Réseaux 2011/1 n° 165

Couverture de RES_165

Article de revue

La situation instable du public de Lost sur Internet

Entre licence et contrainte

Pages 165 à 179

Notes

1Arrivée sur les écrans américains en septembre 2004, la série télévisée The Lost se termine (?) avec sa sixième saison en avril 2010, alors que disparaissent d’autres séries comme 24 Heures chrono, Cold Case, Numb3rs ou Scrubs, concluant ainsi un véritable « âge d’or des séries télévisées américaines », une époque faste cependant marquée par la prétendue mise en péril des modes traditionnels de la consommation télévisuelle par les techniques et les pratiques sociales issues du Web. Avec Lost, s’exprime, le plus nettement, une dialectique (qui touche par ailleurs, quoique souvent moins fortement, l’ensemble de ces productions) entre d’un côté une influence forte du média sur le téléspectateur, sa sujétion au fil narratif et sa captation par le diffuseur de contenus (ABC aux États-Unis, TF1 en France) et de l’autre la prise de distance du récepteur sur le Web d’abord peut-être par le téléchargement illégal des épisodes (P2P) qui rompt avec le calendrier imposé par les diffuseurs, puis surtout dans le cadre de l’élaboration d’interprétations personnelles ou collaboratives? [1] voire une appropriation des contenus par le biais de l’écriture et de la diffusion sur des plateformes collaboratives ou sur des blogs individuels de fanfictions, des récits produits par les téléspectateurs venant combler des manques de la narration, proposer des prolongements au récit télévisuel ou rompre avec lui en explorant des réalités parallèles. On conçoit bien que les producteurs et les diffuseurs se soient tôt opposés à certaines de ces activités, en proposant par exemple, du côté de TF1, une offre de téléchargement légale et payante suivant de très près la diffusion sur ABC ; mais plus étonnamment, d’autres activités ont été encouragées par ces mêmes acteurs, mais en les encadrant par le biais du lancement de produits nouveaux comme des ARG (Alternate Reality Games), des jeux d’énigmes en ligne et de véritables armes de marketing viral qui, en développant l’univers de la série, ont pu infléchir les discours des internautes ou encore comme des mobisodes, c’est-à-dire rien moins qu’une série dérivée de très courts segments vidéo diffusée sur le Web, propagés pour maintenir l’intérêt des consommateurs et nourrir leur activité exégétique par de nouvelles énigmes. Ce sont ces rapports complexes entre liberté d’appropriation dans le cadre de l’usage des technologies numériques et techniques nouvelles de marketing que nous tenterons de comprendre.

Internet peut-il libérer le téléspectateur ?

2Vis-à-vis des programmes télévisuels et plus généralement des produits de consommation de masse, l’Internet a souvent une fonction que l’on pourrait qualifier d’enregistrement : sur de nombreux sites, il s’agit d’abord de mettre à disposition des archives, en l’occurrence, un guide des épisodes donnant une vision globale de la série et proposant pour chaque opus une fiche plus précise, le trailer original, des photos officielles ou encore des captures vidéo mais aussi des pages réservées à la description des personnages ou aux portraits des acteurs et bien sûr aux « news », à des forums et à un maximum de « goodies » allant de la simple photo ou vidéo au fond d’écran ou à l’écran de veille. Déjà, à ce niveau, il est difficile de faire la part entre ce qui participe de « l’empreinte » de la série sur l’Internet (avec, disons, un minimum de médiation) et ce qui ressortit à la (re)création, au « fanart » : il y a déjà un gain de liberté dans le choix des contenus visuels, dans la retouche de ces contenus (photos ou vidéos), mais aussi, ce qui annonce les formes plus complexes qui nous intéresseront, dans les résumés proposés qui, par les nécessaires choix qu’ils font, réinventent l’histoire (en minimisant souvent les flashes-back originaux et en se cristallisant sur le récit d’aventures). De manière assez similaire, le partage illégal des fichiers vidéo, comme diffusion parallèle du produit, libère le spectateur du rythme imposé par les diffuseurs légaux ; de ce point de vue, le manque organisé par les chaînes de télévision lors de l’intersaison pour nourrir l’audience lors de la reprise est comblé par le téléchargement d’épisodes selon la périodisation de la diffusion américaine et par la mise à disposition de fichiers de sous-titres par les réseaux de « fansubbers », qui proposent des traductions qui se veulent souvent plus respectueuses que le doublage « officiel » (Allard, 2005).

