Notes
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[1]
Cette enquête a été réalisée dans le cadre du projet ANR Médiapolis. Cf. la présentation du numéro.
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[2]
Pour une part, cette insuffisance tient au manque de données quantitatives sur le sujet ainsi qu’on le développera plus loin.
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[3]
Nous utilisons ici le terme d’écologie dans son sens originel : étude des relations entre des êtres vivants et le milieu dans lequel ils vivent. Par analogie, l’écologie des pratiques informationnelles est l’étude des relations entre des individus et leur environnement informationnel.
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[4]
En dépit de quelques travaux tels que ceux de Stempel et ses collègues (Stempel et al., 2000).
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[5]
Diana Mutz poursuit cette piste aujourd’hui en étudiant l’interaction entre exposition aux médias et discussions politiques.
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[6]
Pour le détail, on se reportera à l’annexe 1 qui rassemble des tableaux présentant les résultats à plat des principales sources informationnelles étudiées dans l’enquête.
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[7]
Échelle en 5 niveaux, avec possibilité de se classer ni à gauche ni à droite.
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[8]
Dans le même esprit, voir aussi Coulangeon (2003) qui applique cette méthode pour décrypter l’éclectisme culturel et l’opposition omnivores/univores dans le domaine des goûts musicaux.
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[9]
Le libellé de ces sept variables et leur distribution sont détaillés en annexe.
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[10]
Bien que se rattachant pour la plupart à des pratiques informationnelles, ces variables n’ont pas été introduites dans la première étape de l’ACM car cela aurait conduit à exclure les non-internautes de l’analyse (c’est-à-dire 32 % des effectifs).
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[11]
Ne sont retenus ici que les deux premiers axes qui permettent d’expliquer 60,4 % de la variance du nuage (taux modifiés (Benzécri, 1992) : 40,7 % pour le premier axe et 19,7 % pour le deuxième).
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[12]
Développement non seulement en termes de pénétration dans la population, mais également de façon plus qualitative : nouveaux modes de présentation de l’information liés à l’évolution technologique du réseau, prégnance accrue dans les stratégies de communication des acteurs sociaux, etc.
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[13]
Les points correspondant aux modalités rares se situent bien souvent de façon excentrée par rapport à l’ensemble des autres modalités. Ils ont tendance à « étirer » les axes, à gommer les polarisations plus profondes qui structurent l’échantillon interrogé, et à rendre plus délicates la lecture statistique et l’interprétation.
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[14]
* signifie que la modalité est passive dans l’analyse. L’item « La presse gratuite » a été remplacé par le second choix correspondant.
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[15]
L’item « La presse gratuite » a été remplacé par le premier choix correspondant.
Introduction
1Toutes les théories de la démocratie considèrent que l’information est un ingrédient essentiel au fonctionnement des systèmes politiques. L’information participe à ce que les Anglo-Saxons appellent l’empowerment des citoyens (Baker, 2002 ; Milner, 2002). Pour participer pleinement à la vie de la cité, choisir les gouvernants ou évaluer l’action publique, les citoyens doivent être « bien informés ». Mais il reste à définir ce que cette expression signifie et recouvre.
2Si les effets politiques des médias ont fait l’objet de très nombreuses recherches, les pratiques informationnelles des citoyens en matière politique sont beaucoup moins étudiées. Cet article veut contribuer à combler en partie cette lacune à partir de l’analyse d’une enquête par sondage effectuée auprès d’un échantillon représentatif de la population française de plus de 15 ans [1]. Cette enquête a été conçue pour apporter trois types de connaissances nouvelles. Il s’agit d’abord de mesurer les impacts du développement de l’Internet sur les manières de s’informer dans le domaine politique. Tout à la fois moyen d’information et d’expression d’opinions, l’Internet est devenu une source d’information utilisée par des millions d’individus, au point que certains évoquent la fin de la presse écrite ou de la télévision (Missika, 2002). Mais qu’en est-il dans le domaine spécifique du politique ? Les journaux télévisés des grandes chaînes de télévision, les émissions matinales des radios et, à un moindre titre, les grands quotidiens nationaux, représentent des audiences considérables, et ils renvoient à des pratiques informationnelles souvent routinisées. Constate-t-on un recul de ces sources traditionnelles dans l’information politique des citoyens ?
3Comme nous l’a appris l’histoire des médias, lorsqu’un nouveau média apparaît, il ne fait pas disparaître les médias existants, mais donne lieu à une réorganisation des systèmes médiatiques, comprenant des phénomènes de substitution partielle, d’hybridation ou de renouvellement des formes éditoriales et commerciales. On peut penser qu’il en sera de même avec l’Internet. Le second objectif de cette enquête est de répondre à cette interrogation en étudiant la façon dont les citoyens combinent, articulent et hiérarchisent différentes sources d’information politique. On esquissera ici ce qu’on peut appeler une écologie des pratiques informationnelles des Français, en étudiant comment celles-ci se constituent en agencements typiques suivant les individus.
Enfin, cette contribution vise à enrichir la compréhension des pratiques informationnelles en les liant non seulement aux caractéristiques sociodémographiques des individus – comme le fait depuis longtemps la sociologie des usages des médias – mais aussi à leurs positionnements et pratiques politiques. La littérature anglo-saxonne sur le sujet suggère une forte relation entre l’intensité des pratiques d’information politique et celle de la participation politique. Autrement dit, être un citoyen actif et être bien informé en matière politique vont souvent de pair. Constate-t-on également dans le cas français une superposition entre la fracture informationnelle – qui distingue ceux qui s’informent beaucoup en matière politique et les autres – et la fracture civique qui sépare les citoyens les plus impliqués dans la vie de la cité et les citoyens plus apathiques ? Pour répondre à cette interrogation, les données de l’enquête ont été analysées grâce à la mise en œuvre d’une méthode de traitement particulière, l’analyse des correspondances multiples. Celle-ci apparaît comme une approche particulièrement féconde pour étudier la structuration des pratiques informationnelles et les relations qui existent entre celles-ci et les pratiques politiques.
