à titre de comparaison avec d’autres domaines d’action publique, la consultation sur la loi bioéthique en 2018 a réuni 64 985 contributions et 29 032 participants.
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[4]
Il s’agit de l’article 2 sur l’ouverture des algorithmes publics ; de l’article 17 sur la réduction du délai de mise à disposition des travaux de recherche ; de l’article 6 sur l’augmentation des pouvoirs de la CADA ; de l’article 42 sur la reconnaissance des compétitions de jeux vidéo et de l’article 20 sur l’introduction d’un droit à l’auto-hébergement des services numériques. (N.B. : Les numéros d’articles font référence au projet de loi déposé par le gouvernement.)
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[5]
Ils sont ainsi nombreux à citer le Rapport Nora Minc sur l’informatisation de la société (1977) ou encore le Plan d’action gouvernemental pour la société de l’information (1997) en exemple.
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[6]
Le site « Désirs d’avenir » lancé par l’équipe de soutien à Ségolène Royal visait à recueillir l’avis des internautes pour une co-construction du programme socialiste lors de la campagne présidentielle de 2006-2007. Il constitue l’une des premières expériences de dispositifs participatifs en ligne au sein des partis politiques (Beauvallet, 2007).
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[7]
On a noté l’utilisation de ce vocabulaire connoté pour décrire l’activité d’élaboration de l’action publique dans plusieurs entretiens, notamment avec Bertrand Pailhès, Sébastien Soriano et Georges-Étienne Faure.
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[8]
Entretien Georges-Étienne Faure, conseiller numérique au cabinet du Premier ministre entre 2014 et 2017, 1er décembre 2017.
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[9]
Entretien du 14 septembre 2017.
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[10]
Entretien Florent de Bodman, 18 août 2015 ; entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[11]
« On passe de 90 à 35 articles en quelques mois ». Entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[12]
« C’est la première fois dans notre pays, la première fois en Europe qu’un texte de loi est ainsi ouvert aux contributions des citoyens », extrait du discours du Premier ministre prononcé à l’Hôtel de Matignon en présence d’étudiants en droit du numérique.
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[13]
Revue de presse réalisée à partir du site Europresse entre le 26 septembre et le 18 octobre 2015 sur 12 quotidiens de la presse nationale et régionale (Le Monde, Le Figaro, Libération, Les Échos, La Croix, L’Humanité, L’Opinion, Ouest-France, Le Parisien, Le Progrès, La Tribune, La Voix du Nord).
-
[14]
Audition d’Axelle Lemaire devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale le 16 décembre 2015.
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[15]
Créée en 2014 par trois entrepreneurs militants qui gravitent depuis plusieurs années dans les réseaux de la civic tech. Les trois entrepreneurs avaient déjà créé un an plus tôt l’association Parlements et Citoyens, qui proposait une plateforme d’aide à la co-écriture de propositions de lois. Soutenue par quelques parlementaires, l’association accompagne notamment le sénateur écologiste Joël Labbé dans la rédaction d’une proposition de loi pour encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires, loi finalement promulguée en 2014. En prenant en charge la construction de la plateforme République numérique, Cap Collectif s’impose ainsi comme partenaire central des dispositifs de participation, mais aussi de communication politique : la société est ainsi en charge de la construction de la plateforme du Grand Débat national en 2019 et du site de campagne d’Anne Hidalgo en 2020.
-
[16]
Entretien Florent de Bodman n° 2, 6 janvier 2016.
-
[17]
On emprunte l’expression à Pierre Bourdieu et Rosine Christin (1990) qui la mobilisent pour décrire les réformateurs de la politique du logement : « La distance à l’égard de la bureaucratie ordinaire et de ses routines est sans doute, avec les dispositions qui sont d’ordinaire associées à une origine sociale très élevée et à la “précocité”, comme l’“audace”, l’“ambition”, l’“enthousiasme”, etc., ce qui sépare le plus clairement les “révolutionnaires bureaucratiques” de la grande masse des fonctionnaires. »
-
[18]
Note à la secrétaire d’État et au Premier ministre.
-
[19]
Les données sociographiques sur les participants nous ont été transmises par le cabinet à l’issue d’une enquête par questionnaire réalisée par l’administration.
-
[20]
Bilan de la plateforme accessible en ligne : https://www.republique-numerique.fr/project/projet-de-loi-numerique/step/bilan-de-la-consultation (consulté le 01/12/2020).
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[21]
La Quadrature du Net fait 15 contributions, loin des 345 en moyenne pour les 50 participants les plus actifs (chiffres obtenus par aspiration des données de la plateforme république-numérique.fr).
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[22]
Entretien Alexandre Tisserand, 8 octobre 2018.
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[23]
L’amendement proposé par la Quadrature du Net pour éviter une légalisation du copyfraud à la suite de l’article reçoit même 1 903 votes positifs, ce qui en fait un des amendements les plus plébiscités sur la plateforme (cf. tableau 1).
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[24]
Respectivement 82 votes négatifs sur 145 pour l’amendement du SNE et 33 votes négatifs sur 53 pour celui de la Scam.
-
[25]
Sans conclure sur le caractère plus ou moins démocratique de chacun de ces espaces, il s’agit surtout d’affirmer ici que les conditions du dialogue dans chacune de ces arènes, gouvernementale ou numérique, sont plus ou moins favorables à certains types d’acteurs en fonction des ressources, sociales, économiques et expertes, dont ils disposent.
-
[26]
Entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[27]
Entretien Olivier Henrard, membre du Conseil d’État, ancien conseiller juridique au ministère de la Culture, 26 mars 2016.
1Le développement et la diffusion des technologies numériques ont entraîné une transformation générale de l’action des gouvernements qui concerne à la fois les pratiques, les instruments et les objectifs assignés aux politiques publiques (Hall, 1993). À l’intersection de ces différents ordres de changement, les nouvelles « politiques numériques » accélèrent plus généralement le phénomène de recomposition des États, face à la mondialisation et à la complexification des systèmes sociotechniques (Bellon, 2018). L’essor de nouveaux problèmes politiques liés au numérique – comme la protection du droit d’auteur, la prolifération des fake news ou la protection des données personnelles en ligne – favorise l’intervention des États dans l’espace numérique. Cette dernière s’accompagne le plus souvent de nouvelles modalités de contrôle, marquées par un recours croissant aux dispositifs technologiques, et d’une collaboration accrue avec les acteurs numériques, entreprises du web ou militants. Plus généralement, on assiste à une réforme globale de l’action publique, promue par les grandes organisations internationales et adoptée dans la plupart des pays occidentaux, qui vise à étendre l’usage de ces nouvelles modalités de gouvernement à l’ensemble des domaines et des échelles d’intervention publique.
2L’étude de ces transformations récentes de l’action publique a nourri une littérature abondante à l’intersection du droit, de la sociologie, des sciences de l’information et de la science politique. Elle documente les différents aspects d’une nouvelle « gouvernementalité numérique » (Badouard et al., 2016) exercée par les pouvoirs publics : usage des données massives (Courmont, 2018), dispositifs participatifs en ligne (Badouard, 2014 ; Mabi, 2014) ou décision algorithmique (Frouillou et al., 2019). Ces études ont souvent adopté un point de vue « internaliste » attentif aux propriétés des outils numériques mobilisés, aux visions du monde qu’ils véhiculent et à leurs effets sur les acteurs impliqués, c’est-à-dire les administrations, mais aussi les entreprises privées et les citoyens (Blondiaux et Cardon, 2006). Elles mobilisent ainsi une approche de l’action publique par ses « instruments », qui a le mérite d’envisager les outils techniques comme porteurs de valeurs et marqueurs d’une conception spécifique des modes de gouvernement (Lascoumes et Le Galès, 2004). L’intérêt de telles approches est bien de mettre en évidence la manière dont le design technique et politique de ces outils numériques structure les pratiques et transforme les rapports entre État, politiques et citoyens. Loin des discours enthousiastes des chantres de la modernisation administrative par le numérique, ces études révèlent aussi les limites du changement amorcé par l’introduction des technologies numériques dans l’action publique. Une critique plus radicale de cette rhétorique révolutionnaire du numérique va jusqu’à considérer que l’introduction de nouvelles technologies ne constitue qu’une continuation de la politique par d’autres moyens (Margolis et Resnick, 2000). Afin de penser ensemble la multiplication des innovations numériques et la permanence d’un certain ordre bureaucratique au sein de l’État, un des enjeux de l’étude de la gouvernementalité numérique est donc bien de comprendre les conditions de possibilité mêmes de ces transformations, et la manière dont elles s’articulent à des routines administratives et des procédures instituées.
