Réseaux 2011/6 n° 170

Couverture de RES_170

Article de revue

Notes de lecture

Pages 191 à 207

Notes

  • [1]
    Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Le Seuil, 2002.
  • [2]
    Marc Perrenoud, Les Musicos. Enquête sur les musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.
  • [3]
    Janine Rannou et Ionela Roharik, Les danseurs, un métier d’engagement, Paris, La Documentation Française, 2006.
  • [4]
    Vincent Cardon, Une vie à l’affiche. Sociologie du vieillissement en emploi des artistes interprètes, thèse de sociologie, EHESS, Paris, 2011.

Pierre-Emmanuel SORIGNET, Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Enquêtes de terrain », 2010, 321 p.

1Par Laure DE VERDALLE

2Les professions artistiques font l’objet en France d’une riche tradition de travaux monographiques (la plupart ont été menés à l’EHESS, au sein du CESTA, à l’initiative de Raymonde Moulin puis de Pierre-Michel Menger). Mêlant souvent des démarches quantitative et qualitative, ces enquêtes ont permis de cerner efficacement les contours pourtant flous des populations artistiques (plasticiens, comédiens, musiciens, danseurs) et de caractériser le fonctionnement de leurs marchés du travail. Privilégiant la perspective d’une sociologie-économique du travail et de l’emploi, elles ont mis en évidence un certain nombre de traits spécifiques à ces mondes de l’art, qu’il s’agisse de la pluriactivité, de la flexibilité des salariés, ou encore de l’organisation particulière du travail par projet. Tous ces éléments, décrits de manière fine et précise, ont d’ailleurs pu apparaître comme annonciateurs de transformations plus larges, susceptibles de concerner d’autres secteurs d’activité [1], même si les artistes et techniciens du spectacle sont les seuls à bénéficier, dans le contexte français, d’un système spécifique de protection contre le risque de chômage, qui s’incarne dans les dispositifs liés à l’intermittence.

3Ces dernières années, de jeunes chercheurs, tout en s’appuyant sur les apports de ces études monographiques, ont mobilisé leur implication forte dans certains de ces univers artistiques pour proposer un autre type d’approche, au plus près de l’expérience vécue des individus et du sens qu’ils donnent à leur implication au travail. En écho au très beau livre de Marc Perrenoud sur les « Musicos », publié en 2007 dans la même collection [2], l’ouvrage proposé par Pierre-Emmanuel Sorignet, s’intéresse au métier de danseur avec l’ambition d’interroger les ressorts d’une vocation artistique qui s’inscrit indissociablement dans des dynamiques socio-économiques et dans des logiques symboliques. Jouant sur sa double expérience de sociologue et de danseur (amateur d’abord, puis dans des compagnies de danse contemporaine), l’auteur nous invite à une véritable « immersion » dans un monde de l’art qu’il étudie du point de vue de ses pratiquants « ordinaires », dont il a partagé le quotidien et dont il analyse, au fil des sept chapitres, toutes les facettes de l’activité (formation, recherche d’emploi, répétition, travail de création, mais aussi entretien du corps, vie familiale, et sortie de l’activité). De cette enquête au long cours, P.-E. Sorignet a rapporté une grande diversité de matériaux (entretiens formels ou informels, mais surtout observations multiples) qu’il sait mobiliser avec justesse et pertinence pour donner à voir, de manière souvent très vivante et très incarnée, les différents temps d’une vie de danseur. Le travail de création et les relations des interprètes au chorégraphe occupent toutefois une part importante de l’ouvrage, puisque deux des sept chapitres leur sont consacrés. Tout en décryptant le fonctionnement éminemment collectif du travail de création, P.-E. Sorignet explore ici de façon très convaincante les tensions et les contournements qui caractérisent la position du danseur dans le jeu de pouvoir qui le confronte au chorégraphe. Pour mieux saisir la complexité et la diversité de ces relations, on aimerait seulement en savoir plus sur les parcours des chorégraphes qui, identifiés par le public et par la critique comme les véritables « créateurs » des œuvres, semblent souvent être d’anciens danseurs, dont les parcours auraient peut-être mérité une analyse spécifique, sans que cela ne remette en cause la richesse des analyses proposées. Dans une perspective monographique, l’ouvrage de P.-E Sorignet vient donc utilement compléter l’étude quantitative déjà très complète publiée en 2006 par Janine Ranou et Ionela Roharik [3]. Mais ce sont surtout les caractéristiques particulières, au sein des univers artistiques, de la pratique de la danse et des carrières des danseurs qui permettent plus largement de renouveler l’analyse du registre vocationnel de l’engagement artistique.

