Réseaux 2013/6 n° 182

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Article de revue

Formes de la présence et circulations de l'expérience

De Jean-Jacques Rousseau au « Quantified Self »

Pages 21 à 55

Notes

1Nous assistons aujourd’hui au développement de dispositifs technologiques qui présentent la particularité pour les personnes de visualiser leurs activités en train de se faire ou l’évolution de leur état : calculs et représentations dynamiques, mises à jour continuelles de leur consommation énergétique, du nombre de pas ou de la distance qu’ils ont effectués, ou via des senseurs mesures d’indicateurs liés à leur état physiologique, voire à leur état d’humeur. Ces technologies encore émergentes et emblématiques de « l’internet des objets » introduisent une forme particulière de réflexivité dans les situations, puisque les personnes sont alors « confrontées aux traces de leur activité » (Cahour et Licoppe, 2010), et je parlerai ici de « technologies réflexives ». Celles-ci semblent poser une question anthropologique originale, puisque leurs utilisateurs sont décrits comme un type particulier de personne, un « soi quantifié » ou « Quantified Self » (Swan, 2012 ; Pantzar et Ruckenstein, 2013 ; Licoppe et al., 2013). Une autre manière d’introduire la réflexivité dans l’action en exploitant les nouvelles technologies consiste pour les individus à se servir de dispositifs miniaturisés d’enregistrements vidéo pour documenter leur existence. Prolongeant les expérimentations cyborgiennes de Steve Mann à la fin du XXe siècle (Mann, 2002), différents expérimentateurs enthousiastes produisent depuis quelques années des enregistrements vidéo continus de leur propre expérience (soit en transportant sur eux des caméras portables, soit en installant des caméras dans toutes les pièces de leur domicile). Pour nombre de ces « lifeloggers », il ne s’agit pas simplement de produire des archives personnelles et des journaux intimes plus « riches », mais cela constitue également un moyen de produire des documents (en général vidéo) qui, une fois formatés et traités, vont pouvoir témoigner de processus de « développement » des personnes au sens de la psychologie de l’activité [1]. Lorsque ces enregistrements sont injectés dans les situations ordinaires via des écrans de contrôle ou des moyens de traitement vidéo en temps réel, ces dispositifs deviennent eux aussi des technologies réflexives, au sens où les personnes agissent à en s’enregistrant et en se « voyant » agir.

2Le fait que pour décrire de tels acteurs réflexivement équipés nous ayons besoin d’inventer de nouvelles catégories, comme celle de « Quantified Self » suggère qu’il y a dans ces formes de réflexivité plus qu’un simple trouble de la relation spéculaire entre les personnes et leur environnement qui était à la base de la transparence supposée de la représentation (Rorty, 1990). Il y a là le symptôme d’une nécessité nouvelle, celle de penser un rapport différent à la présence (entendue comme engagement dans la situation à travers une action qui se déploie dans l’ici et maintenant) et à l’existence (entendue comme capacité des êtres à perdurer de manière reconnaissable d’une situation à l’autre). Du côté de la présence, parce que les personnes équipées par les technologies réflexives sont confrontées à la mise en calcul de leurs activités en train de se faire, et du côté de l’existence, parce que ces historiques sans cesse remis à jour les suivent d’une situation à une autre. Si l’on imagine la généralisation de ce type de dispositif, ce qui ne demande pas un gros effort d’imagination, il faut donc voir dans le « soi calculé » [2] le héraut d’un nouveau type d’individu, avec un rapport particulier à l’action, à la présence, à l’existence, et avec ses formes propres de subjectivité. Les recherches existantes montrent sans toujours le conceptualiser très clairement que c’est précisément l’articulation entre une expérience située et technologiquement équipée (et donc un certain rapport à la présence) et des manières de la documenter, en rendre compte et la publiciser (et qui fournissent des points d’appui nouveaux à l’existence) qui constitue le creuset de l’émergence annoncée de ce nouveau type d’entité individualisée. Comprendre ces dispositifs, leurs usages et leurs effets suppose alors de pouvoir montrer d’une part comment quelque chose de stable et de durable (tel qu’un individu aux attributs relativement stables) peut perdurer par-delà la succession des situations ordinaires, essentiellement éphémères, et la mise en mots de l’expérience dont elles sont le site (son « entextualisation »), et son évocation dans d’autres contextes ; d’autre part comment l’entité individualisée qui émerge ainsi de l’expérience et la manière dont celle-ci est intelligible ne sont que deux facettes d’un seul et même processus.

3Pour saisir à la fois les spécificités du « soi quantifié », et la manière dont il se détache par rapport à des formes et des processus antérieurs d’individuation, je vais effectuer un détour historique, et revenir sur un texte fondateur quant à l’émergence de l’individu moderne, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau [3]. Ce texte est bien sûr très éloigné des nouvelles technologies, mais il occupe une place particulière à l’intersection de la philosophie et de la littérature, dans la mesure où l’un des objectifs de Rousseau est de faire émerger à la fois la figure de l’individu contemporain et d’un type de relation capable de rendre compte de sa forme de subjectivité singulière. De plus, dans la mesure où Rousseau adopte la posture de l’autobiographie, ce texte peut également être lu comme proposant une forme d’anthropologie des manières d’être ensemble au XVIIIe siècle. Enfin, pour distinguer entre la figure de l’habitant de la bonne société de l’époque et celle de l’individu moderne, Rousseau s’intéresse de très près à la relation entre situation et description, à l’articulation entre ce qui se passe dans la co-présence et ce qui peut en circuler, et aux effets de subjectivation qui s’ensuivent. Cette problématique de l’intelligibilité et la circulation de l’expérience, en particulier celle d’être-ensemble-avec-autrui, joue même un rôle central pour mettre en tension deux modalités reconnaissables d’habiter les situations et d’être ensemble (deux formes de la présence) associées à deux manières pour ce qui est posé dans chaque cas comme constitutif de cette expérience de circuler et d’être évoqué à nouveau (deux manières différentes d’étayer l’existence). Ce contraste et entre ce qui constitue au fond deux processus différents et simultanés d’individuation et qui coexistent dans une même période, est aussi le nœud d’une tension historique entre d’une part l’habitant des salons, stratégique, dissimulateur et héritier de la Société de Cour (Elias, 1985) et d’autre part l’individu moderne, doté d’une subjectivité intériorisée et capable de se dire dans un souci d’authenticité, dans un régime de véridiction à la première personne, et que le projet de Rousseau est justement de contribuer à faire advenir à travers le format particulier des Confessions. En ce sens, Rousseau constitue un excellent guide pour un programme de recherche sur les formes de la présence et de sa circulation, et la manière dont il procède éclaire les aspects les plus singuliers du rapport à la présence d’un individu équipé par les technologies réflexives, et en quoi ces dernières pourraient étayer un processus d’individuation d’un genre différent, qui donne naissance au « soi quantifié ».

4Rousseau est d’autre part intéressant pour la finesse avec laquelle il saisit les tensions de l’individu moderne, autonome, agissant et doté d’une singularité intérieure susceptible de se dire à la première personne, mais qui risque aussi à tout moment d’être agi « de l’extérieur » (par rapport à la situation) par les artefacts et le langage. Or les sciences sociales sont historiquement liées à ce type d’individu, et aux modalités de sa présence et de son existence. Les anthropologies les plus traditionnelles présupposent souvent dans leurs descriptions la co-présence d’individus « tout à leur action » (Piette, 2009), figure de l’acteur qui constitue également une orientation normative dans les situations ordinaires (Licoppe, 2013). Une des conséquences d’une telle orientation est de connoter négativement la personne distraite ou dispersée, comme si elle était affectée d’un manque par rapport à un idéal-type de la pleine présence et de l’engagement focalisé. Le « soi quantifié » fait alors question, car il constitue d’emblée une figure dissociée, qui agit en même temps qu’il se voit agir (à travers les représentations de son activité en train de se faire). Élaborer une anthropologie ou une sociologie qui rendent compte des interactions entre de tels êtres réflexifs suppose de faire un pas de côté par rapport aux idéaux normatifs de la présence et de l’existence associés à des conceptions antérieures du sujet de l’action.

