Notes
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[1]
Il reste surprenant que tant de travaux sociologiques sur le journalisme et les journalistes d’aujourd’hui ne les observent que rarement « au travail », sur le modèle de la sociologie américaine (parmi les pionniers, voir Tunstall 1971). En France, les travaux les plus instructifs publiés sur les faits-divers sont dès lors plutôt l’œuvre des acteurs les plus réflexifs (Lacour 2006, sur l’affaire du « petit Grégory », ou Dreyfus et Casanova 1998, sur la prise d’otages à la maternelle de Neuilly).
-
[2]
Au total, les observations ont été conduites dans 3 rédactions d’une grande ville française et ont duré en tout 10 semaines. Elles se sont d’abord déroulées au siège du quotidien régional, pendant 5 semaines, puis au siège d’une radio régionale pendant 2 semaines et enfin dans la chaîne de télévision locale pendant 3 semaines. Plusieurs entretiens de confirmation des hypothèses ont été réalisés dans un autre titre de la PQR.
-
[3]
Cette étude a bénéficié d’un soutien financier du ministère des Affaires sociales (FASILD devenu Acsé).
-
[4]
À l’époque de l’étude, seul le quotidien gratuit Métro était distribué dans la ville, depuis à peine trois mois.
-
[5]
Au cours de notre observation, les journalistes du quotidien régional fournissent à plusieurs reprises des informations aux correspondants locaux de l’AFP.
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[6]
Le journal est une SA dont la famille historique détient la majorité du capital. Il réalise un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions d’euros et emploie plus de 1000 employés dont 220 journalistes (25 journalistes permanents à la rédaction locale de la capitale régionale).
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[7]
Un responsable du Rotary club peut saisir par exemple l’occasion d’une sortie au restaurant pour demander à l’un des directeurs du journal de couvrir une opération caritative du « club » au Vietnam. Exemple rapporté par la rédactrice de l’article lors de nos observations, le 19 mars 2004.
-
[8]
Le quotidien régional est composé de deux cahiers : le premier est consacré à l’« actualité » nationale, internationale – y compris sportive – et aux régions limitrophes, le second à l’information dite « locale ». Dans l’édition de la capitale régionale, ce cahier local présente d’abord l’information marquante du jour (page 2) puis les faits-divers (page 3). Plusieurs pages sont ensuite dévolues à l’annonce et aux comptes-rendus des « grands » événements sensés intéresser l’ensemble des habitants de l’agglomération, puis suivent des pages qui relatent l’« actualité » des différents quartiers de la ville (deux pages) et des communes environnantes. Le cahier local s’achève par d’autres pages « sport » et par celles dédiées à la culture, au trafic routier et à la météo.
-
[9]
Comme le précise le journal interne (mars 200), le public visé est certes familial mais surtout « jeune et actif ».
-
[10]
La dépendance intellectuelle aux études nord-américaines est visible au travers de l’usage du terme « banlieue » comme traduction de « suburb », les quartiers résidentiels états-uniens : dans les documents internes du journal (comme pour les journalistes interrogés eux-mêmes), la banlieue ne désigne jamais les quartiers d’habitat social de l’agglomération mais bien la zone périurbaine où vivent les cadres actifs et les familles prioritairement visées par le marketing. Le lexique indigène inverse ainsi curieusement le lexique commun, il en va de même avec le journal « vitrine » qui signifie en pratique « journal miroir » (cf infra).
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[11]
En janvier 2004, le compte-rendu d’une réunion des responsables de l’édition de l’agglomération stipule que l’opération spéciale dans les rues de la capitale régionale « se traduira par la publication d’une page spéciale consacrée à une rue, accompagnée en amont et le Jour J, d’une action de la promotion et de la diffusion et éventuellement, si accord, du service commercial ». Suit le planning de publication des pages, rue par rue, avec le nom du journaliste titulaire de la locale en charge de la rédaction de la page.
-
[12]
Rapport du Centre de communication avancé (CCA) au SPQR, « La PQR à la reconquête des urbains », rédigé par B. Cathelat, décembre 1998.
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[13]
Bien souvent, c’est d’ailleurs au nom de leur aspect plus ou moins « fédérateur » que des sujets sont écartés, par le rédacteur en chef, vers des pages moins prestigieuses. C’est notamment le cas lors de notre observation lorsqu’une journaliste propose de faire un article de « Une » sur le congrès international des mouvements lesbiens qui doit bientôt avoir lieu dans la capitale régionale. Le rédacteur en chef justifie ainsi cette mise à l’écart un peu plus tard en entretien par la nécessité de réaliser : « un journal qui corresponde au plus près des lecteurs ».
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[14]
Voir infra.
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[15]
Le fait que les faits-diversiers du cahier local demeurent des hommes renforce l’hypothèse de la position ascendante de la rubrique dans les hiérarchies symboliques internes.
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[16]
Entretien avec un fait-diversier.
-
[17]
Idem.
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[18]
Entretien avec le rédacteur en chef adjoint du « cahier local ».
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[19]
Entretien avec un fait-diversier.
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[20]
Ainsi, par exemple un matin où nous accompagnons le « fait-diversier » à un procès de trafiquants de voitures : « J’y ferai un saut cet après-midi, mais je ne ferai pas le procès en entier qui dure 3 jours… Je ne vais pas le couvrir entièrement, j’ai pas le temps. J’ai déjà le réquisitoire du procureur (…). Cet après-midi, je vais d’abord aux comparutions immédiates. Ça c’est facile. T’as le réquisitoire, les plaidoiries et ils rendent le jugement dans la foulée ».
-
[21]
Outre les forces répressives, les groupes d’intérêt et les élus participent à cette concurrence devant les journalistes pour la présentation favorable de leurs rôles en matière criminelle.
-
[22]
Sauf « affaire » manifestement aberrante comme le cas de la commerçante « braquée » et condamnée par la justice, rapporté plus haut.
-
[23]
La presse assume d’autres fonctions socialisatrices. Comme le cinéma, les comics de la Yellow Press du magnat de la presse M. Hearst auraient joué un rôle décisif pour l’acculturation des migrants, si l’on en croit les observations à chaud de Robert Ezra Park (Park 1922). Les migrants passent des journaux en langue étrangère aux journaux en langue anglaise, grâce notamment aux illustrations : “At any rate, Mr Hearst has been a great Americanizer” écrivait déjà Park (Park 1923).
-
[24]
Ce qui peut générer en retour l’ironie d’autres policiers au sein des commissariats : « Alors c’est vous le groupe qui fait son chiffre aux ILE ? » (Mainsant 2008 : 116).
-
[25]
Observation du 31 mars 2004.
-
[26]
Entretien avec un fait-diversier.
-
[27]
Sur la fausse simplicité des discriminations judiciaires voir Jobard et Névanen 2007.
-
[28]
Charte éditoriale du quotidien local 2000.
-
[29]
Un journaliste nous confie néanmoins qu’il « dés-ethnicise » à l’occasion les prénoms des délinquants d’origine nord africaine.
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[30]
Les journalistes qualifient aussi cette approche de « traitement magazine » en référence aux « angles » des newsmagazines hebdomadaires nationaux. Si l’on retrouve ce « nouveau » cadrage dans divers types de spécialisation journalistique (Marchetti 2002), c’est aussi en raison de la généralisation des études qualitatives – par focus groups notamment, sur l’inspiration de la presse magazine allemande – qui prétendent préciser les lectures qui sont réalisées du journal et non plus seulement les seuls lecteurs (Darras 2008).
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[31]
Journal interne de septembre 2000.
-
[32]
On pourrait citer comme autre exemple celui de ce journaliste en fin de carrière ayant réalisé durant l’observation deux pages sur le port du voile très favorables à la loi sur la laïcité de 2004, et qui se dit en entretien personnellement hostile à cette loi.