4Au fil de cette lecture, la danse apparaît bien en effet comme un terrain privilégié pour explorer les ressorts d’une vocation qui, si elle mobilise les individus et justifie leur investissement au travail, ne cesse toutefois d’intriguer les sociologues. P.-E. Sorignet plaide ici pour une approche croisée qui articule sociologie économique, sociologie de la croyance, et analyse des dispositions, afin de comprendre au mieux les motivations des danseurs. Il nuance ainsi les analyses proposées par P.-M. Menger qui mettent l’accent sur un modèle de loterie dans lequel l’espoir de la réussite (du prestige et des rémunérations qui lui sont associées) incite l’artiste ou le prétendant aux carrières artistiques, à prendre des risques et à accepter la violence des jugements et des confrontations qui jalonnent les parcours au sein des mondes de l’art. Tout en reconnaissant que les éléments matériels prennent de plus en plus d’importance au fil de la carrière et avec l’avancée en âge du danseur, ce qui a également bien été mis en évidence pour les populations de comédiens [4], P.-E. Sorignet refuse d’en faire le fil directeur de son analyse des vocations. La position défendue est séduisante, d’autant plus que les gains matériels et réputationnels sont, en matière de danse, extrêmement modestes pour les interprètes, au contraire du cinéma ou de la musique, ce qui relativise le modèle de la loterie dans ce secteur d’activité. On ne peut donc que soutenir la perspective d’une meilleure prise en compte des mécanismes à la fois institutionnels et intimes qui organisent le déroulement des parcours artistiques, même si l’auteur se trouve parfois conduit, en retour, à surestimer les dimensions symboliques, au détriment de la prise en compte d’un marché du travail extrêmement tendu dans lequel les individus sont assez largement substituables. Il n’en reste pas moins que le monde de la danse, notamment parce qu’il induit un rapport bien particulier de l’individu à son corps et à ses transformations, apparaît bien comme un miroir grossissant capable d’éclairer les motifs de l’engagement dans une vie d’artiste. Tout ce qui relève dans l’ouvrage d’une sociologie du corps (autour de la construction des identités sexuelles, des usages du corps façonné par la pratique et par l’esthétique d’un chorégraphe, des blessures et des aléas qui ponctuent le parcours du danseur) est d’ailleurs particulièrement riche en perspectives et vient stimuler une réflexion quant à l’apport de ces dimensions – trop souvent oubliées ou négligées par la sociologie – pour analyser les carrières et leurs ressorts vocationnels. On peut juste regretter que la logique assez chronologique de l’ouvrage (qui déroule ses chapitres de la formation à la sortie du métier) conduise l’auteur à disséminer ces apports au fil des chapitres, au lieu de les rassembler pour traiter de front la capacité d’une sociologie du corps à renouveler l’étude des vocations, ce qui apparaît toutefois sans conteste comme l’apport le plus stimulant de cette très riche étude empirique.
Laure DE VERDALLE
Laboratoire Printemps / UVSQ
laure.de-verdalle@uvsq.fr

Caroline DATCHARY, La dispersion au travail, Toulouse, Octarès, 2011, 192 p.

5Par Pascal UGHETTO

6Autour du stress, de la pression, de la profusion des sollicitations, le travail contemporain semble jouer une partie significative de ses manifestations et de ses tensions. L’ouvrage de Caroline Datchary propose de saisir ces caractéristiques à travers la catégorie de la dispersion et des « situations dispersives », dans un effort pour rendre compte du soin des acteurs à faire état de leur compétence à la gérer par la mobilisation des prises offertes par leur environnement, sans nier pour autant les dérives pathologiques.

7Le premier chapitre s’attache aux relations entre, d’une part, la mise en visibilité de ces situations contraignant à faire plusieurs choses en même temps et à être sollicité sans répit et, de l’autre, la façon de les nommer. « Les salariés doivent de plus en plus faire face à des engagements multiples : gestion d’interruptions, entrelacement de projets, travail collaboratif, etc. En l’absence de plan d’ensemble et contraints par un impératif fort de réactivité, ils doivent improviser en situation des compromis pour gérer les perturbations qui ne manquent pas de survenir dans leur travail quotidien. » (p. 25). Si l’on adopte un cadre d’observation très resserré, on distingue des moments où il faut se consacrer à une tâche, tout en maintenant une attention périphérique et d’autres où il y a, selon les termes de l’auteur, dispersion préoccupation, dispersion stratégique, dispersion transition, etc. De même, on ne confondra pas la gestion simultanée de plusieurs tâches et le défaut de concentration.

8Les trois chapitres suivants illustrent le phénomène dans des univers professionnels différents auprès desquels C. Datchary a mené une enquête ethnographique. Dans le chapitre deux, il s’agit du conducteur de travaux, obligé notamment de passer d’un chantier à l’autre, les deux étant séparés par de fortes distances, posant un problème de polyvalence et imposant un rythme saccadé. Les rendez-vous au café s’analysent comme un dispositif aidant à résoudre avec économie les coordinations en face-à-face qui, rendues denses par la coprésence, sont préférées à celles médiatisées de manière plus impromptue par l’outil informatique.

9Dans le chapitre trois, les traders – qui représentent une forme de quintessence de l’obligation d’être partout à la fois, attentif et réactif au moindre détail – naviguent, à l’inverse, dans un univers suréquipé de dispositifs techniques qui, véritablement, automatisent la vigilance : jeu de couleurs et de sons sériant l’information, indiquant les tendances et les priorités, attention très organisée aux propos tenus par les collègues, l’environnement est peuplé d’« attracteurs cognitifs » évitant d’être submergé par un flot d’information. La familiarité avec ces prises y joue donc un grand rôle. Il convient cependant de prêter attention à une lecture fonctionnaliste, car ces équipements peuvent eux-mêmes être à l’origine de situations dispersives.