3Mais la spécificité d’une série comme Lost qui se présente, d’elle-même, comme une œuvre ouverte (Eco, 1965) est de provoquer une large activité exégétique. L’Internet, en ce domaine, amplifie les traditionnelles discussions familiales autour du poste de télévision (Hoggart, 1970). Le développement des réseaux sociaux a particulièrement modifié les conditions de réception des produits télévisés : on compte par exemple plus de 4,5 millions de « fans »? [2] pour la page officielle de Lost sur Facebook? [3], près de 55 000 pour l’application « addicted to lost », 25 000 utilisateurs pour « Which lost character are you ? ». Mais l’essentiel de l’activité, moins encadrée, se passe sur d’innombrables pages créées par de « simples » téléspectateurs/utilisateurs pour des groupes allant d’une dizaine à plusieurs centaines d’« amis », qui ne sont, le plus souvent que le reflet d’un engagement superficiel et passager, que ce soit du côté des créateurs des pages ou plus encore de leurs « fans ». Elles se focalisent beaucoup sur les personnages principaux et les acteurs qui les incarnent? [4], opposent parfois l’univers de la série à d’autres productions télévisuelles? [5] mais soulignent surtout l’enchevêtrement du quotidien et de la fiction? [6]. L’ampleur de ces activités montre combien le Web donne une autre dimension à cet aspect de la réception, en lui permettant d’être à son tour diffusion (parallèle, complémentaire ou concurrente, selon les cas) à une échelle bien plus grande que les discussions familiales ou amicales en vis-à-vis ou encore que les conventions de fans et les fanzines de papier? [7]. Sur www.lesdisparus.com/lost/5-hypotheses/hypotheses.html, on nous propose de résumer ce foisonnement interprétatif à six grands thèmes qui correspondent aux différentes clés pour la glose : « jurassic park », « la religion », « l’après-vie », « le reality show », « les aliens » et « l’inconscient ». À la fin de la troisième saison, soit avant un certain nombre de bouleversements dans la série, un contributeur faisait le point sur la pertinence de chacune de ces pistes de lecture, pour l’article Lost de la version française de Wikipédia? [8] :

  • Les survivants sont morts et/ou dans le purgatoire ; thèse écartée par J.J. Abrams et par les événements de l’épisode 2x24.
  • Les survivants sont dans une « déformation du temps » ; thèse écartée par Damon Lindelof et par les événements de l’épisode 2x24.
  • Des vaisseaux spatiaux ou des extraterrestres influencent les événements sur l’île ; thèse écartée par Damon Lindelof.
  • Tout ce qui est vu est une réalité fictive ayant lieu dans un ou plusieurs des esprits des survivants ; thèse écartée par Damon Lindelof et par les événements de l’épisode 2x18.
  • L’île est de la téléréalité ; thèse écartée par Carlton Cuse.
  • La « fumée noire » est un nuage de nanorobots semblable à celui décrit dans La Proie, roman de Michael Crichton ; thèse écartée par Damon Lindelof.
  • Les « survivants » subissent une expérience psychologique (ils sont mis en laboratoire), la totalité du vol 815 représente une société cohérente capable de survivre à elle seule. Cette thèse n’est toujours pas discréditée et se renforce via les épisodes 2x02 et 2x03. Toutefois, l’épisode 3x01 laisse penser qu’un crash « volontaire » (contrôlé) de l’avion est peu probable.
Les hypothèses interprétatives forgées par les téléspectateurs/internautes furent, donc, pour certaines, clairement rejetées par les concepteurs (Abrams, Lindelof, Cuse) soit à travers la suite de la série elle-même, soit par le biais d’interviews données à des journaux ou des magazines ou encore dans le cadre de conventions, ces traditionnels rassemblements de fans. Les auteurs ont ainsi nettement marqué leur emprise sur la signification à donner à leur production et par là souligné, pour reprendre la distinction de Certeau, les limites d’un braconnage sur un territoire qui n’est pas la propriété du consommateur et sur lequel il n’a pas la pleine liberté de chasser (Certeau, 1980). Parmi ces pistes exégétiques largement discutées sur les forums, les blogs et les réseaux sociaux, les thèses du purgatoire et de la « réalité fictive ayant lieu dans un ou plusieurs esprits des survivants » sont particulièrement remarquables, car elles semblent anticiper sur les séquences enchâssées dans la saison finale. Il y a là, dans cette forme de récupération, comme un hommage des concepteurs à l’activité des récepteurs en même temps qu’une réaffirmation de leurs pleins pouvoirs sur la série? [9].