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[33]
Ces programmes publics de « correction » des « représentations » sont d’ailleurs mis en place sous l’injonction des mêmes responsables politiques qui sont les commanditaires des politiques de sécurité publique retraduites localement.
1Dans un contexte politique français mais aussi européen marqué par l’essor électoral des mouvements d’extrême droite, nombreux sont ceux qui ont dénoncé « l’ethnicisation » des fait-divers afin de souligner leur éventuelle contribution à la circulation de représentations susceptibles de conforter une offre politique xénophobe.
2Quelques travaux historiques ou sociologiques se sont ainsi attachés à faire le récit de l’émergence du fait-divers (Ambroise-Rendu 1997) et de son rôle dans l’essor de la presse populaire à la fin du XIXe siècle (Perrot 1983 ; Khalifa 1993 ; M’Sili 2000), ou encore à analyser les contenus publiés sous cette rubrique (Chassaigne 2004 ; Picards 1999). À compter des années 1980, des analyses de contenus ont notamment cherché à mettre au jour la propension des faits-divers à stigmatiser certaines catégories de population et notamment les « étrangers » ou les habitants des quartiers populaires en rappelant leur « origine immigrée » (Bategay et al. 1993).
3Dans la mesure où les faits-divers constituent bel et bien, selon la formule de Michelle Perrot, des « événements sans événement » (Perrot 1983 : 917), la marge de manœuvre du journaliste, autrement dit sa « fonction d’agenda », semble a priori considérable : il peut sélectionner, chaque jour, tel ou tel sujet parmi des dizaines voire des centaines d’autres disponibles. Pourquoi dès lors, les journalistes publient-ils si souvent des sujets mettant en scène des (délinquants) « étrangers », « enfants d’étrangers » ou « d’origine immigrée » ? Une conclusion s’impose trop souvent d’évidence : il s’agirait de diverses formes d’insuffisances intellectuelles dont la survivance d’un « racisme professionnel » parfois qualifié d’« ordinaire », de « latent » ou de « structurel » chez les journalistes (comme chez les policiers qui les renseignent). Dans un raccourci saisissant, ce « racisme » expliquerait et/ou s’expliquerait « naturellement » (par) le racisme du lecteur, ce Français « moyen » naturellement « raciste ». Ces explications par « l’idéologique » apparaissent d’emblée un peu courtes. Elles sont régulièrement déduites de ces études basées sur des analyses de contenus des produits finis (articles, reportages de télévisions…) qui prétendent isoler et passer au crible d’une analyse intellectuelle distanciée les « représentations » des journalistes. Faute de donner place à l’analyse concrète des pratiques journalistiques, donc de recourir aux entretiens et à l’observation, en suivant par exemple les faits-diversiers au quotidien pour resituer la production du fait-divers dans l’ensemble des contraintes dans lesquelles s’insère le travail journalistique [1], elles ne peuvent repérer les routines quotidiennes au principe de la fabrique de ces produits culturels. L’approche sociologique aide à comprendre autrement les processus de discrimination indirecte parfois à l’œuvre dans cette rubrique. Cinq semaines d’observation directe des journalistes au travail au sein de la rédaction d’un grand quotidien régional [2], complétées par une série d’entretiens auprès des faits-diversiers, du rédacteur en chef, du responsable marketing et de différents secrétaires de rédaction permettent un regard plus sociologique sur la réalité des conditions de production de ces faits-divers [3]. À l’arrivée, nous verrons que « l’ethnicisation » des contenus des faits-divers s’explique par le croisement de facteurs concurrents ou congruents et notamment par le poids de la stratégie commerciale du journal sur la relation des journalistes avec leurs sources, qui apparaît centrale.
La place donnée aux faits-divers est tout d’abord « intimement » liée aux équilibres économiques et aux stratégies de diffusion qui sous-tendent la production du journal et l’organisation du travail dans chacune des rédactions. Nous établirons plus spécifiquement un parallèle entre, d’une part, le caractère stratégique des « faits-divers » pour la survie économique du groupe de presse et, d’autre part, les zones et les catégories de population qui apparaissent principalement dans cette rubrique. Les analyses sémiologiques, lato sensu, lorsqu’elles demeurent trop exclusives, participent d’une approche « médiacentrique » (Hall et al. 1994 ; Gans 1980 ; Schlesinger 1992 et 1994), plus souvent dénoncée que véritablement esquivée dans la littérature d’analyse. L’enquête de terrain montre mieux l’importance de l’influence des sources, principalement policière et judiciaire, sur la production quotidienne des faits-divers. Par ailleurs, nos observations montrent que la congruence n’est que relative entre les logiques professionnelles exigées par les innovations marketing et la dépendance aux sources : en mobilisant en quelque sorte une contrainte contre une autre, les journalistes s’émancipent ainsi ponctuellement des sources policières pour aborder le genre du fait-divers sous un tour inspiré des formats journalistiques nationaux qui traitent les « fait-divers » en « phénomènes de société » en sollicitant pour cela d’autres catégories d’interlocuteurs.
L’ajustement des rubriques aux audiences utiles
4Les contraintes journalistiques ne se résument pas à la maximalisation de l’audience. Il convient d’abord de comprendre que les médias cherchent aussi à satisfaire les publics précisément qualifiés d’utiles. Or, les habitants des quartiers populaires n’en sont pas, les journalistes considèrent d’ailleurs, et sans doute à tort, qu’on n’y lit pas (ou si peu) le journal local. Les lecteurs utiles anticipés doivent être utiles aux annonceurs qui financent le journal bien sûr, mais pas seulement. Dans la région étudiée comme dans bien des régions françaises, le champ médiatique local est nettement dominé par un grand quotidien régional. Ce quotidien régional, avec une vingtaine d’éditions locales et plus de 700 000 lecteurs quotidiens, jouit d’une diffusion et d’une audience prépondérantes, pour ne pas dire hégémoniques [4], dans les foyers, les bars, les lieux de travail ou les kiosques locaux. Grâce à ses multiples bureaux maillant le territoire régional, grâce à ses nombreux correspondants, sa capacité de production d’information est sans comparaison possible avec les autres médias de la région. Les processus de « circulation circulaire » de l’information entre médias appartenant au champ médiatique national s’observent également au niveau local, mais le quotidien départemental est ici l’initiateur quasi-exclusif de cette boucle médiatique et donc rarement le relais de ses confrères locaux [5]. Si dans certains départements, ce journal est en concurrence avec d’autres titres, celui-ci reste partout présent sur l’ensemble de la région et demeure depuis près d’un demi-siècle en situation de monopole sur la capitale régionale. Cette situation, qui n’empêche cependant pas la survivance de quelques hebdomadaires locaux, est le fruit d’un processus long qui s’est traduit ici comme ailleurs en France par l’absorption progressive des concurrents historiques.
Des quartiers populaires éloignés du réseau financier et social du journal
5L’influence du groupe économique qui possède le quotidien régional, prend également racine dans la capacité historique de la famille qui détient le titre à multiplier ses investissements et à inscrire son entreprise de presse au sein d’un tissu économique et politique local et national. L’actuel président du quotidien local mène parallèlement, comme son père avant lui, une carrière politique tandis que, par une série de prises de participation, les dirigeants ont un lien économique direct avec nombre d’entreprises locales d’importance (et réciproquement). Il serait sans doute ici inutilement long et fastidieux de retracer avec précision toutes les participations croisées qui permettent à ce quotidien régional d’associer à sa réussite les institutions et acteurs économiques, culturels et politiques localement dominants. Précisons simplement que pratiquement tous les médias locaux économiquement ou potentiellement viables semblent avoir de près ou de loin un lien capitalistique avec le groupe (radios et télévisions locales, gazettes locales, sites Internet d’information, etc.)