10Le manager – étudié avec le recours à la vidéo que l’auteure a combiné à la prise de notes classique – fait l’objet du chapitre suivant. Interruptions fréquentes et enchevêtrement des activités sont son lot quotidien. Il lui est difficile de mettre en place des plages temporelles suffisamment longues pour les activités qui nécessitent, par exemple, de la réflexion (ce qui conduit de nombreux cadres à des subterfuges comme le fait de placer de faux rendez-vous sur l’agenda partagé). Cela s’introduit au cœur de son activité car c’est bien « au manager qu’incombe la responsabilité de faire la synthèse entre aléa et planification » (p. 119).

11Cela dit, une observation serrée permet de distinguer l’effet des interruptions « polarisées » autour d’une activité en cours (pertinentes et d’une mise en contexte peu coûteuse) et celles qui, au contraire, ne sont pas intégrées dans la continuité de l’activité en cours. Certaines interruptions peuvent même aider le manager à avancer plus vite.

12La messagerie électronique (déjà étudiée par ailleurs par l’auteure avec Christian Licoppe) constitue un environnement communicationnel marqué par la « présence obstinée » de certains messages, constituant autant de sollicitations lancinantes qui ne disparaîtront réellement « qu’au moment où les personnes feront de leur traitement leur projet immédiat » (p. 90). Leur ambivalence tient à ce que, à la différence d’une retentissante sonnerie de téléphone, ils se manifestent par une discrétion qui invite à l’action tout en rendant légitime son report. Les courriels n’ont pas le monopole de la présence obstinée, qui peut aussi s’observer chez des visiteurs se tenant au seuil du bureau ou des dossiers en attente de traitement. Toujours est-il « qu’à la multiplication des dispositifs obstinément présents dans l’espace d’activité et au raffinement des modalités de ces formes de présence correspondent une intensification et une complexification de la préoccupation. » (p. 93). La messagerie électronique est érigée par les personnes en symbole de leur surcharge en même temps qu’elles redoublent d’inventivité pour adapter leur environnement et s’adapter elles-mêmes à cet environnement.

13Le troisième et dernier terrain, faisant l’objet du chapitre cinq, est constitué par deux agences d’« événementiel », royaumes du temps qui s’emballe à l’approche des événements (voyage, salon…) et de l’activité réalisée de façon collective. L’angoisse constante est de ne pas être prêt, de ne pas tenir les délais, conduisant à abattre le travail sans s’arrêter pour résoudre un problème donné une fois pour toutes. Une atmosphère d’urgence gagne l’équipe, constituant une situation d’excitation qui, à la fois, renforce la concentration, mais conduit également à ne pas toujours prendre le temps de la réflexion. La dispersion est limitée thématiquement par le fait qu’on se concentre tous sur un même objet. Sur le plateau qui leur sert d’espace de travail, les membres de l’équipe s’échangent des questions/réponses à haute voix – souvent avec efficacité mais aussi parfois au risque de fournir une réponse trop rapide, en ayant mal compris la question.

14Pour finir, une conclusion se charge de la montée en généralité. L’auteur refuse d’aller jusqu’à camper une nouvelle figure du travailleur : « tout au plus un mode d’expérience du travail qui d’ailleurs peut être heureux ou malheureux » (p. 157). La phrase résume bien la posture de C. Datchary dans tout l’ouvrage. L’intérêt de celui-ci réside grandement dans le parti pris de ne pas célébrer un travailleur soumis à la souffrance de la désarticulation et de la surcharge cognitive. C’est, au contraire, en entrant par le sujet aux prises avec son activité, de proposer de le voir aller et venir entre les deux pôles, d’un côté, des difficultés pour faire face et être sur tous les fronts sans pouvoir se concentrer et, de l’autre, de la gloire qu’il en tire. La dispersion est aussi ce qui donne du rythme et du sel à son travail et lui offre une scène pour prouver sa valeur. Il a semblé à l’auteure « que la juste reconnaissance des charges et des compétences associées à la gestion des situations de dispersion constitue un besoin impérieux pour asseoir une représentation plus légitime des pratiques professionnelles » (p. 158). Elle le doit à l’approche qu’elle revendique, celle qui observe de près l’activité d’individus, par exemple autour d’écrans, et traçant les engagements multiples (de l’esprit et du corps) qu’ils y déploient. Ils avancent dans leur travail en tissant des liens antre les différents médias, les segments d’activité, les temporalités. L’ouvrage est aussi, du même coup, une défense et illustration de l’importance de la « familiarité » avec les objets et les situations et donc, sous un jour renouvelé, de l’expérience acquise au cours du temps. Celle-ci apparaît dans sa double face des compétences et de la gestion par les individus de leurs conditions de travail.

15Ce petit livre (par sa longueur) apporte donc une contribution remarquable à l’analyse des problèmes du travail contemporain et, simultanément, aux avancées théoriques d’une sociologie de l’activité technique.
Pascal UGHETTO
LATTS, Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Pascal.Ughetto@univ-mlv.fr

Alexandre MALLARD, Petit dans le marché. Une sociologie de la très petite entreprise, Paris, Presses des Mines, 2011, 242 p.

