Couverture de RES_168

Article de revue

La génération Lolita

Stratégies de contrôle et de contournement

Pages 111 à 132

Notes

  • [1]
    C’est pourquoi nous préférons le terme d’hypersexualisation ou encore d’érotisation à celui de sexuation pour décrire ces phénomènes.
  • [2]
    Afin de préserver l’anonymat des interlocuteurs et des interlocutrices, les noms et prénoms ont été modifiés.
  • [3]
    La mère d’Émilie est employée et son père ouvrier.
  • [4]
    « Les classes populaires tiennent au primat masculin du travail et de l’autorité, comme elles défendent aussi, dans leurs réponses, la place “naturelle” de la femme auprès des enfants et du foyer. ». Ceci implique qu’ils valorisent également chez leurs filles le recours précoce aux attributs, notamment vestimentaires, de la féminité.
  • [5]
    On peut faire la même hypothèse concernant le marché matrimonial, l’apparence étant vue comme un capital rentable pour les filles sur ce marché. Les éléments de terrain manquent cependant pour étayer cette hypothèse.
« Nombril à l’air, string dépassant de leur jean taille basse, elles ont entre 7 et 12 ans. Initiateurs de cette nouvelle vogue, médias, pubs et marques se sont jetés sur ces proies idéales. Et les parents, dépassés ou complices, en mesurent rarement les dégâts. Enquête au cœur de la génération lolitas. »

1Issue d’un article paru en janvier 2004 dans la revue Psychologie magazine et intitulé « La mode perverse des enfants-femmes », cette citation témoigne de l’inquiétude qu’éprouvent la société civile et les professionnels de l’enfance à l’égard de l’hypersexualisation dont font preuve les préadolescentes depuis quelques décennies, c’est-à-dire de leur utilisation précoce d’éléments issus du vestiaire féminin adulte ou encore « des attitudes de petites femmes sexy » (Bouchard et Bouchard, 2005) qu’adoptent les filles [1]. Ces pratiques s’inscrivent dans des transformations plus générales touchant à l’adolescence. Les enfants revendiquent en effet aujourd’hui une autonomie plus précoce et en bénéficient, non seulement du fait de l’évolution des modèles familiaux, mais aussi par l’arrivée des nouveaux médias de masse (Meyrowitz, 1995) et des nouveaux outils de communication (Metton, 2006 ; Buckingham, 2010). Cette autonomie s’exprime sur de nombreux plans de la culture, que ce soit dans les domaines de la musique, des nouvelles technologies ou encore du vêtement. L’apparence constitue en effet une pratique liée tant à la culture familiale qu’à la culture juvénile. Très souvent associée aux goûts musicaux et plus largement médiatiques et sportifs des adolescents, elle occupe même une place centrale dans la culture adolescente (Mardon, 2010a). L’hypersexualisation du corps des jeunes filles interroge par conséquent les modalités contemporaines de construction de la féminité et la place d’un objet tel que le vêtement dans cette construction au moment de l’entrée dans l’adolescence.

2Plusieurs travaux de recherche se sont penchés sur cette question. Ils ont mis en exergue les liens existant entre médias et construction de la féminité. Certains montrent, par exemple, qu’en s’identifiant au modèle des stars de la musique et du cinéma, les filles expérimentent et s’approprient les codes de la séduction corporelle (Mardon, 2006 ; Monnot 2008 ; Court 2010). D’autres insistent sur le fait qu’elles utilisent les médias, notamment la musique pop, pour explorer les limites de la séduction et apprendre à devenir des femmes, ce qui laisse penser que leurs jeux autour de la musique n’ont rien d’anodin (Baker, 2010). De leur côté, les recherches féministes s’attachent à dénoncer la dimension mystificatrice du discours sur l’apparence proposé aux « préadolescentes » par les médias et, plus particulièrement, des magazines. Elles insistent sur l’idée d’imprégnation idéologique liée aux médias qui, sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement de soi, prépare en réalité les filles à leur place asymétrique dans les rapports sociaux de sexe (Bouchard et Bouchard, 2005), ce qui est également le cas des magazines pour les adolescentes (Moulin, 2005). Peu de travaux s’intéressent cependant aux pratiques éducatives dans ce domaine, alors même que les parents ne restent pas passifs face aux souhaits ou aux choix de leurs filles en matière vestimentaire, particulièrement à ce moment du cycle de leur vie où elles acquièrent les formes féminines de leur corps (Mardon, 2010b), soit pour poser des limites ou, au contraire, les inciter à adopter certaines pratiques. C’est même un domaine qui revêt une très grande importance dans les pratiques éducatives et les échanges entre les parents et les enfants, d’une part parce que l’apparence engage et exprime l’identité sociale des individus et, d’autre part, parce que ce domaine est indissociable d’autres préoccupations parentales telles que la sécurité physique des filles, la réussite de leur scolarité, ou encore leur intégration sociale parmi leur groupe de pairs. En analysant les relations entre des collégiennes et leurs mères à propos de l’apparence, cet article se propose de montrer que l’hypersexualisation du corps des préadolescentes engendre des pratiques éducatives parentales socialement différenciées.

Méthodologie

Cet article est issu d’une recherche traitant de la socialisation corporelle durant la période du collège, appréhendée à travers deux de ses enjeux, la puberté et l’apparence (Mardon, 2006). Il s’appuie sur des entretiens réalisés entre 2002 et 2006 avec des collégiennes et des collégiens, âgés entre 11 et 14 ans, inscrits dans ces deux collèges ainsi que par réseau (40 filles et 9 garçons dans le cadre d’entretiens formels, auxquels s’ajoutent des entretiens informels réalisés avec des jeunes des deux sexes lors d’observations), avec des parents (11 mères et 1 père) et des professionnels du monde scolaire (10) [2]. Dans 9 cas, nous avons rencontré des couples mères/filles. Ce travail s’appuie également sur des observations effectuées dans les classes et la cour de récréation de deux collèges durant les années 2005 et 2006. Le premier établissement, qu’on appellera le collège Joliot est situé en banlieue parisienne Ouest, au cœur d’une cité HLM, et rassemble 393 élèves, en majorité des élèves d’origine populaire et moyenne. Le second, dénommé le collège Vinci, est situé dans une ville privilégiée de la banlieue Ouest de Paris et rassemble 600 élèves, majoritairement issus des classes supérieures et moyennes de la population.