6Resituer d’emblée le quotidien régional au centre du réseau financier et social qui lui est propre, permet de souligner l’asymétrie qui existe entre ce type de média, fut-il local, inscrit dans un nœud croisé de relations, au centre d’intérêts importants (politiques et financiers) et les habitants des quartiers populaires, pour beaucoup prolétaires immigrés ou leurs descendants, victimes des « logiques de l’exclusion » (Elias et Scotson 1965), et par conséquent absents de cet enchevêtrement de dons et contre-dons, qui conditionne bien souvent les logiques médiatiques voire les thèmes traités. Si aucun des titres locaux ne peut rivaliser avec le quotidien régional, c’est aussi parce qu’aucun n’est parvenu à asseoir sa domination économique avec autant d’acuité [6], c’est-à-dire à se placer au centre d’intérêts puissants et devenir partie intégrante de la stratégie d’ascension sociale de bon nombre d’acteurs économiques et politiques locaux. Le journal apparaît ainsi comme le véhicule d’un entre-soi qui associe logiquement plutôt les groupes les mieux dotés en capitaux divers (social, économique, politique…) plus à même à se rappeler au bon souvenir des journalistes et de leurs états majors, au contraire des quartiers populaires situés en contrebas de l’espace social et à l’opposé de l’horizon professionnel des journalistes [7]. La place prépondérante de l’entreprise familiale pourrait cependant se trouver demain remise en cause en raison d’une incapacité à contrecarrer une érosion de l’audience légèrement supérieure à la moyenne de la PQR dans son ensemble : la diffusion totale du journal accuse une baisse de près de 10 % dans la dernière décennie. Et ce malgré la disparition des titres concurrents et une politique d’acquisition aussi onéreuse que risquée. Par ailleurs, conscients du phénomène de concentration financière impulsé par des groupes nationaux comme Hersant et Hachette, les dirigeants du quotidien régional accentuent la pression sur les éditions locales pour conserver et renouveler une audience jugée vieillissante.
Une majorité de lecteurs âgée de 50 ans et plus
Une majorité de lecteurs âgée de 50 ans et plus
7Parallèlement, ils modifient fréquemment les « contenus » et la maquette du journal pour coller aux bouleversements « sociologiques » en cours dans la région et séduire le plus de lecteurs possible. Une des stratégies développées par le quotidien consiste notamment à rationaliser le plus possible le chemin de fer afin de renforcer les rubriques les plus lues (d’après les études « vu/lu » réalisées par les instituts d’études marketing) mais aussi de faire correspondre les événements relatés dans le journal avec les zones géographiques où le titre est déjà bien vendu.
La marginalisation des quartiers populaires renforcée par les stratégies marketing
8La place des rubriques du cahier « local » mais aussi la composition des pages découlent largement de considérations marketing [8]. Ainsi, dans les pages dédiées aux petites et moyennes communes limitrophes, chaque correspondant localier du quotidien – rémunéré à la « pige » – sait ce qu’il a à écrire au nombre de signes près. À travers la mise en place d’un « contrat de lecture », le service marketing du journal a fixé en amont le nombre d’articles et les emplacements dévolus à chaque localité de manière à satisfaire les acheteurs actuels ou potentiels du journal. Le chemin de fer est ainsi rationalisé en fonction des zones à fidéliser ou conquérir, comme l’explique durant l’observation ce secrétaire de rédaction :
Entretien informel en observation avec un secrétaire de rédaction (25 mars 2004)
- On a un contrat de lecture avec les communes. C’est-à-dire dans les communes où on est beaucoup diffusé, on leur a « promis », par exemple, cinq papiers par semaine : trois papiers de tête et deux « 2 cols’ » (colonnes). En fait, les correspondants chaque semaine, ils savent exactement ce qu’ils doivent écrire…
- Mais ce nombre d’articles dépend du nombre d’habitants, des événements qui se passent dans la commune ?
- Non. Quand on a changé la maquette, on avait décidé de caler le traitement des communes en fonction du nombre d’habitants, du réseau associatif mais finalement, le service marketing a dit qu’il fallait qu’on revienne au « contrat de lecture » d’avant, et on est revenu à l’ancien contrat de lecture. Donc il y a des communes plus grandes qui ont moins de papiers que des plus petites communes parce qu’on est moins acheté. C’est un peu aberrant…
10Le « contrat de lecture » est ici explicitement entendu dans une acception commerciale. Là où le terme « contrat » pourrait sous-entendre une entente voire une symbiose entre un « public » (éventuellement entendu au sens large « citoyen ») et son journal, il s’agit de garantir une meilleure adéquation à des fins de rentabilité entre le contenu du journal et les zones où le titre est déjà acheté. Dans une certaine mesure, l’actualité des communes traitées ordinairement dans le journal dépend donc des « intérêts » des lecteurs actuels et potentiels tels que définis par les études marketing et économétriques. Contrairement à l’idée médiacentrique et médiacratique bien reçue de la fonction d’agenda, selon laquelle les journalistes font l’actualité en la sélectionnant et en la hiérarchisant, les innombrables événements « réels » qui surviennent, deviennent ici publiables non par la grâce exclusive de leur élection par des journalistes, mais aussi et peut-être surtout par l’impératif du remplissage routinier de la maquette définie par les professionnels du marketing. Autrement dit, un événement survenu dans les zones prioritairement ciblées par le journal a potentiellement plus de chances d’être relaté qu’un événement équivalent survenu dans une zone où moins de personnes achètent le journal [9]. On sait au moins depuis Weber et Park le lien consubstantiel qui unit le journal et la ville ; il est étrange qu’il soit ainsi redécouvert par les professionnels du marketing plutôt que par les sociologues.
11La logique est similaire pour le récit quotidien de l’« actualité » des quartiers intra muros de la capitale régionale, que la stratégie marketing réduit à deux pages. Et celles-ci ne paraissent subsister qu’afin de conserver le lectorat « captif », les « vieux » lecteurs, supposés attachés à leur quartier. La conquête de nouveaux lecteurs nécessiterait ici en revanche la confection d’un journal plus « urbain », centré sur des « préoccupations » transversales. Cette distinction entre un journal « miroir » ou « vitrine » [10] (à l’ancienne, donnant à voir ce qu’il s’est passé dans le quartier) et un journal « urbain » est présente dans l’ensemble des documents internes et des rappels à l’ordre des responsables locaux en direction des journalistes.
« Journal vitrine » contre « Journal urbain », le lancement de la nouvelle formule.
Il y a un groupe qui a réfléchi à la nouvelle formule qui comprend le PDG, le directeur général, le directeur du marketing, le directeur du développement, le rédacteur en chef en interne… Et puis là-dessus, il y a eu l’apport d’un conseiller éditorial, qui est là depuis trois ans, et qui est un ancien grand reporter au Monde et ancien directeur de la rédaction de « Libé », qui a bossé là-dessus avec Y qui est un designer spécialiste dans la presse, qui est notamment connu pour avoir refait Libé à l’époque, etc.