4L’article de Wikipédia précédemment cité proposait, en outre, sous le titre de « détails qui intriguent », la liste des points de la série qui doivent (ou peuvent) donner lieu à un effort particulier d’interprétation ; nous citerons les plus représentatifs :

  • Le nord ou sa direction semblent faire partie de l’intrigue, en effet :
  • La boussole n’arrive pas à indiquer le nord de l’île (problème magnétique ?).
  • Michael, pour retrouver Walt, se dirige vers le nord.
  • Les « autres » qui interdisent aux rescapés de se diriger vers le nord sous peine de passer « d’un malentendu à autre chose ».
  • Les « autres » viendraient du nord car ils interdisent aux rescapés de se diriger dans cette direction et la personne capturée par Rousseau dans l’épisode 14 de la saison 2, appelée Henry Gale dit qu’elle vient du nord.
  • Dans l’épisode 6 de la saison 3 on peut voir une écriture sainte sur le bâton d’Eko qui indique quelque chose venant du nord. […]
  • Dans l’épisode 2x01, on peut remarquer le nombre 108 (4 + 8 + 15 + 16 + 23 + 42) écrit au milieu du soleil qui est sur le mur peint de plein de symboles dans l’écoutille, on voit également les nombres 42, 15 et 16 le long du mot « sick » (malade). […]
  • Dans l’épisode 2x10, pendant qu’Eko récite le 23e psaume, il inverse un passage. Il dit : « in the shadow of the valley of death » (dans l’ombre de la vallée de la mort) alors que le texte exact est « in the valley of the shadow of death » (dans la vallée de l’ombre de la mort). Cela est cohérent avec quelques autres exemples d’approximations religieuses d’Eko, celui-ci n’étant pas vraiment prêtre, comme lorsqu’il raconte dans l’épisode 2x12 que Jean-le-Baptiste aurait lavé les péchés de Jésus.
  • Dans l’épisode 2x10, on peut remarquer que Claire est habillée en bleu et blanc tout au long de l’épisode, comme la statue de la Vierge. […]
  • Dans l’épisode 2x14, des hiéroglyphes égyptiens apparaissent à la place des chiffres habituels sur le panneau affichant le compte à rebours, lorsque Locke ne parvient pas à taper le code à temps. Le code des hiéroglyphes est S29-Z7-U29-G1-Z6 (on découvre le deuxième hiéroglyphe dans le dernier épisode), qui s’écrit swd3 en symboles phonétiques pour l’égyptien. Cela signifierait en égyptien ancien : « cela meurt » ou « il meurt ».
  • Dans l’épisode 2x15 (10 min 42), lorsque Claire passe sa visite de contrôle prénatal, le médecin (Ethan) ouvre une armoire avec une clef, le porte-clef correspond au logo Dharma Initiative. De plus les vaccins qu’Ethan utilise portent les numéros 4 8 15 16 23 42. […]
  • Dans l’épisode 2x24, dans la scène finale, on voit sur l’ordinateur de la station de surveillance le nombre 7418880, qui se trouve être le produit des fameux nombres 4, 8, 15, 16, 23 et 42.
Sur un mode sémiotique que l’on pourrait, avec Umberto Eco, qualifier d’alchimique (Eco, 1990), l’investissement herméneutique se cristallise, sur un certain nombre de points aussi attendus que les nombres et les formes géométriques, la géographie et surtout les échos internes à la série télévisée en particulier dans le cadre des récits de vies des différents personnages intercalés entre les fragments du récit-maître de la découverte de l’île. Très paradoxalement (?), ce qui fonde « l’addiction » du spectateur? [10] est aussi ce qui libère le discours interprétatif et souvent déjà créatif du « fan ». Pour garder captif le public, il semble, en effet, aujourd’hui, nécessaire de lui permettre de s’investir dans l’univers fictionnel et le déroulement du récit, de l’inviter à faire le plus large écho possible au produit, de l’inciter à développer ses capacités à la libre interprétation? [11] ou même d’invention. Car la sémiosis débridée à laquelle se livrent les « lecteurs » de la série est souvent, en germe, une narration nouvelle.