16Par Pascal UGHETTO

17« Quel point commun existe-t-il entre les réalités marchandes et organisationnelles d’un boulanger, d’une start-up de l’Internet, d’un agriculteur, d’une entreprise familiale du bâtiment, d’un bureau d’étude en ingénierie, ou d’un petit garagiste ? » (p. 26). L’ouvrage d’Alexandre Mallard s’intéresse aux entreprises de une à dix personnes, dans leur unité et dans la richesse de leurs configurations, cherchant à y voir « un laboratoire formidable pour y explorer des modalités contrastées de rapport organisation/marché » (ibid.). Un axe important de l’ouvrage est d’analyser la façon dont les très petites entreprises (TPE) forment des savoirs et savoir-faire concernant leur environnement. L’ouvrage tire notamment parti d’une étude quantitative et qualitative réalisée en 2000, au sein de France Télécom, pour le compte de ses unités chargées des professionnels.

18Le premier chapitre s’attache à analyser « l’expérience marchande » des TPE. Ces entreprises développent sur le marché une connaissance faiblement médiatisée par les outils et techniques modernes dont sont au contraire très familières leurs homologues de plus grande taille. La segmentation du marché, l’approche marketing n’y sont pas monnaie courante. Elles ne fonctionnent cependant pas sans une information efficace, sédimentée sur la base de la confrontation quotidienne à la réalité et de l’expérience. Ces entrepreneurs ont, à première vue, une appréhension rudimentaire de l’offre et de la demande, certains attendant apparemment le client sans l’analyser. Mais, à y regarder de plus près, il y a une capacité à opérer des distinctions au premier coup d’œil, avec parfois des critères de comportement, socio-démographiques, de motivations, etc. Il ne s’agit pas, pour l’auteur, d’opposer une connaissance objective par le marketing et des intuitions subjectives de la part du petit entrepreneur. Il met plutôt en contraste les modes de calcul et d’élaboration des savoirs qui, dans tous les types d’entreprises, soit se développent du côté de la formalisation, de la prise de distance, de l’enquête, soit s’enracinent dans l’interaction avec l’environnement permettant de l’éprouver.

19La figure du petit professionnel éclate entre les indépendants purs (un homme ou une femme doit assumer l’ensemble des tâches : techniques, commerciales, gestionnaires…), les binômes familiaux (où le conjoint peut assurer une partie du contact client), les petites structures avec collectif commercial (telle une pharmacie où la délivrance des médicaments est autant assurée par des assistants) et celles avec spécialisation du travail commercial. Quand un commerçant en boutique passe une partie de sa journée à servir le client, il se forme une vision élargie des attentes des clientèles. Les petits entrepreneurs ne restent pas passifs mais testent par tâtonnement des formules aidant à la connaissance (mailing, cartes de fidélité, etc.). Davantage que les grandes entreprises, elles ont la souplesse pour monter et démonter de tels dispositifs en fonction de leur rendement. Si la grande entreprise fait montre de dispositifs très formels et organisés, c’est parce que la taille, la division du travail disjoignent le vécu des épreuves marchandes et les résultats et obligent à penser la circulation de l’information. Les petits professionnels peuvent aisément développer une réflexion sur les invendus, les profils de clients favorisant l’écoulement rapide, les différentiels de marge.

20Ils font usage de sources de connaissance diverses, à la fois endogènes (les interactions directes avec les clients) et exogènes (apportées par d’autres opérateurs : fournisseurs, acteurs de filières…). Ils apprennent à percevoir leur environnement à travers ces focales multiples, faisant une péréquation entre ces différents points de vue.

21Dans le chapitre deux, les capacités commerciales sont examinées de près. Mise en valeur de la vitrine, publicité (même si elle procède de l’exploitation d’opportunités plus que d’une réelle planification), démarchage et prospection, appui sur les intermédiaires du marché, les TPE s’efforcent de capter la clientèle, encore une fois de façon très variée. Ici, le libre-service est profondément organisé selon les types de produits ou de clientèle, là il s’agit d’assurer une prescription pertinente et singularisée sur la prestation à réaliser. Ces professionnels peuvent être très soucieux de faire partager au client des critères de jugement, tant ils craignent que la frontière entre un travail de mauvaise qualité et un bon rapport qualité/prix ne s’impose pas avec évidence. Une partie du travail commercial consiste alors à éduquer le client et la prestation de base est enrichie de divers services rendus très visibles afin d’éviter que les consommateurs ne passent à côté de la qualité intrinsèque du produit.