S’informer dans un monde changeant
Trois facteurs de mutations
4Comprendre en profondeur les relations entre information et citoyenneté semble d’autant plus important que celles-ci ont été affectées au cours des trente dernières années par une profonde transformation des systèmes médiatiques, une mutation des valeurs et pratiques politiques et, enfin, par l’évolution des formes de sociabilités entre individus. Les transformations dans le secteur de l’information sont évidemment liées au développement de l’Internet au cours de la dernière décennie mais aussi à la multiplication de chaînes de télévision thématiques et à l’apparition d’une presse gratuite. Si la presse écrite – et en particulier la presse quotidienne – a été depuis ses origines considérée comme le média de formation des opinions (à l’inverse des médias de radiodiffusion comme la radio et la télévision qui s’inscrivent davantage dans une logique de divertissement et d’information lissée), l’Internet contribue aujourd’hui à un élargissement tant des sources d’information que de l’expression des opinions. D’une certaine façon, l’Internet est devenu le nouveau média d’opinion ainsi qu’en témoignent la grande diversité et la vivacité des formes d’expression auxquelles il donne lieu (forums, blogs, réseaux sociaux, sites d’information indépendants animés par des journalistes professionnels ou des citoyens). De plus, la référence constante que les médias traditionnels font désormais aux contenus que l’Internet véhicule ou héberge démontre la place qu’il est en train d’acquérir dans le champ de l’information.
5La multiplication des sources d’information sur les supports de l’imprimé, de la radio, de la télévision, du web et le développement d’un modèle de la gratuité de l’information reconfigurent la capacité des citoyens à connaître le monde qui les entoure. Or ces bouleversements interviennent à un moment où les pratiques et valeurs politiques connaissent également d’importantes mutations : volatilité croissante des comportements électoraux, déclin du militantisme traditionnel au profit de nouvelles formes d’engagement plus flexibles et contractuelles, moindre emprise des phénomènes d’affiliation partisane (Ion et al., 2005). Les grandes grilles d’interprétation du monde que fournissaient les partis politiques semblent moins opératoires et le modèle de la démocratie représentative est entré en crise (Perrineau, 2003). Comme le souligne Pierre Rosanvallon, l’élévation du niveau d’éducation a favorisé une égalisation du sentiment de compétence et stimulé l’expression critique des citoyens (Rosanvallon, 2006).
Enfin, les formes de sociabilité ont également évolué au cours des trente dernières années. Parmi bien d’autres facteurs, le développement de l’urbanisation, l’allongement de la durée des études, la restructuration des entreprises et de l’organisation du travail, la mondialisation de l’économie, le vieillissement de la population, l’apparition de nouveaux modèles de la famille ont profondément reconfiguré les réseaux sociaux dans lesquels les individus interagissent (Moati, 2005 ; Duboys Fresney, 2006). Ces transformations sociales affectent également leurs modes d’information en ce qu’elles touchent les modalités de la communication interpersonnelle et de groupe. Les conversations avec l’entourage familial, amical ou professionnel jouent traditionnellement un rôle important dans l’exercice de la citoyenneté : elles constituent une source d’information politique primaire, mais médiatisent également les informations provenant d’autres sources et contribuent à la formation ou la conformation des opinions (Eveland, 2004, 2009). Comme le rappellent Dietram Scheufele et ses collègues, discuter avec d’autres aide à comprendre l’ensemble des données qu’on reçoit sur le monde et accroît le sentiment d’efficacité ainsi que la participation politique (Scheufele et al., 2004).
Pratiques médiatiques et politiques : un bref état des recherches
6Dans le monde anglo-saxon, et tout particulièrement aux États-Unis, les relations entre citoyenneté et information ont fait l’objet de très nombreux travaux aussi bien en science politique (Zaller, 1992 ; Norris, 2000) qu’en sociologie des médias (Gamson, 1992 ; Graber, 2001 ; Bimber, 2003) ainsi que dans le domaine très florissant de la psychologie politique (Kuklinski, 2001 ; Lau, Redlawsk, 2006). Ces travaux ont notamment examiné la façon dont les positionnements politiques des individus orientaient leurs pratiques d’information (Jerit et al., 2006), les rôles respectifs des réseaux sociaux et des médias dans la formation des opinions (Mutz, Martin, 2001), l’impact de l’Internet sur l’information politique (Delli Carpini, Keeter, 2003), les sources contribuant à l’élaboration des connaissances politiques et « l’alphabétisation civique » (Milner, 2002).
7En France, nos connaissances sur les relations entre pratiques informationnelles et formes d’exercice de la citoyenneté restent insuffisantes. Les études sur les comportements et attitudes politiques sont très nombreuses, mais elles prennent rarement en compte l’ensemble des pratiques informationnelles (tout au plus quelques pratiques médiatiques et essentiellement la télévision). Si des études importantes sur les connaissances politiques ont été menées en France (Chiche, Haegel, 2002), elles n’étudient pas comment ces connaissances se sont constituées. Inversement, la plupart des travaux français portant sur les usages des médias et plus généralement les pratiques informationnelles, n’intègrent que partiellement ou pas du tout la dimension politique. Ainsi, les enquêtes disponibles sur l’écoute de la télévision ou la lecture des journaux ne comportent qu’exceptionnellement des questions sur les comportements ou valeurs politiques, et lorsque c’est le cas, ceux-ci se limitent aux intentions de vote ou préférences partisanes. De même, elles n’intègrent que rarement des questions sur les formes de sociabilité et les discussions autour des médias.