3On souhaite défendre dans cet article l’intérêt d’une approche par la sociologie de l’action publique pour saisir les conditions de mise en œuvre d’un gouvernement par le numérique et ses effets sur les rapports de pouvoir au sein de l’État. Paradoxalement, l’arsenal conceptuel de la sociologie de l’action publique a plus rarement été mobilisé pour étudier les nouveaux dispositifs d’intervention numérique de l’État. Il permet pourtant, selon nous, de réinscrire l’analyse de ces transformations à l’intersection de plusieurs systèmes sociaux encadrant la production de l’action publique : « la structure et le fonctionnement du champ bureaucratique, les systèmes de relations constitutifs de l’État et de son pouvoir, et les politiques publiques définies comme pratiques et prises de position au sein de ces structures relationnelles » (Dubois, 2014). Au sein de ces systèmes, la transformation numérique de l’action publique est promue par des agents qui cherchent à changer le processus d’élaboration des politiques publiques. Il faut donc s’intéresser aux stratégies de ces « entrepreneurs en bureaucratie » (Bergeron et al., 2013 ; Lecler, 2015) qui bousculent les institutions gouvernementales en y important de nouvelles manières de faire issues des mondes numériques, et se montrer attentifs aux ressources et compétences qu’ils mobilisent. Si ces acteurs contribuent à faire évoluer les options politiques et les procédures administratives, ils restent aussi largement tributaires des normes sociales de cet espace au sein duquel ils évoluent, et avec lequel ils partagent une certaine vision de la place de l’État dans la gouvernance de l’internet. Si la gouvernementalité numérique constitue bien une transformation plus qu’une réduction des capacités de contrôle de l’État dans la société numérique, il s’agit donc de comprendre par quels moyens les acteurs publics préservent la centralité de l’État dans les dispositifs numériques de construction des politiques publiques. De ce point de vue, l’approche défendue ici renverse la question souvent posée par les travaux sur les dispositifs numériques d’action publique : il ne s’agit plus seulement de mesurer l’étendue des transformations, mais plutôt de comprendre comment elles ont été rendues possibles, dans un univers de production du politique particulièrement contraint, marqué par des règles instituées et des hiérarchies fortes entre acteurs. Et dès lors, de déterminer comment l’adoption de ces nouveaux dispositifs redéfinit les possibilités et les rapports de force dans les espaces administratifs et politiques.
4Cet article propose d’appliquer ce cadre d’analyse à une étude de l’élaboration de la loi « République numérique », portée par la secrétaire d’État en charge du numérique Axelle Lemaire et adoptée en octobre 2016. Cette loi apparaît comme un exemple emblématique du programme de « gouvernement ouvert » porté par les réformateurs numériques au sein de l’État [1]. En effet, elle promeut tout d’abord une plus grande transparence de l’action publique par l’instauration d’un régime d’ouverture des données publiques, favorisant leur circulation et leur réutilisation par les acteurs publics et privés. Son élaboration même est marquée par une volonté de participation des citoyens à la définition de l’action publique, avec la mise en place de plusieurs dispositifs participatifs : tout d’abord une consultation nationale entre octobre 2014 et janvier 2015 pilotée par le Conseil National du Numérique (CNNum) en vue de définir la « stratégie numérique du gouvernement » ; et surtout une plateforme de co-construction de la loi (république-numérique.fr) ouverte au public entre le 26 septembre et le 18 octobre 2015 pour amender et compléter une première version du texte de loi. Si la consultation en ligne des citoyens est devenue un instrument routinier de l’action publique, outil central d’un nouveau paradigme « participatif » promu au sein de l’Union européenne notamment (Saurugger, 2010), la plateforme de co-construction législative constitue bien une initiative inédite qui traduit un projet fort porté par le cabinet d’Axelle Lemaire, celui « que le numérique, par la mise en réseau des savoirs, des connaissances, des interprétations, [est] l’instrument idéal pour parfaire une loi » [2]. En trois semaines, elle recueille 8 500 contributions pour 21 000 participants [3]. De plus, cinq articles directement tirés des propositions d’internautes sont intégrés au projet de loi final et approuvés par le Parlement [4]. En raison de ce caractère innovant et emblématique, l’élaboration de la loi République numérique a fait l’objet de plusieurs études qui se sont notamment focalisées sur le dispositif de co-construction de la loi (Alexis et al., 2017 ; Laurent et al., 2018). À partir d’une analyse fine des discours et des interfaces de participation sur la plateforme république-numérique.fr, ces études montrent la manière dont le dispositif numérique produit de nouvelles formes de participation et d’écriture du droit. S’il favorise bien une inclusion inédite des citoyens dans le processus d’élaboration de la loi, il cadre aussi les modes de participation, confinés à la proposition ou au plébiscite, sans véritablement créer les conditions d’un débat collectif.
5En s’appuyant sur ces travaux, on propose ici une analyse autre et néanmoins complémentaire de l’élaboration de la loi qui vise plutôt à étudier ce processus « du point de vue des acteurs publics », c’est-à-dire en le réinscrivant dans les rapports inter-administratifs et intra-gouvernementaux qui structurent la production de nouvelles politiques. Ce « point de vue » est donc nécessairement multiple dans la mesure où la fabrique de la loi fait intervenir des acteurs divers, ministres, conseillers de leur cabinet, hauts fonctionnaires d’administration et leurs interlocuteurs privilégiés (Page, 2003 ; Bonnaud et Martinais, 2013). Ce processus est cadré par une division sectorielle, mais aussi sociale du travail entre administrations (Coton et Proteau, 2012) et s’appuie sur des compétences légistiques et bureaucratiques dont le monopole est revendiqué par certains corps, notamment les membres du Conseil d’État (Latour, 2002). Or le projet de la loi République numérique tend à bouleverser ce cadre en encourageant la collaboration entre administrations et en sollicitant l’expertise citoyenne autour d’une plateforme de contribution au projet de loi. Il s’agit donc d’éclairer, à partir du jeu d’interaction et d’opposition qui organise l’élaboration de la loi, dans quelles mesures les innovations qui accompagnent la loi République numérique ont été rendues possibles et comment elles s’articulent aux procédures administratives traditionnelles.
6L’article s’appuie en premier lieu sur une série d’entretiens avec des « entrepreneurs » du numérique œuvrant au sein de l’administration et des gouvernements Ayrault et Valls (2012-2017). Ce choix d’enquêtés suit les recommandations d’un ensemble d’études sur les élites publiques qui propose de porter son regard sur les figures instituées du pouvoir au sein de l’État qui concrétisent les programmes d’action publique et gouvernent les politiques publiques (Genieys, 2006 ; Genieys et Hassenteufel, 2012). Les entretiens permettent de saisir les discours et justifications mobilisés par ces acteurs dans la production du projet de loi, mais aussi de reconstituer les obstacles auxquels ils font face et les stratégies qu’ils mettent en place pour les contourner. Les entretiens sont par ailleurs complétés par l’analyse de différents supports administratifs – notes, comptes rendus de réunions, communiqués et rapports – qui fournissent un éclairage précieux sur le processus d’élaboration de la loi et confrontent la parole recueillie en entretien aux traces laissées par les différentes étapes du projet de loi (Laurens, 2007).