5L’irruption du soi quantifié déplace également certaines postures critiques. Il y a une vingtaine d’années, Bruno Latour pouvait ainsi renvoyer dos à dos ce qu’il appelait les tenants de l’interaction et ceux de la structure (Latour, 1994). Les premières tendent selon lui à rabattre tout sur la situation et l’émergence (il visait là surtout l’ethnométhodologie et dans une moindre mesure l’interactionnisme de Goffmann), en dehors de toute forme de documentation et de totalisation, de sorte que le social devait être rejoué à chaque instant (ce qui revient pour Latour à décrire la société des hommes comme une société de singes). Elles privilégiaient donc la présence, au détriment de l’existence, tandis que les secondes visaient à révéler des structures et un ordre cachés, en s’équipant de puissants instruments de totalisation (les catégorisations, l’appareillage statistique, etc.), utilisés pour écraser les phénomènes d’émergence sous le poids de la structure sociale et des mécanismes de reproduction (il visait bien sûr Bourdieu), et en ce sens sacrifiaient la question de la présence à celle de l’existence. Ceci permettait à Bruno Latour de tenter de proposer pour les « Science and Technology Studies » (STS) une voie moyenne qui n’obligeait pas à trancher entre présence et existence. Il importait à cette sociologie refondée de comprendre comment la situation, « disloquée », « échevelée », considérée comme un assemblage hétérogènes d’actants humains et non humains, pouvait être « cadrée » de manière à pouvoir apparaître à la fois comme le site d’une interaction (et donc de phénomènes émergents) tout en étant traversée par des processus de documentation, de totalisation et de calcul qui la dépassent. Cette analyse de Latour avait le mérite de pointer l’importance des manières de documenter, de faire sens, d’aligner et de mettre en calcul les situations, et le fait qu’elles ne peuvent être séparées de la manière dont est organisée, intelligible et racontable l’expérience ordinaire de s’engager dans une situation donnée.

6Certains champs ont fait de ce processus d’articulation entre l’expérience et ce qui peut circuler d’elle leur programme de recherche. En sociologie des organisations par exemple, l’approche de l’organisation comme travail d’organisation (« organizing »), étayé par la force constitutive des actes de communication (Cooren et Fairhurst, 2009), a donné lieu à une conceptualisation du travail d’organisation comme un va-et-vient entre la conversation (qui se joue dans l’ici et maintenant de la réunion de plusieurs individus en co-présence) et le « texte », c’est-à-dire ce qui émerge de la situation et peut circuler, le concept de texte étant entendu dans un sens large, qui recouvre aussi bien des comptes rendus écrits que des évocations orales de ce qui s’est passé (Taylor et Van Every, 2000). Analyser le travail d’organisation, c’est tenter de saisir la manière dont la situation s’appuie sur des « textes » antérieurs et constitue en même temps le site de production de nouveaux « textes », selon une dynamique continue d’émergence, d’entextualisation et dedécontextualisation. De manière indépendante, l’anthropologie linguistique (Duranti, 2004) a cherché à rendre compte de l’expérience d’être membre d’une culture particulière en analysant d’une part l’importance et la pertinence accordées à certaines séquences interactionnelles et conversationnelles (et déniées à d’autres), et d’autre part les modalités selon lesquelles elles peuvent être produites et reformulées au fil d’une chaîne de citations : l’ensemble de ce processus est alors pensé comme constitutif de formes d’identité. On peut comprendre ce que c’est que penser comme un avocat américain en reconstituant la manière dont les professionnels du droit font parler les acteurs des affaires qu’ils traitent (sous la forme de récits ou de discours rapportés en direct), et qui se retrouve aussi bien dans les interrogatoires au tribunal que dans les manières d’enseigner le droit à l’université (Mertz, 2007). On peut comprendre également ce que c’est que d’être un habitant du royaume de Tonga, en étudiant comment sont produits (ou inhibés) et cités en différents sites (de l’espace public au tribunal) des échanges injurieux entre « frère » et « sœur », de sorte qu’ils apparaissent pour tous comme transgressant le sens spécifique d’une identité historique tongienne (Phillips, 2000). Ce que viennent ajouter ici l’approche communicationnelle de la sociologie des organisations et l’anthropologie linguistique au problème que posait Latour, c’est la possibilité de faire de cette question théorique un programme de recherche empirique, mais ce à deux conditions :

  • observer et analyser de près l’organisation, la production et le traitement de séquences interactionnelles précises (c’est-à-dire aussi prendre au sérieux l’opacité pragmatique du langage et les acquis de l’analyse de conversation, assez largement ignorés par la sociologie française) ;
  • se donner les moyens de suivre non seulement les acteurs, mais également ces séquences interactionnelles, sur les différents sites où elles peuvent être reformulées, évoquées, citées, c’est-à-dire saisir les tours et les détours de leur circulation en tant que « texte ». C’est en effet dans ce double processus qu’il doit être possible de saisir quelque chose de la production des identités.
Ce que soulignent aujourd’hui les dispositifs du « Quantified Self » et les « lifeloggers », c’est bien tout l’intérêt de prendre précisément pour objet ce processus d’articulation entre la situation et les effets performatifs des actions dont elle est le lieu (la situation comme lieu d’une émergence conditionnée par avance par des formes de documentation et de totalisation qui la rendent intelligible comme telle), et ce qui peut en être extrait et formaté, et servir ainsi de support à une chaîne potentiellement infinie d’évocations et de citations. Mais se donner comme objet d’étude une entité comme le « soi quantifié » et la manière dont ce type d’entité peut interagir ne va pas sans quelques déplacements épistémologiques. Certes, une approche de l’action qui considère la situation comme « disloquée », traversée de « textes » (au sens général du terme) qui pointent vers un au-delà de l’immédiateté présente, constitue une perspective de recherche à l’évidence pertinente pour décrire le comportement d’un soi quantifié. Mais si, dans le cas des « individus » traditionnels, porteurs d’une subjectivité désincarnée et qui paraissaient ainsi susceptibles de se confronter ici et maintenant à un environnement qui leur était extérieur mais se donnait comme immédiatement présent (même s’il présentait un caractère construit), il pouvait encore y avoir un effet de dévoilement à critiquer la notion d’une présence pleine et immédiate et à considérer les situations comme « disloquées », cet effet de dévoilement disparaît en grande partie avec le type différent d’entité que constitue le soi quantifié. En effet, les situations auxquelles ce dernier est confronté, et dans lesquelles il agit et est agi, se donnent d’emblée, et de manière visible, comme disloquées, puisqu’elles incorporent des calculs et des documents sur l’action en train de se faire, qui renvoient à toute une infrastructure de calcul, et qui constituent un point d’appui crucial de l’action du « Quantified Self », à la fois extérieur à la situation et endogène à celle-ci. Comme nous le verrons plus loin, ceci a aussi pour conséquence de conférer une pertinence nouvelle aux approches ethnométhodologiques que Latour critiquait pour leur caractère trop « situé », dans la mesure où elles se préoccupent de « l’action instruite » (« Instructed Action »), c’est-à-dire de rendre compte du caractère vivant et gestaltique d’une action accomplie en regard d’une mise en texte avec lequel elle entretient un rapport réflexif, qu’il s’agisse de monter un meuble avec le manuel d’instructions (Garfinkel, 2002) ou du travail vécu de démontrer un théorème mathématique armé du « texte » de sa preuve (Livingston, 2008).

