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Article de revue

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Pages 293 à 308

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Bernard POULET, La Fin des journaux et l’avenir de l’information, Paris, Le Débat/Gallimard, 2009, 210 pages

1Par Erik NEVEU

2Le titre du récent livre de Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, est plus qu’une habileté éditoriale. Il pose la question d’une possible disparition des quotidiens-papier à une échéance qui pourrait ne pas être très lointaine. L’intérêt de ce livre, bien documenté et recommandable, est d’émaner d’un professionnel des médias, qui donne des chiffres et des exemples issus des débats dans le milieu de la presse à l’échelon international, et qui sort aussi des discours ronronnants.

3Sans tomber dans les facilités du catastrophisme, Poulet brosse un tableau alarmant sur le déclin de la presse, et tout spécialement des quotidiens d’information. Quelques chiffres permettent de situer l’ampleur des dégâts. En 2008, 42 % des lecteurs de quotidiens ont plus de 50 ans, tandis que 60 % des adolescents ne manifesteraient aucun appétit pour l’information. Les recettes publicitaires représentent désormais 20 % seulement des ressources des quotidiens, quand elles avaient atteint 60 % dans les années 1970. Les lucratives petites annonces basculent graduellement vers le web. La diffusion payée est tombée de 3,8 millions par jour en 1974 à 1,9 millions en 2007. Quand les ressources des journaux se réduisent de façon dramatique, ce sont les moyens financiers pour financer des enquêtes, des correspondants en régions ou à l’étranger, qui se rétractent, provoquant une baisse de qualité de la couverture de nombreux événements ou dossiers. Cette baisse des moyens se combine, dans un mouvement de ciseaux, à une montée des logiques gestionnaires, qui vise à faire de la presse une activité fortement rentable, redoublant la réduction des moyens au service des rédactions. On aurait aimé ici lire, sous la plume d’un insider, plus d’analyses sur le rôle des consultants en particulier, dont la tendance à proposer aux rédactions de quotidiens des formules « nouvelles » inspirées de la presse magazine, souvent très répétitives, n’est pas étrangère à une pasteurisation de l’offre qui la rend moins attractive.

4Poulet met en évidence le rôle des nouveaux médias dans cette situation. De nouveaux supports (sites webs, moteurs de recherche, téléphones mobiles demain) récupèrent une part croissante des ressources publicitaires. Le chapitre consacré à la manière, dont Google réussit une double opération de siphonage des recettes publicitaires vers l’Internet mais aussi vers les Etats-Unis, est à ce titre particulièrement éclairant. Les analyses du livre insistent aussi sur des tendances mises en évidence par les chercheurs (on pensera à l’équipe de Lannion avec Denis Ruellan, Daniel Thierry, Roselyne Ringoot, mais aussi aux travaux de Frank Rebillard publiés dans cette revue) sur la dissolution du journalisme. Défini comme travail pour « identifier des problèmes, les documenter, vérifier ce qu’ils découvrent, ou ce qu’on leur communique, hiérarchiser les questions, les mettre en perspective, les situer dans leur contexte et exposer le plus clairement et le plus honnêtement possible », l’activité des journalistes tend à se diluer dans une nébuleuse floue de métiers de l’information, où les règles de vérification s’amollissent, où – comme a pu l’argumenter Andrew Keen – l’amateurisme cesse d’être perçu comme une forme mineure d’excellence, pour devenir un gage de sincérité et d’authenticité. S’il associe cette tendance à Internet, Poulet souligne aussi combien la télévision y apporte sa contribution à travers le brouillage des genres entre information, fictionalisation et distraction. L’un des paradoxes de ces évolutions est encore que des groupes de presse cherchent leur salut financier dans le développement d’activités qui ne relèvent pas directement de leur cœur de métier : production et vente de collections de livres ou de CD, sites web d’informations pratiques sans véritable encadrement de journalistes sur la vie locale ou des secteurs spécialisés (santé).

5L’intérêt du travail de Poulet est encore de chercher à relier ces évolutions à des tendances sociales plus profondes. Il questionne en particulier la manière, dont les jeunes manifestent un appétit en apparence déclinant pour l’information, les textes longs. Il souligne encore les risques d’une polarisation de l’information entre une offre de quotidiens gratuits aux contenus sommaires, et des services payants donnant une information complète et fiable mais coûteuse à des élites, comme l’illustre la manière dont le Financial Times a pu ouvrir un club, à cotisation de 1 700 dollars par an, pour accéder à des informations confidentielles.