22Le chapitre trois dresse par les statistiques une typologie de ces capacités commerciales. L’auteur repère un groupe des « commerçants de proximité » (l’activité est la vente de produits, les transactions sont de courte durée, on travaille six jours sur sept, etc.), légèrement différent de celui des « boutiques et produits-services » (des transactions pouvant durer jusqu’à deux heures, etc.) ; un groupe des « attracteurs » (la publicité joue un rôle fort dans le recrutement de nouveaux clients, là où, chez les deux précédents, la vitrine jouait un rôle essentiel) ; les « prestataires réseauteurs » (s’en remettant beaucoup au bouche à oreille) ; les « distanciés prospecteurs » (procédant par mailing et phoning) ; les « entrepreneurs régionaux », par exemple dans le BTP (travaillant beaucoup avec des intermédiaires de marché, ayant des transactions durant plus d’un jour, etc.) ; et les « concentrés » (la TPE a eu au plus dix clients dans l’année, les quatre premiers représentent les trois quarts du chiffre d’affaires…).

23Les deux derniers chapitres resserrent l’étude sur les rapports des professionnels au téléphone. Les usages commerciaux de cet objet banal sont l’occasion de nous faire connaître les pratiques marchandes de plus près. Le téléphone met à l’écoute de la demande économique et organise des rencontres marchandes. Dans certains cas, le téléphone ne sert que peu à capter la demande – l’essentiel des interactions sont de face à face –, dans d’autres, il en est, au contraire, le vecteur principal (il peut servir au démarchage) et, dans bien des cas, on se situe entre ces deux extrêmes. Le téléphone peut être primordial quand l’entreprise est attachée à une poignée de gros clients dont elle dépend et avec lesquels il importe de maintenir un lien continu. Mais ces usages sont aussi imbriqués dans des pratiques de sociabilité : la relation commerciale n’est qu’un registre parmi d’autres d’une série d’usages où les relations familiales et amicales tiennent aussi leur place.

24L’ouvrage d’Alexandre Mallard est précieux dans une littérature sociologique dont on sait qu’elle ne se hasarde que trop rarement auprès des petites structures et notamment des très petites entreprises. D’une grande limpidité, son intérêt est, par ailleurs, son approche empruntant aux développements récents de la sociologie économique, celle qui montre à quel point la rationalité économique est largement l’effet d’une performation par des dispositifs de connaissance et de calcul. Les petits entrepreneurs ne sont pas des entreprises tronquées, avec moins de rationalité, moins de « conscience » de l’enjeu de connaître et travailler son marché, moins de moyens, notamment marketing. Ce ne sont pas des structures qui se laisseraient ballotter par la vague, sans action ni réaction dans une méconnaissance des « lois du marché ». Leur offre n’est pas confiée au hasard et leur rapport à la demande est finalement assez instrumenté, même s’il s’agit d’instruments d’apparence très banale.

25Ce livre nous force à résister à la tentation de naturaliser le point de vue porté par les directions centrales des grandes entreprises. Comme le montre le chapitre deux, la normalisation de l’offre est une contrainte des grandes entreprises, non pas une évidence. On le comprend en observant, chez les commerçants, ces subtiles politiques de services rendus qu’ils ne facturent pas comme tels mais offrent comme récompense aux clients fidèles. Elles montrent qu’« une des forces des TPE est de ne pas faire de promesses (au sens marketing du terme), ou du moins de se donner les moyens d’en configurer précisément les termes au cas par cas. Il est parfois préférable de faire des propositions de gré à gré plutôt que de pratiquer un affichage volontariste de l’offre » (p. 111). Ce n’est certes pas l’attribut exclusif des très petites structures mais celles-ci ont un avantage sur les autres : l’interconnaissance, la proximité avec les clients leur permettent de juger de l’opportunité, de ne pas avoir à en référer à une structure gestionnaire centrale ; « l’univers du petit commerce, des petites entreprises, est bien perçu comme celui où le client peut rencontrer des personnes et non des fonctions ou des rôles organisationnels, et être lui-même reconnu comme personne et non pas seulement comme client » (p. 115).

26Ainsi, le grand mérite de cet ouvrage est de nous aider à ne plus voir ces structures dans une rupture avec les grandes, mais plutôt comme l’extrémité d’un continuum.
Pascal UGHETTO
LATTS, Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Pascal.Ughetto@univ-mlv.fr

Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, 252 p.

27Par Bruno VETEL

28Les grandes questions qui animent la galaxie transdisciplinaire des études sur les jeux vidéo sont encore en voie de définition, dispersant l’attention portée à la genèse même de son objet d’étude. L’ouvrage de Mathieu Triclot propose justement un ancrage empirique en exploitant un matériau historique retraçant, parmi d’autres moments importants qui sont évoqués, les premières heures du jeu vidéo. L’ouvrage se donne pour tâche non pas de caractériser des objets techniques en partant d’interfaces sensori-motrices, du code informatique et de son exécution comme règles du jeu, mais plutôt de caractériser des régimes d’expériences ludiques et subjectives.

29Diverses disciplines sont mobilisées dans les trois premiers chapitres, autour de grandes références issues aussi bien de la philosophie (Leibniz), de la ludologie (Caillois), que de la théorie de l’image et du cinéma (Metz et Bazin). Une part importante de la réflexion se construit ensuite par retour à l’empirie, en creusant les fondements historiques de ces régimes d’expériences. Ceux-ci ne comportent certes pas chacun une définition univoque, mais là où l’on penserait a priori trouver une seule trajectoire linéaire faite d’une succession de dates importantes, l’histoire des jeux vidéo apparaît au contraire au travers d’expériences ludiques nuancées ou discontinues, interprétables comme autant de bifurcations. Pour comprendre en quoi se dessinent des modalités d’expériences distinctes, ces descriptions d’assemblages sociaux et techniques se font autour de trois moments explicatifs majeurs.