5La fiction est cependant, le plus souvent, assumée clairement comme telle, dans le cadre de ce que l’on a coutume d’appeler des « fanfictions », mais qui s’est tellement généralisé grâce aux outils d’édition web (blogging grâce à des plateformes du type de skyblog ou à des logiciels comme wordpress) que cela ne concerne plus seulement les très restreintes communautés de fans (qui s’intéressaient surtout à des séries ayant connu l’insuccès et ayant par là mérité la vénération du groupe) mais une frange importante d’un très large public, celui de la diffusion hertzienne (Martin, 2007 ; François, 2009). Le mot d’ordre est mis en exergue dans le titre et la description générale de certains blogs comme http://refais-lost.skyblog.com/ :

6

Description :
T’as envie de créer LOST à ta façon ?
De lire ce que ta toujours eu envie de voir ?
De lire plein d’histoires inventées par d’autres et montrer les tiennes ?
Alors ce blog est pour toi c’est…
LA RÉFÉRENCE EN MATIÈRE DE BLOG DES FANFICTION DE LOST !

7Voilà qui résume clairement la démarche de ces « fanfictions » : créer « son » propre Lost, un récit « à sa façon », donner à lire ce qu’on a toujours désiré sans jamais pouvoir le voir à la télévision. Comme souvent dans le cadre de ce type d’écriture (collaborative, car la fonction de commentaire du blog est utilisée pour recueillir les avis et parfois amener des modifications dans les récits monologiques d’abord proposés), les thématiques l’emportent sur la construction narrative? [12] ; c’est d’ailleurs ce qui prévaut dans les classements (la lecture est guidée par des genres très strictement définis) tels qu’ils sont proposés par les critiques et les théoriciens? [13] et tels qu’ils sont diffusés par les sites de création eux-mêmes. Le site www.lostfic.com propose quatre entrées dans ses nombreuses contributions (http://www.lostfic.com/categories.php) : « slash », « het », « multi-pairing », ainsi que trois sous-entrées groupées dans un dernier ensemble hétérogène « gen », « poetry » et « meta ». Il s’agit donc surtout de projeter une pulsion (homo-, hétéro- ou bisexuelle) sur la matière télévisée (ou peut-être de révéler un sous-texte sexuel déjà présent). Les rédacteurs décideront de se concentrer sur une relation entre deux personnages, d’en exprimer les potentialités au détriment des errances du récit télévisuel initial, de son refus de trancher, de sa volonté de rester dans le potentiel. http://lost-fanfiction.skyblog.com/ se décrit ainsi :

8

Description :
SaLuT tOuS lE moNde sI vOuS AiMeZ Le coUplE JAtE ET LeS fAn-FIc aLOrs VeNeZ MaTTeZ MOn sKyBloG
J’eSpèRE QuE vous alLeZ apprècier Ma FaB FIc eT aUssI Mon SkY voiLa :)
et n’OuBlIeZ pAS DeLAchEz VoS Com’s
kissss a tous !!!