6La Fin des journaux… a donc l’énorme mérite d’inviter à réfléchir sur le fait que le « journal » qui, sous de multiples formes (nationales ou locales, « de qualité » ou « populaire »), a fait partie de l’expérience quotidienne de millions de personnes depuis plus d’un siècle, pourrait bien voir son existence mise en cause à échéance d’une vingtaine d’années. Comme en atteste dès aujourd’hui aux États-Unis la disparition de la forme papier pour quelques titres basculant intégralement sur le web. Mais la discussion que peut susciter ce livre clair peut aussi se faire contre certaines de ses thèses et approches.

7Si l’ouvrage apporte de précieuses informations issues des débats au sein du monde de la presse, ce constat peut difficilement justifier la quasi absence de références aux travaux des chercheurs en sciences sociales, tant français qu’étrangers. Sociologues, économistes et spécialistes de la communication sont loin d’être demeurés inattentifs aux évolutions débattues ici. On peut lire dans cette asymétrie une singularité française qui tient à la pauvreté des échanges entre chercheurs et professionnels de la presse, au climat de défiance croisée entre ces deux communautés. Peut-être faut-il y voir aussi un tropisme de la revue Le Débat qui parraine ce livre, et avait réussi en 2006 la performance de sortir deux volumineux numéros sur les médias et la société en donnant aux chercheurs la portion congrue des sommaires.

8Pour être stimulantes, les observations de l’auteur sur la part de responsabilité propre aux journalistes peuvent aussi être discutées. Le livre passe ici par des registres, dont l’imbrication peut être discutée. Les abus d’un journalisme d’investigation, soucieux de bousculer les pouvoirs, auraient abouti à susciter une crise de confiance dans le journalisme, donnant le sentiment d’une « prétention des journalistes à détenir la vérité ». Symétriquement les rédactions de l’écrit comme de l’audiovisuel se montreraient peu capables de produire une information approfondie, non sensationnaliste, sur des enjeux concernant de larges composantes de la population (banlieues, impact vécu des politiques publiques). Sur le fond, une bonne part de ces critiques fait sens, mais il est possible de discuter leur mode d’articulation et leur pouvoir explicatif. Sur le premier point, il n’est pas certain que la presse française souffre d’un excès de journalisme d’investigation. Si le désir de certains journalistes de « se payer » telle personnalité a pu engendrer quelques excès, c’est davantage d’un manque de tranchant critique, de capacité d’enquête en profondeur, dont souffrent les quotidiens français. Sur le second point, il faudrait aussi, et le livre ne s’y attarde pas, entrer dans une sociologie des journalistes, qui explore leurs rapports à des sources de plus en plus professionnelles et efficaces à faire passer leurs messages. Pareille approche devrait aussi expliquer, ce que l’auteur relève sans assez l’analyser : la difficulté visible à produire, tant dans des contenus que des formes non simplettes, une information capable de répondre aux intérêts, préoccupations et expériences de vastes composantes (jeunes, femmes, milieux populaires) d’un lectorat potentiel. Il serait d’ailleurs inéquitable de trop imputer aux journalistes : une autre question tient ici à la méconnaissance de ces publics et de leurs attentes par la presse, à la manière dont circulent (ou non) vers les producteurs de contenus les enquêtes et savoirs (des services de recherche des groupes média ou du monde académique) sur les publics et leurs pratiques. Et si l’objet dépassait les questionnements du livre, il pourrait aussi être pertinent de relier la crise des journaux et de l’information aux évolutions de la formation des journalistes. De plus en plus obsédées – par la pression exercée par les employeurs et bien intériorisée par leurs enseignants – de produire des professionnels opérationnels, les écoles de journalisme ont mis en berne l’exigence intellectuelle comme l’inventivité narrative. On y valorise la maîtrise d’un pauvre basic French qui serait le seul intelligible d’un lectorat aux compétences sous-estimées. La formation finit par y susciter à la fois un anti-intellectualisme peu propice à éclairer les faits sociaux et un extraordinaire appauvrissement de la palette des écritures journalistiques. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la rareté des plumes française capables d’offrir à la fois des tranches de vie et de l’intelligibilité à de grands enjeux sociaux, à la vitalité du journalisme états-unien en ce domaine (pour ne citer que quelques noms on renverra aux contributions de Susan Orlean, Leon Dash, Adrian Nicole Leblanc, Calvin Trillin, John McPhee…).