3Dans un premier temps, l’article souligne le lien entre les sociabilités médiatiques des jeunes collégiennes et la sexualisation de leur corps. Dans un deuxième et un troisième temps, il analyse les attitudes éducatives des parents des classes moyennes et supérieures qui cherchent à retarder et à contrôler l’hypersexualisation précoce du corps des filles et celles des parents des classes populaires qui encouragent et soutiennent ce phénomène. Enfin, dans un dernier temps, l’article s’intéresse à la réception que les filles font des normes émises par les parents.

Médias et hypersexualisation du corps

4À côté des parents et des pairs, les stars de la musique et les émissions de casting à la télévision (Star Academy, Pop Star) jouent, au moment de l’entrée dans l’adolescence, un rôle essentiel dans la socialisation vestimentaire des filles et, plus particulièrement, dans leur prise en compte des normes dominantes de la féminité. Nombre de ces figures féminines issues de la chanson pop, ou encore du monde du RN’B qu’affectionnent les filles au collège, leur proposent un modèle de féminité axé sur l’apparence, et notamment une apparence hypersexualisée. Dans les clips, des chanteuses telles que Britney Spears ou encore Shakira s’affichent en tenues dénudées et sexy. Même si les textes de leurs chansons peuvent parfois valoriser un modèle de féminité active et entreprenante, les tenues et les attitudes adoptées dans les clips restent bien souvent lascives. Support de la sociabilité que les filles construisent entre elles, ces modèles sont souvent l’occasion pour elles d’expérimenter les normes dominantes de la féminité et de mobiliser, par la suite et, au quotidien, des vêtements issus du vestiaire féminin. Le cas d’Émilie [3], qui vient d’entrer en classe de 6e, est assez représentatif du rôle des médias dans la socialisation corporelle des adolescentes. En entretien, Émilie explique aimer s’habiller « à la mode », en portant des pantalons pattes d’éléphants, taille basse et des tee-shirts moulants. Elle se maquille également pour aller au collège. Le jour de notre rencontre, elle a souligné ses yeux d’un trait de crayon noir, et posé du fard foncé sur ses paupières. Elle possède des strings et des chaussures à talons, qu’elle porte parfois pour aller au collège. En classe de CM2, Émilie était fan du groupe L5, formé à l’issue de l’émission de télé-réalité Pop Star. Elle et ses amies chantaient les chansons de ce groupe et réalisaient des chorégraphies dans la cour ou lors de soirées pyjama. À l’occasion d’un spectacle de fin d’année d’école primaire, elle a choisi d’en réaliser une avec ses amies sur une des chansons du groupe. Pour ce spectacle, elle s’est vêtue à l’image de ses idoles en se procurant par le biais de sa mère un tee-shirt déchiré dans le dos, qu’elle a eu par la suite le droit de porter au collège.

5On sait que les comportements de « petites femmes » sexy de ces jeunes filles résultent, entre autres, d’une segmentation des marchés qui les cible comme consommatrices. Les magasins comme Etam lingerie, H&M, ou Kookaï proposent par exemple des modèles de strings spécialement pensés pour les adolescentes : l’objet est conçu en coton, matière privilégiée par cette classe d’âge, avec des motifs fleuris ou « comiques », tels les « snoopy » de la marque H&M, et des couleurs pastel, le but étant de les différencier de la lingerie féminine réalisée en dentelle, dans des coloris plus affirmés ou des matières synthétiques. La marque Tammy (Etam pour les 8-16 ans) a même commercialisé des strings pour enfants. Mais on oublie souvent de rappeler que si les filles s’inscrivent dans de telles démarches ou sont tentées de le faire, c’est que ces comportements servent de support à leur sociabilité. Y adhérer, c’est non seulement pour elles une manière d’affirmer qu’elles grandissent, mais aussi de marquer leur adhésion aux normes du groupe des filles dans lequel elles sont insérées. Ceci explique que nombre de celles qui s’estimaient trop jeunes pour porter certains vêtements issus du vestiaire féminin adulte, modifient leur point de vue en entrant au collège et par l’intermédiaire des pratiques et discours de leurs pairs. Entre sa passion pour Britney Spears, qu’elle exprime en affichant les posters de la star sur les murs de sa chambre et le discours très libéral de ses camarades de classe sur un sous-vêtement tel que le string, Élodie, 14 ans, en est venue au terme d’une année à considérer le port de ce sous-vêtement à forte connotation érotique comme une évidence :

6

En cinquième, y’en avaient qui disaient : « Oui, j’en mets (des strings) ». J’étais choquée. « Ah ! Déjà t’en mets ? » « Ben oui ! » Et je fais : « Ta mère elle veut bien ? ». Moi j’avais pas demandé parce que ça m’était pas venu à l’idée […] et puis j’étais vraiment choquée et puis après au fur et à mesure, ben c’est tout à fait normal et j’ai demandé à ma mère.
(Élodie, 14 ans, en classe de 4e)

7L’extrait d’entretien précédent révèle bien comment le regard de cette jeune fille sur cet objet s’est progressivement transformé. De choquant, parce qu’érotique, et donc interdit à une petite fille, il devient, grâce au discours des pairs, un artifice « normal » pour affirmer son identité de jeune fille qu’elle se sent désormais autorisée à revendiquer, ainsi que son adhésion aux normes du groupe.

8Toutes les collégiennes ne mobilisent cependant pas si tôt des tenues dérivées de l’habillement féminin adulte. Au quotidien, dans la cour de récréation du collège, il est facile de constater que si certaines filles adhèrent aux normes dominantes de la féminité et mobilisent même des tenues dérivées de l’habillement féminin, telles que les talons hauts, les strings ou les dos nus, d’autres adhèrent en partie aux codes vestimentaires juvéniles, mais sans érotiser leur corps. D’autres se situent même encore à ce moment du cycle de leur vie dans un régime enfantin de l’apparence. Pourtant, au collège, la tentation d’érotisation se retrouve chez nombre de jeunes filles, notamment parce que ces pratiques favorisent une accumulation de prestige et une popularité qui, pour les filles, reposent moins sur la distance affichée à l’égard des normes adultes que sur des critères physiques (Adler et Adler, 1995). Diane, 12 ans, dont les parents sont infirmiers, porte des jeans moulants, comme le veut la mode dans son collège, mais elle ne se maquille pas, utilise uniquement des bijoux de famille, ne possède ni dos nus, ni chaussures à talons, ni strings. Pas de traces donc, chez cette jeune fille, d’une éventuelle érotisation du corps, moins parce qu’elle ne s’identifie à aucun modèle de star, ou parce que ces pratiques lui déplaisent, que parce qu’elles sont en fait interdites par ses parents. Pourtant, comme nombre de ses camarades, au cours des entretiens, Diane évoque son souhait d’acquérir des vêtements plus sexués (voir infra).