Coprésence et art de la conversation : les bons mots et leur circulation

7Les Confessions de Rousseau sont particulièrement intéressantes pour notre propos, car cette œuvre est traversée par une opposition entre deux manières de vivre des situations de co-présence et d’en rendre compte. La première renvoie à la société de salon du XVIIIe siècle et à l’art de la conversation, une expérience dont Rousseau cherchait souvent à s’échapper à travers des « retraites » pastorales, mais à laquelle il revenait sans cesse et dont il n’arrivait pas complètement à se déprendre. À un premier niveau de lecture, l’œuvre de Rousseau porte ainsi un regard aigu et quasi ethnographique sur la sociabilité cultivée caractéristique du XVIIIe siècle, et sur une expérience de l’être-ensemble où les paroles, et en particulier les séquences conversationnelles jouent un rôle central :

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« Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons ; partout un accueil gracieux, caressant, un air de fête : d’aimables demoiselles bien parées m’attendent, me reçoivent avec empressement ; je ne vois que des objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d’orange ; on chante, on cause, on rit, on s’amuse ».
(Les Confessions, livre cinquième, p. 245, souligné par moi)

9Au cœur de la sociabilité du XVIIIe siècle, il y a l’art de la conversation, son orientation vers l’oisiveté et l’amusement, qui semble exclure la présence trop ostensible du commerce, de l’industrie, du travail (Craveri, 2002). Le dîner, le salon s’organisent autour de petits spectacles et d’une conversation dont la visée « officielle » est le plaisir, et qui se nourrit généralement de bavardages et de ragots, de bons mots et de persiflages. L’art de la conversation suppose à la fois de bien tourner les mots et de savoir les prononcer à propos. Il valorise une organisation séquentielle particulière dans laquelle la réussite d’un trait d’esprit est ratifiée par les émotions et les louanges qu’il suscite chez l’auditoire. Dans un de ses rares moments de grâce interactionnelle (les Confessions se voulant plutôt dépositaires de la longue liste de ses « balourdises »), Rousseau raconte comment il a pu produire lors d’un dîner un trait d’esprit concernant la devise d’une famille piémontaise où son statut était jusque-là pour le moins incertain :

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« Cette jeune personne si dédaigneuse me jeta un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devait, et qu’il me donna en effet si pleine et entière et d’un air si content, que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 138)

11Le trait d’esprit réussi vient rétrospectivement légitimer la présence de son locuteur, qui tient et justifie par là sa place dans la conversation de salon, au sens propre et au sens figuré. Ce qui répond aux tours de parole et en fait des traits d’esprit mutuellement reconnus comme tels, c’est la production de réponses appréciatives par les destinataires, en particulier des manifestations de plaisir (rires, exclamations diverses, larmes d’émotion, etc.) accompagnées de louanges. La paire adjacente constituée par un dire ou un fait remarquable (bon mot, saillie, récit, énonciation ou exhibition d’un fait philosophique curieux, etc.) suivie d’une réponse manifestement appréciative, est la séquence interactionnelle constitutive du trait d’esprit, et elle est à ce titre cruciale dans le mode d’être ensemble qui caractérise le monde. Il est certain que beaucoup d’autres séquences conversationnelles devaient advenir dans les conversations de salon, mais cette séquence-là possède une visibilité et un statut particuliers. Elle est en quelque sorte emblématique de la culture de la conversation en société au milieu du XVIIIe siècle.

12La conversation suppose donc un grand engagement et une grande vigilance de la part des convives, d’un côté pour produire à propos des paroles reconnaissables comme amusantes et les réponses appréciatives qui les ratifient comme telles, et de l’autre pour décoder les messages, lorsqu’ils visent quelqu’un pour identifier de qui il s’agit (d’autant qu’une des plus grandes manifestations d’habileté dans l’art de la conversation est sans doute de produire une saillie sur l’un des participants de telle manière que tous comprennent qu’il en est la cible sauf lui), en bref se mettre en situation de manifester sa compréhension par une réponse appropriée :

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« Le tour d’esprit de Mme de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits et les épigrammes partent chez elles avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé ».
(Les Confessions, livre dixième, p. 631)

14Mais si la saillie et le trait d’esprit sont la matière première de la conversation, ils ont également une vie en dehors du contexte originel de leur production (pour autant que l’on puisse en identifier un). On ne peut pas saisir ce qu’ils sont et leurs effets dans un contexte donné d’énonciation ; il faut comprendre la manière dont ils circulent dans différents lieux, la manière dont ils sont produits pour être répétables et cités, et dont cette orientation vers certaines modalités de citation et de répétition participe de leur intelligibilité et leur identification en tant que traits d’esprit.

15Les bons mots laissent tout d’abord des traces dans la mémoire, puisque chacun se fait comptable de ses bons mots ou des calomnies faites à son propos. Rousseau décrit ainsi comment Madame de Luxembourg mettait les saillies à ses dépens « sur ses registres » (ibid., p. 651). Ils participent ensuite d’une sorte de conversation généralisée, puisque mots d’esprit et nouvelles circulent via une chaîne ininterrompue qui mêle sans cesse événements de parole (leurs reprises ou citations dans d’autres conversations) et événements d’écriture (via les citations dans les lettres ou les romans à clef, et les évocations des lettres ou des livres, qui peuvent être lues et reprises plus loin dans d’autres conversations). Ce sont ces modalités de circulation qui en déterminent les conséquences possibles.

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« Elle m’apprenait dans cette lettre (Liasse B, n° 34) que ma passion pour elle était connue du tout Paris : que j’en avais parlé à des gens qui l’avaient rendue publique ; que ces bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie ; qu’enfin il lui rendait justice, et que leur paix était faite ; mais qu’elle lui devait, au nom de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce ».
(Les Confessions, livre dixième, p. 594)

17Cet espace discursif dont la conversation de salon n’est qu’un des sites se caractérise par une sorte d’équivalence d’ordre idéologique entre parole et écriture, entre conversations et textes. Les deux se prêtent également à la citation et à la reprise d’un bon mot, d’une phrase bien tournée, d’un ragot ou d’une nouvelle, de sorte qu’il n’y a pas lieu de distinguer l’un de l’autre. Même en société d’ailleurs, il arrive à Rousseau de témoigner de cette équivalence en offrant de compenser ses impairs dans la conversation par des lectures de ses écrits :

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« Il avait, ainsi que Mme de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n’y avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne pas vouloir faire le gentil malgré Minerve et je me tus… J’étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de Mme de Broglie ce qu’elle avait fait en ma faveur. Après le dîner, je m’avisais de ma ressource ordinaire. J’avais dans la poche une Épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur ; j’en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois ».
(Les Confessions, livre septième, p. 361)

19La circulation généralisée et indifférenciée des faits de conversation, dits, écrits ou imprimés est également au cœur de la notion de « public », tel qu’on l’entend à l’époque, et qui, reprenant à son compte l’équivalence de la parole et de l’écrit quant à leurs capacités de citation, ne distingue pas vraiment nettement entre la circulation généralisée des bons mots et des nouvelles dans la bonne société, et la publication éditoriale des lettres ou des livres. Cette dernière offre un autre moyen pour la bonne société d’accéder aux premiers, puisque les bons lecteurs sont aussi dans la bonne société. L’espace public, centré sur la « publication », semble donc surtout agir à cette époque comme une caisse de résonance pour la circulation de ce qui constitue la matière première des conversations, et permettre une montée en généralité à travers laquelle il devient possible d’acquérir à travers lui l’avancement ou la gloire, ou de risquer paraître la risée du « tout Paris ».

20Depuis le XVIIe siècle, la philosophie naturelle et la sociabilité mondaine entretiennent un rapport symbiotique. La première se constituant contre l’université scolastique, elle trouve dans la seconde un point d’appui, pourvu qu’elle puisse l’alimenter en faits nouveaux et curieux, à partir desquels causer et deviser, ou encore produire des spectacles plaisants (Licoppe, 1996). République des Lettres et société de salon sont donc profondément enchevêtrées. L’accomplissement d’une expérience spectaculaire, l’exécution d’une œuvre et la production de bons mots et de ragots plaisants ont tous leur place dans les rencontres mondaines, tandis que les faits scientifiques peuvent s’insérer par leur caractère curieux dans la circulation généralisée des bavardages. À ce titre, les savants et les lettrés peuvent avoir accès au salon, même si leur rang ou leur état ne le justifie pas, et, pourvu qu’ils arrivent à maîtriser un peu l’art de la conversation, s’y faire une réputation. C’est d’ailleurs seulement après avoir échoué à faire admettre son procédé de notation musicale par l’Académie des Sciences (la seule voie de légitimation scientifique relativement autonome par rapport aux enjeux de la société aristocratique à l’époque) que Rousseau déclare se tourner vers la société pour son avancement. Mais l’exercice est délicat. Les dîners et les conversations de salon constituent pour l’apprenti lettré une épreuve au sens pragmatique du terme, c’est-à-dire le lieu d’un processus de requalification des entités présentes. Qu’il sache tourner son savoir d’une manière qui lui permette de briller dans le monde de la conversation et sa situation est faite :

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« Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait été dédommagé du côté de l’esprit : il l’avait naturellement agréable, et il avait pris soin de l’orner… Il s’était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l’agrément dans le commerce, même avec les femmes. Il savait par cœur tous les petits traits des ana et autres semblables : il avait l’art de les faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui s’était passé il y a soixante ans… enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat ».
(Les Confessions, livre quatrième, p. 594)

22Cela demande des compétences situées et finement ajustées à la situation de parole, la connaissance de « qui est qui » et « qui est quoi » parmi l’assistance, toutes choses par rapport auxquelles le philosophe n’est pas à son avantage.