7Notre analyse procédera en trois points : elle reconstituera tout d’abord la configuration politico-administrative au sein de laquelle est élaboré le projet de loi République numérique et la place plus générale qu’occupent les réformateurs numériques dans l’espace gouvernemental (1). On s’intéressera ensuite à la mise en œuvre de la plateforme république-numérique.fr comme ressource stratégique dans le processus d’élaboration de la loi (2). Enfin, on montrera que l’articulation de l’innovation politique au processus bureaucratique s’appuie sur un travail constant de traduction porté par des hauts fonctionnaires mobilisant conjointement leur expertise technique et une connaissance pratique de l’administration (3).
Coalitions numériques et construction du projet de réforme numérique
8La transformation de l’action publique vers plus de transparence et de participation n’est pas un projet qui va de soi. Il ne figure pas parmi les enjeux de la campagne présidentielle de 2012 ni les promesses du candidat Hollande. Il est plutôt porté durant le quinquennat par un ensemble de réformateurs numériques qui gravitent dans l’entourage du parti socialiste et rejoignent le gouvernement ou l’administration centrale après les élections.
Une coalition réformatrice pour « disrupter » l’action publique
9L’alternance politique de 2012 favorise l’arrivée dans l’espace bureaucratique et gouvernemental de nouveaux acteurs convaincus qu’une réforme numérique approfondie de l’action publique est nécessaire. Leur projet est loin d’être nouveau et s’inscrit dans une longue tradition de modernisation de l’État par les technologies, tradition à laquelle ils se réfèrent souvent en entretien [5]. Mais elle connaît à ce moment un nouveau souffle par le renouvellement et parfois le rajeunissement de son personnel, à la faveur de nouvelles nominations politiques. Ainsi, Benoît Thieulin, ancien coordinateur de la campagne « Désirs d’avenir » de Ségolène Royal [6], est nommé président du Conseil national du numérique en janvier 2013. Au même moment, Henri Verdier devient directeur d’Etalab, jeune administration créée sous le précédent quinquennat en février 2011 pour mettre en place un portail unique d’informations publiques. Cet ancien entrepreneur numérique, engagé dans l’équipe numérique du parti socialiste depuis le début des années 2000, promeut une transformation radicale des modes de gouvernement à travers la publication d’un livre-programme intitulé L’Âge de la multitude. Entreprendre et gouverner après la révolution numérique (Colin et Verdier, 2012). Il y défend plus précisément un modèle d’« État-plateforme » par lequel l’administration fournit aux citoyens un ensemble de ressources informationnelles à réutiliser et valoriser. Cette conception de l’État est partagée par plusieurs membres de l’équipe de campagne qui rejoignent le cabinet de la nouvelle ministre déléguée aux Petites et Moyennes Entreprises, à l’Innovation et à l’Économie numérique, Fleur Pellerin ou, plus tardivement, celui de la secrétaire d’État au numérique, Axelle Lemaire.
10Régulièrement amenés à collaborer les uns avec les autres, ces nouveaux entrants forment ainsi une coalition disparate, un « axe numérique » dont le centre de gravité se situe à Bercy, mais bénéficie également de soutiens épars dans d’autres ministères, à la Justice, à la Recherche ou même à Matignon. Contre des rigidités bureaucratiques qu’ils jugent excessives, ils se présentent en entretien comme des défenseurs de la culture numérique au sein de l’État et notamment de ses principes centraux comme la transparence, la participation et la collaboration (Jenkins et Thorburn, 2003). En appliquant ces principes à l’élaboration des politiques publiques, ils entendent ainsi faire du numérique la pointe avancée d’une modernisation de l’action publique, l’outil d’un changement profond des modes d’intervention étatique. Ils font d’ailleurs valoir des compétences et des parcours atypiques au sein de l’espace bureaucratique : passage par de jeunes entreprises numériques, savoir-faire informatiques, culture « geek », etc.
11Pour toutes ces raisons, les responsables de la politique numérique occupent néanmoins une position relativement marginale : « on passait un peu pour des tarés », estime ainsi Bertrand Pailhès, directeur de cabinet en entretien. Nouveaux venus dans l’espace gouvernemental et administratif, ils ne disposent encore que d’un faible capital bureaucratique, rarement compensé par l’appartenance à un grand corps. Du ministère délégué au secrétariat d’État, le numérique apparaît par ailleurs comme un dossier mineur dans l’ordre ministériel, largement dépendant de la relation au ministère de tutelle. De plus, les membres du cabinet ne peuvent pas s’appuyer sur une administration numérique dédiée et doivent ainsi composer avec les services de Bercy, relativement peu outillés sur ces sujets numériques. Parmi les administrations partenaires, Etalab n’est encore qu’un « petit service » d’une dizaine de personnes et le Conseil national du numérique est vu comme une institution marginale par le gouvernement, ayant peu de poids dans la prise de décision politique, comme en témoigne cet extrait d’entretien avec Georges-Étienne Faure, conseil numérique à Matignon : « Le CNNum, c’est, bon pardon, excusez-moi hein, mais pour le gouvernement c’est un peu comme des universitaires vus par le secteur privé. C’est des gens un peu allumés, qui n’ont pas tort hein, c’est des fabricants d’idées et tout, mais bon, c’est pas opérationnel. »
12Cet état du rapport de force institutionnel reflète la position paradoxale du projet de réforme numérique de l’action publique, à la fois consensuel, mais marginal, à rebours des priorités politiques fixées par l’agenda gouvernemental. Loin d’être acquise, la promotion de la « République numérique » suppose donc un véritable travail de long cours de la part des responsables du numérique afin de mobiliser les membres du gouvernement et de faire accepter l’idée d’une loi spécifique consacrant l’ouverture et la transparence de l’action publique. L’entrepreneur bureaucratique se réinvente donc ici en « startupper », capable de « disrupter », voire d’« ubériser » l’action publique [7] :
« Moi, le plus beau compliment qui m’ait été adressé, je veux dire hors de la sphère numérique, c’est Véronique Bédague, directrice de cabinet du Premier ministre, qui un jour à un pot m’appelle et me présente le nouveau conseiller environnement en me disant : “Je veux que tu lui expliques comment tu as monté ta start-up”. Et comme je ne comprends pas tout de suite elle enchaîne : “Tu es arrivé, le numérique ça n’existait pas au sein du cabinet et tu as réussi à faire monter ton sujet. Aujourd’hui, personne ne conteste que c’est un sujet à part, tout le monde sait que tu es aidant, que tu travailles avec tout le monde que c’est à toi qu’il faut parler”. »
14Cette interprétation indique une valorisation positive de leur « marginalité » – toute relative – qu’il faut aussi penser comme le renversement d’un stigmate lié à la faible position institutionnelle possédée par ces réformateurs numériques, notamment en début de mandature.