9Même si nombre de jeunes filles sont tentées par l’usage de tenues érotisant leur corps, toutes ne sont pas en mesure d’y accéder. Pour comprendre cette situation, il faut s’intéresser au contrôle parental qui s’exerce sur leurs pratiques vestimentaires, contrôle qui est socialement clivé.

Interdire le recours trop précoce des filles aux attributs adultes de la féminité : quand l’hypersexualisation constitue une source de danger physique et scolaire

10Tous les parents, quelle que soit leur appartenance sociale, s’étonnent de la précocité avec laquelle les filles réclament certains des attributs vestimentaires traditionnels de la féminité, comme cette mère de deux filles, qui a vu émerger le phénomène concernant sa fille cadette Élodie, 14 ans :

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Au niveau du comportement, c’est vrai qu’elle était toujours un peu en avance on va dire. C’est pour ça que je parlais de préadolescentes, elle voulait déjà ce que voulaient, ce que veulent les adolescentes à 14 ans, à 11 ans elle voulait déjà des choses. […] Au même âge, on était loin de tout ça, on jouait, on jouait encore à la marelle, on jouait encore au ballon, c’était complètement différent.
(Mère d’Élodie, 44 ans, inspecteur des impôts)

12Pourtant, selon leur appartenance sociale, les parents n’adoptent pas tous la même attitude face au désir des enfants. Dans les classes moyennes et supérieures, les filles se voient interdire l’accès précoce à des vêtements sexualisant trop leur corps selon eux (dos nus, strings, talons hauts, etc.), qui sont considérés comme une source de danger physique et scolaire. L’usage de ces vêtements est notamment interdit avant l’entrée au collège, l’école primaire étant associée à l’enfance, âge des jeux et de l’insouciance vestimentaire. Ainsi, demander dès la classe de CM2 des chaussures à talons compensés et des vêtements « très courts » expose à un refus maternel catégorique :

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Un enfant, ça doit être habillé comme un enfant, ça doit être habillé correctement, sans que ce soit tape-à-l’œil, discret.
(Mère d’Élodie)

14Ce sont plus souvent les mères qui gèrent le domaine de l’apparence, d’une part parce qu’elles sont les responsables socialement désignées des corps de la famille, et d’autre part parce qu’étant elles-mêmes plus spécifiquement soumises aux normes corporelles et vestimentaires, elles y sont particulièrement sensibles. Mais à ce propos, un véritable consensus s’instaure entre les pères et les mères des classes moyennes et supérieures. Tous et toutes condamnent l’érotisation précoce du corps des filles. Certaines des mères rencontrées adhèrent pourtant elles-mêmes aux normes dominantes de la féminité. C’est pourquoi il s’agit moins pour elles d’une question de norme que d’une question d’âge. Aucune ne souhaite que sa fille adopte trop tôt des éléments du vestiaire féminin adulte.

15L’entrée au collège ne modifie en rien le point de vue des parents sur ce sujet, puisque les filles de sixième et de cinquième rencontrées dans les deux collèges enquêtés ont été nombreuses à souligner que le port de vêtements dénudant le corps ou mettant en valeur le buste leur était interdit. C’est le cas de Diane, 12 ans, fille unique, dont les parents sont infirmiers en milieu hospitalier :

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Les dos nus, ça c’est un truc, du genre : « Non, non pas tout de suite. T’as pas 16 ans, tu peux pas faire ça. Tu vas pas te promener dans la rue comme ça ! »

17Comme en témoignent les propos de cette jeune fille, à la différence des enfants qui se situent par rapport aux codes de la maturité définis par leurs pairs pour construire leur apparence, les parents se réfèrent à l’âge biologique pour contrôler les pratiques vestimentaires de leurs filles. Ils voient également dans l’usage de tels vêtements une source de danger physique pour les très jeunes filles, à cause des regards masculins sur leur corps, le corps féminin restant avant tout perçu comme un objet du désir masculin (Guichard-Claudic et Kergoat, 2007). « Elle voit pas le danger », dit la mère de Sarah, 14 ans, assimilée cadre, qui a de nombreux conflits vestimentaires avec sa fille. Et ce père dit clairement à sa fille de 14 ans : « T’es une belle fille, je veux pas qu’il t’arrive de problèmes. » Par conséquent, ils les poussent à intégrer l’idée qu’elles doivent faire attention à la façon dont elles s’habillent. Ils insistent d’autant plus sur ce point qu’ils pensent que les risques pour les filles augmentent à ce moment de leur cycle de vie, parce qu’elles sont en train d’acquérir, du fait de la puberté, des formes féminines. Diane, 12 ans, raconte comment le regard qu’elle a pu susciter chez des hommes adultes a renforcé le contrôle maternel :

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Diane : C’est depuis mon voyage en Grèce où j’étais en train de passer devant un bar et t’as trois garçons qui m’ont regardé bizarre, trois adultes en plus tu vois. Ma mère, elle m’a dit : « Oh là, là, ils sont en train de te regarder, fais gaffe, fais gaffe, fais gaffe. » Ma mère, elle m’a mis la pression, depuis elle veut pas que je m’habille trop…
Son amie Rosalie la coupe : Trop femme.

19Les parents considèrent également que les filles et les garçons ne mûrissent pas au même rythme, ce qui renvoie à des stéréotypes de sexe. Par conséquent, ils redoutent l’attitude des jeunes garçons. Non seulement leur maturité est pensée comme plus tardive que celle des filles, mais ils sont vus comme ayant du mal à maîtriser leurs pulsions. La mère d’Aude, 13 ans, enseignante à l’université, explique à propos de sa fille qui voudrait porter des jupes très courtes au collège :

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Il faut qu’elle comprenne que montrer son corps comme ça dans la rue c’est dangereux. Et puis les garçons sont bêtes à cet âge !