8On doit cependant noter que les relations entre pratiques médiatiques et politiques ont fait l’objet d’un regain d’attention et donné lieu à d’intéressants travaux sur la politisation et l’exposition à l’information (Bréchon, Derville, 1997), sur les modes d’information des individus en fonction de leurs perceptions du politique (Gaxie, 2003), sur la manière dont les citoyens s’habilitent à utiliser leurs savoirs sur la politique (Gaxie, 2007), sur la recherche d’information politique à travers les médias (Mercier, 2007), sur les usages des médias (Le Grignou, 2003), sur les rapports ordinaires à l’information politique dans la presse écrite (Pierru, 2004), ainsi que nos propres travaux sur les profils sociopolitiques des auditoires des journaux télévisés et sur l’impact de l’Internet dans l’information des citoyens (Vedel, Tiberj, 2005 ; Vedel, 2007) [2].
Les travaux menés tant à l’étranger qu’en France convergent sur deux points. D’une part, quels que soient les attitudes et les positionnements politiques, les pratiques médiatiques dans le domaine politique sont fortement liées à des logiques sociodémographiques, au premier rang desquelles l’âge et le niveau d’études (le premier facteur jouant particulièrement sur l’écoute de la télévision, le second sur la lecture des quotidiens de qualité). D’autre part, on observe une relation entre intensité de la participation politique et intensité de l’information politique : les citoyens les plus impliqués dans la vie de la cité tendent à davantage s’informer sur l’actualité sociale et politique que les autres. Ceci apparaît spectaculairement dans le fait que les citoyens politisés regardent proportionnellement plus les informations télévisées alors qu’ils regardent moins la télévision en général.
Une écologie des pratiques informationnelles
9Toutefois, peu de travaux s’interrogent encore sur ce qu’on peut appeler l’écologie des pratiques informationnelles, c’est-à-dire le système de relations que les individus entretiennent avec un ensemble diversifié de supports informationnels dans un espace social donné [3]. Les recherches qui s’intéressent aux pratiques informationnelles dans le domaine politique se focalisent souvent sur un support particulier (spécialement la télévision, et désormais l’Internet), ou alors segmentent l’analyse en fonction des canaux médiatiques. Mais la façon dont les individus combinent et hiérarchisent ou cumulent différentes sources informationnelles a été plus rarement étudiée [4]. Une telle approche est d’autant plus nécessaire que l’Internet bouleverse les configurations qui ont organisé au cours des trente dernières années l’information politique des individus. L’Internet est tout à la fois susceptible d’offrir des sources d’information qui complètent, remplacent ou relaient les sources médiatiques habituelles (De Waal et al., 2005). Si son utilisation ponctionne une partie du budget-temps que les individus consacrent aux médias traditionnels, il élargit également les opportunités d’information en permettant, par exemple, à certaines personnes de se tenir davantage au courant de l’actualité sur leur lieu de travail.
D’une certaine façon, l’écologie des pratiques informationnelles prolonge la perspective ouverte par Lazarsfeld qui s’interrogeait sur l’articulation entre l’information reçue des médias et celle transmise par l’entourage proche [5]. Elle consiste à étudier les pratiques informationnelles en tant que systèmes dont les agencements varient en fonction des individus. Ces agencements ne se construisent pas de façon aléatoire et sont liés aux autres pratiques sociales des individus ainsi qu’à leurs multiples positionnements dans la structure sociale. L’écologie des pratiques informationnelles met donc l’accent sur les interdépendances entre différentes manières de s’informer dans un environnement informationnel donné. C’est pourquoi, comme on le développera plus loin, elle appelle une méthode d’analyse des données particulière – en l’occurrence l’analyse des correspondances multiples.
Les pratiques informationnelles : un regard panoramique [6]
Hiérarchies et combinaisons
10Le premier résultat qui ressort de notre enquête est la primauté de la télévision dans l’information politique des Français. 50 % des personnes de notre échantillon déclarent que c’est leur première source d’information politique et 30 % la seconde. Cette primauté de la télévision s’observe dans tous les groupes d’âge, y compris les moins de 25 ans. En revanche, c’est la radio qui est la source d’information politique utilisée en premier chez les cadres supérieurs (citée par 34 % d’entre eux contre 26 % pour la télévision) et chez les diplômés de l’enseignement supérieur (citée par 34 % d’entre eux contre 22 % pour la télévision).
11Comme on pouvait s’y attendre, l’Internet occupe une place grandissante dans l’information politique des Français. Avec 12 % des individus le citant comme la source d’information politique qu’ils privilégient, il vient désormais en troisième position, et même en deuxième position chez les moins de 35 ans. L’importance croissante de l’Internet est encore plus manifeste lorsqu’on considère que 17 % des répondants le citent comme la source d’information politique qu’ils utilisent en second (immédiatement après la radio citée par 20 % des répondants). Cette montée en puissance se fait essentiellement au détriment de la presse écrite, qui devient une source d’information politique marginale, sauf dans les groupes les plus âgés (13 % des plus de 50 ans citant la PQR (presse quotidienne régionale) comme première source d’information politique contre 8 % dans l’ensemble de la population) et chez les cadres supérieurs et professions intellectuelles (18 % privilégiant la PQN – presse quotidienne nationale – contre 8 % dans l’ensemble de la population).