À la conquête de la loi
15La loi « République numérique » ne figure donc pas dans le projet politique du candidat Hollande, encore moins dans les priorités du gouvernement. Entre 2012 et 2016, son élaboration occupe les responsables successifs de la politique numérique au cabinet de Fleur Pellerin, puis d’Axelle Lemaire. Il s’agit de faire valoir l’importance politique de l’enjeu et d’enrôler différentes administrations dans la construction d’un texte législatif à partir d’un projet politique aux contours encore flous au milieu de l’année 2012. Pour ses principaux promoteurs, cette entreprise s’apparente à un « travail de côté » qui s’appuie sur la coalition disparate que nous venons de décrire pour contourner les divisions institutionnelles et les hiérarchies gouvernementales : « On est obligé de pousser plusieurs trucs séparément, travailler en opportunité, essayer de porter un truc, et puis si on voit que ça prend, hop, on agrège un peu d’autres sujets, on a avancé comme ça [8]. »
16L’élaboration de la « feuille de route numérique » à l’automne 2012 offre une première occasion d’inscrire ce projet à l’agenda politique. L’ensemble des ministères est invité à contribuer par des propositions d’actions dans le domaine numérique. Mais selon Bertrand Pailhès, alors rapporteur de la feuille de route, la coordination interministérielle est difficile et se heurte aux frontières sectorielles bien instituées ainsi qu’à une forte compétition interministérielle sur les sujets les plus en vue : « On a organisé des séminaires gouvernementaux, mais on avait un peu été au bout du processus, avec en face de nous soit des gus pas intéressés, soit des qui comprennent, mais se gardent les trucs pour eux [9]. »
17Associé aux soubresauts politiques et à la disparition du ministère délégué au profit d’un secrétariat d’État en avril 2014, le projet d’une grande loi numérique est plusieurs fois remis sur le métier entre 2013 et 2014. Il faut attendre septembre 2014 pour que le nouveau Premier ministre, Manuel Valls, relance l’idée d’une stratégie numérique globale pour le gouvernement. Elle aboutit à la présentation d’un rapport « Ambition numérique », qui doit servir de mouture de base à la future loi. La remise du rapport, le 18 juin 2015 est organisée comme un événement politique et médiatique, qui vise à donner un second souffle au projet. De l’aveu de plusieurs membres du cabinet, l’écriture du projet de loi patine en effet face à l’inertie administrative et à l’opposition de plusieurs ministères sur la protection des droits des internautes [10]. Par ailleurs, le nouveau secrétariat d’État est concurrencé par son ministère de tutelle, dirigé par Emmanuel Macron, qui souhaite s’approprier les sujets numériques pour une loi axée sur le soutien aux entreprises du secteur. Enfin en juillet, un projet de loi sur la gratuité des données publiques est déposé à l’Assemblée nationale par la secrétaire d’État chargée de la réforme de l’État, Clotilde Valter, un texte court dont la présentation urgente est justifiée par le retard de la France dans la transposition d’une directive européenne sur le sujet. Privé de ses articles sur les droits des internautes, sur l’économie numérique, et même une partie de ses dispositions sur l’ouverture des données, le projet législatif porté par Axelle Lemaire se réduit comme peau de chagrin [11] : au cours de cette période de compétition accrue avec les autres ministères, les enjeux liés à la transparence et l’ouverture des données publiques ainsi qu’à la collaboration citoyenne deviennent centraux dans le projet du secrétariat d’État. En décembre 2015, la concurrence entre le Premier ministre Manuel Valls et son ministre de l’Économie Emmanuel Macron joue finalement en faveur du secrétariat qui obtient enfin l’inscription d’une loi au calendrier ministériel.
18Ainsi, durant toute cette période, l’élaboration de la loi, tout en suivant son cours, est largement fragilisée par la concurrence d’autres ministères et l’inertie voire l’opposition de certaines administrations. L’organisation de la consultation en ligne entre juillet et octobre 2015 doit aussi être analysée dans ce contexte difficile comme une ressource pour remobiliser les soutiens à la réforme numérique de l’action publique, au sein comme hors de l’administration et du gouvernement.
Stratégie et innovation politique
19La consultation en ligne est au cœur du projet de réforme de l’action publique promue par le cabinet d’Axelle Lemaire. Elle vise à faire du secrétariat d’État le laboratoire d’un nouveau mode d’écriture législative fondé sur l’intelligence collective des citoyens. Dans le contexte d’une concurrence accrue entre ministères autour du numérique et de la difficile mobilisation de l’administration, la consultation apparaît aussi comme une ressource stratégique pour « cranter la loi » et pousser l’expérimentation de nouvelles pratiques de consultation.
De l’expérimentation au modèle politique
20La consultation permet d’abord une mise en visibilité du secrétariat d’État face à un ministre, Emmanuel Macron, particulièrement présent dans l’espace médiatique. Appuyé par la présence du Premier ministre qui souligne l’importance historique d’une démarche basée sur «la réunion des intelligences » [12], le lancement de la consultation connaît un écho médiatique important et positif [13] ainsi qu’un bon accueil au sein de la classe politique [14]. Cet accueil et le succès public de la plateforme contribuent sans doute à l’arbitrage en faveur de la loi obtenu en décembre 2015. La plateforme de co-construction législative est d’abord pensée dans le prolongement de la consultation « Ambition numérique » réalisée un an plus tôt, elle s’appuie d’ailleurs sur le CNNum et son prestataire technique la société Cap Collectif [15]. Mais il s’agit aussi d’aller plus loin pour ouvrir davantage le processus décisionnel aux citoyens et leur permettre de contribuer à l’élaboration de la loi.
21Avec 30 articles, le projet de loi pour une « République numérique » est un texte législatif relativement court, dont la légitimité politique doit être renforcée et le contenu enrichi de nouvelles propositions citoyennes. Le caractère inédit du projet de co-construction législative suppose d’inventer de nouvelles pratiques et de faire évoluer l’instrument désormais routinier des dispositifs de consultation numérique : « On veut vraiment pousser un cran plus loin l’inclusion des citoyens », confie ainsi le conseiller en charge de l’open data et de la réforme de l’État [16]. Au cours des entretiens, les membres du cabinet insistent plus généralement sur le caractère expérimental du projet, qui oblige à repenser la procédure d’écriture de la loi, à modifier le calendrier des consultations avec les autres administrations et à s’adapter aux propositions des internautes. De multiples innovations jalonnent ainsi le processus et permettent d’importer les pratiques et la grammaire du monde numérique au cœur de la fabrique de la loi : « fablab » organisé à Matignon le jour du lancement de la plateforme, « GouvCamp » opposant lors d’un débat sur les 6 articles les plus plébiscités des citoyens aux représentants des administrations concernées, restitution des données de la consultation aux communautés numériques lors d’un « hackathon » organisé par le secrétariat d’État. Les conseillers numériques se présentent bien ici en « révolutionnaires bureaucratiques » [17] capables de subvertir les manières de faire et de transformer les pratiques instituées au sein de l’administration.
22Au-delà de l’expérimentation, il s’agit néanmoins de faire de la consultation un « modèle crédible » de gouvernement, à même de rejoindre l’arsenal d’un nouveau plan de production de l’action publique. Cet enjeu est l’objet d’un véritable travail politique qui accompagne le déroulement de la consultation. Dans une note au gouvernement sur le bilan de la consultation, le cabinet d’Axelle Lemaire esquisse ainsi un certain nombre de recommandations pour « renouveler l’expérience sur un prochain projet de loi avant la fin quinquennat » [18]. Une nouvelle consultation est par exemple lancée en mai 2016 par le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, sur le projet de loi « Égalité et citoyenneté ». Par ailleurs, dans la perspective des rencontres de l’« Open Government Initiative » à Paris et de la future présidence française de l’organisation, le cabinet d’Axelle Lemaire présente le modèle de consultation comme un « instrument d’influence politique international » qui doit faire de la France un leader dans le domaine des civic tech.
23Sans la réduire à cela, on peut donc analyser l’expérimentation de la plateforme république-numérique.fr comme un « coup politique » pour imposer un nouvel instrument à l’arsenal d’une réforme générale de l’action publique. La consultation sert bien ici de laboratoire politique et s’appuie sur le soutien d’institutions partenaires comme le CNNum ou Etalab pour renforcer l’axe numérique du gouvernement. La construction d’une assise politique solide pour le secrétariat d’État suppose également l’appui de « publics » fort pour consolider la légitimité du projet de loi auprès du gouvernement.