21La sexualisation précoce du corps des filles est par ailleurs source d’un second type de danger pour les parents, celui de l’échec scolaire. Nombre d’entre eux insistent auprès des enfants sur la nécessité à cet âge de se consacrer en priorité aux études. On sait que les parents des classes moyennes et supérieures mettent souvent en œuvre un effort éducatif, rationnel et maîtrisé, et se présentent comme des auxiliaires de la scolarité en poussant leurs enfants à pratiquer des activités éducatives, dont ils pensent qu’elles seront, à terme, scolairement utiles (Dubet et Martuccelli, 1996). Dans ce contexte, l’apparence et, plus largement, les médias qui la véhiculent, sont considérés comme susceptibles de détourner les filles de cette préoccupation plus essentielle. L’intérêt et parfois la passion que leurs filles manifestent pour le monde des stars à travers la lecture de magazines ou encore le visionnage de certaines émissions télévisées les dérangent. Dans les familles des classes moyennes et supérieures, on a affaire à des phénomènes de rejet très similaires à ceux décrits par Dominique Pasquier (1999) à propos de la série Hélène et les garçons. Les émissions de télé-réalité y sont rarement regardées de façon collective, les parents déclarant préférer d’autres programmes. La mère d’Élodie, 14 ans, par exemple, reconnaît avoir regardé récemment l’émission Star Academy, mais uniquement parce que sa fille se trouvait dans le public. Elle sait cependant que dans la famille de son ex-mari, qui est ouvrier, on construit un contexte favorisant le goût de sa fille pour de tels programmes, alors qu’elle préférerait que celle-ci adopte des pratiques culturelles plus légitimes et utiles sur le plan scolaire, comme la lecture de romans :

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Non, on a regardé la Star Academy parce qu’elle était dans le public, donc on a regardé pendant toute l’émission pour la chercher mais c’était la première fois qu’on regardait la Star Ac ! Mais bon, c’est euh… faut le voir, mais non pas du tout, puis elle est totalement différente, elle a pas hérité de nous. Bon, c’est normal parce qu’après les choses changent, donc elle aime les chansons d’aujourd’hui mais au niveau lecture, par exemple, ça fonctionne pas, elle est, qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Je voulais l’emmener au théâtre la dernière fois, bon elle était pas d’accord. Non elle est complètement différente et puis elle vit vraiment… elle est passionnée en fait par tout ce qui est médiatique, la télé elle adore, elle va regarder. Star Ac, elle regarde moins mais elle s’y intéresse quand même. Elle adore tout ça. Alors que nous, on regarde pas. Mais elle regarde parce que sa mamie adore ça, son oncle adore ça, donc ce qui fait qu’elle est passionnée par ça. Quand elle va chez sa grand-mère, je sais qu’elle regarde les émissions tard, mais effectivement on n’a pas du tout les mêmes goûts. Mais elle le dit aussi : « Toi, tu fais comme ça mais moi, je fais pas comme ça. » Elle sait bien faire la différence. Non puis même au niveau lecture, c’est vrai qu’elle aime pas beaucoup lire. J’ai essayé de lui faire lire deux trois livres, qu’elle a lus mais…

23Les parents des classes moyennes et supérieures et, plus particulièrement, les mères considèrent que ces pratiques sont susceptibles de détourner les filles des modèles de féminité qu’ils valorisent pour elles, modèles qui passent moins par l’apparence que par la réussite de la scolarité. La mère de Sarah, 14 ans, (50 ans, assimilé cadre), qui souhaite faire comprendre à sa fille le danger d’échec scolaire qui la guette, en prend pour preuve les résultats scolaires des amies qu’elle a fréquentées durant son année de 5e et qui l’ont poussée à sexualiser son corps :

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Elle s’est très vite rendu compte parce que j’ai résisté tant et plus sur le string, que effectivement, j’avais pas eu tort. Que effectivement, toutes ses petites copines, qui avaient laissé le string hautement dépasser du pantalon avec des paillettes et des trucs pendant ces deux dernières années, finalement sont de mauvaises élèves, qui ont redoublé !

25Dans le discours de cette mère, déléguée des parents d’élèves de la classe de sa fille, les filles en arrivent à être érigées en perturbatrices de l’ordre scolaire. C’est flagrant lorsqu’elle décrit avec minutie le cours de mathématiques où l’attention des filles, comme celle des garçons, se trouve détournée par l’érotisme des tenues des filles. C’est bien le climat studieux qui devrait avoir cours en classe qui est, selon elle, rompu par les codes vestimentaires des préadolescentes ainsi que par leurs attitudes corporelles :

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Mais y’en avait tellement, y’en avait tellement qui se maquillaient en classe déjà. Et puis, ce port du string à paillettes, là, qui débordait. Avec les filles qui prenaient des poses alanguies en cours de math pour faire voir au prof que… Je lui disais : « Mais en cours de math, on a autre chose à faire que de faire voir son string ! » On écoute le cours et on fait les exercices enfin… À tel point qu’il y avait une prof qui leur faisait remettre leur manteau l’hiver en classe pour ne pas avoir à voir le string, parce que bon les garçons se mettaient toujours au fond et regardaient les strings. C’est tout bête mais voilà. Donc sur 30 élèves, il y a 15 filles devant, il y en a 15 derrière qui bossent pas et puis les filles pensent pas forcément à bosser parce qu’elles sont conscientes qu’on les regarde […].

27Le risque d’échec scolaire pour les parents paraît d’autant plus grand qu’une apparence sexualisée est à même de garantir aux filles un certain succès auprès des garçons à l’âge des premiers flirts.

28Les injonctions parentales se retrouvent chez des protagonistes du monde scolaire, ainsi que le montrent nos observations. Conseiller principal d’éducation, principaux, assistants de la vie scolaire ou médiateurs, qu’ils soient hommes ou femmes, vitupèrent continuellement contre la façon dont les filles transgressent les normes d’âge en se maquillant « trop tôt » et de façon « trop prononcée » ou encore les normes de la pudeur en associant pantalon taille basse et tee-shirt découvrant leur nombril. Quand on sait que les enseignants de lycée imaginent avant tout leurs élèves au masculin (Mosconi, 1989), on comprend que les manifestations de féminité des jeunes collégiennes puissent agacer les professeurs et le personnel administratif. Elles introduisent en effet de la féminité dans un espace qui est censé en être dépourvu. L’observation présentée ci-dessous cristallise l’ensemble des reproches qui sont généralement adressés aux filles sexualisant leur apparence au collège Joliot :

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Nadia est en classe de troisième. Dans le bureau de la vie scolaire, ses « extravagances » vestimentaires ont plusieurs fois été commentées au cours de l’année par les surveillants et les médiateurs. Lorsqu’elle entre dans le bureau de la vie scolaire, une surveillante déclare à l’adresse d’un autre : « Regarde, elle l’a enlevé mais on voyait tout. » Ce jour-là, elle est vêtue d’un jean large et taille basse qu’elle porte avec une ceinture, parce qu’une des surveillantes l’a obligée à se couvrir. Le surveillant à qui elle s’adressait surenchérit à propos de son maquillage : « T’as pas le visage qui est attiré vers le bas ? ». Nadia semble trouver la réflexion déplacée et le manifeste avant de sortir brutalement du bureau en déclarant : « C’est bon, je suis pas venue ici pour me faire charrier ! ». Une des surveillantes va la chercher. Lorsque l’élève entre à nouveau dans le bureau quelques minutes plus tard, une autre surveillante intervient : « Quand on te dit quelque chose, tu n’as pas à manifester ton mécontentement, c’est nous les adultes ici ! ».