12Toutefois, lorsqu’on interroge les individus non plus sur leur source d’information politique en général, mais sur le canal par lequel ils ont eu connaissance d’événements précis pris dans l’actualité politique de la période de l’enquête, le recul des médias traditionnels est moins net. Parmi les individus qui ont entendu parler de l’événement cité (environ les deux tiers de l’échantillon), l’Internet n’a été le canal d’information que pour 7 % d’entre eux. Ceci suggère que les médias traditionnels restaient, au moment de l’enquête, un important moyen de propagation de l’information fraîche.
Si l’on croise la source d’information politique utilisée en premier et celle utilisée en second, trois grandes combinaisons sont dominantes (voir tableau 1). La plus fréquente est la combinaison télévision et radio (27 % des effectifs). Elle est surtout pratiquée par des individus peu ou pas diplômés (les deux tiers d’entre eux n’ont pas le bac). Les individus combinant télévision et radio se caractérisent de plus par un rapport assez distant au politique : 67 % d’entre eux s’intéressent peu ou pas à la politique et la moitié ne se classent ni à gauche ni à droite.
13Viennent ensuite la combinaison télévision et Internet et la combinaison télévision et presse régionale (17 % des effectifs chacune) qui s’opposent nettement en termes d’âge : alors que 62 % de ceux qui associent télévision et Internet ont moins de 35 ans, 60 % de ceux qui associent télévision et presse régionale ont plus de 50 ans. Ces deux groupes ont un rapport au politique relativement similaire, ceux combinant télévision et Internet ayant toutefois un jugement un peu plus positif sur le fonctionnement de la démocratie (mais aussi un intérêt pour la politique un peu plus faible).
14Les autres combinaisons sont nettement moins fréquentes, mais on notera celle associant télévision et presse quotidienne nationale (8 % des effectifs) qui est surtout pratiquée par des individus plus politisés que la moyenne de la population (60 % s’intéressent un peu ou beaucoup à la politique et 78 % discutent souvent ou de temps en temps de politique avec leur entourage). On trouve une politisation encore plus forte dans le groupe des individus combinant radio et presse quotidienne nationale, qui se caractérise également par son niveau d’études élevé (38 % des individus de ce groupe ont au moins un niveau Bac + 2).
Il est intéressant de comparer ces chiffres aux combinaisons mesurées en mars 2006 dans le cadre du Baromètre politique français réalisé par le CEVIPOF (uniquement pour les Français en âge de voter, et non les Français de plus de 15 ans comme dans la présente enquête) : télévision et radio (28 % des effectifs), télévision et PQR (24 %), télévision et PQN (15 %), télévision et Internet (8 %), radio et PQN (6 %). Si l’on effectue la comparaison sur des échantillons à structure sociodémographique équivalente, on observe à nouveau un recours croissant à l’Internet comme source d’information politique qui se fait essentiellement au détriment de la presse quotidienne régionale puis nationale.
Pratiques médiatiques, logiques sociodémographiques et rapport au politique
15S’agissant de l’influence des variables sociodémographiques sur les pratiques médiatiques, notre enquête rejoint les enseignements traditionnels de la sociologie des médias. Elle rappelle d’abord la forte influence de l’âge sur plusieurs pratiques médiatiques : la consommation de la télévision (dont la durée d’écoute quotidienne double quasi linéairement entre 18 et 65 ans), la lecture de la presse quotidienne régionale (37 % des plus de 65 ans la lisent tous les jours ou presque contre 9 % des 15-24 ans), et enfin l’utilisation de l’Internet (67 % des internautes entre 15 et 24 ans s’y connectent plusieurs fois par jour contre 46 % des internautes de plus de 65 ans).
16Le niveau d’études est un autre facteur discriminant : plus on a un niveau d’études élevé, plus on tend à lire la presse quotidienne nationale tous les jours ou presque (15 % des diplômés de l’enseignement supérieur le font contre 8 % dans l’ensemble de la population), à se connecter fréquemment à l’Internet (73 % des diplômés de l’enseignement supérieur se connectent plusieurs fois par jour), et moins on tend à regarder la télévision (durée d’écoute moyenne quotidienne déclarée de 1 h 35 chez les diplômés de l’enseignement supérieur contre 2 h 19 dans l’ensemble de la population).
17De façon plus originale, notre enquête indique que le rapport au politique joue également sur les pratiques informationnelles. Ceux qui s’intéressent à la politique tendent à lire davantage et plus fréquemment la presse quotidienne : 42 % d’entre eux le font tous les jours ou presque contre 27 % de ceux qui s’intéressent peu ou pas du tout à la politique. La lecture de la presse quotidienne est d’autre part sensiblement plus faible chez les individus qui refusent de se classer sur une échelle gauche-droite [7] : seulement 12 % d’entre eux déclarent lire au moins de temps en temps la PQN et 25 % la PQR contre respectivement 21 % et 34 % pour les citoyens plus polarisés. Si ceux qui s’intéressent à la politique déclarent regarder légèrement moins la télévision en général (2 h 10 en moyenne par jour contre 2 h 27 pour ceux qui s’intéressent peu ou pas du tout à la politique), lorsqu’on considère les émissions politiques seulement, leur durée d’écoute moyenne est supérieure (54 mn/jour contre 43 mn). Enfin, ils utilisent plus fortement l’Internet (67 % s’y connectent au moins une fois par jour contre 57 % des peu ou pas intéressés par la politique).