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« Pour parler à propos, il faut penser sur-le-champ et à la fois à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment l’on peut parler dans un cercle : car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 161)

24Le philosophe, et ce d’autant plus qu’il est mal né, peut être mal à l’aise dans cette épreuve. Il risque à tout moment la « balourdise », qui sera presque automatiquement imputée à son statut inférieur, ou la pédanterie, qui démontre son peu de grâce dans l’interaction, et son incapacité à adapter ses paroles au contexte et à transformer les faits ou les écrits des philosophes en curiosités acceptables dans le monde. Pour bien se tenir, il doit se montrer capable d’acquérir une « brillante superficie », ce qui suppose également de dissimuler tout ce qui pourrait être reconnaissable comme relevant de l’intérêt personnel ou du besoin de reconnaissance :

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« Et n’étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à propos, qu’il en paraissait davantage ».
(Les Confessions, livre cinquième, p. 242)

26La conversation, et le mode de circulation particulier qu’elle instaure entre les rencontres en société et ce qui peut en être repris et circulé au-delà de l’ici et maintenant de ces situations, constitue un processus d’individuation spécifique. L’être qui se constitue et perdure éventuellement ainsi à l’épreuve de la conversation dans le beau monde est un sujet tout en surface et en visibilité, qu’il s’agisse du philosophe mal né qui tente sa chance dans les salons ou de la personne de qualité dont le rang lui garantit un accès légitime. En deçà, normalement imperceptible (qu’il devienne visible et l’épreuve de la conversation dans le beau monde tourne mal), il y a un individu calculateur, stratégique, comptable des positions sociales tout autant que des saillies et des persiflages, qui gère les impressions qu’il produit et calcule celles que produisent les autres :

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« Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu, et la souplesse courtisane qu’on lui connaît l’obligeait à beaucoup d’égards pour un nouveau venu, jusqu’à ce qu’il connut mieux la mesure de son crédit »
(Les Confessions, livre septième, p. 414)

28Il est comme le prototype de l’individu calculateur et gestionnaire de ses impressions, engagé dans une interaction qui ressemble à une danse stratégique et que systématisera Goffman (Goffman, 1969). L’homme des salons reproduit surtout l’éthos du courtisan dans la société de Cour (Elias, 1985), désormais immergé dans une circulation et un monde social différent, celui du salon et des textes imprimés, et par conséquent également mis à l’épreuve du « public » naissant. Dissimulateur, il est également dissimulé, et constitutivement incapable de se dire sur le mode de la sincérité et l’authenticité :

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« Il allait reprendre la parole ; je le vis prêt à s’ouvrir ; il se retint et se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs cœurs domine l’amitié même ! ».
(Les Confessions, livre onzième, p. 685)

30De par la manière même de converser et de se comporter convenablement en société, cet individu est doté d’une intériorité qui constitue le lieu de sa subjectivité, mais de telle sorte que celle-ci ne peut jamais se dire (si ce soi intérieur devenait perceptible, il ferait obstacle à la production et à la circulation des traits d’esprit). Il s’agit d’une intériorité qui, de par la manière dont elle se constitue dans une économie et une circulation du bavardage et des traits d’esprit, a vocation à rester muette. Elle échappe à la mise en mots et au compte rendu. Pour rendre compte de l’intériorité et du type d’individuation que celle-ci peut étayer, il faut bien à la fois un nouveau type de texte (et c’est précisément ce que Rousseau vise à produire dans les Confessions) et d’autres manières de configurer et articuler présence et absence ou action et description, c’est-à-dire aussi un autre procès de subjectivation susceptible de produire l’individu moderne doté d’une intériorité descriptible et intelligible comme telle.

La présence « vive et muette » et le ravissement du sujet

31Rousseau décrit en plusieurs occasions une forme complètement différente de co-présence dont l’intensité et la plénitude le laissent littéralement hors de lui. La première fois, encore très jeune, c’est chez une marchande de Turin à qui il a offert ses services de graveur, et qui l’héberge quelque temps. Un jour il l’aperçoit dans sa chambre, et se trouve particulièrement frappé du tableau qui s’offre à lui :

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« Il régnait dans toute sa figure un charme que j’eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetais à genoux à l’entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d’un mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvait m’entendre, et ne pensant pas qu’elle pût me voir : mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle ; elle ne me regarda point, ne me parla point ; mais, tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la place qu’elle m’avait marquée, ne fut pour moi qu’une même chose… J’étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément : tout marquait en moi l’agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet… ».
(Les Confessions, livre second, pp. 114-115)

33Rousseau rapporte cette scène comme un moment extraordinaire et une modalité très particulière de l’être ensemble, d’où sont comme expulsés tous les déterminants traditionnels de l’action. La situation se développe en dehors de toute intentionnalité ou de toute finalité exprimées, comme un moment de « sérendipité équipée » (Cochoy, ce numéro), dont un miroir est le médiateur. C’est ensuite une rencontre d’où a disparu la médiation langagière, une situation de co-présence « vive et muette », et peut-être justement si vive parce qu’elle reste si muette. L’interaction semble devoir s’y réduire à des gestes élémentaires (un geste d’ostension qui peut valoir comme une instruction), et des réponses par le geste (exécuter l’instruction en se jetant aux pieds de l’autre), des « cris de réponse » (Goffman, 1981), des tressaillements et autres manifestations d’émotion. C’est également une scène d’où le désir est absent ou presque. Il ne subsiste que comme une écume de potentialités à la surface de la conscience, sans se cristalliser sur un objet, bien que le corps de l’autre soit si proche et accessible. Il faut aussi noter que, chez Rousseau, le désir dès qu’il prend une forme concrète, se trouve inévitablementpris dans un système de catégorisations sociales :

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« D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère. Il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies ; ç’a toujours été la mienne et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état ou du rang qui m’attire ; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite… ».
(Les Confessions, livre quatrième, p. 183)

35Ce n’est que lorsque la libido se déploie dans la potentialité et sans se porter sur un objet, que le désir paraît pouvoir s’affranchir des déterminations sociales. La scène avec madame Basile se réduit donc à la mise en présence de deux corps dépouillés de tout attribut social, et dans une intimité ineffable qui prend la forme d’un colloque presque muet entre « deux origines qui… s’auto-affectent réciproquement, répétant en écho immédiat l’auto-affection produite par l’autre » (Derrida, 1973, p. 236). L’individu qui est ainsi constitué est pleinement là, mais il n’est ni tranquille ni au repos. Constamment agité, il bruisse d’innombrables potentialités qui restent en deçà du langage et du désir amoureux et ne se réalisent pas sous la forme d’actions reconnaissables.

36Cette première scène préfigure le genre d’intimité que connaîtra plus tard Jean-Jacques avec Madame de Warens. Avec cette dernière se répètent à Annecy de précieux moments d’intimité (leur occurrence est suffisamment facilitée par la proximité de la cohabitation pour qu’ils n’aient pas à être organisés et planifiés ou calculés), où Rousseau se trouve hors de lui, et où s’exprime « la familiarité la plus douce », et la plus dépouillée de toutes les déterminations sociales ordinaires.