30Même si les parents des classes moyennes et supérieures entendent contrôler l’apparence de leurs filles afin qu’elles adhèrent à un modèle féminin qui ne soit pas uniquement centré sur le domaine de l’apparence et la vie amoureuse, ils en viennent à lever progressivement les interdits. Les filles reviennent en effet souvent à la charge au cours du temps afin d’obtenir le droit d’acquérir les vêtements qui leur avaient été refusés plus jeunes. Avec l’avancée en âge, les parents reconnaissent qu’elles ont le droit de mettre en valeur leur corps en usant de tels vêtements, mais ils accompagnent et surveillent leurs pratiques, interviennent pour recadrer ou réorienter, et négocient avec la jeune fille au cas par cas. Élodie, par exemple, s’était vue refuser l’achat d’un string à l’âge de 11 ans. Comme nombre d’autres parents, sa mère la trouvait beaucoup trop jeune pour porter ce type de sous-vêtement. Celui-ci étant couramment utilisé par ses amies et l’une de ses cousines, Élodie renouvelle sa requête deux ans plus tard. Sa mère accepte finalement une année plus tard. Elle explique :

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Les strings, j’ai fini par céder. C’est vrai que ça a commencé il y a à peu près deux ans et au départ je lui ai dit non. Toujours question d’âge. C’est vrai qu’une petite qui a 10 ans, 11 ans… elles sont tellement jeunes pour porter des sous-vêtements de ce genre et puis après tout je me suis dit, c’est vrai que… après tout autant qu’elle essaie, un jour ou l’autre, c’est elle qui changera peut-être d’avis d’elle-même.[…] Et puis en plus c’est vrai que c’est en dessous, ça se voit pas, et puis en fait, je m’en aperçois maintenant, c’est vraiment entre filles, c’est vrai que c’est pas un atout, c’est pas pour plaire, c’est vraiment la mode et puis on en parle entre filles du même âge, c’est pas pour le montrer. C’est surtout le plaisir de le porter et de se le montrer entre elles.

32Comme le révèle son propos, les raisons qui l’ont poussée à accepter cette acquisition sont multiples. Il y a en premier lieu le sens que les filles accordent à cette pratique. La mère d’Élodie, on le voit bien, considère qu’il ne s’agit pas d’un objet de séduction pour les filles, mais d’une mode partagée par ces dernières, qui a avant tout un sens pour les filles entres elles. Ensuite, sa conviction profonde qu’il ne s’agit que d’une « passade », sans grande conséquence sur son apparence future. Malgré tout, elle tient à déterminer non seulement la facture de l’objet, mais aussi les conditions de son usage et de son association avec les vêtements. Élodie apprend qu’il convient d’en acquérir dans des tons « neutres » ou « pastel », et des matières « simples » comme le coton, et surtout de ne pas le laisser apparaître :

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Cela dit, je reste vigilante et je regarde quand même ce qu’elle prend comme string. Y’a des strings qui sont quand même adaptés à des jeunes et des strings qui sont vraiment… c’est de la lingerie féminine et là non je veux pas qu’elle achète quelque chose en dentelle (rires), voyez ce que je veux dire. Donc voilà, cela dit après je me dis de toutes façons, ça lui passera. C’est vrai que ça fait pas de mal, ça fait pas de mal physiquement, moralement, c’est un effet de mode et puis bon ça passera. Et puis bon après, c’est aussi une question de confiance. C’est vrai, même si elle porte un string, elle le montre pas donc, quand elle porte un pantalon je le vois pas, c’est discret donc… Et puis, à ce niveau, elle porte ce qu’elle veut et puis je reste vigilante, je me dis qu’après tout ça lui passera un jour ou l’autre. Peut-être que l’année prochaine, ce sera les culottes petit bateau et qu’elle aura plus envie de porter ce genre de choses.

34La surveillance des parents vise à faire comprendre aux filles qu’elles doivent prendre garde de ne pas « provoquer » les hommes et les garçons qui sont susceptibles d’interpréter leurs attitudes corporelles comme un geste leur étant destiné (Clair, 2008). Afin qu’elles puissent mettre en valeur leur corps sans pour autant se mettre en danger, les parents leur transmettent des règles à maîtriser. Celles-ci participent de l’apprentissage d’une « féminité respectable » (Lieber, 2008) ou d’une féminité « mesurée », comme en témoigne l’exemple du maquillage. Cette pratique est acceptée à des âges très différents selon les familles, et ce de manière progressive, le plus souvent à l’occasion de fêtes de famille. Mais elle donne systématiquement lieu à la transmission d’une morale de la discrétion et de la mesure, comme en témoigne cette mère :

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Si on va dans la famille, c’est vrai qu’elle a droit au maquillage mais c’est discret et puis c’est adapté à son visage. Parce que je lui disais aussi : « Ça sert à rien de se maquiller et puis que ça fasse extrêmement laid, je veux dire, tu as un joli visage, c’est pas la peine de l’alourdir. » Si tu veux te maquiller, effectivement il faut que ce soit très très discret et que ça reste beau. Le maquillage outrancier, qui en plus l’enlaidit, je vois pas trop l’intérêt, donc j’essaie de lui dire ça.
(Mère d’Élodie, 44 ans, inspecteur du Trésor public)

36Les filles apprennent également la nécessité d’adapter leurs pratiques vestimentaires aux temps et aux lieux du jeu social. La mère de Sarah, 14 ans, lui explique :

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Là, elle postule pour faire son stage de troisième dans une école primaire. Bon, c’est pas sûr du tout qu’elle y rentre mais je lui ai dit, en aucun cas, tu peux aller encadrer des élèves de CM1, CM2 le ventre à l’air ou des choses comme ça.
(Mère de Sarah, 50 ans, assimilée cadre)

38De la même façon, les parents veillent de manière quotidienne aux associations vestimentaires des filles avant qu’elles se rendent à l’école. Ainsi, lorsque Christine (43 ans, enseignante à l’université) accepte que sa fille cadette, Aude, âgée de 13 ans, porte des pantalons « taille basse », ce n’est pas sans intervenir systématiquement lorsqu’elle les associe avec un débardeur court. La manière dont les parents socialisent les filles à l’apparence se comprend en référence au principe révélé par Claude Zaidman (1996) à propos des relations filles/garçons à l’école primaire, qui veut que les premières se comportent en fonction de la façon dont « on » sait que les garçons vont réagir. Les préadolescentes doivent s’habiller en fonction de la façon dont « on » sait que les garçons et les hommes vont réagir et toute l’éducation qu’elles reçoivent au sein de leur milieu familial vise à leur faire intérioriser cette norme. Dans les familles populaires, l’hypersexualisation du corps des filles donne lieu à de tout autres attitudes éducatives.