Construction des « publics » numériques
24Un autre enjeu de la consultation est en effet de construire et de faire émerger les « publics » du numérique dont la mobilisation est centrale pour légitimer les changements promus par le cabinet d’Axelle Lemaire (Borraz et Guiraudon, 2010). Les conseillers interrogés déplorent en effet la faiblesse des liens de l’administration avec les mondes numériques, notamment face à des secteurs bénéficiant d’un néocorporatisme institué de longue date comme la culture (Jobert et Muller, 1987). À l’inverse, les « publics » du numérique sont assez mal identifiés par l’administration, qui semble les réduire aux grandes entreprises d’informatique et de télécommunication. Bertrand Pailhès se plaint ainsi qu’à son arrivée au secrétariat d’État, les start-up et entreprises innovantes ne sont pas prises en compte par Bercy : « Dans le dossier transmis par la DGE à Axelle Lemaire, il n’y avait que des grandes entreprises (Alcatel, Orange Bull, STmicro), aucune start-up, aucun des gens à qui on voulait parler. »
25L’identification de nouveaux « publics » renvoie d’abord à des relais électoraux qui pourraient renforcer le poids politique du ministère dans l’espace gouvernemental. Ainsi, Bertrand Pailhès estime que le faible intérêt des responsables politiques pour le numérique tient au fait qu’il ne paraît pas lié à des enjeux électoraux majeurs : « Il y a cette présomption que dans un programme politique ça a juste zéro valeur, on dirait que ça ne parle pas du tout aux Français, et du coup personne ne s’y intéresse au gouvernement. » De ce point de vue, la consultation est pour lui un échec relatif, car « au final, ce n’est pas grand monde qui participe. Ce n’est pas les 125 000 exemplaires vendus du rapport Nora [Rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société, publié en 1978, NDLR] », qu’il faut comprendre comme l’incapacité de la consultation à susciter un véritable intérêt citoyen au-delà des acteurs spécialisés. Sans surprise, la consultation n’est pas représentative du « citoyen ordinaire » comme le voulait le projet initial, mais plutôt d’un internaute francilien, le plus souvent jeune et politisé avec un haut niveau d’éducation [19].
26Sans faire émerger un « électorat qui pèse », la consultation révèle néanmoins, ou réaffirme, le poids d’organisations qui s’affirment comme les représentantes des internautes et plus largement des intérêts du monde numérique. C’est le cas par exemple du Syndicat des éditeurs de jeux vidéo (SELL) qui, de l’aveu des membres du cabinet d’Axelle Lemaire, n’avait pas été identifié auparavant. Bien que les participants soient, pour 95 % d’entre eux, enregistrés comme « citoyens » [20], ce sont bien les propositions de ces organisations qui captent l’essentiel de la visibilité et la majorité des votes. Ainsi, parmi les cinq articles et amendements ayant suscité le plus de votes positifs sur la plateforme, 8/10 ont été rédigés par des organisations, et même 6/10 par la Quadrature du Net, principale association française de défense des libertés sur internet (tableau 1).
Classement des articles et amendements les plus plébiscités sur la plateforme république-numérique.fr
Classement des articles et amendements les plus plébiscités sur la plateforme république-numérique.fr
Précision : le SELL est le syndicat des éditeurs de logiciels de Loisirs, l’APRIL est l’association de promotion et de défense du logiciel libre.27Cette hiérarchie marque une distinction nette entre publics « forts » et « faibles » de la plateforme (Badouard, 2012). Comme le rappelle R. Badouard, la « force » de ces publics ne tient pas seulement à la compétence politique et légistique accumulée au sein de ces associations pour lire et contribuer au texte de loi, mais aussi à leur maîtrise de l’espace numérique comme lieu d’expression et de mobilisation. Si la Quadrature du Net participe en apparence assez peu à la consultation numérique [21], elle semble néanmoins capable de mobiliser un important réseau de militants et de sympathisants dont plusieurs noms figurent parmi ceux des contributeurs « citoyens ». À l’inverse, des organisations pourtant professionnalisées à la défense d’intérêts auprès des politiques sont reléguées au second plan de cet espace participatif en ligne. C’est par exemple le cas des sociétés de gestion des droits d’auteur qui obtiennent moins de voix, mais surtout une majorité de votes négatifs sur la plateforme. Comme on le verra, celles-ci investissent alors d’autres espaces de consultation, obtenant de bien meilleurs résultats sur le processus législatif.
28La capacité des collectifs à peser sur le débat en ligne est d’autant plus importante que le cabinet s’est engagé à répondre uniquement aux contributions les plus plébiscitées. Dès lors, le secrétariat d’État se pose comme le relais des causes numériques portées par un internet militant dont l’organisation et la structuration précèdent la consultation. C’est à l’égard de ce rôle politique qu’il va d’ailleurs en partie décevoir les attentes des principales associations. Car la consultation en ligne n’est qu’une étape dans un système d’interactions répétées qui jalonnent l’écriture de la loi et met les membres de cabinet à l’épreuve de différents ordres de contraintes.
De l’espace numérique à l’espace bureaucratique d’écriture de la loi
29La capacité de ce nouveau dispositif de participation et de la mobilisation des acteurs numériques à transformer le texte final doit être comprise et mesurée à l’aune de son inscription dans un processus complexe et fortement codifié d’écriture de la loi, à l’intersection de divers espaces de discussion marqués par des grammaires et des ordres de contraintes différents. Tout l’enjeu, mais aussi les limites, de la consultation pour la loi République numérique tiennent notamment à sa position dans une chaîne de reformulations et de déplacements continus qui structurent le travail d’élaboration de la loi, dans un jeu constant d’interaction avec les acteurs numériques, mais aussi les autres ministères et administrations.
L’arbitrage des concurrences interministérielles
30Pour le directeur de cabinet adjoint, l’articulation de la consultation avec le processus de concertation « normal » d’un projet de loi est un enjeu majeur qui conditionne le succès de l’expérimentation :
« Là, pour le coup pour la consultation on avait été ultra-clairs et pour moi c’était essentiel, sur là où on en était dans le process, ce qu’on était capables de promettre. C’est une plateforme de co-construction, donc on sollicite les citoyens à proposer des modifications sur le texte : nous, on s’était engagé à répondre à deux cents remarques parmi les plus plébiscitées. Donc déjà on avait formulé des réponses écrites sur pourquoi on prenait les propositions ou pas, c’était un vrai exercice d’échange, sachant que, à la fin, on va en prendre un certain nombre, et ça c’est nous qui décidons tout seuls, à partir de vos propositions, mais par contre on vous dit si on les prend ou pas. On le fait que pour 200 parce qu’on n’a pas les moyens de faire pour tous, et après, de toute façon, ça part au Conseil d’État, donc il peut y avoir, après ça, de nouvelles modifications, ça n’est pas de notre ressort : le gouvernement, le Premier ministre peut décider de surseoir [22]. »
32Cette explication est aussi, pour le directeur adjoint de cabinet, l’occasion de réaffirmer le rôle du gouvernement comme décideur final, d’abord le cabinet, mais aussi et surtout le Premier ministre en tant qu’arbitre des discussions intra-gouvernementales. En parallèle, mais aussi en aval de la consultation numérique, le secrétariat d’État est en effet en prise avec un autre processus de consultation fortement codifié avec les ministères concernés par le texte, qui co-écrivent également certaines parties du texte législatif. Au sein de l’espace gouvernemental, les innovations législatives proposées par le secrétariat d’État, et encore plus celles issues de la consultation en ligne, sont loin de susciter un enthousiasme unanime. Ainsi, certains articles, pourtant majoritairement plébiscités par les internautes sur la plateforme, sont fortement critiqués dans cet espace parallèle de discussion et de co-production de la loi. C’est le cas par exemple de l’article 8 du projet de loi pour « une définition positive du commun informationnel ». Cet article qui propose une protection juridique du domaine public reprend une revendication centrale des communautés numériques dans leur combat contre le renforcement de la propriété intellectuelle sur internet (Bellon, 2017). Il est plébiscité par ces mêmes communautés sur la plateforme, obtenant une majorité d’avis favorables et suscitant même des amendements complémentaires pour en renforcer la portée [23]. Mais en même temps, l’article est critiqué par les sociétés de gestions des droits d’auteur et certains syndicats du monde de la culture qui participent à la consultation en ligne, par exemple la Scam (Société civile des auteurs multimédias) ou le Syndicat national de l’édition. Ces derniers proposent tout bonnement la « suppression de l’article 8 », proposition qui reçoit une majorité de votes négatifs sur la plateforme [24]. Mais le rapport de force, largement favorable aux internautes dans l’espace numérique de consultation, s’inverse totalement dans l’espace gouvernemental [25]. La propension des groupes d’intérêts à intervenir dans le processus d’écriture de la loi reflète ici leur pouvoir d’influence sur le rapport de force interministériel. Or les associations professionnelles de la culture ont construit des liens solides avec leur ministère de tutelle qui se présente comme garant de leur intérêt dans la négociation interministérielle. Contrairement aux organisations numériques, elles disposent également d’une forte capacité à intervenir à un très haut niveau politique, comme nous le rappelle par exemple le directeur de cabinet adjoint Alexandre Tisserand :
« Côté culture, l’Élysée avait été alerté. Et après ça redescend, soit directement chez nous, ce qui est rarement le cas en fait parce que rapidement il se trouve qu’ils ne vont pas nous convaincre donc ça n’est pas là que se passe le jeu, ça redescend plutôt au Premier ministre à qui l’Élysée peut dire “qu’est-ce qui se passe, expliquez-nous cette affaire”. […] Il n’est pas présent dans le travail interministériel, mais il peut arriver en poids politique. Et il se trouve que les milieux culturels sont gérés par des gens qui connaissent ceux de l’Élysée, donc oui ce sont des gens qui se connaissent beaucoup plus que les libertaires du numérique. »
34La décision, dans ce cas, « vient d’en haut » et échappe tout autant aux internautes qu’aux membres du secrétariat d’État. Elle s’inscrit de fait dans un espace gouvernemental d’appropriation des sujets numériques profondément concurrentiel, au sein duquel le ministère de la Culture revendique de longue date la préséance dans le domaine de la propriété intellectuelle (Bellon, 2018). Le rapport de force institutionnel, largement défavorable au secrétariat d’État au sein du gouvernement (cf. infra), aboutit finalement à l’abandon de l’article 8. Si cet arbitrage reflète à nouveau la faiblesse politique du secrétariat d’État, il démontre également la difficulté des membres du cabinet à faire valoir leur expertise spécifique sur des sujets, comme ici le droit d’auteur, traditionnellement monopolisés par d’autres administrations.