Le rapport au politique n’influe pas seulement sur l’intensité des pratiques informationnelles, mais aussi sur leur direction. Ceux qui s’intéressent à la politique et les citoyens les plus polarisés ont tendance à privilégier certains journaux télévisés ou à écouter davantage certaines stations de radio. Cela se traduit par de fortes différences dans le rapport au politique des auditoires des journaux télévisés : respectivement 68 % et 60 % des téléspectateurs des chaînes d’information continue et du 20 h de France 2, sont intéressés par la politique alors qu’ils ne représentent que 27 % et 20 % des téléspectateurs du 13 h de TF1 et le 19 h 45 de M6. Pour ce dernier JT, on constate également une forte proportion de téléspectateurs non polarisés : 44 % d’entre eux déclarent ne se sentir proches d’aucun parti (contre seulement 20 % pour les chaînes d’information continue et 22 % pour le 20 h de France 2). On observe des écarts de même amplitude pour l’écoute des radios. Ainsi, alors que 73 % des auditeurs de France Inter et 64 % des auditeurs d’Europe 1 disent s’intéresser à la politique, ils ne sont plus que 44 % parmi les auditeurs de RTL.
L’espace socio-politique des pratiques informationnelles
Les vertus de l’analyse des correspondances multiples
18Les données présentées dans la section précédente suggèrent une relation forte entre pratiques d’information politique et rapport au politique. Toutefois, il faut les considérer avec prudence dans la mesure où cette relation peut refléter l’influence d’autres facteurs. Par exemple, le fait que presque les quatre cinquièmes des téléspectateurs du JT de M6 ne s’intéressent que peu ou pas du tout à la politique est sans doute très instructif pour la rédaction de ce JT. Mais, sur un plan analytique, il ne permet pas d’établir un lien d’influence entre le contenu de ce JT et le rapport au politique de ceux qui le regardent. En effet, la relation statistique constatée peut résulter de l’influence d’autres variables ; en l’espèce, il est probable qu’elle reflète la plus forte proportion parmi les téléspectateurs du JT de M6 de jeunes gens âgés de moins de 25 ans, un groupe d’âge dont l’intérêt pour la politique est traditionnellement peu élevé.
19Pour isoler l’influence spécifique d’une variable sur une autre, on peut procéder à des analyses de régression. Ce type d’analyse permet de mesurer comment une variable dépendante évolue en fonction d’une autre variable, une fois qu’un ensemble d’autres variables explicatives ont été contrôlées, ou autrement dit, toutes choses étant égales par ailleurs. Ainsi, on pourrait réaliser des régressions pour déterminer comment – à, par exemple, genre, âge, niveau d’études équivalents – la fréquence de lecture de la presse quotidienne nationale varie lorsque le niveau d’intérêt pour la politique augmente. Toutefois, en dépit de leur apport analytique, les régressions suggèrent implicitement une relation de cause à effet en ce sens qu’elles supposent de choisir une variable dépendante et un groupe de variables explicatives. Or, lorsqu’on étudie les rapports entre pratiques informationnelles et pratiques politiques, il est extrêmement délicat de déterminer si ce sont les premières qui influencent les secondes ou l’inverse. Ainsi, comme le rappelle parmi d’autres Pipa Norris (2002), l’association qu’on constate dans de nombreux pays entre écoute des émissions politiques à la télévision et implication politique peut certes signifier que certains citoyens sont amenés à davantage s’intéresser à l’actualité politique parce qu’ils sont politiquement engagés (et ont donc besoin d’informations sur la vie politique ou le cours du monde) ; mais elle peut aussi bien indiquer que le fait de regarder certaines émissions conduit à une plus grande implication dans la vie de la cité (par exemple, par prise de conscience de certains problèmes). En outre, notre objectif n’est pas tant d’étudier l’utilisation des différents médias de façon distincte, mais plutôt la façon dont ceux-ci sont combinés dans un environnement caractérisé par une surabondance d’informations.
20C’est pourquoi nous avons opté pour une autre approche statistique en nous appuyant sur une analyse des correspondances multiples spécifique (voir annexes). L’analyse des correspondances multiples (ACM) est une technique de traitement des données particulièrement appropriée pour représenter les relations entre de nombreuses variables. Elle a été d’ailleurs souvent utilisée pour l’étude des comportements culturels, en particulier par Pierre Bourdieu et son équipe dans La Distinction (Bourdieu, 1979) pour montrer comment les préférences esthétiques renvoyaient, par-delà leurs apparentes unicité ou diversité, à des logiques sociales et « s’emboîtaient » dans l’espace des positions occupées dans la structure sociale [8].
L’ACM a été également utilisée pour l’étude des comportements politiques (Chiche et al., 2000) afin de dépasser le caractère réducteur de la notion d’électorat et faire apparaître la grande diversité de valeurs et de sens qui pouvaient être associés par les électeurs au vote pour un parti donné. En l’espèce, l’un des avantages de l’ACM est de prendre en compte que les individus ne sont pas réductibles à un modèle de comportement unique, mais sont des êtres pluriels qui agissent et pensent dans des espaces multidimensionnels.
Méthodologie
21Notre objectif étant de comprendre comment différentes pratiques informationnelles s’articulent les unes par rapport aux autres et organisent notre échantillon en sous-groupes aux profils distinctifs, nous avons retenu sept variables rendant compte de leurs pratiques informationnelles, représentant 39 modalités actives (c’est-à-dire prises en compte dans l’analyse), et 5 modalités dites passives (momentanément ignorées) [9] :
- la source utilisée en premier pour s’informer (modalité passive : autre réponse) ;
- la source utilisée en second pour s’informer (modalité passive : autre réponse) ;
- le temps passé à regarder les informations politiques à la télévision (question ouverte recodée en 4 groupes – modalité passive : ne regarde jamais la télévision) ;
- le JT le plus régulièrement regardé (question ouverte, les chaînes d’information continue et la catégorie autres JT ont été regroupées – modalité passive : NSP) ;
- la radio la plus écoutée pour s’informer en matière politique (question ouverte avec regroupement des radios dont la part d’audience est inférieure à 5 % – modalité passive : NSP) ;
- la fréquence de lecture de la presse quotidienne (PQN, PQR et presse gratuite étant regroupés) ;
- la connaissance d’un événement pris dans l’actualité de la période de l’enquête et canal médiatique par lequel les répondants ont eu connaissance.