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« Je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle ; j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais passé la vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 151)

38La familiarité n’exclut pas les caresses, mais sans jamais que celles-ci ne basculent complètement du côté du désir érotique et de la libido [4]. Ceux-ci ne sont pas absents mais ils apparaissent comme des potentialités, sur le mode de la latence :

39

« Et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de caresser : je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 150)

40L’absorption dans la situation est intense, et laisse toujours aussi peu de place aux échanges de paroles. Les transactions interactionnelles à travers lesquelles s’accomplit l’être ensemble ne sont pas tout à fait muettes, mais elles ne prennent pas la forme de séquences conversationnelles, dont les exigences, telles que l’obligation de parler et de parler à son tour dont Rousseau est conscient et souffre même parfois [5], briseraient la plénitude du moment d’intimité. S’il y a des paroles, elles prennent plutôt la forme d’un monologue ininterrompu qui justement échappe aux convenances de la conversation, et en particulier celles qui gouvernent son organisation séquentielle. C’est comme un flot continu de parole spontanée, sans organisation, sans tours et par conséquent sans fin déterminée :

41

« Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais ressenti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait m’en faire une de me taire. À force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Eh bien ! Je la laissais rêver, je me taisais, je la contemplais, et j’étais le plus heureux des hommes ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 151)

42Cette expérience singulière de l’être ensemble exclut également la présence de tiers.

43

« Sitôt que quelqu’un arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 151)

44Pour que se réalise pleinement l’auto-affection mutuelle des deux participants dans l’immédiateté de cette présence idéalisée, aucune distraction n’est tolérable, et tout ce qui pourrait ressembler à un partage de l’attention insupportable. Mais c’est aussi qu’avec les visiteurs, surtout lorsqu’il s’agit de visites d’affaires ou de courtoisie, c’est un autre régime de sociabilité (entendue ici comme manière de configurer et articuler co-présence et séparation), d’autres répertoires de convenances et modalités de constitution des individus et des formes caractéristiques de leur subjectivité qui sont mis en jeu et sur lequel je reviendrai plus loin. Cela apparaît fort clairement à travers la manière dont Madame de Warens elle-même fait jouer ces différentes modalités l’une avec l’autre, et dans la fureur comique que cause l’arrachement du jeune Jean-Jacques à cette tendre intimité dans laquelle il aime tant se perdre :

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« Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes ; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avais le plaisir de grogner étaient charmants ; et s’il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d’œil pour lesquels je l’aurais volontiers battue. Elle avait peine à s’abstenir d’éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique ».
(Les Confessions, livre troisième, p. 155)

46Si l’on donne un sens pragmatique à la notion de présence, que l’on traite la présence comme une manière d’habiter la situation et un accomplissement pratique, la présence est un phénomène émergent. Elle se concrétise par des transactions incessantes entre l’individu et son milieu. Cette définition suggère que l’on peut alors identifier des modalités de la présence, des manières reconnaissables d’habiter une situation et d’être ensemble. Celles-ci se caractériseront par le fait que dans un régime de présence donné, la production de certaines séquences transactionnelles sera facilitée, tandis que d’autres seront inhibées, et que ces séquences seront à la fois intelligibles et remarquables en propre et comme constitutives d’une forme particulière d’expérience de la présence.

47C’est précisément une telle modalité de la présence que Rousseau s’efforce de décrire ici. Cette façon d’être absorbé dans la présence de l’autre qui exclut toute séquence de conversation, et s’appuie exclusivement sur des séquences d’interaction non verbales et des manifestations d’émotions, constitue une forme de présence pleine et immédiate, « vive et muette ». C’est un format de présence reconnaissable, et qui ne constitue pas chez Rousseau qu’une heureuse occurrence biographique et individuelle. Rousseau exploite également ce format de présence pour fonder un ordre politique nouveau qu’il appelle de ses vœux. Dans le Contrat Social, le rassemblement du peuple pour exprimer sa volonté souveraine advient dans un colloque transparent qui exclut toute représentation, dans les deux sens du terme : « La souveraineté est la présence, et la jouissance de la présence » (Derrida, 1973, p. 418). L’intimité totale et sans paroles qui caractérisait les rencontres entre Rousseau et Madame de Warens est également la modalité de co-présence qui caractérise la société idéale, la communauté affranchie des perversions de la civilisation (Starobinski, 1973), comme dans la Nouvelle Héloïse :

48

« Je suis environnée de tout ce qui m’intéresse, tout l’univers est ici pour moi : je jouis à la fois de l’attachement que j’ai pour mes amis, de celui qu’ils me rendent, de celui qu’ils ont l’un pour l’autre ; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s’y rapporte ; je ne vois rien qui n’étende mon être, et rien qui le divise ; il est dans tout ce qui m’environne, il n’en reste aucune portion loin de moi ; mon imagination n’a plus rien à faire, je n’ai rien à désirer ; sentir et jouir sont pour moi la même chose ; je vis à la fois dans tout ce que j’aime, je me rassasie de bonheur et de vie. »

49Dans cette manière d’être ensemble, les « partenaires » émergent comme identiques et égaux, et toute altérité disparaît :

50

« J’observe que dans une société très intime, les styles se rapprochent ainsi que les caractères, et que les amis confondant leurs âmes, confondent aussi leurs manières de penser, de sentir et de dire. Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une créature enchanteresse ; tout ce qui l’approche doit lui ressembler ; tout doit devenir Julie autour d’elle. »

51La présence « vive et muette » joue donc un rôle essentiel, parce que, outre l’intensité propre de cette forme particulière de l’être-ensemble, elle ne peut déployer ses effets qu’à la condition que les participants se soient dépouillés de tous leurs attributs et prédicats « sociaux ». L’être-ensemble idéal de Rousseau se déploie en amont et hors de portée de toute description « sociologisante » : l’intention et le calcul, les dispositions, les « tendances à agir », le langage et les normes du vivre en société, l’environnement matériel, etc., sont en quelque sorte mis en arrière-plan, et n’ont plus de pertinence dans l’organisation de cette expérience. À ce titre, l’absorption dans une présence muette ravive un état de nature affranchi des effets corrupteurs de la civilisation.

Circulations. Le lien fondamental entre la présence « vive et muette » et l’écriture

52Le pragmatisme décrit l’expérience (en tant qu’émergence de significations) et l’individualisation comme le produit de séquences de transactions multiples et incessantes entre la personne et l’environnement (Mead, 1963, p. 67). Dans le cadre de « l’attitude naturelle » (Schutz, 1962), une grande partie de ces séquences restent en deçà de la conscience, en amont des formes de vigilance qui servent de points d’appui aux jugements sur les événements (Chateauraynaud et Torny, 1999). L’individu « tout à son action » des sciences sociales peut alors être vu comme une idéalisation réductrice qui suppose de gommer le gros de ces transactions « non vues et non remarquées » entre les personnes et l’environnement et qui s’effectuent en lisière de la perception ordinaire (Piette, 2009), dans une relation de proximité et de familiarité où se brouillent les différences entre le dedans et le dehors, et entre l’organisme et l’environnement (Thevenot, 2006). Reprenant Simondon qui écrivait que « l’être est plus riche, plus durable, plus large que l’individu » et évoquait une réserve d’être « encore impolarisée, disponible, en attente », Piette propose de s’intéresser à une figure plus large, et qui incorpore un « homme minimal » et tranquille dont la présence au monde se constitue principalement à travers une masse diffuse de transactions fugitives et infra-réflexives, et qu’ignorent la plupart des conceptions de l’individu et de l’action produites par les sciences sociales. Ce mode minimal de l’existence semble s’apparenter de par sa dimension préréflexive à cette présence intense, familière et intime que décrit Rousseau. Mais la co-présence intime et familière est chez Rousseau l’occasion d’un émoi intense et profond. Elle ne peut donc être ni ignorée ni cantonnée à demeurer une expérience locale et mineure ; elle constitue au contraire un événement rare, voire singulier, un événement marquant parce qu’émouvant, remarqué comme tel et qui joue un rôle fondateur.

53Il y a alors là un paradoxe apparent : comment une expérience aussi intime et qui semble exclure toute forme de réflexivité immédiate peut-elle être reconnaissable comme telle et objectivée, au point de devenir une finalité en soi ? C’est que chez Rousseau cette expérience ne se réduit jamais à une absorption radicale dans l’ici et maintenant d’un moment présent. La présence pleine et immédiate ne constitue paradoxalement pas un moment isolé. On peut la saisir et la comprendre à travers ses échos qui se répètent dans la conscience du sujet et souvent dans le médium du langage. Elle est constituée comme remarquable et intelligible par ces évocations ultérieures dans lesquelles elle est repensée après coup comme une expérience précieuse et unique par le sujet, c’est-à-dire Jean-Jacques revenu de son ravissement, et en quelque sorte « réassemblé » comme « je » pensant et réfléchissant.