9En y voyant non une critique, mais l’indication d’une piste sur laquelle professionnels et chercheurs gagneraient à travailler de concert, on peut aussi se demander si quelques développements macro-sociaux n’offrent pas des constats plus que des explications. La remarque vaut par exemple pour les observations sur l’incapacité croissante des publics jeunes à lire des textes longs, sur l’appauvrissement supposé de leur vocabulaire, le recul de la culture générale. Faut-il dire que tout universitaire confronté au public des premières années est porté à souscrire à semblables remarques ? En convenir ne les rend ni vraies, ni explicatives. Sous peine de cotiser à une énième version d’un discours sur un âge d’or, il faut ici des enquêtes précises sur la nature des pratiques d’information de divers publics, leurs usages exacts des nouvelles ressources en ligne. Il n’est pas exclu que de telles enquêtes puissent confirmer partiellement les diagnostics proposés par le livre, mais elles permettraient certainement d’être plus précis, plus nuancé, de proposer une vision plus juste de pertes et de gains de compétences et d’appétences en matière de consommation d’information, toutes choses qu’éclaire médiocrement la sempiternelle invocation de la montée de l’individualisme, ou celle d’un déclin – largement imaginaire – des engagements collectifs.

10Le travail de Bernard Poulet se clôt sur des observations qui ont le grand intérêt de ne pas se cantonner à une posture de Cassandre. Comme le suggère une série d’évolutions intervenues depuis la sortie du livre, l’offre d’information en ligne est peut être aujourd’hui à un tournant. La possibilité, dans les formules économiques actuelles, d’offrir une information qui y soit à la fois gratuite et de qualité apparaît de plus en plus comme irréaliste à court terme. L’expérience de Médiapart illustre, coté français, le pari d’une offre d’information payante qui offre à ses lecteurs des commentaires et éclairages malaisément disponibles dans les autres supports quotidiens d’information. D’autres sites en ligne proposent des innovations. Les formules nouvelles ne cessent d’éclore dans les quotidiens papier. Mais la crise des quotidiens et de l’information – quel qu’en soit le support – tient moins à un déficit d’inventivité et de compétence des professionnels de la presse, qu’au poids devenu insupportable des logiques de profitabilité, et qu’à de multiples cécités aux attentes de publics qui peuvent avoir d’autre profils sociaux que le cadre supérieur vivant dans Paris intra-muros
Erik NEVEU
CRAPE/Institut d’études politiques de Rennes
Erik.Neveu@sciencespo-rennes.fr

Caroline LENSING-HEBBEN, Les Experts cathodiques. Chercheurs face à la tentation médiatique. Lormont, L’INA/Le-Bord- de-l’eau, 2008, 273 p.

11Par Julie SEDEL

12Quelles sont les interfaces entre les chercheurs en sciences sociales et les médias audiovisuels ? C’est la question que pose Caroline Lensing-Hebben dans cet ouvrage. La médiatisation de la science a fait l’objet de nombreux travaux de sciences sociales depuis le travail pionnier de L. Boltanski et P. Maldidier en 1970. Mais la situation a profondément changé depuis les années 1980, explique l’auteur. Alors que la plupart des scientifiques étaient réticents à investir les plateaux de télévision, aujourd’hui « non seulement la présence des chercheurs dans les médias a évolué, mais aussi leur système de représentation, leurs attitudes de vulgarisation dans l’audiovisuel » (p. 132). Afin de comprendre les rapports entre ces deux univers professionnels, Caroline Lensing-Hebben a réalisé une trentaine d’entretiens auprès de chercheurs et d’enseignants-chercheurs en sciences sociales (sociologues, politologues, économistes, historiens, anthropologues). Elle a voulu privilégier le point de vue de l’infime minorité investissant le plus régulièrement le petit écran, tout en faisant intervenir le point de vue de la « majorité invisible » des chercheurs qui apparaissent rarement dans les médias.

13Premier résultat de l’enquête : la télévision recrute ses intervenants essentiellement parmi les chercheurs et enseignants-chercheurs masculins, âgés de soixante ans et résidant en région parisienne. L’accès aux médias télévisés est déterminé par leur objet d’étude, par ce qui fait l’actualité médiatique du moment, mais aussi par le prestige de l’institution à laquelle le chercheur appartient : Science Po constitue l’un des principaux viviers, où se recrutent les chercheurs médiatiques. Les chercheurs ne compensent par la médiatisation un déficit de reconnaissance scientifique et académique : les visible scientists ont « tous dû faire leurs preuves académiques d’abord », écrit l’auteur. Pour accéder à l’espace médiatique et à ses profits spécifiques, encore faut-il avoir publié un livre, même si ce dernier sert le plus souvent de prétexte pour débattre d’un sujet d’actualité. De façon générale, le visible scientist est avant tout un « bon client » qui accepte de se plier aux contraintes de présentation (être clair, précis, de parler en un minimum de temps), quitte à « abandonner son appareil conceptuel pour (lui) substituer de la “superficialité” » (p. 39). Il doit se soumettre à l’impératif de recherche de l’équilibre et du discours moyen, en évitant d’utiliser un langage jugé trop savant, théorique, « intellectuel » ou « extrême ». Il en résulte un processus circulaire déjà mis en évidence par Pierre Bourdieu : les médias télévisés choisissent les chercheurs les plus conformes à leurs attentes et les plus disposés à venir s’exprimer selon les cadres imposés, freinant ainsi « l’éventuelle émergence d’autres problématisations susceptibles d’être tout aussi pertinentes, et qui mériteraient donc tout autant d’attention », souligne C. Lensing-Hebben (p. 61).