- les variables sociodémographiques habituelles : genre, âge, niveau d’études, CSP, niveau de revenu du foyer, catégorie d’agglomération ;
- des variables sociopolitiques : intérêt pour la politique, autopositionnement sur une échelle gauche-droite, vote au 2e tour de l’élection présidentielle de 2007, indicateur de participation politique (nombre d’actions politiques ayant été ou pouvant être pratiquées parmi onze proposées), fréquence des conversations politiques et nombre de personnes avec qui on discute de politique ;
- enfin, des variables renseignant sur l’utilisation de l’Internet [10] : indicateur croisant l’ancienneté et la fréquence d’utilisation de l’Internet, nombre d’activités politiques en ligne, type de site d’information en ligne le plus souvent utilisé, profil sur des réseaux sociaux en ligne.
Quatre types de pratiques informationnelles en matière politique
22Les résultats de l’ACM sont présentés dans les graphiques 1 et 2. L’analyse permet d’identifier deux axes principaux (qui déterminent les directions principales du plus grand éloignement des individus dans un espace à n dimensions) [11].
23Le premier axe oppose deux groupes d’individus. D’une part, des individus pour lesquels l’écoute de la télévision (et plus particulièrement celle des JT de TF1) constitue le moyen d’information prédominant, voire exclusif. Ils regardent cependant assez peu les émissions politiques et par ailleurs, ils écoutent peu ou pas la radio, lisent peu la presse écrite (à l’exception dans une certaine mesure de la presse régionale) et ils tendent à avoir une faible connaissance de l’actualité (et n’ont souvent pas entendu parler des événements qui leur ont été mentionnés). À ce premier groupe caractérisé par une pratique informationnelle unimodale, s’oppose un groupe d’individus ayant au contraire recours à une plus grande diversité de moyens d’information. Ils privilégient plutôt la radio (et davantage les stations publiques que les autres), et c’est par ce moyen qu’ils ont eu connaissance des événements d’actualité qui leur ont été mentionnés. Mais ils l’associent à la presse nationale (qu’ils lisent plus que la moyenne) et à la télévision (qu’ils regardent cependant assez peu).
24Le second axe dégagé par l’analyse permet d’identifier un premier groupe d’individus essentiellement centrés sur l’Internet. C’est par ce canal qu’ils s’informent prioritairement. Cette pratique informationnelle est relativement unimodale : si, parallèlement à l’Internet, ils regardent un peu les informations politiques à la télévision, ils tendent à ne pas lire la presse écrite, qu’elle soit régionale ou nationale. À l’autre extrémité de cet axe, on trouve des individus ayant des pratiques informationnelles beaucoup plus diversifiées. Celles-ci reposent sur l’utilisation conjointe de la presse écrite (d’abord régionale, mais la PQN est aussi utilisée) et de la télévision (aussi bien publique que commerciale), l’une et l’autre étant consommées plus fortement que la moyenne de la population (notamment pour l’écoute des émissions politiques). Toutefois, la radio est relativement moins utilisée (à l’exception d’Europe 1) tandis que l’Internet semble étranger à l’univers informationnel de ces individus.
25L’analyse fait ainsi apparaître quatre grands types de pratiques informationnelles en matière politique :
- deux pratiques unimodales, l’une centrée sur la télévision et peu intensive (pratique TV), l’autre centrée sur l’Internet auquel est associée (mais de façon accessoire) la télévision (pratique INT) ;
- une pratique bimodale, combinant presse écrite et télévision (pratique PQ + TV) ;
- une pratique plurimodale s’organisant autour de la radio à laquelle sont associées la presse écrite et dans une moindre mesure la télévision (pratique Radio +).
26La pratique informationnelle TV est surtout le fait d’individus qui sont employés ou ouvriers et qui appartiennent aux couches les plus modestes et les moins diplômées de la société. Ils résident proportionnellement plus dans des communes rurales. Ces individus se caractérisent nettement par leur rapport très distant au politique : ils s’intéressent peu à la politique et en discutent très peu ou pas du tout avec leur entourage ; ils s’impliquent très peu dans des formes d’action politique ; ils ne se reconnaissent pas dans les partis politiques et préfèrent se dire ni à gauche ni à droite ; ils ont une plus forte propension à s’abstenir aux élections et lorsqu’ils votent c’est proportionnellement beaucoup plus à droite que les autres électeurs.
27Par contraste, la pratique Radio+ renvoie à des individus appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures (avec une forte proportion d’enseignants et de professions intellectuelles) et aux couches les plus diplômées et les plus aisées de la société. Ce groupe se caractérise par une forte implication politique qui se manifeste notamment par des conversations politiques fréquentes avec de nombreuses personnes et un fort activisme politique. Il se situe légèrement plus à gauche ou au centre que le reste de la population. On notera par ailleurs une utilisation très spécifique de l’Internet (auquel, comme on l’a vu, ce groupe a recours même s’il privilégie d’abord la radio) : les internautes relevant de ce groupe utilisent l’Internet depuis de nombreuses années et s’y connectent plusieurs fois par jour ; ils tendent à consulter bien davantage que les autres les sites web politiques et à s’informer auprès de sites indépendants (comme Médiapart ou Rue 89). Toutefois, cette utilisation de l’Internet n’intègre pas forcément les fonctionnalités du Web 2.0 et les individus relevant de ce groupe sont proportionnellement moins nombreux que les autres internautes à avoir un profil sur les réseaux sociaux.