54

« … et nos jeunes amours en restèrent là. C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde et les femmes… Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher sa robe ».
(Les Confessions, livre deuxième, pp. 115-116)

55Le transport de cette image s’effectue selon deux modalités principales de remémoration, l’imagination et le fantasme érotiques (qui se concrétise dans la jouissance onaniste), et l’écriture, soit celle du mémorialiste des Confessions, soit celle des correspondances intimes (même si Rousseau semble écrire relativement peu à Madame de Warens, tout au moins à cette époque). Mais, du fait de la manière singulière qu’a Rousseau de conceptualiser une pure présence affranchie de toute corruption « sociale », l’imagination érotique et l’écriture ne peuvent que constituer des « suppléments », séparés de l’expérience originelle, et fondamentalement incapables de reproduire ou d’en approcher l’essence (Derrida, 1973). Les pratiques correspondantes ne produisent pas un reflet de l’expérience originelle ; elles constituent plutôt des ré-évocations et des citations à travers lesquelles les effets de la présence se concrétisent après coup, de manière différée et différente, c’est-à-dire dans la « différance ». Il y a alors une sorte d’aporie dans le fait que ces réitérations de la présence par le souvenir et l’écriture sont tout aussi constitutives de cette forme de présence que ne l’était l’expérience primaire, bien que toutes ces modalités d’évocation soient posées inévitablement imparfaites et impuissantes à en restituer la plénitude.

56L’expérience de la pleine et pure présence à l’autre, en dehors de tout désir et d’intention, en dehors de l’état et du rang, en dehors de l’influence des choses matérielles et en deçà du langage n’est pas un moment singulier et isolé d’expérience (car sinon il disparaîtrait dans le brouillard du « non vu et du non remarqué »). C’est une présence « équipée » par l’imagination et l’écriture, qui doit être pensée comme une modalité très spécifique de circulation et d’articulation entre la situation et ses évocations discursives. Il y a une nécessaire et quelque peu troublante solution de continuité entre les deux. Parlant de sa petite retraite où il aime à s’isoler durant son séjour champêtre avec Madame de Warens, Rousseau note ainsi :

57

« Je la quittais pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir : autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue que la chose était ainsi. Je me souviens qu’une fois Mme de Luxembourg me parlait en raillant d’un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire. Je lui répondis que j’aurais bien été cet homme-là, et j’aurais pu ajouter que je l’avais été quelquefois ».
(Les Confessions, livre cinquième, p. 238-239)

58Dans cette perspective particulière sur la présence, la présence s’oppose à l’absence, et s’y articule selon des modalités spécifiques, qui déterminent simultanément ce qui peut ou doit se passer ou pas dans la situation de co-présence, les effets qui s’ensuivent, la forme et les conséquences pragmatiques des évocations et des descriptions ultérieures de ce moment fondateur. La situation originelle de co-présence est en effet le lieu d’une pure expérience, sans action, intention, infra-langage, toute d’intimité et de familiarité pour un individu « ravi » et littéralement « hors de lui », et dont les effets performatifs doivent être différés à des situations ultérieures d’absence, propices à l’évocation, c’est-à-dire des situations de remémoration imaginative ou d’écriture (qui donnent lieu à une « entextualisation » de l’expérience).

59Mais bien qu’elles renvoient inévitablement à un déficit, un manque, une incomplétude, ces chaînes d’évocations et de citations de l’expérience originelle réassemblent un individu« socialisé » qui avait été expulsé de la situation originelle, et elles le constituent sur un mode de véridiction qui serait inaccessible à d’autres modalités de circulation entre situation et écriture. Évoquer ou rendre compte de ces moments, c’est faire l’expérience d’un soi intime et le dévoiler, et constituer un sujet sentant et désirant, susceptible d’être révélé dans son intériorité et sa profondeur comme objet de l’écriture. C’est aussi dessiner une posture radicalement nouvelle pour l’écriture et un autre rôle pour le texte que de dire le « vrai » de cette intériorité de l’individu. On se rappellera ici de la première phrase des Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » Cette entreprise est forcément singulière, car elle vise à produire une véridiction de l’auteur comme sujet dans ce qu’il a d’unique, et nulle part ne se justifie-t-elle autant que lorsqu’il s’agit de se donner les moyens de rendre compte des effets de subjectivation propres à cette expérience intime et immédiate de l’être ensemble, qui s’accomplit dans une sorte de ravissement brièvement « purifié » de ce qui fait l’homme en société.

60Cette forme de subjectivation repose donc sur une certaine « idéologie » de la situation, qui accorde une importance particulière au fait que celle-ci puisse être pensée comme le lieu de l’émergence possible d’un individu désassemblé de sa part « sociale » et qui ne serait plus agi par ce qui l’objective usuellement (son statut, son rang, le désir, le langage, les choses matérielles). Ce sujet singulier s’accomplit de la manière la plus visible qui soit dans l’immédiateté et la plénitude d’une co-présence maximalement intime et familière, par l’auto-affection mutuelle et muette de deux êtres. C’est en cela que cette situation rend particulièrement visible l’effet de constitution d’un individu doté d’une singularité subjective et d’une intériorité qui n’appartiendraient qu’à lui et semblent trouver leurs conditions de possibilité en deçà de toutes les déterminations qui caractérisent l’homme comme animal social. Et tout cela ne peut se dire que dans un type nouveau de texte, le genre autobiographique que Rousseau veut inaugurer avec les Confessions, et qui lui paraît le seul approprié à restituer avec authenticité l’intériorité d’un être qui préfigure en définitive l’individu moderne.

61L’originalité de la posture de Rousseau et l’importance de cette conception très particulière de la co-présence sont rendues plus frappantes encore par le contraste manifeste avec d’autres modalités de circulation et d’individuation en vigueur à l’époque, celles des conversations et de la sociabilité des salons, de la contamination desquelles Rousseau ne cesse de tenter de se protéger, par exemple lorsqu’il se refuse, même dans l’éloignement et l’absence, à demander des nouvelles de Madame de Warens.

62

« N’ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier… une de mes ineptes bizarreries était de n’oser m’informer d’elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait qu’en la nommant je disais tout ce qu’elle m’inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon cœur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu’il se mêlait à cela quelque frayeur qu’on ne me dit du mal d’elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas ce que je voulais entendre, j’aimais mieux qu’on n’en parlât point du tout ».
(Les Confessions, livre quatrième, pp. 202-203)

63Ce qu’il évoque ici, c’est bien la circulation des informations et des histoires sur les uns et les autres dans la bonne société du XVIIIe siècle, à l’articulation de la République des Lettres et de la société aristocratique. Celle-ci dessine une autre configuration de l’être ensemble et de ce qui peut en être dit ou écrit, et un autre processus de constitution des individus. Cette pluralité crée une ligne de fracture qui traverse à la fois le rapport de Rousseau à sa propre expérience et la société du XVIIIe siècle.

64L’intérêt de la démarche de Rousseau est de pointer l’absorption totale dans une situation et rapportée à la première personne comme expérience fondatrice de l’individu, tout en signalant le caractère limite, voire utopique, d’un tel processus. Pour que puisse se réaliser la plénitude d’une telle expérience, il faut en effet qu’elle échappe au langage et aux déterminations sociales ordinaires, qui agissent sur le sujet depuis l’extérieur de la situation, et la « disloquent », pour reprendre l’expression de Bruno Latour : le langage parce qu’il hérite d’un cortège d’itérations antérieures qui configurent ce qu’il « fait » dans la situation (c’est l’argument de Derrida sur la performativité qui s’appuie justement sur Rousseau pour critiquer le primat de la situation dans l’approche austinienne) et les déterminations sociales parce qu’elles façonnent nos dispositions et nos goûts. Cette conception d’un individu caractérisé par son intériorité privée et qui rapporte son expérience à la première personne traverse la culture contemporaine, comme l’ont montré des études récentes relevant des « Digital Humanities » repérant l’évolution de la fréquence des pronoms personnel et des verbes d’action et de choix dans des grands corpus de romans (Greenfield, à paraître ; Twenge et al., 2013). Elle façonne un idéal normatif de l’action, tant dans les descriptions ordinaires que dans les comptes rendus savants, et qui fait de la co-présence et de l’engagement d’individus « tout à leur action » une norme par défaut de la présence ou de l’action, toute distraction ou écart à cet idéal apparaissant comme un manque ou un déficit de présence et/ou d’engagement (Piette, 2009 ; Licoppe, 2013). Cette version normative configure également un positionnement possible pour les sciences sociales classiques et qui consiste à chercher à montrer ou plutôt « dévoiler » en quoi ces individus apparemment pleinement là et tout à leur action sont agis depuis une forme ou une autre d’extériorité.