14L’auteur montre ainsi comment la médiatisation des chercheurs en sciences sociales a eu pour effet de renforcer les liens d’interdépendance avec les journalistes. Ces liens sont en partie déterminés par les représentations croisées des uns et des autres. Ainsi, les chercheurs témoignent-ils que c’est le plus souvent en tant qu’« experts » qu’ils sont sollicités, la connaissance technique d’un sujet étant préférée à tout ce qui pourrait être assimilée à une forme d’engagement social, politique ou idéologique. Analysant les enjeux de définition des postures (« neutre » versus « engagé »), Caroline Lensin-Hebben montre, à travers l’exemple de la campagne pour les élections européennes de 2005, combien la posture « neutre » est cependant difficile à tenir pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs qui la revendiquent. Outre qu’ils représentent aux yeux des journalistes « un gage de vérité », les « experts » peuvent « venir au chevet d’un journalisme en perte de compétence », et lui fournir « une grille d’analyse ou de décryptage, et même un “soutien pédagogique” ». L’expert permet aussi au journaliste d’exprimer une parole que lui-même ne peut pas tenir. Les chercheurs identifient quant à eux souvent les journalistes à des « déformateurs » ou des « manipulateurs » qui leur imposent leurs cadres et leurs problématiques. Si certains chercheurs expriment leur souci d’« élargir le cercle du “petit monde” » en s’adressant à un public profane, d’autres invoquent « un impératif moral et institutionnel » pour justifier leurs interventions sur les plateaux de télévision. Le fait que la médiatisation entraîne des rétributions symboliques et matérielles justifie en partie ces interventions (signature de contrats, crédits pour le laboratoire, vente d’exemplaires).

15Dans ce livre, C. Lensing-Hebben réussit le pari de faire tenir les points de vue de chercheurs issus de différents courants des sciences sociales autour d’un thème qui fait problème. Les entretiens confèrent à l’ensemble une tonalité vivante. Ils s’adossent à des références scientifiques solides qui, mêlées à des qualités d’écriture, rendent la lecture de cet ouvrage à la fois fluide et instructive. En revanche, le recours à des références théoriques empruntées à des courants parfois opposés, peut laisser perplexe. Outre le fait que des entretiens avec des journalistes aurait permis de prendre en compte leur point de vue, les jeux d’oppositions qui se dégagent du discours des enquêtés (Bourdieu/Wolton, l’expert/l’intellectuel, le visible/l’invisible) gagneraient à être objectivés au regard des variables sociologiques classiques (âge, sexe, trajectoire sociale et professionnelle) et de la position que les enquêtés occupent dans le milieu académique. De même que le rôle du secteur de l’édition dans la médiatisation des chercheurs et enseignants-chercheurs, esquissé par l’auteur, invite à de plus amples développements, la comparaison avec la médiatisation des chercheurs dans la presse écrite permettrait d’étayer l’analyse. Autant de questions et de pistes de recherche suscitées par la lecture de cet ouvrage.

16Julie SEDEL
Centre de sociologie européenne (CSE-EHESS)
jsedel@orange.fr

Catherine LEJEALLE, Le Jeu sur le téléphone portable : usages et sociabilité, Paris, L’Harmattan, 2008, 218 pages

17Par Serge PROULX

18Issu d’une enquête réalisée dans le cadre d’une thèse et commanditée par un opérateur de téléphonie, cet ouvrage s’intéresse aux adultes qui jouent sur leur téléphone portable. L’auteur y observe, décrit et modélise les processus d’appropriation du jeu, et les façons de jouer souvent inédites que les utilisateurs inventent, s’éloignant des modes d’emploi prescrits. La question que pose l’auteur est la suivante : quelles sont les ressources que le joueur mobilise pour appréhender le jeu sur téléphone portable ?

19La problématique adoptée par l’auteur est celle d’une dialectique de la rupture et de la continuité des pratiques de jeux sur mobile par rapport à celles des autres jeux et la mise en place de normes d’usages. Elle adopte une démarche compréhensive et inductive, reposant sur des entretiens conduits en face-à-face auprès de franciliens âgés de 25 à 45 ans. Cinquante joueurs réguliers et cinquante joueurs « abandonnistes » ont ainsi été interrogés. L’auteur a aussi réalisé des observations, des photographies et des enregistrements des usagers en train de jouer, consignant leurs commentaires et onomatopées. La grille d’entretien adopte la méthode des itinéraires de Dominique Desjeux qui suit le cycle de vie du jeu, depuis le moment où le joueur en entend parler pour la première fois à la décision d’achat, aux échanges et dons, au stockage, et enfin à sa mise au rebut.