30La synthèse qui suit n’est pas réalisée dans l’ordre d’écriture des chapitres. Les trois épisodes historiques évoqués sont situés au cœur de l’ouvrage et seront d’abord résumés, la description des trois premiers chapitres du livre, plus théoriques, sera présentée ensuite, pour clore par les deux chapitres finaux qui traitent des enjeux politiques.

31Le chapitre quatre raconte la période des années 1960 au MIT, où les hackers, une caste d’informaticiens noctambules fans de modélisme, font leurs les ordinateurs mis à disposition des chercheurs travaillant la journée. Ils conçoivent Spacewar, un jeu vidéo aux rapports intimes avec la programmation en temps réel de leur machines. C’est une guerre des étoiles de circonstance, opposant les vaisseaux de deux joueurs. Ce logiciel parviendra à bâtir un véritable assemblage ludique transposant à l’espace ludique les valeurs des hackers, telles que la compétition pour une maîtrise tant de l’efficacité optimale que de l’élégance créative des techniques.

32Le chapitre suivant présente l’arcade comme l’opération de passage à une véritable marchandise culturelle accessible à un large public. Cette mutation s’amorce avec la borne d’arcade à pièce de la fête foraine. Pour parvenir à la rentabilité il faut remplacer l’ordinateur multifonction des universités par une machine à jouer spécialisée, optimisant coût et vitesse de calcul. L’infrastructure change, mais l’adaptation au milieu ne s’accomplit seulement qu’à la venue de Pong : il ne s’agit plus du Spacewar où l’on met en place à son rythme une stratégie pour vaincre l’adversaire mais d’un jeu où la cadence du jeu qui s’accroît focalise l’adresse nécessaire à la maîtrise du jeu. Pour un instant de vertige, l’informatique comme technologie de contrôle y est détournée : face à une machine qui va le dépasser le joueur est poussé jusqu’à ses limites cognitives et motrices.

33Le chapitre six achève ce premier mouvement de commercialisation en amorçant une colonisation du salon. C’est une stratégie complexe, car l’espace est déjà peuplé par la télévision et ses programmes. Parmi eux, les séries animées offrent de multiples récits à l’attention des jeunes et encouragent à l’achat de jouets dérivés qui fournissent une interaction simulée avec la narration. C’est dans ce contexte que les industriels du jouet misent sur la console de salon pour fusionner sur l’écran récit animé et jouet interactif. Un système se forme, mais le jeu reste transposé de l’arcade. Or l’enfant, dans son salon, a tout son temps et ne paie pas chaque partie. Faute d’adaptations réelles, le succès rapide d’Atari des années 1970 cède la place en 1985 à une crise de surproduction de toute l’industrie. C’est dans ce contexte que Nintendo devient leader. Après Mario, les personnages incarnés sur consoles Nintendo ont une identité marquée insérée dans un récit original. Ces jeux s’opposent au côté abstrait et plus obscur de ceux de leurs pères et proposent au jeune joueur l’identification plus directe à un récit déjà construit.

34Parmi les trois premiers chapitres du livre, le premier chapitre ancre d’emblée l’ensemble dans une posture analytique concernée par l’expérience ludique et critique vis-à-vis des analyses limitées aux règles formelles telles que décrites par Jesper Juul. En effet, ces dernières occultent les jeux aux activités improvisées sans règle figées, ce que Caillois regroupe sous le nom de paida.

35Le chapitre deux reprend la classification de Caillois. Le jeu vidéo offre de ce point de vue des régimes d’expérience ludique inédits qui partagent tous le principe de la simulation réglée hérité de la machine informatique. À partir de là, certains, comme l’arcade inclinent l’expérience du joueur vers le vertige. D’autres engagent à produire sur un substrat de règles déterministes des activités pourtant imprévues ; à ce titre, diverses méthodes sont employées, mais toutes mettent en valeur les manifestations concrètes de la tension classique, entre contrainte et liberté d’action, et la difficulté à en faire émerger un amusement assez stable.

36Le troisième chapitre cherche à définir le rapport à l’image du jeu vidéo en le comparant à celui du cinéma. Pour éviter d’occulter l’aspect ludique en se limitant aux rapports entretenus à l’image passive ou interactive, les terrains analysés sont judicieusement sélectionnés parmi les adaptations de films en jeux vidéo et de jeux vidéo en films. Les comparaisons évoquées renseignent sur les effets inattendus de transpositions de techniques de l’image d’un média à l’autre. Le cinéma et le jeu vidéo, même s’ils peuvent avoir en commun des façons de mettre en valeur l’image, vont finalement y rechercher une diversité d’effets parce qu’ils entretiennent une forme de responsabilité et d’attention à l’image différentes.