9« Jate » est un mot-valise composé des prénoms de deux personnages de premier plan, Jack Shephard et Kate Austen, au centre de la plupart des fictions de ce type qui viennent combler les ellipses, les manques ou les ruptures constitutifs des séries télévisées comme formes et portés à leur acmé dans Lost, qui systématise le montage alterné ou parallèle de fragments qui sont autant de lieux communs télévisuels. L’écriture répond à la frustration née de l’interruption du fil narratif sentimental par d’autres séquences plus centrées sur l’action ou le fantastique (qui, pour sa part, compte tenu du doute qui est son ressort (Todorov, 1970), donne davantage lieu à l’activité interprétative). Le récit de fan se construit donc, contre la structure de la série télévisuelle, c’est-à-dire à la fois en opposition et en appui, tout contre (Martin, 2007) : il vient combler un manque structurel et n’est possible que parce qu’existe ce manque. Si elles travaillent, bel et bien, à la marge, sur les possibilités de réappropriation par tous et pour tous de la culture médiatique, ces fanfictions, au contraire des partages de fichiers vidéo, jouissent d’une relative indifférence de la part des producteurs et des diffuseurs ; en partie autorisées par les lois sur la propriété intellectuelle (au titre de la parodie), elles s’accompagnent souvent, de plus, de précautions rappelant les limites du droit (« disclaimer »).

10Il n’en est pas de même pour l’activité pourtant proche du détournement vidéo, favorisée, elle aussi, par la facilité de l’enregistrement numérique, la démocratisation des moyens de montage et surtout le développement des plateformes de partage de vidéos comme Youtube ou Dailymotion. Davantage encore que dans les « fanfictions », on trouvera là des croisements avec des univers fictionnels liés à d’autres grands produits de consommation culturelle aussi variés que Pirates of the Caribbean? [14], Star Wars? [15] ou encore Batman? [16], croisements par ailleurs déjà évoqués dans la série même par un des personnages principaux (Hugo « Hurley » Reyes) qui se réfère souvent à Star Trek? [17]. Avec une visée informative ou humoristique, certains montages souligneront la structure éclatée de la série en proposant des résumés? [18]. Plus radicalement, et en opposition franche aux choix des concepteurs, fut diffusé, à la fin de la dernière saison, un remontage de la série amputée des séquences relatant la vie des protagonistes dans une réalité parallèle : http://lostrevised.tumblr.com/, « The Final Season of Lost… As it should have been »? [19].

Une nouvelle mainmise sur le récit numérique ?

11C’est sans doute afin de réinvestir cet espace interstitiel occupé par les internautes, c’est-à-dire dans le but de s’assurer d’un public captif y compris durant les longues intersaisons que les producteurs ont eu recours à de nouveaux types d’écriture spécifiques au téléphone portable et au Web et caractéristiques du marketing viral? [20] : d’une part une minisérie sous forme de treize mobisodes ou webisodes téléchargeables hebdomadairement sur les téléphones du réseau Verizon aux États-Unis puis sur le site d’ABC entre novembre 2007 et février 2008 en attente de la quatrième saison diffusée sur cette même chaîne à partir du 31 janvier? [21] et d’autre part un ARG ou « Alternate Reality Game ».