20L’un des premiers résultats concerne le lien entre les pratiques ludiques de l’enfance et celles du jeu sur le mobile à l’âge adulte. L’auteur montre qu’il n’existe pas de relation déterministe entre les deux, mais que le joueur est soumis à différentes influences (pairs, enfants qu’il côtoie, médias). De l’héritage familial, il peut conserver certaines peurs, telle celle des jeux d’argent qui ont conduit des proches à la ruine, si bien qu’il évite les jeux de hasard sur le mobile. D’autres joueurs transfèrent sur ce dispositif des peurs d’enfermement ou des conduites autistiques et pathologiques liées à la pratique des jeux vidéos ou de la télévision regardée en solo pendant 24 heures. Les joueurs s’autorégulent en désinstallant les jeux, en évitant les rayons des nouveautés dans les magasins spécialisés, en utilisant des versions de démonstrations ou en refusant d’utiliser un casque trop isolant.

21Transportable et toujours disponible, le mobile est un support de jeu spécifique qui permet de jouer dans des contextes inédits et en superposition à d’autres activités. Le jeu n’est plus nécessairement une activité spatialement et temporellement isolée, ce qui demande de gérer à la fois la mobilité et la présence de tiers qui participent ou non au jeu. Le gameplay doit permettre de faire une pause et de sauvegarder la partie en cours. Les normes d’usage doivent également évoluer pour faciliter le partage de l’espace et du temps, et respecter les libertés de chacun pour que le jeu en solo ne perturbe pas les tiers présents. Ce dispositif de jeu entre en résonance avec les débats contemporains sur la gestion collective d’individus devenus nomades dans leurs pratiques de travail et de loisirs.

22Le jeu sur mobile ne se substitue pas aux autres jeux, notamment aux consoles et à l’ordinateur qui sont graphiquement plus performantes. Dans certains contextes où le jeu est peu légitime, les joueurs tirent profit des limites du support. La taille réduite de l’écran rend le dispositif discret, permettant de jouer à l’insu des collègues. Le joueur dispose de peu d’informations concernant les règles du jeu, la manipulation des touches, si bien que subsistent de nombreuses interrogations sur le but du jeu ou sur ce qui est représenté. Ces contraintes laissent place à l’imaginaire des joueurs qui réinterprètent le jeu, et s’approprient le gameplay avec des transgressions (inversion des codes sociaux, sexués ou hiérarchiques) qui contribuent in fine, comme la tarasque de Louis Dumont, au maintien de l’ordre social et au réenchantement du monde.

23Les trois étapes décisives, que sont l’acquisition du jeu, la découverte et la compréhension des règles et enfin l’usage situé, sont semées d’embûches. Si bien que le divertissement est peu ludique, et constitue une autre expérience : il permet d’entretenir le lien social autour du partage narratif, ou sert d’exutoire aux tensions et d’objet d’apaisement moteur (comme la cigarette que l’on roule, décrite par Albert Memmi dans La Dépendance. Esquisse pour un portrait du dépendant). Au lieu de s’énerver sur le collègue ou conjoint en retard, l’usager canalise cette violence en tapant sur les touches. Le jeu est également un « doudou » régressif qui apporte un réconfort nostalgique, lorsqu’il se sent abandonné ou à la recherche d’un moyen de tuer le temps.

24Trois formes de sociabilité se nouent autour du jeu selon qu’il est collectif ou individuel, en présence ou à distance. La sociabilité chaude correspond à un usage collectif en coprésence. L’activité est dédiée, et les joueurs se réunissent dans un même lieu. Les modalités dépendent du statut du partenaire : coopération avec le conjoint ; compétition entre frères ; usage didactique avec les enfants. La sociabilité tiède correspond à un usage collectif à distance, comme activité dédiée. C’est une sociabilité virtuelle, où l’on joue ensemble, sans coprésence et sans forcément se connaître. Des dispositifs annexes (chat, webcam, messagerie instantanée) créent un climat de proximité affective malgré la distance. La troisième forme, la sociabilité froide correspond au jeu en solo, souvent en superposition à d’autres activités.

25Ces trois formes de sociabilité posées, l’auteur constate que le passage d’une forme à l’autre, est lié à l’apparition ou la disparition de partenaires de jeu. Ce n’est ni le joueur, ni un support donné, ni un jeu donné, qui déterminent les formes de sociabilité mais les contraintes de la situation. Le joueur mobilise dynamiquement les différentes formes pour gérer la coprésence, « être là sans être là », se désengageant ponctuellement le temps d’une pause.