Donc oui, on est allé s’entourer d’avis extérieurs. Ce qui fait d’ailleurs que la rédaction l’a mal vécu parce que jusqu’ici, les nouvelles formules, elles partaient de la rédaction. Aujourd’hui, elles sont d’abord parties des lecteurs puisqu’on a fait d’abord l’inventaire avec des lecteurs de ce qu’ils voulaient dans un journal local. (…) Nos lecteurs aujourd’hui, particulièrement notre lecteur [de la capitale régionale] qui n’est pas enraciné, se fout en gros de son devant de porte. Lui, il ne va pas acheter le journal pour lire les avis de décès puisqu’il ne connaît pas son voisin (…). On a évolué sur une nouvelle forme de proximité, plus pratique, plus en prise avec les sujets de préoccupations quotidiennes… S’est développée l’idée d’un journal plus urbain qui rend aussi service aux lecteurs, etc. (…) C’est pas le journal vitrine tel qu’on l’a pratiqué pendant longtemps et qui donne encore des résultats dans des départements… (…) [où] on a une région très rurale avec des populations qui bougent peu, qui sont peu mouvantes, (…) qui veulent se voir dans le journal. C’est l’effet miroir : il y a l’événement, on fait une photo, les gens sont demandeurs de ça. [Dans la capitale régionale], ça n’existe pas parce que les gens ne sont pas intéressés par ça. Il faut que le journal leur rende service, c’est des sujets plus transversaux sur la santé, la conso, la circulation, l’aménagement de la ville…
13Entretien avec le rédacteur en chef du cahier local (avril 2004)
14Si l’« information de quartier » n’est pas une priorité dans la capitale régionale, certaines opérations commerciales lancées conjointement par la rédaction et le service marketing démontrent toutefois que certaines zones de la ville retiennent l’attention du journal [11]. Les liens privilégiés que le quotidien régional entend conserver avec les quartiers commerçants s’expliquent d’abord par l’intérêt que présente pour le titre la visibilité publicitaire, au sein des bureaux de tabac notamment, des affichettes présentant le « fait du jour ». Le but étant aussi de capter de nouveaux lecteurs, ces opérations sont parfois conduites dans des quartiers d’habitation qui correspondent aux « cibles de lectorat » du journal, bien éloignés des différents quartiers populaires de l’agglomération. La certitude que les « cités » ne sont pas un réservoir d’acheteurs potentiels semble d’ailleurs partagée par d’autres journaux. Ainsi, un rapport au Syndicat de la presse quotidienne régionale [12] de décembre 1998, sur « la reconquête des urbains » identifie un groupe d’« indifférents » à la presse locale, parmi lesquels les « exclus », « immigrés, surtout parlant mal le français, gens très pauvres, habitants des cités en général () pour qui la PQR symbolise un monde “étranger” () et un monde peu attractif ». Si racisme il y a, il s’avère ainsi « engrammé » dans les typologies du marketing, aussi sociologiquement fantaisistes soient-elles (Neveu 1990), produites par des études demi-savantes mais opérationnelles depuis plusieurs décennies.
Nul besoin donc de recourir au racisme journalistique pour comprendre que la maquette du journal impose sa propre logique : mécaniquement, tout ce qui quotidiennement se passe de « positif » dans les quartiers populaires (dont les habitants ne sont pas perçus comme des acheteurs potentiels et les lecteurs utiles) est relégué, au mieux, en milieu de cahier local, dans un espace rédactionnel déjà réduit. La marginalisation des habitants des quartiers populaires dans la stratégie de diffusion se double donc d’une relégation dans la composition du journal. Il en va en revanche autrement de leur présence dans les faits-divers « plus lus et plus vus », et qui méritent ainsi d’intégrer les premières pages diffusées dans l’ensemble du département. L’appartenance à un genre journalistique jugé prioritaire pour le marketing l’emporte alors sur le critère de localisation. Aussi, le fait que la page « faits-divers » ne soit pas destinée prioritairement aux lecteurs vivants dans les quartiers populaires, expose ceux-ci à leur stigmatisation et du coup à une ethnicisation des contenus.
La force commerciale des faits-divers
15Cette pression quotidienne en provenance de la sphère économique (service de la publicité, service de la diffusion) sur les contenus du journal explique aussi l’accent mis sur les faits-divers publiés en page 3 du cahier local. Le contenu des premières pages se doit d’être « fédérateur » [13] et susceptible de toucher aussi bien les anciens acheteurs que le nouveau public ciblé. Aux yeux du rédacteur en chef, seuls certains sujets sont susceptibles de remplir ces pages : à la fois ceux qui potentiellement « intéressent » le lectorat captif et le lectorat «fantasmé » ou « idéal » selon les termes des historiens et sociologues de la lecture, qu’il convient tout autant de convoquer (Chartier 1993 ; Darras 2003 ; Le Grignou 2003). En conférence de rédaction, les progressions des ventes quotidiennes sont alors imputées au caractère « fédérateur » de tel ou tel article ou alors, plus couramment, à tel ou tel fait-divers qui aurait « touché les gens ».
Le suivi des chiffres de vente est présenté comme la preuve apportée aux journalistes les plus récalcitrants que certains choix d’articles réalisés étaient les « bons » et qu’il convient de continuer sur cette voie. En témoignent ces observations des réunions de rédaction, par ces rappels à l’ordre et ces exhortations collectives dans le quotidien observé, l’habitus professionnel des journalistes se rapproche toujours plus de celui des autres salariés : communication toujours plus fréquente des résultats d’audience et congratulations collectives dans le but de fixer la maximalisation des ventes en étalon de la réussite journalistique. En plus de conforter les responsables du cahier local dans leurs choix éditoriaux, on le perçoit dans cet extrait, un des enjeux de ces conférences de rédaction consiste plus particulièrement à justifier la priorité accordée aux faits-divers. Cela fait aussi du fait-diversier un journaliste « à part » dans la rédaction. Pour les dirigeants du journal, comme pour tous, son travail, son aptitude à trouver de « bonnes histoires » participent à coup sûr de la survie économique du titre.Observations de la conférence de rédaction (26 mars 2004)
17h30. Début de la réunion quotidienne qui rassemble les responsables du cahier local dédié à l’agglomération de la capitale régionale. Le rédacteur en chef commence par donner les chiffres des ventes de la semaine écoulée. Il s’arrête notamment sur le jour de parution d’un article de fait-divers consacré à un bébé retrouvé mort dans une machine à laver : « On a fait + 3,6 % en kiosques… Je vous le donne, parce que je sais qu’il y a eu quelques débats dans la rédaction à cause du titre sur le bébé ».
- Le chef du service « Actu » : Chez moi, ça le fait pas [le débat].
- Le rédacteur en chef : « Chez moi, non plus. J’ai pas de fausse pudeur ». Ce dernier continue d’égrainer des chiffres de ventes, en particulier, ceux du lundi, le lendemain du premier tour des élections régionales : « On a fait + 60 % lundi. + 61 % sur l’agglo… ».
- Le chef « Actu » : Comme quoi quelques chiffres valent plus qu’un long discours…
- Le rédacteur en chef : 91 % dans le [département X], 73,9 % sur [une autre zone]. Sur le fait-divers [le bébé], on a fait + 3,6, je le note !
- Le chef « Actu » : Et le sado maso, on aurait dû le mettre à la Une. Le pognon et le sexe, il n’y a que ça. On aurait décroché le magot.
- Le fait-diversier : « Mardi, il y avait vraiment des trucs à lire dans le journal…. Il énumère ensuite les faits-divers qu’ils peuvent développer le lendemain. J’ai le choix… le malade qui dopait le Ricard de son copain avec du Tertian. Le mec est tombé dans le coma. Ça c’est le streamer [14]. Tu auras le verdict des assises d’Ajaccio [l’affaire de pédophilie dans laquelle est impliqué un ancien entraîneur de foot de l’équipe locale]… ». Il s’adresse au rédacteur en chef qui répond : « Et dimanche, on aura la femme qui volait des bagues pour jouer ? »
- Le fait-diversier : J’hésite entre ce sujet et un autre (…).
- Le rédacteur en chef : Ceci dit, il y a la place pour les deux… on peut réorganiser la page (…). Ils passent ensuite en revue le sujet pour la page 2. « Le fait du jour » sur « l’emploi des seniors », le titre pour la une et divers sujets (politique, culture…) avant de revenir sur l’« affaire du bébé » : la femme qui a abandonné le bébé, a déclaré ne pas savoir qu’elle était enceinte.
- Le chef « Actu » : Il faut appeler un psy, ça peut faire un ventre [l’article principal en milieu de page].
- Le rédacteur en chef : C’est quand même une histoire qui interpelle….
- Le fait-diversier : On angle « déni de grossesse »…
- Le rédacteur en chef : Non.