12Depuis 2001, avec l’apparition du premier jeu de ce type, The Beast, cherchant à promouvoir le film de Spielberg A. I., ces œuvres mêlent le Web à l’ensemble des médias (en particulier journaux sur support papier), des créations des industries culturelles (cinéma) et des moyens de communication interpersonnelle (fax, téléphone). Les « alternate reality games » construisent, à travers des pages Internet créées entièrement par leurs concepteurs (disons pour aller vite de l’ordre de la fiction) mais aussi par l’utilisation de sites existants (une documentation ? le réel ?), un récit hermétique qui donne lieu à l’interprétation de lecteurs/joueurs. On pensera aux supercheries littéraires (romans par lettres, fausses autobiographies…) ; mais, avec cette différence de taille, qu’à l’avènement du numérique, il n’y a pas de différence entre un mail « fictif » ou « dans le jeu » que je reçois normalement (ou presque) et un mail authentique alors qu’un choix de lettres (par exemple) se donnait déjà, à travers l’objet du livre imprimé, comme une copie, une représentation : voici sans doute l’une des forces de ces fictions. La capacité du récit à contaminer l’ensemble du réseau, en laissant entendre que telle page anodine pourrait être la solution codée du jeu, renvoie clairement au mode de fonctionnement du « discours alchimique » (Eco, 1990), tel que nous l’avons déjà repéré dans l’activité de commentaire (ou « meta » dans le jargon des fans internautes) et de rédaction de fanfictions. Voici comment le magazine en ligne Écrans résume l’action du jeu : « Tout a commencé en mai par un spot, diffusé lors d’une coupure pub, d’un épisode de la série. Il vante les mérites humanistes de la Hanso Foundation, un institut sectaire évoqué dans la série, et invite les spectateurs à appeler un numéro de téléphone. Une boîte vocale les y attend, donnant des codes pour pénétrer dans le site de la Fondation. De messages codés en faux blogs, l’ARG Lost Experience a tenu en haleine des centaines de milliers de spectateurs tout l’été. Avec deux points d’orgue. Le premier en mai lorsque un roman est publié chez Hyperion : Bad Twin d’un certain Gary Troup. Les sites promotionnels du réseau de librairies Barnes&Nobles diffusent même une interview de l’auteur qui accuse violemment la Fondation Hanso de menacer gravement l’humanité. Réponse de la secte quelques jours plus tard dans des quotidiens américains avec une pub d’un quart de page invitant les lecteurs à boycotter le livre. Sur le Net, les forums s’en donnent à cœur joie : l’anagramme de Gary Troup est « Purgatory », et quelques fins observateurs ont repéré que le gars en question ressemblait furieusement à un figurant de Lost qui, dans le tout premier épisode, trouve une mort atroce en étant aspiré par le réacteur de l’avion juste après le crash. Le roman, effectivement, est un « fake », une supercherie qui ne vise qu’à alimenter le buzz sur la série. »

13Second moment de bravoure de l’ARG : l’intervention de Rachel Blake. Cette jeune et jolie fille anime un blog virulent contre la Fondation Hanso. Elle diffuse des vidéos par petits bouts pour prouver les intentions maléfiques de cette secte. Évidemment, tous les fans de la série, captivés par l’expérience qu’ils vivent, sont suspendus au blog de Rachel Blake. Le 22 juillet, ces mêmes fans suivent l’intervention de toute l’équipe de Lost au Comic-Con de San Diego. Cette manifestation annuelle est la plus importante convention américaine de fans : séries, BD, cinéma, littérature, tout y passe. Alors que scénaristes et comédiens répondent aux questions des participants, une jeune femme dans la salle interpelle violemment J.J. Abrams et son compère Damon Lindelof. C’est Rachel Blake : « Parlez-nous de la fondation Hanso ! ». Le trouble est à son comble quand elle les accuse de faire la promotion de cette secte dont elle dit détenir les preuves de son existence réelle. « Du calme mademoiselle », répondent les scénaristes un peu gênés, « ce n’est que de la fiction, vous savez… », dit Abrams, un peu gêné. « Je suis la preuve vivante que tout cela n’est pas de la fiction. Vous utilisez la télévision pour faire passer leur message », lance Rachel Blake avant d’être expulsée de la salle. Encore un faux, encore une mise en scène. Bien d’autres ont alimenté le mystère grâce à des sites fabriqués de toutes pièces ou à des indices disséminés sur les sites de partenaires financiers comme Jeep, Sprite ou Monster.com. Il faut bien vivre? [22]

14Comme dans les « ARG » précédents les plus célèbres (I love bees et Perplex city : Martin, 2008 ; McGonigal, 2003) ou dans des jeux à l’esprit proche (Majestic et In Memoriam), les moments clés sont des instants de pure convergence des multiples médias supports de jeu. Les concepteurs montrent dans ces temps charnières une pleine maîtrise du cours du récit voire un fort pouvoir de manipulation sur les joueurs.