Valoriser le recours précoce des filles aux attributs adultes de la féminité : quand l’hypersexualisation des filles rassure et sert à faciliter leur sociabilité

39Dans nombre de familles populaires, dès lors qu’elles souhaitent porter des vêtements issus du vestiaire féminin adulte, les filles sont soutenues, à la fois financièrement et symboliquement dans cette démarche. Ainsi, lorsque l’institutrice de sa fille propose d’organiser un spectacle sur le thème du groupe des L5, très populaire parmi les élèves de sa classe, Laurence (employée, conjoint ouvrier) trouve l’idée « excellente », parlant à propos des chorégraphies de ses filles d’« art corporel » que l’enseignante a eu l’intelligence d’exploiter. Non seulement elle achète pour sa fille Émilie les vêtements de ses idoles (des « dos nus » et des tee-shirts « lacérés » dans le dos) pour ce spectacle mais l’autorise également à les utiliser par la suite de façon quotidienne et notamment à se rendre au collège ainsi vêtue. Ces mères considèrent les pratiques vestimentaires de leurs filles comme d’une étrangeté amusante, ainsi que le révèlent ces propos :

40

Non mais c’est rigolo. Je m’en amuse à la limite. Les gamines, elles aiment bien le petit ventre à l’air, moi je trouve ça mignon.
(Mère de Lise, 12 ans, profession : employée, profession du conjoint : agriculteur)

41Comme beaucoup d’autres mères des milieux populaires, la mère de Lise fait part d’une conception de l’enfance asexuée et plus particulièrement des filles comme désintéressées des choses de la sexualité. Or, sur cette question, le couple parental n’est pas toujours en accord. Les pères peuvent condamner sévèrement la précocité de leurs filles et, à la différence des mères, redouter fortement les regards masculins sur leur corps, mais sans forcément arriver à imposer leur point de vue dans ce domaine le plus souvent géré par les femmes. En témoigne le cas de la famille de Lise, 12 ans. Sa mère explique que son conjoint fait parfois « des bonds » à propos de l’apparence de sa fille, le présente comme « sévère » alors qu’elle se définit comme « plutôt cool », à ce propos. Elle reconnaît également jouer le rôle de médiateur entre son conjoint et sa fille, souvent au profit de cette dernière. Quant au père d’Émilie, 12 ans, s’il fait parfois des remarques à sa fille « Tu vas pas sortir comme ça quand même ! », c’est, selon elle, sur le mode de la plaisanterie. Par conséquent, comment expliquer le soutien que les familles populaires et, plus particulièrement, les mères, apportent à leurs filles, alors même qu’on sait que les filles de ce milieu sont plus contrôlées que les autres concernant leur sexualité (Schwartz, 1990) ? Ce n’est pas dans le rapport des mères au domaine vestimentaire qu’on peut trouver une explication. En effet, celles que nous avons rencontrées ont des pratiques très diversifiées. La mère de Lise, par exemple, se définit comme quelqu’un de peu « féminin ». Elle considère les jupes et les robes comme des vêtements contraignants et privilégie donc un vêtement « sportif », « confortable » et relativement unisexe : jean, polaires et pulls, n’usant par ailleurs jamais de maquillage. De son côté, la mère d’Émilie explique qu’elle porte généralement des jupes « classiques ». Ces mères n’adhérant pas toutes aux normes dominantes de la féminité, il est nécessaire de se référer à d’autres éléments pour expliquer cette situation, plus particulièrement au rapport de ces familles aux médias de masse et aux représentations de la jeunesse. Dans la vie de ces familles, la télévision prend une place importante, certains programmes réunissant tout particulièrement les parents et les enfants. C’est le cas des émissions de télé-réalité musicales telles que la Star Academy ou La nouvelle star, qui mettent en scène les codes vestimentaires des adolescents. Les attitudes et l’apparence des protagonistes sont ainsi souvent discutées et commentées au sein de la famille. Par ailleurs, Richard Hoggart (1957) a montré que, dans la culture populaire, l’enfance était vue comme un moment préservé des contraintes économiques. On considère que les enfants doivent « profiter de leur jeunesse », d’autant plus qu’ils seront amenés à travailler toute leur vie. Autoriser les filles à sexualiser leur corps très tôt s’inscrit dans cette conception de la jeunesse. Permettre aux filles de vivre pleinement leur adolescence, revient à leur donner la possibilité de se lier facilement avec d’autres jeunes de leur âge autour de ces pratiques culturelles et de l’acquisition de certains attributs vestimentaires. Il s’agit d’une manière de soutenir leur sociabilité et de faciliter ainsi leur intégration parmi leur groupe de pairs :

42

C’est une appartenance à cet âge-là, on peut pas l’éviter même si moi je partage pas.
Je peux pas l’habiller comme moi !

43explique, par exemple, la mère d’Émilie, 12 ans. Elle, qui a vu sa fille aînée vivre une adolescence très solitaire, du fait de sa différence (obésité), semble très consciente du fait que cette intégration dépend de sa bienveillance en la matière.

44Le soutien apporté aux filles quant à l’hypersexualisation de leur corps provient également probablement du fait que, dans ces milieux, et plus particulièrement dans les franges ouvrières, ce sont des identités sexuées traditionnelles qui sont valorisées (Schwartz, 1990) [4]. L’affichage corporel de cette identité sexuée est donc loin de choquer les parents. Au contraire, elle les rassure sur la conformité de leur fille au modèle valorisé. Ainsi, si Émilie a acquis un string dès la classe de CM2, c’est sur la proposition de sa mère. On peut même faire l’hypothèse que les parents voient dans le corps et l’apparence, au même titre que la réussite scolaire et le diplôme dans d’autres milieux sociaux, un « capital » à cultiver, un capital à entretenir, parce qu’il pourrait être rentable sur le marché du travail et permettre l’accès à des emplois de services [5]. Le goût pour le soin porté à soi et le monde de la beauté peut ainsi être converti en orientation scolaire, comme c’est le cas pour Émilie, qui, compte tenu de ses résultats scolaires et de ses intérêts, pense s’orienter vers un CAP esthétique.