Expertise technique contre légistique
35En plus des ministères, le projet de loi est également soumis à l’avis de différentes administrations compétentes, dont certaines participent directement à l’écriture du texte législatif. Les réformateurs numériques, qu’ils soient membres au cabinet du secrétariat ou dans les agences administratives dédiées, revendiquent avant tout une compétence « technologique ». Ils mettent ainsi en avant leur capacité à innover, leur connaissance des manières de faire et du fonctionnement de l’espace numérique, déplorant notamment la faible acculturation technologique des autres élites administratives. On en trouve des exemples dans de nombreux entretiens comme ici avec le directeur de cabinet d’Axelle Lemaire :
« On avait cette conviction que sans compétence technique on ne peut pas comprendre ces sujets. Du coup, la loi est souvent hyper-bavarde pour bien expliquer. Moi, je passais beaucoup de temps à réécrire, pour améliorer la précision technique de la loi. En face, il y a en effet une culture chez les magistrats de dire “ce qu’on écrit dans le droit, l’application suivra”. Mais, une fois qu’on a dit ça, la maîtrise technique reste importante, sinon on écrit des trucs faux. Par exemple, les boîtes noires ça n’est toujours pas mis en place. C’est quand même très français, très droit romain, très Conseil d’État de raisonner comme ça [26]. »
37Comme le rappelle l’extrait précédent, deux régimes d’expertise – technologique et légistique – s’affrontent alors dans l’écriture de la loi, auxquels correspondent des registres d’argumentation qui coexistent aussi bien dans les discussions en ligne que dans l’espace bureaucratique. Or la légistique, bien que maniée par l’ensemble des contributeurs au projet de loi, est reconnue comme une prérogative spécifique du Conseil d’État, qui donne un avis final sur la régularité juridique du texte de loi. Ses membres, disséminés dans les différents cabinets, jouissent donc d’une autorité particulière dans le processus d’écriture de la loi. Et la difficulté des administrations numériques à recruter parmi ce grand corps fragilise encore leur position dans la négociation. Bien que le cabinet d’Axelle Lemaire reprenne en grande partie les propositions du Conseil d’État dans son rapport de 2014 Le numérique et les droits fondamentaux, il échoue à recruter son principal rapporteur, Laurent Cyterman : « Globalement, conseiller dans un secrétariat d’État, ça ne devait pas être assez prestigieux pour un membre du Conseil d’État », déplore le directeur de cabinet.
38À la prise en compte des contraintes technologiques, mais aussi des causes portées par les mondes numériques, les magistrats publics opposent bien souvent la « réalité du droit » et l’art de l’écrire (Cornu, 2003) qui vise à disqualifier certaines prises de position dans le débat. Au Conseil d’État, les revendications des internautes, notamment l’exigence de garantie ou de sanctions quant aux infractions au domaine public ou à l’ouverture des données, sont dénoncées comme des « non-sens juridiques » :
« Quand vous élaborez un projet de loi, surtout dans ce domaine [numérique] où les acteurs, et je ne parle pas forcément du politique, mais les acteurs eux-mêmes disposent d’une expertise assez faible juridiquement parlant, et sous-traitent la dimension juridique de l’expertise, précisément à des avocats à la gomme ou à des spécialistes autoproclamés de droit du numérique, c’est-à-dire des gens qui ne savent pas écrire des projets de loi et projets de décret, ils développent ce que j’appelle une lecture paranoïaque des textes [27]. »
40Ce sont donc aussi deux conceptions de l’outil juridique qui s’opposent d’un espace à l’autre : ressource militante d’un côté, qui vise à ancrer les droits des internautes dans la loi, tandis qu’elle s’inscrit pour les hauts fonctionnaires dans un ensemble de savoirs de gouvernement parmi lesquels l’écriture du droit renvoie à une distribution particulière des pouvoirs et du travail au sein de l’État.
41Si les réformateurs numériques mettent en avant leur compétence numérique pour innover, cette expertise n’est que faiblement reconnue dans l’espace bureaucratique, tandis que la compétence juridique leur est refusée au nom d’un monopole revendiqué par les conseillers d’État comme fabricants de la loi. La maîtrise de cette division administrative du travail d’écriture et plus généralement du fonctionnement de l’appareil d’État apparaît ainsi essentielle dans le processus d’élaboration de la loi, comme l’apprend à ses dépens le conseiller numérique à Matignon qui pilotait les réunions interministérielles sur le projet de loi :
« Quand je suis arrivé [au cabinet du Premier ministre, NDLR], je ne savais pas ce que c’était l’appareil d’État, je ne savais pas ce que c’était un décret. J’avais même jamais fait de droit de ma vie, et je me suis retrouvé à coordonner une loi. Je n’avais pas de légitimité au début. Il a fallu que j’apprenne tout ça. »
Un exercice constant de « traduction »
43Les membres du cabinet s’imposent alors comme des « traducteurs » qui, par un travail constant de reformulation, de politisation ou de technicisation, assurent la circulation des arguments de l’espace numérique à l’espace bureaucratique.
44Il s’agit d’abord de réviser les priorités qui ont émergé lors de la consultation en identifiant celles qui seront le plus aptes à passer le processus de concertation administratif et gouvernemental. Ainsi, parmi les dix propositions les plus plébiscitées par la consultation, seules quatre donnent vraiment lieu à une transcription dans la loi (tableau 2). À l’inverse, des propositions un peu moins visibles sur la plateforme sont reprises par le cabinet pour enrichir le projet de loi, comme celle pour l’accessibilité des sites aux personnes en situation de handicap. Cette sélection témoigne d’une première redéfinition des enjeux, à l’aune d’une intelligence des rapports de force intra-gouvernementaux et administratifs.