15Pourtant, le jeu ne correspond pas seulement à un regain d’autorité sur la « matière » de Lost (comme on parle de matière de Bretagne, pour les légendes arthuriennes) ; car, dans le cadre de la recherche que mènent les joueurs, émerge une grande liberté au moins dans le partage d’hypothèses qui nourrit les sites collaboratifs des différentes « guildes » ou groupements de joueurs. Le développement quasi improvisé de tels sites web échappe aux responsables du jeu : s’y épanouit une nouvelle forme d’autonomie, particulièrement dans la mise en récit de l’expérience du jeu à travers la rédaction de « maps » ou « travel guides » et autres « timelines »? [23]. De plus, alors que le lancement d’un tel jeu semblait répondre à une volonté de resserrement de la masse narrative dérivée de la série Lost, il s’avère qu’il incite davantage les joueurs à participer à la création en expansion de l’univers virtuel du jeu Lostexperience, en proposant sur le modèle des designers du jeu? [24], d’autres sites Internet fictifs.

16L’opération menée par les concepteurs de la série est donc plus complexe qu’il n’y paraît ; par-delà l’engouement qu’elle cherchait à créer chez les téléspectateurs dans la continuité de la série télévisée, elle instaure une étonnante distance critique vis-à-vis de ce produit d’appel. En effet, par un tour de force proprement inouï, l’ARG qui est issu de la série télévisée définit celle-ci comme une action de propagande d’une secte qui n’est pourtant qu’un personnage du jeu ; nous sommes là, un peu comme chez Cervantès ou chez Diderot pour le roman ou comme dans la Rose pourpre du Caire au cinéma, face à une incroyable figure de métalepse? [25], où l’expérience du téléspectateur face à la série est donnée comme le fruit d’une manipulation dont le récit est fait dans la fiction web (mais aussi dans des journaux papier ou sur les téléphones portables voire encore à travers des performances d’acteurs lors de réunions publiques). Le jeu en ligne dénonce par là, de manière imagée, l’influence de la série sur ses fans ; ironiquement, il en appelle peut-être à « prendre le large », alors que les « fanfictions » semblaient à jamais prisonnières de l’île de Lost.

17Comme on le voit à l’exemple de la série Lost, captiver un public, c’est aussi l’amener à développer un certain nombre d’activités exégétiques et narratives qui s’expriment aujourd’hui pleinement (mais pas exclusivement) sur le Web. Cette implication du téléspectateur dans un réseau complexe de textes, d’images, de vidéos sur les supports les plus hétéroclites laisse à penser qu’il n’y a plus de place pour un produit cantonné à un unique canal de diffusion ; le produit de consommation culturelle se doit aujourd’hui, pour faire perdurer son succès, de se transformer en une œuvre totale et il ne peut y parvenir que par la médiation de son consommateur devenu aussi concepteur, co-créateur (Jenkins, 2006). C’est en cela que les rapports entre concepteurs, diffuseurs et récepteurs ne sont jamais aussi univoques qu’on pourrait le croire. L’exemple de Lost montre bien comment la liberté du récepteur peut être d’une certaine manière contrainte pour obtenir un lien plus fort, parce qu’apparemment consenti, comment les activités les plus libres des consommateurs peuvent être récupérées, infléchies, utilisées et cependant comment elles parviennent à s’imposer aux concepteurs, comment enfin les consommateurs peuvent être assujettis quand ils pensent être inventifs et comment ils se libèrent par la participation à une pure campagne de marketing. Décidément, Lost est plein de paradoxes.

Bibliographie

Références

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  • MARTIN M. (2007), Les « fanfictions » sur Internet, in Les Raisons d’aimer… Les Séries télé, Médiamorphoses, Hors Série, pp. 187-189.
  • MARTIN M. (2008), L’Irruption d’une nouvelle forme narrative : les « alternate reality games », in MAZA M. & SAEMMER A. (Eds), E-formes, Presses Universitaires de Saint-Etienne, pp. 45-58.
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Notes

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