45Cette plus grande tolérance à la précocité ne signifie pas pour autant que, dans les classes populaires, on ne transmette pas aux filles un certain nombre de normes concernant l’usage des vêtements. Mme Girard, qui autorise sa fille Amélie, âgée de 11 ans depuis quelques mois, à porter du fard à paupières et du rouge à lèvres pour aller à l’école, interdit les couleurs « trop foncées » ou trop « marquées », qu’elle associe à l’image d’une femme « vulgaire », au profit de couleurs pastel ou brillantes. Elle a attendu l’entrée de celle-ci au collège pour l’autoriser à acquérir des pantalons taille basse. Et les strings que possède sa fille lui ont été offerts par sa tante. Enfin, tout en ayant accepté d’acheter un dos nu à sa fille lorsqu’elle avait 11 ans, elle tient également à délimiter l’usage que celle-ci fait de ce vêtement, se référant moins aux notions de danger physique et scolaire que de correction :

46

Quand tu seras plus âgée, tu mettras ce que tu voudras mais tu ne mets pas des trucs comme ça à la maison ou devant certaines personnes en plus la famille, tu t’habilles correctement. J’essaie qu’elle s’habille au moins correctement. Sur le bord de la plage, c’est pas grave, ça c’est des trucs pour mettre au bord de la plage. Maintenant, faut quand même rester correcte avec les gens !
(Mère d’Amélie, 12 ans, caissière dans un supermarché, 44 ans, conjoint : chauffeur routier)

47Les attitudes éducatives parentales jouent un grand rôle dans l’accès des filles à des vêtements féminins dérivés de l’habillement adulte, ce qui explique que celles-ci n’obtiennent pas toutes le droit de les utiliser au même moment. Lorsque ce droit est acquis, les parents posent des conditions à l’usage de tels vêtements. Mais, que les parents émettent des assignations ne signifie pas que les filles les intériorisent systématiquement. Dans le dernier point de cet article, nous allons essayer de voir si les filles, une fois qu’elles ont obtenu le droit de porter les tenues dérivées de l’habillement féminin adulte, respectent les conditions définies par les parents ainsi que par l’école pour qu’elles utilisent ces vêtements et comment les mères et les protagonistes du monde scolaire réagissent aux attitudes de leurs filles.

Adhésion, contournement et résistance aux normes parentales

48Plusieurs éléments révèlent que les filles respectent les normes transmises par leurs parents. En témoigne en premier lieu le fait que de nombreuses collégiennes rencontrées soulignent presque systématiquement ne pas porter certains vêtements dénudant leur corps (décolletés trop plongeants, jupes trop courtes), ou ne pas se maquiller de manière trop prononcée. Aude, par exemple, explique qu’elle sait devoir faire attention aux associations qu’elle choisit :

49

Par contre, si elle me voit avec un pantalon taille basse et un string qui dépasse et un haut court, elle va vachement m’engueuler mais en général je suis pas habillée comme ça. En général, je fais attention à ce que ça dépasse pas.

50En second lieu, par le fait que lorsqu’elles évoquent leurs « stars » préférées, nombre de jeunes filles disqualifient certaines de leurs pratiques vestimentaires. Ainsi, Lise, 12 ans, élève en classe de cinquième, affirme à propos des chanteuses Britney Spears et Jennifer qu’elle apprécie et dont les posters figurent dans sa chambre : « Ben, des fois, c’est un peu trop… décolleté, j’aime pas trop ». Elle affirme par ce biais non seulement qu’elle ne se compte pas au nombre des fans mystifiées, mais également qu’elle maîtrise les codes du « bon goût ».

51Pourtant, il arrive que les filles contournent les normes définies par les parents. De telles transgressions résultent en grande partie de l’influence des pairs ou de certains membres de leur famille (grandes sœurs, tantes, cousines). Amélie, par exemple, est très amie avec une autre jeune fille, Émilie, 12 ans, sa voisine, avec qui elle vient d’organiser sa première « boum ». Les parents de cette amie ne voient pas d’inconvénients à ce que leur fille porte certains vêtements issus du vestiaire féminin adulte et l’autorisent à se maquiller de façon bien plus prononcée qu’elle. Influencée par cette amie, Amélie considère de ce fait les limites imposées par sa mère comme illégitimes. Elle porte ainsi un dos-nu pour aller au collège, alors que sa mère le lui avait interdit et, grâce à sa trousse de maquillage, se maquille bien plus largement qu’elle n’y est autorisée. Comme d’autres, elle développe des pratiques en secret, préférant éviter de négocier avec ses parents ou d’entrer en conflit avec eux. Consciente qu’elle ne suit pas ses consignes, sa mère les réaffirme périodiquement.

52Les jeunes filles ne sont généralement pas avares de détails concernant ces ruses, parce qu’elles témoignent de leurs capacités à s’autonomiser par rapport à leurs parents. D’ailleurs, ces ruses ne sont pas systématiquement mobilisées par les collégiennes pour porter des vêtements érotisant leur corps, mais parfois pour adhérer tout simplement aux modes vestimentaires locales. Certaines jeunes filles dissimulent ainsi le maquillage dans leurs poches, profitent du départ de leurs parents avant l’école pour choisir ce qu’elles veulent porter et comment associer leurs vêtements, ou se changent dans l’ascenseur, voire même au coin de la rue. Pour que de telles stratégies fonctionnent, il convient de prévoir l’heure à laquelle les parents rentrent à la maison. Parfois même, il faut obtenir la complicité d’un petit frère ou d’une petite sœur afin de ne pas être dénoncée. Surtout, il ne faut pas oublier de réadapter sa tenue en présence des parents. Une salopette qu’on oublie de remonter avant de rentrer chez soi, du fard trop prononcé sur les paupières et le conflit ne manquera pas d’éclater.