37En dernier lieu, les chapitres sept et huit s’intéressent aux implications économiques et politiques des jeux vidéo. Ces dernières apparaissent à trois niveaux distincts : dans le récit explicite du jeu, dans les règles qu’on doit suivre pour gagner et enfin dans le dispositif et ses interfaces. L’arène de jeu change sensiblement de rôle lorsqu’elle contient des interactions sociales très riches et que la logique ludique est étendue hors du dispositif, ce que facilite un monde quotidien intensément informatisé. Le milieu du jeu en ligne massivement multi-joueurs voit émerger l’économie réelle et le travail productif en son sein. Seule la satisfaction intrinsèque à l’activité ludique les distingue. C’est pour cette raison que les promoteurs de la gamification cherchent à faire l’inverse en suscitant ce plaisir au sein d’activités productives.

38Au fil des chapitres, le style d’écriture déployé parvient à conserver à la fois précision et clarté, alternant récits, descriptions et réflexions philosophiques sans que la fluidité de lecture ne s’en ressente. L’usage avec constance de références à de nombreux exemples de jeux vidéo y contribue grandement, construisant un véritable guide sur lequel appuyer sa réflexion. Ces évocations concrètes servent aussi, pour ceux qui en auront eu l’expérience, de matériau comparatif basé sur leur propre mise en pratique.

39L’accès à l’ouvrage que permet ce style autant que ses formats de publication (papier et en ligne) encouragera certainement la découverte de la discipline académique auprès d’un plus large public d’amateurs. Il facilitera ainsi pour un plus grand nombre la prise de connaissance de la bibliographie, pour partie anglo-saxonne, qui traite notamment du volet historique.

40L’approche transdisciplinaire adoptée invite à s’interroger sur les façons d’étudier l’objet « jeu-vidéo », elle situe plusieurs voies de recherche pertinentes, les relie entre elles grâce à un socle d’éléments théoriques et tente une synthèse via l’approche par les « régimes d’expérience » dont les données historiques servent de champ d’application. Enfin, le questionnement politique dresse un panorama des nouveaux régimes d’expériences qui émergent à partir de l’enceinte du jeu vidéo moderne. Autant de pistes qui serviront sans nul doute à d’autres recherches, notamment axées sur des données provenant de joueurs en activité. Celles-ci pourront sur cette base tenter de comparer les régimes décrits à ce que les joueurs en font dans les cadres d’expériences contemporaines.
Bruno VETEL
Telecom ParisTech
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Paul N. EDWARDS, A Vast Machine. Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming. Cambridge: MA, The MIT Press, 2010, 528 p.

41Par Michel ATTEN

42Vaste synthèse, l’ouvrage de P. Edwards est ambitieux, par son sujet, le réchauffement climatique et son enjeu polémique aigu, par l’ampleur de l’objectif, retracer la construction des sciences du climat, des prévisions météorologiques aux modèles de simulation hautement mathématisés, en s’appuyant sur les mesures empiriques, leur saisie, leur traitement, pour les décennies à venir en s’appuyant sur les données du passé sur une période de plus de deux siècles. Cette trajectoire de la science du climat contribue de façon décisive à la légitimation des modèles de simulation hyper-mathématisés qui sont devenus des outils d’aide à la décision incontournables dans la gouvernance des institutions mondiales. Cet ouvrage l’est encore par une visée historiographique qui s’inscrit dans les débats du courant des Sciences studies, et par une volonté d’écrire pour un public large, profane, tout en maintenant un niveau d’exigence technique dont l’objectif est d’éviter les simplifications trop grossières. Dans l’ensemble, on peut dire que le pari est tenu.

43L’un des premiers acquis est le récit de la longue construction d’une infrastructure de connaissance globale. Effectuer des mesures, des relevés de température, de pression… les enregistrer et les rassembler en des séries significatives prend en effet son essor dans la foulée de la construction des premiers réseaux de communication modernes, ceux des postes et surtout celui du télégraphe qui conduit à la première organisation technique internationale en 1862. Pendant son premier siècle de développement, l’Organisation météorologique internationale ne cesse de coordonner les sections nationales, privées ou soutenues par les États, leurs outils et leurs réseaux de communication, utilisant toutes les nouveautés des télécommunications et se heurtant à des résistances analogues à celles des télécommunications quant à leur standardisation, qu’il s’agisse des données elles-mêmes, de leur saisie ou de leurs transmission et stockage, incohérence et hétérogénéité des data que l’auteur range sous la belle métaphore de friction des données. Une entreprise d’alignement des résultats mesurés qui demande des efforts considérables à l’échelle de l’hémisphère nord à défaut de pouvoir couvrir le globe. Mais l’infrastructure de connaissance sur laquelle insiste P. Edwards est celle qui se construit durant la Guerre froide, associant de façon toujours plus intriquée des capacités de calcul, d’enregistrement, de communication puis d’interconnexion, de modélisation et de simulation considérables permettant de parvenir à une « vision » planétaire des circulations des phénomènes physiques de très grande dimension.