Devenir des propositions les plus plébiscitées dans le projet de loi final
Article | Auteur | Réponse du gouvernement |
---|---|---|
Article additionnel : les compétitions de jeux vidéo « e-sport » | SELL | Nouvel article avec réécriture dans le projet de loi |
Utiliser les logiciels libres et GNU/Linux dans les écoles et les universités | Jonathan Crequer | Renvoi à des mesures non législatives |
Donner la priorité aux logiciels libres et aux formats ouverts dans le service public national et local | APRIL | Renvoi à des mesures non législatives |
Autoriser les actions de groupe notamment en matière d’atteinte au droit sur les données personnelles et la neutralité du Net | Quadrature du Net | Renvoi au RGPD pour les données personnelles. |
Affirmer et encourager le droit au chiffrement des communications | Quadrature du Net | Modification avec réécriture du projet de loi |
Amendements | Auteur | Réponse du gouvernement |
Préciser le périmètre d’application de la Neutralité du Net | Quadrature du Net | Précisions apportées dans le projet de loi. |
Éviter la légalisation du copyfraud | Quadrature du Net | Proposition renvoyée à une mission de concertation ultérieure |
Ajouter la promotion du chiffrement des communications dans les missions de la CNIL | Quadrature du Net | Modification avec réécriture du projet de loi |
Élargir les possibilités d’action contre les atteintes au domaine commun informationnel | Quadrature du Net | Proposition renvoyée à une mission de concertation ultérieure |
Une durée d’embargo plus courte, ne pas entraver le TDM (fouille de texte et de données) et ne pas interdire une exploitation commerciale | Renaud Fabre (CNRS) | Modification avec réécriture du projet de loi |
Devenir des propositions les plus plébiscitées dans le projet de loi final
N.B. : Les nuances de gris renvoient à la transcription plus ou moins forte dans le projet de loi final.45Par ailleurs, les propositions retenues ne sont pas transcrites telles quelles dans le projet de loi. En dépit d’une rédaction mobilisant déjà un langage juridique expert, les propositions issues de la consultation ont toujours nécessité, selon les conseillers, « un important travail de réécriture » (cf. tableau 3). Car le registre argumentaire qui prime dans les réunions interministérielles est bien celui du droit derrière lequel se rejouent les négociations techniques et politiques. Selon le directeur adjoint de cabinet, pour remporter l’arbitrage politique en interministériel, il s’agit d’être sûr des mots, « parce qu’à la fin il s’agit quand même d’arbitrer des mots dans un texte ». La réécriture de l’article sur les compétitions de jeux vidéo qui avait obtenu un large plébiscite des internautes avant d’être intégré au texte final met au jour le travail de reformulation.
Reformulation de l’article sur la reconnaissance des jeux vidéos
Article proposé par le SELL sur la plateforme | Article figurant dans le projet de loi final |
---|---|
« Sont exceptées des dispositions des articles L. 322-1, L. 322-2 et L. 322-2-1 du Code de la sécurité intérieure les compétitions de jeux vidéo tels que définis à l’article 220terdecies II du Code général des impôts qui font appel à l’habilité et aux combinaisons de l’intelligence [des joueurs]. Les caractéristiques techniques des compétitions de jeux vidéo mentionnées à l’alinéa précédent sont précisées par voie réglementaire. » | « Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnance, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, les mesures relevant du domaine de la loi et modifiant le Code de la sécurité intérieure afin de définir, par dérogation aux interdictions fixées par les articles L. 322-1 à L. 322-2-1 de ce code, le régime particulier applicable aux compétitions de jeux vidéo, tels que définis à l’article 220terdecies II du Code général des impôts, en vue de développer et d’encadrer cette activité. Un projet de loi de ratification est déposé devant le Parlement dans un délai de trois mois à compter de la publication de cette ordonnance. » |
Reformulation de l’article sur la reconnaissance des jeux vidéos
46Si les ajouts peuvent paraître au premier abord cosmétiques, ils changent en partie la portée de l’article : en mobilisant des instruments traditionnels de gouvernement – ici l’ordonnance – offrant une marge de manœuvre politique à la décision.
47Dans la mesure où la « bonne traduction » s’appuie le plus souvent sur l’expertise des services administratifs mobilisés par le secrétariat d’État, elle nécessite finalement de la part des conseillers davantage la maîtrise du « langage de la procédure » que de celui du droit. Il ne s’agit pas seulement d’écrire un texte « juridiquement valable » et « politiquement acceptable », mais surtout de faire intervenir sa fabrication dans les rouages d’un processus extrêmement codifié, comme l’explique le directeur de cabinet adjoint :
« Quand on ne parle pas ce langage-là, enfin quand on ne parle pas ce langage du process, qu’on ne connaît pas les étapes, qu’on ne peut avoir une compréhension mutuelle de ce que sont les étapes de la législature, et que par ailleurs on ne connaît pas les cœurs de métier de Bercy, ça commence à faire beaucoup pour pouvoir gérer l’administration. L’administration va dire “moi, je peux pas gérer sur trois semaines, ce que vous me demandez d’écrire n’est pas de mon ressort, et donc là c’est un dispositif, ça a des conséquences directes et par ailleurs je ne peux pas faire ça sans demander l’avis de 50 personnes, de faire l’étude qui va bien, donc si vous me demandez de faire ça, moi je vais vous écrire une note à l’arrache, mais je ne peux pas vous écrire un article propre sur le sujet”. »
49Pour trouver sa place dans l’État, l’innovation politique doit bien être traduite dans ce « langage du process », c’est-à-dire être réinscrite dans une procédure conforme aux attentes administratives. L’administration joue en effet un rôle essentiel dans la préparation des arbitrages interministériels, rédigeant les argumentaires à l’attention des conseillers, produisant des études et des chiffres pour appuyer une décision. Si certaines collaborations sont particulièrement fructueuses – notamment avec Etalab autour de l’écriture de l’article sur le « service public de la donnée » –, la procédure est aussi une ressource stratégique que l’administration peut opposer à sa direction politique pour freiner voire empêcher l’adoption de nouveaux dispositifs dans la loi.
50La gestion de ce pouvoir administratif par les réformateurs numériques suppose donc d’en adopter en partie les routines et d’en maîtriser les codes, qui sont à la fois techniques et sociaux. Être passé par Bercy, savoir à qui parler et comment, appartenir aux grands corps, favorisent ainsi la mobilisation de l’administration, rouage essentiel du travail d’élaboration de la loi. Ces savoir-faire qui sont aussi des savoir-être permettent alors d’anticiper voire de contourner les contraintes, en privilégiant le bon service, en appelant directement une connaissance dans l’administration ou en formulant une demande « correctement ». Cet exercice conduit bien souvent à faire évoluer le projet de loi et les contributions des internautes, pour en assurer la domestication au sein de l’administration. Si la transformation de l’action publique consiste bien dans l’importation de principes numériques comme instruments de gouvernement, elle nécessite aussi de la part de réformateurs de combiner cette expertise numérique avec une connaissance fine de l’administration et de son fonctionnement.
Conclusion
51Autour de la loi République numérique, la mobilisation conjointe des internautes et de leurs relais au sein du secrétariat d’État et d’administrations partenaires a permis un véritable enrichissement du texte et surtout l’inscription d’un modèle de co-construction législative au répertoire des dispositifs participatifs. Désormais, les réformateurs numériques peuvent s’appuyer sur cette expérience pour promouvoir l’ouverture du processus d’élaboration des lois, comme en témoignent d’ailleurs les initiatives récentes autour des rapports sur la gouvernance des algorithmes ou encore la convention citoyenne pour le Climat. Certes la traduction des propositions d’internautes, de l’espace numérique à l’espace bureaucratique révèle d’importantes limites : plusieurs propositions achoppent en effet sur les rapports de forces intra-gouvernementaux et les règles de la légistique bureaucratique. Ces difficultés renforcent parfois l’impression, au sein des communautés numériques, que ces rapports de forces sont immuables et rendraient tout investissement dans le processus de co-construction législative inutile. Mais le moment de la consultation marque aussi celui d’une victoire relative des réformateurs numériques au sein de l’État qui contribue à faire bouger des pratiques bien ancrées.