53Dans le cadre familial, certaines jeunes filles usent de tactiques pour assurer leur intégrité vestimentaire, mais c’est également le cas auprès des protagonistes du monde scolaire. Des élèves de cinquième du collège Vinci expliquent par exemple malicieusement qu’il suffit d’adapter sa tenue en la présence des surveillants « Tu tires sur le tee-shirt et c’est bon ! ». D’autres essaient de prendre les adultes à leur propre jeu en les renvoyant à leurs attitudes vestimentaires, ou esquivent toutes remarques, comme en témoigne cet extrait d’observation :

54

Dans la cour, à l’heure de la récréation, je discute avec des élèves et deux surveillants, un jeune homme et une jeune femme. Une élève passe en courant devant nous en tenant son pantalon taille basse qui laisse largement apercevoir ses sous-vêtements, alors qu’il est pourtant retenu par une ceinture. La surveillante s’écrie : « Regarde moi celle-là, elle est en train de perdre son pantalon. » Le surveillant l’interpelle pour lui faire une remarque. La jeune fille ayant compris que la remontrance portait sur son apparence s’éloigne sans même écouter les propos du surveillant. La sonnerie retentit, les surveillants qui doivent gérer le flux des élèves laissent la jeune fille s’éloigner.
(Cour du collège Joliot, 24 avril 2006)

Conclusion

55En s’intéressant aux pratiques éducatives parentales à propos d’un phénomène tel que l’hypersexualisation du corps des filles, cet article s’est attaché à démontrer que les assignations parentales de genre, et plus particulièrement celles des mères, étaient socialement clivées. Ce n’est pas tant que les mères des classes moyennes et supérieures et celles des classes populaires incitent les filles à adhérer à des normes de la féminité différentes, mais plutôt qu’elles ne fixent pas le même moment pour autoriser les filles à recourir aux attributs vestimentaires adultes de la féminité. Les membres des catégories populaires valorisent le recours précoce à ces attributs et sont, en cela, fidèles à une représentation de la jeunesse comme âge où il convient d’en « profiter » et à des représentations traditionnelles des identités sexuées. Les mères des classes supérieures, davantage éloignées des pratiques médiatiques qu’affectionnent leurs filles et préoccupées par leur réussite scolaire, se montrent bien plus critiques à l’égard de ce phénomène qu’elles trouvent trop précoce, et qui implique, selon elles, un danger aussi bien physique que scolaire. Elles tentent par conséquent de le retarder et, dès lors qu’elles acceptent l’usage de vêtements issus du vestiaire féminin adulte, l’accompagnent au plus près.

56Au regard de notre enquête, la « génération Lolitas » n’apparaît donc pas du tout livrée à elle-même. Les mères appartenant aux classes moyennes et supérieures sont en effet loin de se montrer « dépassées » face aux pratiques ou souhaits de leurs filles en matière vestimentaire, affirmant et réaffirmant sans cesse qu’il existe un « juste moment » et une « bonne manière » pour sexualiser son corps. Plutôt que de stigmatiser la bienveillance des mères des catégories populaires à l’égard du recours précoce des filles aux attributs vestimentaires adultes de la féminité, notre article s’est surtout attaché à démontrer dans quelles logiques cette attitude s’inscrivait, ce qui permet de souligner qu’en fonction de leur appartenance sociale, les parents résistent plus ou moins au brouillage des âges entraîné par l’univers médiatique et les stratégies commerciales. Il convient cependant de garder à l’esprit que, quelle que soit leur appartenance sociale, les mères transmettent aux filles l’idée qu’elles doivent faire preuve d’une féminité respectable, les définitions de cette notion variant selon les familles.

57Contrairement au phénomène d’hypersexualisation du corps des filles, l’hypervirilité dont peuvent faire preuve les garçons au moment de l’entrée dans l’adolescence sur le plan corporel inquiète peu les médias et les professionnels de l’enfance. Pourtant, ce phénomène dit beaucoup du rapport des jeunes garçons à la culture familiale et juvénile, comme il témoigne plus largement d’un renforcement des identités de sexe et d’une réactivation des frontières de genre en dépit de la mixité sexuelle à l’école (Pasquier, 2010). Il paraît par conséquent nécessaire de s’interroger sur la genèse de ces pratiques masculines juvéniles ainsi que sur le contrôle ou le soutien parental auquel il donne lieu. Il y a fort à parier que les assignations parentales se révéleront, là encore, très clivées socialement.

Références

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  • BOUCHARD P. et BOUCHARD N. (2005), La sexualisation précoce des filles, Montréal, Éditions Sisyphe.
  • CLAIR I. (2008), Les jeunes et l’amour dans les cités. Paris, Armand Colin.
  • COURT M. (2010), Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale, Paris, La Dispute.
  • DUBET F. et MARTUCCELLI D. (1996), À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil.
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  • HOGGART R. (1970) [1957], La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit.
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  • MARDON A. (2010b), « Pour une analyse de la transition entre enfance et adolescence. Regard parental sur la puberté et transformation des pratiques éducatives », Agora débat jeunesse (1), pp. 13-26.
  • MONNOT C. (2009), Petites filles d’aujourd’hui. L’apprentissage de la féminité, Paris, Éditions Autrement.
  • METTON C. (2006), Devenir Grand. Le rôle des technologies de la communication dans la socialisation des collégiens, Thèse de Sociologie EHESS.
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  • PASQUIER D. (2010), « Culture sentimentale et jeux vidéo : le renforcement des identités de sexe », Ethnologie française, n° XL, 1, « Nouvelles adolescences », pp. 93-100.
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  • ZAIDMAN C. (1996), La mixité à l’école primaire, Paris, L’Harmattan.

Date de mise en ligne : 16/09/2011

https://doi.org/10.3917/res.168.0111

Notes

  • [1]
    C’est pourquoi nous préférons le terme d’hypersexualisation ou encore d’érotisation à celui de sexuation pour décrire ces phénomènes.
  • [2]
    Afin de préserver l’anonymat des interlocuteurs et des interlocutrices, les noms et prénoms ont été modifiés.
  • [3]
    La mère d’Émilie est employée et son père ouvrier.
  • [4]
    « Les classes populaires tiennent au primat masculin du travail et de l’autorité, comme elles défendent aussi, dans leurs réponses, la place “naturelle” de la femme auprès des enfants et du foyer. ». Ceci implique qu’ils valorisent également chez leurs filles le recours précoce aux attributs, notamment vestimentaires, de la féminité.
  • [5]
    On peut faire la même hypothèse concernant le marché matrimonial, l’apparence étant vue comme un capital rentable pour les filles sur ce marché. Les éléments de terrain manquent cependant pour étayer cette hypothèse.

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