La réflexivité et ses troubles

65La période actuelle est marquée par une remise en cause de cet idéal de l’individu pleinement présent et absorbé, et différents efforts pour tenter de valoriser des formes différentes et distribuées de présence et d’engagement (Licoppe, 2013), mais je voudrais surtout considérer ici un cas particulier, celui des technologies « réflexives », dans lesquelles l’environnement renvoie à l’individu une image ouvertement et explicitement travaillée ou calculée de lui-même et de ses actions, voire de celles d’autrui. Avec le traitement en temps réel des données individuelles, nos environnements peuvent de plus en plus incorporer des éléments numériques personnalisés, et reconfigurer notre rapport aux situations et notre position de sujet vis-à-vis de nos propres actions. Un exemple frappant est celui des infrastructures « réflexives », où des systèmes de capteurs et des infrastructures de recueil des données et de calcul sont exploitées pour produire des représentations lisibles, historicisées et continûment mises à jour des états ou des conséquences des actions des personnes (leur mobilité, leur consommation énergétique, leurs états physiologiques ou psychologiques, etc.), et ces représentations rendues disponibles sous la forme d’applications informatiques (d’où le réflexivité, puisque la personne est alors susceptible de se « voir » agir en même temps qu’elle agit). Ces infrastructures technologiques réflexives (Licoppe et al., 2013) produisent des situations de confrontation des personnes aux traces de leur propre activité (Cahour et Licoppe, 2010), tandis que ces traces recalculées peuvent circuler à la fois dans les infrastructures de calcul et dans les réseaux sociaux (en étant rendues visibles à des groupes sociaux plus ou moins choisis). La visée de ces dispositifs réflexifs est régulatrice (changer les comportements en rendant visibles leurs conséquences d’une manière différente et « impliquante »), mais leur promotion s’est accompagnée d’un discours sur le développement de soi et l’émergence d’un nouveau type d’entité, le « Quantified Self » [6], sans que l’origine d’éventuels effets de subjectivation soit clarifiée : pourquoi cette montée en réflexivité des environnements ordinaires occasionnerait-elle l’émergence d’un « je » aux qualités différentes ?

66De manière parallèle, et prolongeant les expérimentations cyborgiennes de Steve Mann à la fin du XXe siècle (Mann, 2002), différents expérimentateurs enthousiastes produisent depuis quelques années des enregistrements vidéo continus de leur propre expérience (soit en transportant sur eux des caméras portables, soit en installant des caméras dans toutes les pièces de leur domicile). Pour nombre de ces « lifeloggers », il ne s’agit pas simplement de produire des archives personnelles et des journaux intimes plus « riches », mais cela constitue également un moyen de produire des documents (en général vidéo) qui, une fois formatés et traités, vont pouvoir témoigner de processus de « développement » au sens de la psychologie de l’activité (par exemple la manière dont le bébé apprend un mot), et contribuer à de nouveaux effets de savoir (comme la relation entre cet apprentissage de l’enfant et le comportement de ceux qui en prennent soin) [7].

67On peut observer là une forme de développement technologique qui vise à transformer tout à la fois la manière dont nous « habitons » les situations ordinaires (dans le premier cas parce qu’elles sont équipées de sorte que l’on « voie » des représentations de son action en même temps que l’on agit, dans le second parce que l’on enregistre sa vie en même temps qu’on la vit), et les ressources dont nous disposons pour évoquer notre expérience, puisque ces représentations calculées constituent autant de documents ou de « textes » disponibles. La disponibilité constante de telles visualisations de sa propre activité interdit d’imaginer le type de relation spéculaire et transparente entre l’individu et l’environnement qui est au fondement de la notion de représentation (Rorty, 1990) [8]. Les situations réflexives présentent la propriété d’être « disloquées », et cette dislocation est constitutive de leur réflexivité. Elle n’est pas quelque chose que cacherait une idéologie de la pleine présence du « je » à la situation et que devrait « révéler » le travail des chercheurs en sciences sociales. Elle est au contraire immédiatement visible et accessible aux acteurs engagés dans la situation sous la forme de visualisations dynamiques de leur propre activité en train de se faire.

68Ces infrastructures digitales constituent une sorte d’armature documentaire et computationnelle de l’expérience ordinaire, dans laquelle les pratiques (au sens des séquences de transactions reconnaissables effectuées entre les personnes et leur environnement) peuvent en effet être représentées, discutées et transportées ailleurs, plus loin, sous différents formats digitaux. Il semble bien, sans que cela soit très clairement conceptualisé, que ce soit précisément cette articulation entre une expérience située et technologiquement équipée et des manières de la documenter, d’en rendre compte et de la publiciser qui constitue le lieu de l’émergence annoncée d’une nouvelle entité, annoncée comme un « soi quantifié » ou « Quantified Self ». Comprendre ces dispositifs, leurs usages et leurs effets suppose donc de pouvoir montrer d’une part comment quelque chose de stable et de durable (tel qu’une entité individualisée aux attributs relativement stables) dans la circulation entre l’expérience ordinaire, essentiellement éphémère, et sa mise en mots (son « entextualisation »), son évocation dans d’autres contextes ; d’autre part, comment le sujet qui émerge ainsi de l’expérience et la manière dont celle-ci est intelligible ne sont que deux facettes d’un seul et même processus.

69Le rapport de l’action d’un « soi quantifié » à la situation, la manière dont un tel être peut « habiter » les situations ordinaires s’avèrent très différents des deux configurations d’individuation que l’on trouvait chez Rousseau. Mais la manière dont celui-ci s’attachait à mettre en relation l’expérience vécue, la manière de la mettre en mots et ce qui circule d’une situation à l’autre restent pertinents pour cerner les implications d’une réflexivité généralisée en ce qui concerne à la fois la compréhension de l’action et l’épistémologie des sciences sociales. Ce qui semble en effet caractériser les situations réflexives, c’est un va-et-vient constant entre perception subjective et données calculées où l’une est évaluée à l’aune des autres et réciproquement (Licoppe et al., 2013). Il n’y a donc plus de possibilité d’imaginer une position même limite ou un « je » pleinement assemblé et doté d’une intériorité pourrait rendre compte de son expérience incarnée à la première personne dans un souci explicite d’authenticité. L’expérience vécue d’un être réflexivement équipé constitue une forme de ce que les ethnométhodologues ont appelé « action instruite » (« instructed action »), pour décrire la relation entre par exemple l’activité vécue d’une personne qui monte un meuble qu’elle vient de recevoir et le manuel d’instructions en s’appuyant sur le manuel qui l’accompagnait (Garfinkel, 2002), ou encore entre le travail concret de prouver un théorème mathématique en s’appuyant sur le « texte » de la preuve (Livingston, 2008). L’activité vécue de produire l’action visée rend intelligible le « texte » comme instruction, et le « texte » intelligible comme instruction configure la pertinence et l’ordonnancement temporel des actions possibles. Une relation similaire, quoiqu’adossée à une articulation différente entre la situation et sa mise en texte, vaut pour le soi quantifié en tant qu’entité agissante et réflexivement équipée. Dans les situations réflexives, c’est l’expérience ordinaire dans son ensemble qui devient une « action instruite ». De plus, ce qui circule d’une situation à l’autre, ce ne sont ni des bons mots ni des récits personnels à la première personne, mais des historiques continûment calculés et consolidés des pratiques. Il n’est de ce fait plus vraiment possible dans ce cas de distinguer temporellement ce qui est de l’ordre de la situation et ce qui relève de son « entextualisation » (qui combine ici mise en calcul, mise en mots, mise en images).