44Les technologies de l’après Seconde Guerre mondiale, de l’électronique des semi-conducteurs aux satellites et aux ordinateurs, permettent non seulement de réaliser calculs et prévisions qui étaient impensables avant guerre mais elles conduisent surtout à des représentations, des modèles et calculs en des points de l’espace, à la surface de la terre comme en altitude, inaccessibles aux instruments divers et variés et permettent de représenter le global sous forme de données numériques. Cette transformation et cette standardisation se réalisent à travers la construction d’événements mondiaux tels le projet « World Weather Watch », le « Global Atmospheric Research Programme » ou l’« Année Géophysique Internationale », conduits dans des organisations internationales malgré la fracture radicale des deux blocs. L’auteur montre bien (surtout pour le camp occidental) qu’en une telle situation, toutes les infrastructures de connaissance (météorologique, océanographique, sismologique…) sont convoquées, participant à la connaissance du globe, enjeu des affrontements. La multiplication des points de la grille couvrant le globe à diverses altitudes au-dessus de la terre ou des mers conduit au développement de programmes de simulation, et éloigne de façon systématique et irréversible la constitution des données comme simples paramètres empiriques, pures données et les modèles mathématiques comme purs modèles au profit d’une « symbiose modèle-données ».

45Il est évidemment exclu de rendre compte dans ce court compte rendu de toute la richesse des analyses montrant, entre autres, comment sont construites les données du climat à partir de l’historique des enregistrements de prévisions météorologiques. En effet, autant ces dernières constituent un réservoir d’archives des mesures (avec beaucoup de trous, évidemment) inestimables (certaines remontent loin dans le XIXe siècle), autant, destinées à des prévisions à très court terme, elles sont sujet à des traitements changeant sans cesse, ce qui est une vraie difficulté pour les réutiliser comme données de climat qui nécessitent des séries longues, dans l’espace et dans le temps, continues, homogènes, cohérentes. Ces questions d’une difficulté inouïe vont conduire à la fabrication de modèles mathématisés de plus en plus complexes. Le retraitement des enregistrements historiques, tenant compte des biais identifiés, sont dans un premier temps réalisés au niveau des centres scientifiques nationaux, même dans le cadre de programmes des organismes mondiaux relevant des Nations unies. D’où la multiplication de modèles, plus ou moins nationaux dans un premier temps, un multiple qui ne sera surmonté que par des procès de comparaison systématique, sortes de passerelles de standardisation, poussant à la réélaboration de modèles de simulation encore plus complexes et mathématisés. Élaborée dans les années 1980, cette nouvelle « couche » de modélisation de la science du climat, qui n’est pas spécifique aux questions de ce domaine, joue un rôle décisif, nous assure P. Edwards, dans la reconnaissance et l’utilisation croissante de ces modèles hyper-mathématisés dans les processus de décisions politiques, voire économiques, à l’échelle planétaire.

46Le retraitement à de nombreuses reprises des mêmes données « historiques » par des projets et des équipes successives prenant en compte de nouveaux résultats partiels et contraignants concernant les caractéristiques de saisie des données empiriques, ce que l’auteur appelle à juste titre les métadonnées, fait de la science du climat une démarche proche de l’histoire et est le support de nombreuses controverses quant à la fiabilité des données et à la confiance que l’on peut accorder à ces résultats. À l’issue d’une analyse des controverses récentes et des batailles féroces (l’enjeu, l’affrontement avec les secteurs parmi les plus puissants de nos sociétés, les producteurs d’énergie et de transport, soit les contributeurs directs des gaz à effet de serre et des sources principales du réchauffement climatique, avec des intérêts économiques énormes), ce qui frappe le plus l’auteur, c’est la stabilité, depuis une vingtaine d’années, des modèles et des résultats acquis au début des années 1990.

47Enthousiaste d’un consensus qu’il juge acquis au sein d’une communauté scientifique considérable, P. Edwards envisage dans sa conclusion d’étendre la démarche, la méthode de construction d’un consensus global pour les données économiques. Voilà qui accentue les questions concernant la constitution de cette communauté et son insertion au sein de la gouvernance d’une des grandes organisations mondiales dépendantes de l’ONU et qui, à notre avis, lecteur non spécialiste des questions du climat, semblent être restées quelque peu dans l’ombre. Le basculement d’une science, de mesures et de calculs élaborés dans une organisation internationale regroupant des laboratoires, centres de calculs, d’enregistrements nationaux vers une communauté mondiale unifiée dans un consensus (avec des controverses internes) autour d’un certain nombre d’outils-modèles mathématisés, qui s’opère dans les années 1970-80, n’est rendu possible que par l’utilisation systématique des savoirs, savoir-faire, technologies et spécialistes tout droit issus du complexe militaire-industriel-académique étatsunien de la Guerre froide, une question sur laquelle l’ouvrage de P. Edwards reste silencieux.
Michel ATTEN
LATTS
m.atten@orange.fr


Date de mise en ligne : 07/12/2011

https://doi.org/10.3917/res.170.0191

Notes

  • [1]
    Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Le Seuil, 2002.
  • [2]
    Marc Perrenoud, Les Musicos. Enquête sur les musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.
  • [3]
    Janine Rannou et Ionela Roharik, Les danseurs, un métier d’engagement, Paris, La Documentation Française, 2006.
  • [4]
    Vincent Cardon, Une vie à l’affiche. Sociologie du vieillissement en emploi des artistes interprètes, thèse de sociologie, EHESS, Paris, 2011.

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