52Cet article invite donc à déplacer le regard critique porté sur les expériences de participation en ligne : loin de remettre en cause le procédé même de la consultation, il propose de se pencher sur les enjeux de la traduction des propositions, les ressources et la position des traducteurs, la continuité des règles et des registres d’un espace à l’autre. Une telle approche contribue dès lors aux travaux sur la nouvelle gouvernementalité numérique en mettant au jour l’importance des acteurs qui, de part et d’autre de la frontière public/privé, organisent les revendications, favorisent leur importation et leur traduction dans le langage technocratique. Si le design des dispositifs techniques est central pour comprendre les différents modes de participation à la consultation, celui des règles administratives l’est tout autant pour expliquer l’adoption ou l’abandon de certaines propositions. Pour que l’innovation politique ne soit pas cantonnée à l’espace numérique, l’analyse doit réinvestir ces lieux charnières d’une articulation entre gouvernementalité numérique, pouvoir administratif et gouvernement politique, où se jouent les conditions d’une diffusion de la contribution citoyenne au processus de décision. Il s’agit tout autant d’un enjeu de connaissance que d’un enjeu d’action, afin de favoriser le passage des propositions citoyennes d’un espace à l’autre d’élaboration de l’action publique.
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- MARGOLIS M., RESNICK D. (2000), Politics as Usual. The Cyberspace Revolution. London, Sage Publications.
- PAGE E. C. (2003), The civil servant as legislator: law making in British administration, Public Administration, vol. 81, n° 4, p. 651-679.
- SAURUGGER S. (2010), The social construction of the participatory turn: The emergence of a norm in the European Union, European Journal of Political Research, vol. 49, n° 4, p. 471-495.
Notes
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[1]
À la suite de l’« Open Government Initiative » lancée par l’administration Obama dans les premiers jours suivant son arrivée à la Maison-Blanche, plusieurs États de l’OCDE lancent en 2011, sous l’égide de Washington l’« Open Government Partnership » pour promouvoir la transparence de l’action publique et de nouvelles formes de collaboration avec la société civile. La France rejoint ce partenariat multilatéral en 2014, avec la publication d’un plan d’action national pour une action publique transparente et collaborative. Elle prend la présidence du groupe entre septembre 2016 et octobre 2017, au moment où est adoptée la loi République numérique.
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[2]
Dossier de presse de présentation du bilan de la consultation, édito d’Axelle Lemaire : https://www.republique-numerique.fr/media/default/0001/02/da09b380f543bfab2d13da7424cec264dca669c6.pdf (consulté le 04/12/2020).
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[3]
C’est plus que la consultation « Ambition numérique » réalisée quelques mois plus tôt, qui comptabilisait 17 678 contributions pour 5 000 participations. Mais à titre de comparaison avec d’autres domaines d’action publique, la consultation sur la loi bioéthique en 2018 a réuni 64 985 contributions et 29 032 participants.
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[4]
Il s’agit de l’article 2 sur l’ouverture des algorithmes publics ; de l’article 17 sur la réduction du délai de mise à disposition des travaux de recherche ; de l’article 6 sur l’augmentation des pouvoirs de la CADA ; de l’article 42 sur la reconnaissance des compétitions de jeux vidéo et de l’article 20 sur l’introduction d’un droit à l’auto-hébergement des services numériques. (N.B. : Les numéros d’articles font référence au projet de loi déposé par le gouvernement.)
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[5]
Ils sont ainsi nombreux à citer le Rapport Nora Minc sur l’informatisation de la société (1977) ou encore le Plan d’action gouvernemental pour la société de l’information (1997) en exemple.
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[6]
Le site « Désirs d’avenir » lancé par l’équipe de soutien à Ségolène Royal visait à recueillir l’avis des internautes pour une co-construction du programme socialiste lors de la campagne présidentielle de 2006-2007. Il constitue l’une des premières expériences de dispositifs participatifs en ligne au sein des partis politiques (Beauvallet, 2007).
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[7]
On a noté l’utilisation de ce vocabulaire connoté pour décrire l’activité d’élaboration de l’action publique dans plusieurs entretiens, notamment avec Bertrand Pailhès, Sébastien Soriano et Georges-Étienne Faure.
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[8]
Entretien Georges-Étienne Faure, conseiller numérique au cabinet du Premier ministre entre 2014 et 2017, 1er décembre 2017.
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[9]
Entretien du 14 septembre 2017.
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[10]
Entretien Florent de Bodman, 18 août 2015 ; entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[11]
« On passe de 90 à 35 articles en quelques mois ». Entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[12]
« C’est la première fois dans notre pays, la première fois en Europe qu’un texte de loi est ainsi ouvert aux contributions des citoyens », extrait du discours du Premier ministre prononcé à l’Hôtel de Matignon en présence d’étudiants en droit du numérique.
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[13]
Revue de presse réalisée à partir du site Europresse entre le 26 septembre et le 18 octobre 2015 sur 12 quotidiens de la presse nationale et régionale (Le Monde, Le Figaro, Libération, Les Échos, La Croix, L’Humanité, L’Opinion, Ouest-France, Le Parisien, Le Progrès, La Tribune, La Voix du Nord).
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[14]
Audition d’Axelle Lemaire devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale le 16 décembre 2015.
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[15]
Créée en 2014 par trois entrepreneurs militants qui gravitent depuis plusieurs années dans les réseaux de la civic tech. Les trois entrepreneurs avaient déjà créé un an plus tôt l’association Parlements et Citoyens, qui proposait une plateforme d’aide à la co-écriture de propositions de lois. Soutenue par quelques parlementaires, l’association accompagne notamment le sénateur écologiste Joël Labbé dans la rédaction d’une proposition de loi pour encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires, loi finalement promulguée en 2014. En prenant en charge la construction de la plateforme République numérique, Cap Collectif s’impose ainsi comme partenaire central des dispositifs de participation, mais aussi de communication politique : la société est ainsi en charge de la construction de la plateforme du Grand Débat national en 2019 et du site de campagne d’Anne Hidalgo en 2020.
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[16]
Entretien Florent de Bodman n° 2, 6 janvier 2016.
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[17]
On emprunte l’expression à Pierre Bourdieu et Rosine Christin (1990) qui la mobilisent pour décrire les réformateurs de la politique du logement : « La distance à l’égard de la bureaucratie ordinaire et de ses routines est sans doute, avec les dispositions qui sont d’ordinaire associées à une origine sociale très élevée et à la “précocité”, comme l’“audace”, l’“ambition”, l’“enthousiasme”, etc., ce qui sépare le plus clairement les “révolutionnaires bureaucratiques” de la grande masse des fonctionnaires. »
-
[18]
Note à la secrétaire d’État et au Premier ministre.
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[19]
Les données sociographiques sur les participants nous ont été transmises par le cabinet à l’issue d’une enquête par questionnaire réalisée par l’administration.
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[20]
Bilan de la plateforme accessible en ligne : https://www.republique-numerique.fr/project/projet-de-loi-numerique/step/bilan-de-la-consultation (consulté le 01/12/2020).
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[21]
La Quadrature du Net fait 15 contributions, loin des 345 en moyenne pour les 50 participants les plus actifs (chiffres obtenus par aspiration des données de la plateforme république-numérique.fr).
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[22]
Entretien Alexandre Tisserand, 8 octobre 2018.
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[23]
L’amendement proposé par la Quadrature du Net pour éviter une légalisation du copyfraud à la suite de l’article reçoit même 1 903 votes positifs, ce qui en fait un des amendements les plus plébiscités sur la plateforme (cf. tableau 1).
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[24]
Respectivement 82 votes négatifs sur 145 pour l’amendement du SNE et 33 votes négatifs sur 53 pour celui de la Scam.
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[25]
Sans conclure sur le caractère plus ou moins démocratique de chacun de ces espaces, il s’agit surtout d’affirmer ici que les conditions du dialogue dans chacune de ces arènes, gouvernementale ou numérique, sont plus ou moins favorables à certains types d’acteurs en fonction des ressources, sociales, économiques et expertes, dont ils disposent.
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[26]
Entretien Bertrand Pailhès, 14 septembre 2017.
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[27]
Entretien Olivier Henrard, membre du Conseil d’État, ancien conseiller juridique au ministère de la Culture, 26 mars 2016.