28La pratique informationnelle PQ+TV est caractéristique d’individus âgés de plus de 50 ans, parmi lesquels on compte de nombreux retraités et peu diplômés. Elle est aussi le fait d’artisans et de commerçants. Le rapport au politique de ce groupe ne fait pas apparaître de singularités particulières, si ce n’est une plus grande proximité partisane avec la droite et une inclination pour Nicolas Sarkozy lors du second tour de l’élection présidentielle 2007.
29Enfin, la pratique informationnelle INT se rencontre surtout chez les individus les plus jeunes, une grande part d’entre eux ayant moins de 34 ans. Logiquement, on compte parmi eux une forte proportion d’étudiants ou d’inactifs. Ce groupe a un rapport plutôt distant au politique – faible intérêt pour la politique, peu de conversations politiques, tendance à se classer ni à gauche ni à droite – qui se traduit également dans leur utilisation de l’Internet. Ce groupe tend à peu visiter les sites politiques et pour s’informer il privilégie nettement les portails généralistes. En revanche, ces individus sont fortement présents sur les réseaux sociaux en ligne sur lesquels ils ont très souvent un profil.
30Au total, l’analyse contextualisée des quatre types de pratiques informationnelles en matière politique montre que celles-ci ne se distribuent pas au hasard dans la population. Elles reflètent en partie des clivages qui existent dans la société. Plus précisément, trois facteurs de différenciation semblent particulièrement interagir avec les pratiques informationnelles : l’âge qui joue fortement sur l’utilisation de l’Internet et différencie les groupes les plus âgés de la population qui n’utilisent que très peu l’Internet pour s’informer et les groupes les plus jeunes qui au contraire en sont des utilisateurs assidus ; le statut socio-économique qui se retrouve dans l’opposition entre les pratiques informationnelles unimodales (caractéristiques des catégories les plus modestes et les moins diplômées) et les pratiques informationnelles multimodales mettant en œuvre des sources d’information diversifiées (qui renvoient, elles, à des personnes appartenant aux catégories sociales supérieures) ; enfin, le rapport au politique qui oppose nettement la pratique informationnelle des citoyens les plus impliqués dans la vie politique – la plus multimodale et la plus intensive, mais aussi celle qui est le moins tournée vers la télévision – à celle des autres citoyens.
On constate donc une certaine homologie entre la structure de l’espace des pratiques informationnelles et celle de l’espace social (au sens large) : les fractures qui existent dans ce dernier se retrouvent en partie dans la configuration du premier. Dans l’espace des pratiques informationnelles, celle que nous avons baptisée Radio + est sans doute la plus remarquable : se caractérisant par un usage multimodal et plutôt intensif des sources d’information politique, elle correspond dans l’espace social à un groupe d’individus qui se situent dans les catégories supérieures et les plus actives politiquement (et légèrement plus engagées à gauche). On observe ici une quasi-superposition des fractures informationnelle, sociale et civique qui clivent la population française. Ce résultat fait écho aux travaux menés dans le domaine des pratiques culturelles (Donnat, 2009) qui montrent que les groupes occupant les positions sociales les plus élevées tendent à avoir des activités culturelles plus nombreuses et plus diversifiées que les autres. Il rejoint également l’idée d’un cercle vertueux (Norris, 2000) dans lequel engagement civique et intensité des pratiques d’information s’entretiennent mutuellement.
Conclusion : le devenir des pratiques d’information politique à l’ère numérique
31Cet article documente comment les transformations récentes du système médiatique se traduisent en France dans le domaine des pratiques d’information politique. Il montre que, pour une grande partie de la population, l’information politique continue à se faire principalement par la télévision. Toutefois, pour les jeunes générations, celle-ci est désormais combinée à l’Internet et non plus à la radio et à la presse écrite comme c’est le cas pour les individus plus âgés. Cet article met également en évidence le comportement singulier des citoyens les plus actifs sur le plan politique : tout en ayant un tropisme particulier pour la radio, ceux-ci ont tendance à diversifier leurs sources d’information et sont également des consommateurs assidus d’information politique en ligne.
32Reste à savoir si cette écologie sera, dans les années à venir, altérée, voire même bouleversée, par la poursuite du développement de l’Internet [12]. L’Internet accroît certes les ressources informationnelles qui sont à la disposition des individus, mais cela ne signifie pas que tous les internautes vont les utiliser de la même manière. On retrouve ici un débat ouvert il y a plus de quarante ans par Tichenor et ses collègues lorsque ceux-ci ont formulé l’hypothèse d’un knowledge gap (Tichenor et al., 1970) : la multiplication et l’intensification des flux informationnels n’entraîne pas nécessairement une meilleure information de tous les individus, et a surtout tendance à accroître les connaissances de ceux ayant le niveau d’études le plus élevé. On peut même penser, comme l’ont montré pour les États-Unis les travaux récents de Markus Prior (Prior, 2009), que le surcroît de choix lié aux nouveaux supports favorisera une plus grande inégalité en matière d’information politique, les citoyens peu intéressés par la vie politique ayant désormais plus de facilité à esquiver tout contact informationnel avec celle-ci. Notre étude n’étant qu’une photographie des pratiques informationnelles à un moment donné ne permet pas de répondre complètement à cette question. Comme on l’a vu, la pratique informationnelle centrée sur l’Internet est aujourd’hui majoritairement le fait de jeunes gens peu politisés. En vieillissant, ceux-ci continueront-ils à s’appuyer aussi intensivement sur l’Internet et à négliger en grande partie les autres médias comme c’est le cas actuellement ? Ou bien évolueront-ils progressivement vers d’autres pratiques informationnelles en fonction des logiques sociales auxquelles ils sont soumis du fait des positions socioprofessionnelles qu’ils seront amenés à occuper dans la société ?