70L’être réflexivement équipé n’a plus rien à voir avec cet individu moderne, centré sur son intériorité, absorbé dans la situation et capable de rendre compte de manière authentique de son expérience que cherchaient à fonder les Confessions, ne serait-ce que comme horizon de l’expérience ordinaire. Si un Rousseau de demain équipé d’un dispositif de surveillance de son état corporel rencontrait une Madame Basile, ce serait forcément une autre rencontre, dans laquelle il lui serait difficile de séparer une intériorité privée (manifestée par une expérience vécue rapportée à la première personne avec une prétention d’authenticité) et sa surface calculée, continûment mise à jour par les technologies connectées. De plus, cette surface calculée est en partie publique : l’expérience des autres s’infiltre également dans la situation de manière explicite et visible via la logique des réseaux sociaux, soit parce que les traces calculées individuelles sont visibles pour d’autres en situation de produire leurs propres commentaires et évaluations, soit parce que les calculs individuels sont nichés dans des représentations qui figurent d’une manière ou d’une autre les données d’autrui. Ce mouvement de confrontation incessant entre expérience personnelle et données calculées, et entre ce qui relève de soi et ce qui relève d’autrui configure les trajectoires biographiques comme une succession de moments de stabilité (où expérience vécue et calculs « lus » sont alignés) et de moments d’épreuve où ils ne le sont plus, où les personnes se trouvent en situation de mener l’enquête, et de réviser potentiellement à la fois leur expérience et leur lecture des données calculées pour rétablir un alignement acceptable.

Conclusion

71Rousseau nous montre comment l’expérience de l’être ensemble, la manière d’habiter une situation, au sens du caractère pertinent, remarquable et reconnaissable des transactions accomplies entre les participants et leur environnement, ne peut être pensée de manière isolée et immédiate. En tant qu’accomplissement pratique intelligible, l’expérience de la présence est travaillée de l’intérieur par la manière dont elle peut être totalisée et évoquée ; les descriptions et les citations qui peuvent en être faites configurent en amont de leur production la saillance et la pertinence des séquences d’action susceptibles d’être accomplies. Être présent à autrui et à la situation, c’est sentir sans avoir à y réfléchir comment certaines tendances à agir sont favorisées ou inhibées, et comment les actions accomplies sont plus ou moins saillantes, et reconnaissables comme projetant des réponses appropriées ; et c’est déjà, puisque les deux sont inséparables, être orienté vers la manière spécifique dont ce qui se passe peut être mis en forme, décontextualisé, décrit, comptabilisé et évoqué ultérieurement. Et réciproquement, évocations, formulations et citations sont configurées par la manière dont est ordonnée et organisée l’expérience située. Il y a un mouvement dialectique entre la présence et l’absence, entre l’action et sa description, entre la situation et ses évocations. En ce sens, on pourrait tout autant dire que l’évocation précède la situation que l’inverse.

72Rousseau ne fait pas que nous donner à voir cette circulation, il nous enseigne une première leçon importante, à savoir qu’il est possible d’identifier des configurations particulières de ces articulations entre l’expérience de l’être-ensemble et ce qui peut en être dit : présence intime, séquences d’interaction non verbale et écriture confessionnelle d’un côté, et de l’autre sociabilité de salon, curiosités et traits d’esprit, citations allusives, lettres et romans à clef. Un individu peut habiter ces différentes configurations au fil de sa biographie, de sorte que les orientations vers celles-ci coexistent en lui. D’autre part, et c’est la seconde leçon de Rousseau, dans la mesure où ce qui relève de l’existence est ce qui perdure, ce que la personne apporte dans la situation et qui est mis à l’épreuve de celle-ci et de ses effets émergents et performatifs, chacune de ces configurations dialectiques entre les situations et leurs citations (via leur « mise en texte ») constitue un processus d’individuation autonome et distinct, produisant dans un cas l’individu moderne doté d’une intériorité privée et susceptible de se dire sur le mode de la véridiction autobiographique, et dans l’autre le mondain brillant et tout en surface et sur lequel les exigences d’authenticité n’ont ni prise ni pertinence.

73Rousseau dessine donc là un programme de recherche possible pour les sciences sociales, un programme qui se donnerait pour objet empirique les modalités de circulation entre les situations, leurs mises en mots et leurs totalisations, et les régimes de subjectivation que ces configurations sous-tendent. Ce programme de recherche est particulièrement fécond pour les questions contemporaines que j’ai évoquées au début de cet essai. En effet, en raisonnant à l’envers, si certains dispositifs technologiques « réflexifs » permettent à l’évidence de modifier les formes de l’expérience et de sa circulation, alors elles peuvent contribuer à l’apparition de processus de subjectivation nouveaux. Si des infrastructures permettent de produire des représentations visuelles et en temps réel des effets des actions de l’individu, et que celles-ci sont rendues disponibles dans les situations (ce qui conduit à des formes de transaction particulières entre le soi et l’environnement, comme la comparaison de l’expérience « vécue » telle qu’elle est perçue et de l’expérience « calculée » ou « enregistrée »), tandis qu’elles circulent sous différentes formes dans les réseaux sociaux, alors il y a bien là une dialectique particulière de la situation et de ses formes d’objectivation situation, et la possibilité d’émergence d’individus dont le rapport à la présence et à l’existence diffère de celui de l’individu contemporain dont les Confessions attestent l’émergence, qu’il s’agisse du « lifelogger » qui enregistre sa vie en continu ou du « Quantified Self » sans cesse confronté aux mises en calcul de sa propre expérience.

74L’avènement possible d’un « homme quantifié » devrait également avoir des effets sur les sciences sociales dans la mesure où celles-ci restent pour des raisons historiques polarisées par la figure de l’individu moderne, autonome et centré sur une intériorité subjective. Une position fréquemment adoptée consiste à révéler un ordre caché de l’action à partir de différentes formes de totalisation et d’agrégation de l’expérience située des acteurs. C’est pour cette raison que ce type de sciences sociales court le risque, comme le remarquait Latour, d’écraser sous le calcul ce qui relève de la présence et de la situation, et des formes d’émergence dont elles sont le lieu. Mais cette perspective repose sur la possibilité pour les chercheurs et leur production d’occuper une position d’extériorité par rapport aux situations d’action, et aux sujets de l’action. C’était possible avec des individus autonomes et supposés se dire à la première personne, mais cela ne l’est plus de la même manière avec des « Quantified Selves ». Dans un univers réflexif, certains calculs sont en effet sans cesse réinjectés dans la situation, de sorte que cette position d’extériorité est comme minée de l’intérieur. L’analyse de l’action doit en effet prendre en compte la manière dont des formes d’agrégation et de totalisation des activités et susceptibles par elles-mêmes de révéler des régularités (accessibles à la fois aux concepteurs et aux utilisateurs), sont continûment rendues visibles, et constituent un point d’appui pour l’action endogène aux situations et aux activités en train de se faire et dont elles rendent simultanément compte. Le sociologue doit alors prendre en compte dans son analyse ces calculs sur les activités en train de se faire, et même s’engager dans le design des infrastructures réflexives et des dispositifs par lesquels elles deviennent visibles. Il se trouve donc impliqué lui-même dans la configuration des actions et des situations à propos desquelles il cherche à dévoiler des régularités et un ordre caché. De son côté, la position des « Science and Technology Studies » à laquelle cherchait à donner voix Latour, et qui trouvait sa force dans sa capacité à réintégrer les dispositifs techniques dans la compréhension de l’action située, et à dévoiler le caractère « disloqué » des situations (Latour, 1994), se trouve également affaiblie. Il est en effet à la fois évident pour les participants comme pour les observateurs que les dispositifs techniques réflexifs qui équipent le soi quantifié sont des hybrides, qu’ils mélangent l’humain et l’artefactuel, et surtout que les situations dans lesquelles ils sont mobilisés sont disloquées du fait même de leur présence et de leur usage. Il n’y a donc plus le même effet de dévoilement ni la même force critique à développer cet argument. Certaines approches ethnométhodologiques que critiquait Latour trouvent en revanche une pertinence nouvelle, dans la mesure où elles se préoccupent de rendre compte du caractère vivant et gestaltique d’une action accomplie en regard de sa mise en texte, d’une « action instruite », puisque « l’attitude naturelle » d’un soi quantifié incorpore précisément une orientation vers des représentations visuelles et historicisées de l’action en train de se faire.

Bibliographie

Références

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Notes

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