- Le chef « Actu » : Il faut faire intervenir un psy.
- Le rédacteur en chef : « On fait le papier central avec ça ! » Ils discutent ensuite du titre de l’affichette de promotion qui sera disposée dans les kiosques.
- Le rédacteur en chef : L’affiche, on fait l’emploi des seniors…
- Quelqu’un : Ou sur l’infanticide…
- Le rédacteur en chef qui change d’avis : On peut…
- Le fait-diversier propose : À 29 ans, elle ne savait pas qu’elle était enceinte…
- Le chef « Actu » : T’aurais pas bossé à Détective ? (ironie)
- Le fait-diversier : Et c’est pas le quart monde, il [le père de l’enfant] était chirurgien-dentiste.
- Le rédacteur en chef : On fait l’affiche là-dessus… « Affaire du bébé mort-né : toujours le mystère ».
L’accentuation de la dépendance aux sources par les impératifs de l’audience
16Ces impératifs économiques et des stratégies marketing qui décident de l’attention portée aux « faits-divers » se répercutent logiquement dans l’organisation de la rédaction. Le choix de consacrer chaque jour aux faits-divers une page en ouverture, faite de multiples « entrées de lecture » dont deux gros titres, a conduit le journal local à affecter trois journalistes au recueil des « informations » et à la confection des articles. Le flou de la définition du « fait-divers » autorise toutes les confusions dans le monde académique. En pratique, le statut de « fait-divers » est, simplement et le plus souvent, conféré à un papier (une brève le cas échéant) par ses origines policières, judiciaires ou secouristes (urgences, pompiers). En lien avec les responsables de la rédaction, les trois journalistes spécialisés constituent en permanence un stock d’« affaires » susceptibles d’intéresser, pour en distiller la publication au compte-goutte au fil des jours.
Bien choisir dans le « tout venant » policier
17Ce gate-keeping vise à répartir et à assurer la présence quotidienne de « bons faits-divers » dans le journal. Bien sûr les faits-diversiers ne retardent la publication des informations les plus « croustillantes » que lorsqu’ils sont assurés d’être seuls à les détenir, ce que leur proximité avec les sources – sans égale chez leurs concurrents – garantit souvent. Ainsi, la fameuse loi journalistique de proximité dans le temps dissimule une contrainte plus efficiente : celle de la concurrence. Pour les journalistes du quotidien local, l’information reste « fraîche » tant qu’aucun autre média ne l’a livrée. Surtout, cette gestion de la parution des articles sur plusieurs jours permet aux journaux non seulement de limiter une écriture en flux tendu (du jour pour le lendemain), mais aussi de s’affranchir des aléas de l’activité policière et judiciaire. Chaque journée n’est en effet pas assurée de fournir des histoires dignes des centres d’intérêt prêtés aux lecteurs.
Pour obtenir cette « matière première », les faits-diversiers soulignent avant tout la nécessité d’instaurer des liens étroits avec les services « d’urgence » (police, gendarmerie, pompiers) et le personnel judiciaire (magistrats et avocats). Officiellement proscrite avant le procès, la divulgation des données sur les « interventions » réalisées et les « affaires » traitées par ces professionnels du maintien de l’ordre, des secours et de la justice doit rester informelle et nécessite, aux dires des journalistes, la création de liens personnels avec le plus grand nombre possible de ces acteurs. Pour plus d’efficacité, les trois journalistes dévolus aux « faits-div’ » se sont d’ailleurs répartis le travail. Le plus jeune d’entre eux se consacre à la police, et assure une présence quotidienne au commissariat ; un deuxième se concentre sur la gendarmerie et les comparutions immédiates ; le troisième est le chef du groupe et couvre également les procès. Cette subdivision des tâches confirme l’importance cruciale de ces sources. En comparaison, le quotidien local se contente de dépêcher auprès des porte-parole des associations et des services sociaux – promoteurs des activités culturelles et d’entraide relayées dans les pages « quartiers » – des correspondants précaires, des stagiaires ou des « titulaires » occupant les positions dominées dans la rédaction (femmes, débutants ou prochains retraités) [15].Observations de la conférence de rédaction (1er avril 2004)
Réunion de 17H30. Les responsables de la rédaction locale anticipent la sélection des articles pour le journal du surlendemain.
- Le fait-diversier : Le cœur des faits-divers, j’ai trois choses… J’ai d’abord un mec qui avait une entreprise de téléphonie rose, totalement au noir. Black complet. Du téléphone rose, avec 60 employés non déclarés (…). Mais j’ai encore mieux !
- Haaaaa !… [Enthousiasme général autour de la table, tous s’exclament].
- Le fait-diversier : « Braquée, licenciée et obligée de rembourser ! »… Elle vient d’être condamnée par le Tribunal de commerce…
- Un photographe : Incroyable !
- Le chef du groupe actu : ça, c’est la Une !
- Le fait-diversier : La bonne femme m’a rappelé hier en me disant : « je suis prête à parler car je viens d’être condamnée ». On l’aura en photo demain matin (…).
- Le chef « Actu » : ça, c’est la Une générale.
- Le rédacteur en chef : Le téléphone rose, ça fait le « streamer »…
- Le fait-diversier : Non, j’ai mieux : un mec qui fabriquait des faux billets et les changeait dans le PMU où il bossait. [Ils évoquent ensuite les autres pages du journal].
Un travail journalistique au plus près des sources policières et judiciaires
18Plus qu’une bonne relation, la « collecte » des faits-divers s’apparente ainsi à une quasi-osmose avec les sources policières ou judiciaires. La journée du fait-diversier commence avec « au moins 2 heures d’immersion tous les matins, dans le milieu policier » [16] et se termine par un point par téléphone avec le responsable au PC de police ; entre-temps, certains faits-diversiers, plus consciencieux, demeurent branchés sur les talkies-walkies de la police.
19Dans les années 1990, encore, le fait-diversier du quotidien local pouvait passer des journées entières au commissariat « il faisait un peu partie des meubles », désormais les exigences de productivité (en termes de colonnes) rendent une telle relation impossible. L’obtention de faits-divers suffisamment intéressant au regard des nouvelles normes et en nombre suffisant pour remplir la rubrique suppose de court-circuiter la source officielle au commissariat pour « avoir une vision de tout ce qui s’est passé pendant la nuit », il faut passer dans les brigades,
Si possible avoir une vue sur les gardes à vue » et tout « ce qui n’a pas de visibilité extérieure [17]…
21Le niveau d’accès des faits-diversiers aux informations force d’ailleurs l’admiration du rédacteur en chef adjoint :
C’est quelque chose (…) je les ai vus faire et je n’avais jamais vu ça avant dans les canards où j’étais passé… Ça se passe dans une salle, ils s’installaient directement sur l’ordinateur, et ils consultaient directement le fichier des gardes à vue… et ils prenaient ce qui les intéressaient. Mais ça, c’est un travail de longue haleine, un travail de confiance [18].
23Le fait-diversier prétend d’ailleurs avoir fait visiter le commissariat central au nouveau directeur de la police :
Moi ça fait 10 ans que je suis là, tu imagines les gens qui ont été mutés, le jeu des mutations, je connais mieux le commissariat que n’importe quel flic qui arrive de Paris… et le chef quoi… (…) Ce sont des maisons de verre qu’on a, on voit comment tout fonctionne. (…) Nous, on s’est donné les moyens d’être comme des poissons dans l’eau au commissariat. (…) À tel point, je pense, qu’au commissariat, on savait plus de choses que les directeurs et que les mecs du rang. On avait une vision transversale des choses [19].