26L’auteur observe que la sociabilité froide se décline dans deux contextes. Le premier, d’une durée brève, dans les lieux de transit ou les salles d’attente ou pour faire une pause. Le joueur cherche des jeux simples, prêts à l’emploi, formatés pour durer cinq minutes et qu’il peut démarrer rapidement. Pour ne pas devoir assimiler des règles complexes, il opte pour un jeu dont il connaît les règles. Le second contexte d’usage correspond à des situations où l’individu reste posté pour une longue durée. Comme il joue beaucoup, pour renouveler l’intérêt et prolonger la session, il demande alors des jeux des « mille et une nuits ». C’est le cas des jeux dont la distribution change à chaque partie, des jeux de réflexion ou d’acquisition de connaissances. Détourner le jeu pour servir d’horoscope ou d’évaluation d’occurrence d’un événement attendu facilite l’usage récurrent.

27Ces deux problématiques temporelles ne sont pas propres au jeu sur mobile, mais déjà présentes dans la nourriture et la sexualité. Il faut « faire à manger tous les jours avec parfois juste le temps de servir du prêt à l’emploi et parfois le temps d’y passer la matinée ». En matière de sexualité, « il faut renouveler le désir malgré vingt ans de pratique avec la même partenaire et s’adapter au temps disponible, entre le petit câlin vite fait le matin et la sieste du week-end ». À n’en pas douter, le jeu constitue donc tout autant une activité culturelle au sens anthropologique.

28Serge PROULX

29Groupe de recherche sur les usages et cultures médiatiques
Université du Québec à Montréal
proulx.serge@uqam.ca

Patrick CHARAUDEAU (dir.), La médiatisation de la science. Clonage, OGM, manipulations génétiques, De Boeck, 2008, 128 pages

30Par Mathieu QUET

31Depuis les années 1970, les problèmes soulevés par le développement scientifique et technique sont de plus en plus débattus dans la sphère publique. Si l’on peut regretter que, trop souvent encore, le monopole de la légitimité discursive soit détenu par des experts « officiels », il est néanmoins indéniable que la situation des sciences et des techniques a bien changé en l’espace d’une quarantaine d’années. Les canaux de diffusion du savoir scientifique se sont diversifiés et les processus de mise en circulation des connaissances ont été profondément remis en question. Les émissions très ciblées de vulgarisation, présentant bien souvent un savoir scientifique homogène et peu discutable, ont ainsi laissé place à des instances de discussion des questions scientifiques à la fois plus diffuses et plus diverses. La mise en circulation des connaissances par ces instances a lieu de façon moins diffusionniste et plus délibérative. Cette évolution amène les auteurs de l’ouvrage à écarter l’expression « vulgarisation scientifique », préférant celle de « médiatisation de la science », parce qu’elle renvoie à de nouveaux modes de mise en circulation et en discussion des savoirs scientifiques, mais aussi à la conception d’un discours adressé à un public plus large et moins spécialisé. Ils étudient ainsi les mécanismes de la médiatisation de plusieurs questions (clonage, OGM, manipulations génétiques) en mobilisant des méthodes quantitatives et qualitatives d’analyse de discours.

32L’étude se décompose en trois temps. La première partie (P. Charaudeau), théorique et méthodologique, est une application de la théorie du contrat énonciatif à la question de la science médiatisée. La deuxième partie (G. Lochard, J.-C. Soulages) est une analyse quantitative de la mise en scène des questions scientifiques par les médias. Enfin, la troisième partie (A. Croll, A. Kalinic, M. Fernandez), plus tournée vers des méthodes qualitatives d’analyse de discours, analyse en profondeur les stratégies rhétoriques ainsi que l’argumentation développée autour de différentes thématiques scientifiques.

33L’intérêt essentiel de ce travail est d’aborder la question de la circulation des connaissances scientifiques sous l’angle de leur mise en débat. Privilégier la « médiatisation » de la science par rapport à sa « vulgarisation » conduit les auteurs à analyser des stratégies de mise en discussion des questions scientifiques et techniques, plutôt que des stratégies de diffusion d’un savoir établi. Comment les médias (presse et télévision) traitent-ils de questions scientifiques et techniques socialement problématiques ? Comment des controverses dont l’issue peut avoir un impact social très fort sont-elles mises en récit ? Quels arguments sont employés ou médiatisés au cours de ces controverses ? Le discours médiatique peut alors être défini en premier lieu comme inscrit au confluent de trois logiques : démocratique, marchande et d’influence. Il s’agit d’un discours dont la finalité est indissolublement d’information, de captation et de mise en débat d’opinion.