Note technique de l’enquête par sondage
33Les données utilisées dans cet article sont issues d’une enquête par questionnaire réalisée par l’IFOP sur un échantillon de 1754 personnes, représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus. Les interviews ont eu lieu par téléphone du 23 novembre au 12 décembre 2009. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession ou ancienne profession du chef de ménage, niveau de diplômes) après stratification par régions administratives et catégories d’agglomération.
Note technique sur l’analyse des correspondances multiples (ACM)
34Une ACM permet, à partir du calcul de la proximité ou de l’éloignement d’individus en fonction des variables choisies, de représenter graphiquement comment cette population se structure en nuages de points plus ou moins distincts et homogènes. Ces groupes aident à repérer comment divers comportements ou pratiques s’articulent ensemble, ou au contraire s’opposent les uns aux autres et ainsi à identifier les grands clivages qui traversent cette population et les grands profils qui organisent les comportements individuels. Pour autant, et c’est l’une des vertus de l’ACM, les individus ne disparaissent pas derrière les variables et l’on peut examiner la dispersion des nuages de points qu’ils forment (par exemple sous la forme d’une ellipse de concentration autour d’un point moyen) afin de se rendre compte de leur appartenance plus ou moins forte à de multiples univers (Chiche et al., 2000). L’ACM mise en œuvre dans cet article est une ACM dite spécifique, qui propose un traitement statistique particulier des modalités rares, c’est-à-dire des modalités de variables qui ne recueillent qu’un petit nombre de réponses (par exemple, dans notre enquête, seulement 3,7 % des individus interrogés ont répondu qu’ils ne regardaient jamais la télévision). Ces modalités rares perturbant l’interprétation des données [13], on retire généralement les individus concernés de l’analyse. Lorsqu’on travaille sur un grand nombre de modalités, il en résulte souvent une diminution non négligeable des effectifs, susceptible de biaiser la représentativité de l’échantillon. Ainsi, si l’on retirait dans notre échantillon tous les individus ayant donné une réponse rare à l’une des sept variables actives de l’analyse, environ 10 % des individus auraient été écartés (alors même que ces individus présentent des caractéristiques particulières intéressantes à étudier). L’ACM spécifique permet de conserver la totalité des effectifs de l’échantillon, tout en gardant les propriétés mathématiques et structurelles de l’ACM standard. Les individus ayant apporté une réponse rare ne sont pas retirés complètement de l’analyse : ils sont seulement ponctuellement ignorés dans le calcul des distances entre individus pour la variable considérée, et restent pris en compte pour les variables auxquelles ils ont apporté une réponse non rare.
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Notes
-
[1]
Cette enquête a été réalisée dans le cadre du projet ANR Médiapolis. Cf. la présentation du numéro.
-
[2]
Pour une part, cette insuffisance tient au manque de données quantitatives sur le sujet ainsi qu’on le développera plus loin.
-
[3]
Nous utilisons ici le terme d’écologie dans son sens originel : étude des relations entre des êtres vivants et le milieu dans lequel ils vivent. Par analogie, l’écologie des pratiques informationnelles est l’étude des relations entre des individus et leur environnement informationnel.
-
[4]
En dépit de quelques travaux tels que ceux de Stempel et ses collègues (Stempel et al., 2000).
-
[5]
Diana Mutz poursuit cette piste aujourd’hui en étudiant l’interaction entre exposition aux médias et discussions politiques.
-
[6]
Pour le détail, on se reportera à l’annexe 1 qui rassemble des tableaux présentant les résultats à plat des principales sources informationnelles étudiées dans l’enquête.
-
[7]
Échelle en 5 niveaux, avec possibilité de se classer ni à gauche ni à droite.
-
[8]
Dans le même esprit, voir aussi Coulangeon (2003) qui applique cette méthode pour décrypter l’éclectisme culturel et l’opposition omnivores/univores dans le domaine des goûts musicaux.
-
[9]
Le libellé de ces sept variables et leur distribution sont détaillés en annexe.
-
[10]
Bien que se rattachant pour la plupart à des pratiques informationnelles, ces variables n’ont pas été introduites dans la première étape de l’ACM car cela aurait conduit à exclure les non-internautes de l’analyse (c’est-à-dire 32 % des effectifs).
-
[11]
Ne sont retenus ici que les deux premiers axes qui permettent d’expliquer 60,4 % de la variance du nuage (taux modifiés (Benzécri, 1992) : 40,7 % pour le premier axe et 19,7 % pour le deuxième).
-
[12]
Développement non seulement en termes de pénétration dans la population, mais également de façon plus qualitative : nouveaux modes de présentation de l’information liés à l’évolution technologique du réseau, prégnance accrue dans les stratégies de communication des acteurs sociaux, etc.
-
[13]
Les points correspondant aux modalités rares se situent bien souvent de façon excentrée par rapport à l’ensemble des autres modalités. Ils ont tendance à « étirer » les axes, à gommer les polarisations plus profondes qui structurent l’échantillon interrogé, et à rendre plus délicates la lecture statistique et l’interprétation.
-
[14]
* signifie que la modalité est passive dans l’analyse. L’item « La presse gratuite » a été remplacé par le second choix correspondant.
-
[15]
L’item « La presse gratuite » a été remplacé par le premier choix correspondant.