25Au tribunal, l’entretien de relations privilégiées avec les différentes catégories de professionnels et la sélection des procès visent également à optimiser le temps passé à suivre les audiences pour préserver le temps d’écriture des articles. Ainsi, les relations établies avec le « parquet » permettent notamment au fait-diversier d’anticiper la rédaction de ses « papiers » puisqu’il parvient à prendre connaissance des peines que préconise avant l’audience le « ministère public » (dans son « réquisitoire écrit ») [20]. En fin de journée, avant de mettre le point final, il lui suffit de vérifier par téléphone que les « débats » n’ont pas fait évoluer la tournure du procès et les réquisitions d’abord envisagées. Les comparutions immédiates constituent quant à elles un condensé de procès, et garantissent une variété d’« affaires » qui assure ainsi le remplissage de la page.
À sources indispensables… compromis inévitables
26À l’intersection des injonctions du rédacteur en chef (qui se fait le porte-voix des intérêts économiques du journal) et des sources policières, le fait-diversier doit ainsi constamment concilier des exigences de production (« trouver chaque jour de bonnes histoires »), et faire en sorte que les retombées des articles parus ne nuisent pas aux bonnes relations avec ses sources. Tenir ce rôle suppose des compromis, et nécessite d’accepter une forme de co-production de l’information avec les sources officielles. Même anciennes, les relations tissées avec les sources policières et judiciaires paraissent rester toujours fragiles, et peuvent être subitement remises en cause avec l’arrivée d’un nouveau directeur de la police ou la mise en cause d’un service d’enquête par l’ensemble de la presse – notamment nationale – comme le souligne un des faits-diversiers suivis.
27Tributaire de ces relations sur le fil et pris par les contraintes de temps (qu’imposent les maquettes exigeant cinq à dix faits-divers par jour), le fait-diversier délègue souvent à ses contacts policiers le rôle de lui narrer une opération, mais il peut les intégrer plus avant encore dans le processus de fabrication du journal, en leur demandant, par exemple, de s’adapter aux délais de parution des articles et de fournir des images, comme nos observations l’ont constaté à plusieurs reprises.
Observations. Le 19 mars 2004, vers 18h30
Après la réunion de rédaction, le responsable des faits-divers parle au téléphone à son bureau, avec un interlocuteur de la police… « Je vous appelle de la part de N. (un autre fait-diversier), (…) au sujet du recel ». Il se renseigne sur une affaire abordée en réunion pour laquelle il manquait de précisions. À l’interlocuteur au téléphone : « En fait, on se creusait la tête pour après demain, et moi j’en ferais bien un papier… (silence pendant la réponse de l’interlocuteur)… A priori pour après-demain, ça sera bon merci beaucoup. À part ça, tout est calme ? Merci, à demain ». Il raccroche et lâche : « vendu comme ça ». Puis il se tourne vers un collègue : « ils ont même une photo ». Il part en informer le rédacteur en chef dans son bureau. De même, le 31 mars 2004, réunion de rédaction de 17h30. Le responsable des faits-divers présente les faits-divers collectés pour le journal du lendemain : « on a un braqueur qui vient de tomber pour 17 attaques à main armée » Il donne des détails sur les braquages pour défendre le sujet, et précise qu’il espère récupérer une photo de vidéosurveillance transmise par la police.
29L’association des policiers, gendarmes et à l’occasion magistrats aux efforts et au challenge qui consistent à confectionner chaque jour une page complète de faits-divers, s’apparente à une co-gestion de l’agenda médiatique. Les conflits qui peuvent venir troubler cette routine dans ces relations entre (quasi) associés – lorsqu’un article pointe les erreurs d’un service de police – doivent rester ponctuels et circonscrits sous peine de compromettre durablement le processus de fabrication d’une rubrique stratégique. Aussi, le lot commun des articles (et notamment les comptes-rendus de comparutions immédiates mettant en scène des « immigrés ») ne méritent pas de susciter d’oppositions entre journalistes, policiers, gendarmes et magistrats. Nous pensons qu’ils contribuent même à conforter chaque jour leur « relation de confiance ».
30Ce rapport aux sources policières dans la presse locale se présente ainsi souvent comme plus contraignant que celui de la presse nationale ou parisienne (Le Bohec 1997), du moins lorsque cette dernière traite de sujets non parisiens. Comme l’explique le rédacteur en chef du quotidien local :
Les [journalistes] faits-divers, ils ne peuvent pas aller en permanence au carton chez les flics. Sinon, au bout d’un moment, ils leur ferment les robinets, leur interdisent l’accès au commissariat, vous êtes baisés… donc vous êtes bien obligés de ménager (…) votre accès aux sources, voilà, c’est la règle du jeu…
32Le journaliste voit ses marges de manœuvre tantôt s’élargir tantôt se restreindre au gré des jeux de rouages et des rivalités persistantes entre « corps » de métiers (policiers, gendarmes et magistrats) et, au sein de chacun d’entre eux, entre services (Schlesinger 1994) [21]. La subdivision du travail entre faits-diversiers vise aussi à tenir compte de ces subtilités. On évite ainsi la publication d’une photographie montrant des gendarmes en illustration d’une opération dont la police est le principal maître d’œuvre. Sous couvert d’équilibre des points de vue, une interview du directeur de la police aide à compenser le mauvais impact de la publication d’un article antérieur comprenant des statistiques dévoilant les insuffisances du commissariat, en l’occurrence une baisse des taux d’élucidation des crimes et délits. Le directeur de la police est d’ailleurs lui-même invité à visiter les locaux du quotidien local au même titre que « le préfet »… Et dans la rédaction observée, les relations devenues conflictuelles entre un fait-diversier et ses sources policières ont convaincu la rédaction en chef à changer le journaliste d’affectation.
33Mais il y a plus. L’influence de la source policière sur le contenu final est d’autant plus importante que la relation à ces sources est bien souvent exclusive. Le genre « fait-divers » ne suppose pas dans les routines de travail la prise en compte d’un point de vue contradictoire – pourtant au principe de l’objectivité professionnelle dans bien d’autres domaines de l’actualité. Sauf à ce que la police soit elle-même mise en cause, l’objectivité relève exclusivement de la reprise des « faits », c’est-à-dire des informations officielles, comptes-rendus d’interventions policières ou décisions de justice. Il ne vient pas à l’idée d’un journaliste d’aller solliciter auprès du contrevenant sa version des faits [22], de mettre en œuvre un principe d’égalité de traitement tel qu’il fonctionne ailleurs.
Mis à part les avocats – pour lesquels les journalistes s’efforcent d’opposer partie civiles et défense – les sources policières et judiciaires (parquet) ne sont pas perçues par les faits-diversiers comme des « parties » défendant un point de vue. Aussi, la croyance dans l’« objectivité » des informations transmises aux journalistes encourage l’association de ces « sources » aux processus de fabrication des contenus journalistiques. Le « reporter » – celui qui rapporte – qui relate l’intervention de police, est en fait bien souvent le policier lui-même qui fait après coup un compte-rendu à un fait-diversier. Au point que même informé au préalable de l’opération des forces de l’ordre, le journaliste peut choisir de n’y dépêcher qu’un photographe et attendre le récit que ses contacts policiers lui en feront plutôt que de se rendre sur place.
Si les logiques économiques et de diffusion permettent de comprendre comment certains quartiers sont plus souvent stigmatisés que d’autres dans le quotidien local, le caractère « ethnicisant » de certains faits-divers s’explique également en grande partie par les effets de cette relation exclusive.
Une prise en compte de la « nationalité » ou des « origines » au contact des sources policières
34Intégrer cette dépendance des journalistes locaux à l’égard des sources policières et judiciaires permet de mieux comprendre comment les données liées à la nationalité ou à la supposée « origine » des délinquants devient un élément du récit banal des faits-divers. Cette relation asymétrique décourage probablement la remise en question des versions fournies par ces « informateurs » stratégiques. Les conditions de production favorisent la reprise des terminologies policières des mains courantes. Or l’ethnicisation de l’insécurité civile est inscrite dans les statistiques du ministère de l’Intérieur présentées comme des chiffres ou des faits objectifs diffusés et considérés comme tels par les journalistes. Depuis de longues années, les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur relayés par les journalistes ne proposent en effet que trois types de tris croisés avec la « criminalité » : l’âge, le sexe et la nationalité du délinquant.