34À partir de cette première définition, les auteurs tentent de définir la scénographie du discours de médiatisation de la science en effectuant l’analyse quantitative d’un corpus de presse écrite et télévisuelle. G. Lochard et J.-C. Soulages montrent quels sont les acteurs les plus représentés et les topiques argumentatives récurrentes, ainsi que la forme dominante de construction des sujets scientifiques (l’interview). Il en ressort que si, derrière les journalistes, ce sont encore les scientifiques et les experts qui sont le plus représentés, les topiques argumentatives dominantes varient en fonction du thème abordé : la topique éthique dans le cas du clonage ; les topiques politique et sociale dans le cas des OGM. Cette divergence des stratégies de médiatisation en fonction des thèmes abordés se retrouve au niveau des analyses discursives qualitatives : A. Kalinic et M. Fernandez montrent que la question du clonage et celle des OGM répondent à des logiques de production argumentative très différentes.

35Il existe cependant des caractéristiques communes aux différents discours de médiatisation de la science. A. Croll met en évidence l’hétérogénéité de l’espace textuel, qui est traversé par différents registres de discours, mais aussi par plusieurs « voix » : la voix assertive (qui tend à présenter le développement scientifique comme neutre et autonome) ; la voix évaluative (qui délivre un avis affectif sur le développement scientifique et technique) ; la voix délibérative (qui oppose des opinions et produit du débat).

36Malgré ses multiples qualités, cet ouvrage laisse pourtant le lecteur sur sa faim. Cela s’explique d’abord par le caractère collectif de l’ouvrage : les chapitres sont liés par un thème, une progression et des conceptions méthodologiques communes, mais il semble leur manquer un propos général partagé sur leur objet. Ils se succèdent sans qu’un axe problématique ne s’impose. Par conséquent, si l’étude est tout à fait instructive d’un point de vue empirique et descriptif, on regrette qu’elle n’en dise pas plus sur l’évolution des formes médiatiques analysées. À ce titre, l’hypothèse émise par G. Lochard et J.-C. Soulages d’un changement de paradigme de la diffusion des connaissances scientifiques par la télévision, constitue une piste tout à fait intéressante qui mériterait un développement plus ample.

37L’inscription disciplinaire de cette étude pose aussi problème. Ce travail s’inscrit à la croisée de l’analyse de discours et des sciences de l’information et de la communication. Mais les apports récents des SIC à la réflexion sur la vulgarisation ne sont quasiment pas discutés. Le premier chapitre mentionne les travaux essentiels de Daniel Jacobi, mais ni les travaux plus récents sur la vulgarisation et les controverses scientifiques, ni les travaux plus tournés vers la socio-anthropologie des sciences et de leur diffusion ne sont pris en compte. En conséquence, la vision du champ scientifique sur laquelle s’appuie l’ouvrage est schématique et ses auteurs sont trop souvent conduits à considérer la circulation du savoir scientifique sur le mode de la simplification et de la dégradation d’un énoncé source, tandis que la mise en débat qui est le propre de la médiatisation de la science implique des logiques plus complexes de rencontres entre experts et profanes. Mais cette remarque doit alors être comprise comme un appel à faire collaborer plus activement des domaines qui ne se rencontrent que trop rarement.

38Mathieu QUET
Centre Koyré (EHESS)
matthieuq@free.fr

Gérôme GUIBERT, La Production de la culture : le cas des musiques amplifiées en France. Genèse, structurations, industries, alternatives, Saint-Amand-Tallende/Paris, Mélanie Séteun/IRMA, 2006, 560 pages

39Par Jean-Marie SECA

40Cet ouvrage propose une synthèse sur la « production de la culture » au sens large du terme. Il porte sur un cas qui est à lui seul un continent, composé d’îles et d’archipels multiples : la genèse et les processus à la fois sociaux, économiques et technologiques des musiques amplifiées. L’auteur établit d’abord une synthèse socio-historique, du milieu du XIXe siècle à 2006, puis analyse l’articulation entre les productions mainstream, reconnues par les industries, les institutions et les médias, et l’émergence underground. Centrée sur l’Hexagone, cette recherche porte sur des musiciens entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Les musiques populaires sont circonscrites comme un champ socio-économique et culturel de pratiques, à la fois conventionnelles et innovantes, issues d’influences sociales globales et locales et d’inventions structurantes dans les technologies de la production/diffusion sonore. Les principaux terrains d’enquêtes sont historiques (ouvrages spécialisés, archives journalistiques, musicales et iconographiques) et sociographiques (questionnaires de groupes musicaux, entretiens auprès de musiciens et de responsables de structures associatives, observation participante). L’approche monographique est géographiquement située dans les Pays de la Loire (étude qualitative de 24 groupes musicaux) et en Vendée (91 groupes et 372 musiciens interrogés). Trois grandes parties organisent le volume : i) « Une production musicale canalisée. Formation et développement d’une industrie du disque en France) » ; ii) « Une structuration alternative au music-hall est-elle possible ? Nouveaux courants musicaux, scènes locales et cultures générationnelles » ; iii) « Normalisation et résistances aujourd’hui ».