35Cette influence des sources policières dans l’ethnicisation des contenus journalistiques semble d’ailleurs consubstantielle à ce genre journalistique. L’invention du fait-divers, au XIXe siècle, s’inscrit dans la contribution historique du journalisme à la nationalisation des consciences. La sociogénèse du genre, au sens des études littéraires, semble en effet étroitement liée à la IIIe République et au fait national ; la figure du délinquant immigré, venu d’ailleurs, devient rapidement une figure d’opposition à la victime française, à la France et à la nation (Noiriel 2007 : 149) [23]. La presse populaire parisienne devenue nationale, par la voie du chemin de fer et du télégraphe, invente et crée une communauté de lecteurs « imaginée » (consciente d’elle-même) mais surtout « nationale » (Tarde 1897 ; Anderson 1996).
Les statistiques sur la délinquance exercent des effets d’autant plus performatifs qu’elles sont officielles et réalisées sous le registre du constat. Mais les « faits » sont, en l’occurrence, ceux enregistrés par ces sources policières et juridictions pénales. Les variations des chiffres n’enregistrent souvent que le changement des priorités policières et notamment l’accroissement de la répression des travailleurs en situation irrégulière. Certains types d’infractions concernent ainsi plus souvent des « étrangers » que des « nationaux ». Pour certains types de délits, les « étrangers » domiciliés dans les quartiers populaires sont en effet surreprésentés pour des raisons connues de longue date : la population étrangère est moins aisée et plus masculine que la moyenne, l’interdiction d’accéder à un emploi légal en l’absence d’un titre de séjour l’autorisant, contraint à l’économie informelle, les étrangers ne peuvent faire valoir les garanties judiciaires suffisantes pour éviter leur incarcération, les infractions à la législation sur les étrangers (ILE) peuvent être immédiatement constatées et élucidées, ce qui facilite la réalisation des objectifs chiffrés fixés à chaque brigade [24], etc. Beaucoup d’étrangers sont d’ailleurs précisément jugés parce qu’ils sont étrangers : ils n’ont commis aucune autre infraction que celle de n’avoir pas le droit d’être présent sur le territoire français, soit une « infraction sans victime » (Tournier et Robert 1991 ; Matelly et Mouhanna 2007). Ainsi le choix des journalistes de se concentrer sur les « délits » jugés au pénal notamment en correctionnelle, et plus encore lors des procédures de comparutions immédiates, renforce la probabilité de voir relater dans la presse les effets de la politique pénale à l’encontre des étrangers en « situation irrégulière » mais aussi de la lutte contre certains délits de droit commun, qui implique des jeunes hommes des milieux populaires, et parmi eux des migrants ou les descendants des « travailleurs immigrés » dans les « cités ».
L’ethnicisation au croisement des logiques de productivité de la justice et de la presse
36C’est en effet dans ce rapport « objectif » aux sources policières et aux juridictions pénales que s’opère la réduction du fait-divers à un certain type d’infractions pénalement répréhensibles, soit les atteintes aux biens et aux personnes, le trafic de stupéfiants, la police des étrangers et l’insécurité routière, mais à l’exclusion de nombre d’autres types d’activités criminelles ou délictueuses dont les escroqueries, abus de confiances, infractions à la législation économique et financière, la délinquance dite en col blanc… Et tout ce qui ressort d’autres juridictions que celles pénales (dont le droit du travail ou le droit administratif). Il suffirait de voir les journalistes changer de tribunal pour changer la définition du fait-divers et au-delà la définition sociale de l’insécurité civile. Relater les affaires traitées en Conseil de Prud’hommes ou au Tribunal de commerce concourrait à inverser la vision de « l’immigration » et de « l’immigré ». Ces derniers très présents dans cette juridiction (salariés de l’hôtellerie, des services à domicile, des entreprises de nettoyage…) y occupent la place des victimes d’employeurs souvent peu scrupuleux.
37Les impératifs commerciaux découragent cependant toute remise en cause qui nécessiterait d’être collective. Or lorsqu’un fait-diversier suggère lui-même de réduire la quantité de faits-divers dans la page, c’est le responsable des zones résidentielles qui le désapprouve (« Attends, c’est vendeur ! » [25]). Les contraintes de rentabilité et l’accentuation de la dépendance aux sources qui en découlent, déterminent non seulement la position du fait-diversier dans la rédaction, mais aussi les dispositions recherchées et renforcées à ce poste. Les critères de l’excellence journalistique prônée par les faits-diversiers sont d’ailleurs largement inspirés par leur pratique dans la rubrique : la rapidité d’écriture, « être à l’affût de l’information, ne pas se faire doubler », « avoir une culture de la réactivité, de la concurrence » [26]… La logique commerciale semble avoir fait de l’aisance technique une qualité première de ces journalistes. La conviction du bien-fondé des faits-divers et de l’action de la police recoupe aussi l’intérêt à la spécialisation dans cette rubrique comme une étape de la carrière. Deux des trois faits-diversiers doivent leur mutation dans la capitale régionale à leur aptitude au travail au contact de la police et de la justice. Un autre promu parmi les responsables du cahier local se rappelle que :
soutien de famille (…) les faits-divers, ça a été [pour lui] l’opportunité surtout de ne pas quitter (cette ville)
39Enfin, les processus de dépolitisation de l’action de l’État via la territorialisation des politiques publiques mises en œuvre par les représentants locaux des institutions (fonctionnaires préfet, policiers, gendarmes, magistrats…) laissent peu de prises aux questionnements sur des routines policières toujours plus contraintes par « le chiffre » ; d’autant qu’elles sont congruentes avec les logiques commerciales du groupe de presse. Les rares situations où journalistes et responsables désapprouvent les rhétoriques « sécuritaires » des forces de l’ordre paraissent alors se limiter aux interactions qui renvoient aux controverses présentes dans les champs médiatique et politique nationaux. Le rédacteur en chef est ainsi soucieux de préciser qu’il ne publie pas les chiffres d’incendies de voitures dans les « cités » pour enrayer leur « stigmatisation ». L’un des faits-diversiers marque son indignation auprès de ses confrères qui couvrent un avocat local connu pour ses relations avec « l’extrême droite ». Un autre journaliste du cahier local, sympathisant d’un mouvement politique classé à l’extrême gauche et « anti-raciste », dit avoir quitté la rubrique par lassitude, fatigué de devoir écouter les « blagues racistes » de certains policiers. Seule une prise de position de l’« informateur » policier s’apparentant à une « opinion » politique, peut conduire à mettre en doute son « objectivité » et lui faire perdre son crédit de professionnel-expert en sécurité locale. Elle permet du même coup à certains journalistes d’affirmer – voire de restaurer – alors leur appartenance à « la gauche ».
Deux logiques de productivité professionnelle distinctes, celle appliquée à la police et à la justice [27] et celle appliquée aux faits-diversiers, se « redoublent » donc en quelque sorte pour définir le fait-divers, et accorder à certaines catégories de population la place peu enviée qu’elles y occupent.
La fonction d’« agenda-setting » des faits-diversiers réside surtout dans la sélection qu’ils font des « sujets », dès leur « tournée » au commissariat ou au palais de justice. Ce tri est toutefois commandé avant tout par les contraintes de rentabilité plus que par une quelconque disposition « militante ». Si le statut de « fait-divers » d’une occurrence ne fait pas débat en interne, la définition du « bon fait-divers » fait l’objet de discussions où l’originalité des différentes « histoires » parait primordiale. L’un des « rubricards » exclut de traiter une série de condamnations de « reconductions à la frontière », non par refus de « stigmatiser » des migrants illégaux, mais parce que ces décisions de justice lui paraissent monnaie courante. Aux effets cumulés des impératifs de diffusion et de la dépendance des journalistes aux logiques de travail policières et judiciaires, s’ajoutent alors en dernier recours les effets induits par les nouveaux modèles de traitement de l’information locale.