41Dans le premier chapitre, les musiques populaires sont approchées comme étant liées à l’oralité et différenciées (sans s’y opposer) des formes électro-amplifiées d’après les années 1940. L’approche patrimoniale des cultures orales, datant du milieu du XIXe siècle, est alors associée à la naissance du folklorisme et d’un marché du culturel. Le « populaire » est d’abord la résultante d’une suite de traditions issues de la ruralité et de la rue. Par glissement progressif (urbanisation, transformation des technologies de l’édition et de la communication), la marchandisation de ces cultures s’organise, et les transforme. Parallèlement, le législateur tente d’organiser l’édition des partitions et des droits d’auteur ainsi que l’efflorescence de pratiques variées (rue, cabaret, cafés). Le marché de la musique est édifié autour du développement de réseaux de salles et d’activités de scènes, d’un côté, et d’une industrie, d’abord graphique puis du disque, de l’autre.

42Le deuxième chapitre retrace l’époque d’après-guerre et la diffusion du rock’n roll en France, alors que le jazz y est implanté dès les années 1920-1930. De 1950 à la fin des années 1980, se met en place un « grand partage » entre des productions « grand public » (variété) et des formes « jeunes » ou « underground » qui vont importer et adapter, en France, les courants anglo-américains. Une structuration des radios, des réseaux de production et de la presse se met en place autour de ces nouvelles formes de distraction dissidentes et d’autres, à visée plus commerciale. Une musique populaire française, alliée au music-hall et au show-business, se maintient tout en intégrant une « autre voie » et d’autres sensibilités (le rock, au sens large du terme).

43Le troisième chapitre dépeint la diffusion d’un des premiers courants exigeant et populaire, d’adeptes du jazz hot, puis l’adoption du rock, de la pop, du punk et enfin l’essor des courants dit « alternatifs » durant les années 1980 (Béruriers noirs, Garçons bouchers, La Souris déglinguée, Ludwig van 88…). La situation des scènes musicales est contrastée, précarisée, contestataire et, peu à peu, institutionnalisée, qu’elles soient ou non subventionnées par l’État. L’émergence des contre-cultures post-soixante-huitardes (mouvements folk, hippy, initiatives do-it-yourself, hard-rock, blues électrifié, psychédélismes), le frémissement punk français ou la célébration de la « sono mondiale », par les journalistes d’Actuel et de Radio Nova à Paris, sont retracés. Durant les années 1990, se confirment et s’amplifient les tendances précédentes. Une consolidation des pouvoirs économiques des grands groupes de communications (radios, médias divers, nouvelles formes d’organisation de la distribution et de la production) est constatée, parallèlement au pullulement de réseaux alternatifs, plus ou moins reliés à des subventions publiques ou à des associations, elles-mêmes financées par des pouvoirs locaux, régionaux ou nationaux. Les majors du disque transforment leur stratégie face aux cultures émergentes, en multipliant la sous-traitance auprès de labels de production détectant les nouveaux talents et en utilisant des procédés issus de la rue (street-marketing). Les implications de la « dématérialisation » de la musique et de la cyberéconomie sur ce type de pratique créative sont justement abordées et mises en relation avec les courants électroniques : rap, techno, dance music.

44Dans la troisième partie sont présentées des études de terrain en région Ouest. Confirmant les recherches antérieures, ces enquêtes montrent les liens entre l’institutionnalisation des cultures populaires et les modes d’émergence de nouveaux styles. L’auteur y observe une plus forte officialisation de ces pratiques, durant les années 1990, et une multiplication des associations de professionnels. En fin d’ouvrage, le monde associatif (dit du « tiers secteur ») est proposé comme modèle alternatif de socialisation. On parle alors d’« encastrement social » (p. 465) des groupes de musique : la confiance underground et le lien social des rassemblements festifs génèreraient primordialement les biens et les services par contraste avec une sphère marchande, où ces valeurs seraient inexistantes ou mises en veille.

45Ce livre se révèle très utile, tant pour les jeunes générations de sociologues, souvent ignorantes du passé, que pour les anciennes ayant été empêchées d’embrasser l’évolution et la complexité de ces formes culturelles. Très impliqué dans le réseau associatif, G. Guibert est un fin connaisseur des divers styles amplifiés. Avec exigence, il convoque ses lecteurs à un atelier d’étude socio-économique et culturel.
Jean-Marie SECA
Université de Versailles-Saint-Quentin/LAREQUOI
secajm@yahoo.fr

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