L’effet multiplicateur des innovations marketing
40Si les « faits-diversiers », préoccupés par leur contrainte de production, tendent à dupliquer le « marquage ethnique » opéré par leurs informateurs, c’est aussi que la sélection des « faits-divers » en conférence de rédaction et plus encore leur mise en forme – par le traitement rédactionnel adopté et la présentation dans la page – s’appuient sur des innovations marketing qui renforcent encore l’ethnicisation.
La loi du genre : effets de titraille
41Dans la charte éditoriale du journal, le rubricage est présenté comme devant « faciliter la lecture et autoriser le picorage » [28]. Malgré des protocoles d’enquêtes pour le moins critiquables, les études marketing mettraient en évidence le fait que les journaux sont tendanciellement « plus feuilletés que lus ». En retour, la presse s’adapte à ces lectures braconnes en multipliant sur une même page la titraille, en privilégiant les photographies, en raccourcissant les articles, bref en « kaléidoscopant » la maquette du journal, afin de capter l’attention des lecteurs. La nouvelle maquette, lancée fin 2003 dans le quotidien régional, multiplie non seulement les brèves et les filets, mais elle inaugure aussi un nouveau format intermédiaire réservé spécifiquement à la page « faits-divers » : le streamer (« locomotive »). Cet article de taille moyenne, parfois accompagné d’une photo, est situé en haut de la page et constitué d’un titre qui s’étale sur toutes les colonnes. Il surplombe ainsi un article plus long (« le ventre ») également doté d’un gros titre et, lui, systématiquement illustré. Si cette innovation bouleverse les anciennes normes de mises en page, qui plaçaient en tête de rubrique les plus longs (car les plus importants) articles, le streamer incarne parfaitement ces efforts pour faciliter ces lectures « braconnes ». La priorité donnée au fait-divers conduit à trouver un artifice de mise en page pour afficher deux gros titres plutôt qu’un seul.
Un exemple de streamer : deux titres dans une page (et une rivière d’histoires sur la droite)
Un exemple de streamer : deux titres dans une page (et une rivière d’histoires sur la droite)
42Sur la base des catégorisations effectuées par la police, la réduction de l’espace rédactionnel consacré à chaque papier et ces nouvelles logiques de mises en pages (la multiplication de la titraille, les règles de l’accroche et de la chute) peuvent alors contribuer per se à une « ethnicisation » du papier. Dans une logique de simplification, la dramatisation et la personnification cherchent alors classiquement à accrocher le lecteur (feuilleteur) : « Trois bulgares entre prostitution et faux dollars » au nom de la logique de la rime ; « Trous de mémoire à la sauce bulgare » au nom de la logique du jeu de mots ; « Vengeance au sabre japonais et au fusil italien » ou « trafic de drogues à la sauce napolitaine » au nom des stéréotypes, etc. Cette ethnicisation implicite passe ensuite par la reprise des patronymes ou prénoms dont la connotation « étrangère » est suffisamment explicite dans certains titres : « Mohammed, 37 ans » « Chouaqui, Farid et Kader », « Nadjib » [29].
Le raccourci ethnicisant par la titraille
Le raccourci ethnicisant par la titraille
43En aval des logiques de diffusion et de cette relation de dépendance aux sources policières et judiciaires, ces accroches directement issues des techniques publicitaires sont le plus souvent rédigées par le secrétaire de rédaction, parfois le rédacteur en chef (et de plus en plus rarement par le journaliste lui-même). Il peut même arriver que certains titres « contredisent » le contenu de l’article (plus nuancé, pointant des responsabilités partagées…). Cette logique de « spectacularisation » est encore renforcée par l’importation de traitement « société » des faits-divers.
Le traitement « société » : du vol de voitures au « car-jacking »
44Depuis la mise en place de la nouvelle formule du journal local, un autre modèle de « fait-divers » est parfois préféré à la « bonne histoire », celui du « problème de société ». Celui-ci renvoie aux prescriptions marketing qui enjoignent à l’édition de la capitale régionale de se muer en un journal « urbain » centré sur les « préoccupations des gens », afin de capter de nouveaux lecteurs. Inspirée par les professionnels de la presse nationale (journaliste et maquettiste de Libération, directeurs d’études de l’Institut Sofres) [30], cette réorientation vers des « sujets plus sociétaux » prévaut y compris pour la redéfinition du « bon » fait-divers. Le fait-diversier doit, selon le rédacteur en chef, favoriser les préoccupations des lecteurs plutôt que les opérations policières.
Entretien avec le rédacteur en chef du cahier local (avril 2004) :
Les histoires de drogues ou autres, c’est classique sur les faits-divers. Eux, ils ont l’habitude de tartiner 80 lignes, 100 lignes… avec aisance… Moi de temps en temps, je mets le frein parce que je préfère qu’on aille vers des sujets plus sur l’insécurité quotidienne dont on sait qu’elle fait partie des préoccupations des gens. (…) Le journal est là pour parler de ce qui les concernent (…). Les histoires de car-jacking, d’agressions au volant, de vols de voitures, (…) un sujet sur un dragueur violent… il y a de plus en plus de femmes qui se plaignent de se faire importuner dans les rues. (…) Parce que, bon, la énième affaire de drogues avec les gendarmes (…) sauf grosse prise, ça vaut pas non plus qu’on développe à l’envi…
46La présentation de telle ou telle affaire précise et locale comme « représentative » d’un phénomène plus général s’apparente alors à une manière euphémisée de fournir certes un approfondissement argumentatif et statistique mais aussi semble-t-il de dramatiser un fait-divers par une généralisation plus ou moins pertinente comme ce fut le cas, lors de nos observations, s’agissant du procès de trafiquants de voitures.
Observations. Réunion de la rédaction du 16 mars 2004, 17h30.
Les chefs de la locale programment le journal du surlendemain et un fait-diversier propose de « faire quelque chose à partir d’un procès de trafiquants de voitures, développer le thème des vols de voitures… »
- Le rédacteur en chef : « Ça serait intéressant de savoir ce que deviennent les voitures, le circuit… À supposer que le procès illustre bien ça » (…)
Le 17/03/04. L’un des faits-diversiers m’explique qu’il est en charge de ce « papier plus général sur les filières » et qu’il a vu un responsable de la gendarmerie à ce propos.
À la réunion de 17h30, ce projet d’article est à nouveau abordé. Un fait-diversier présente le papier : « Le trafic de bagnoles – qu’est-ce que deviennent les 3 500 bagnoles qui disparaissent chaque année ? – En fait, [les flics] ils savent pas ce qu’elles deviennent. Il y a un gendarme qui dit qu’en Yougoslavie, tu vois des grosses voitures immatriculées en France, ils ne changent même pas les plaques ».
- Le rédacteur en chef : « Il n’y a pas matière à faire une infographie (une carte) sur les destinations ? »
- Le fait-diversier : « Ce n’est pas possible, on ne sait pas… Y’en a qui vont au Maghreb, dans les pays de l’Est, d’autres qui sont brûlées… Mais rien ne le démontre… ».
- Le rédacteur en chef : « Mais à partir de ce que tu dis, il y a des matériaux… ».
Le renouvellement des pratiques journalistiques et de la contribution des sources
47Ainsi, les faits-diversiers rencontrent des difficultés à « généraliser » à partir d’un fait-divers. Monter en généralité vers le « phénomène de société » ne va pas de soi. Dans l’exemple présent, les données « objectives » manquent au fait-diversier pour inscrire le procès du trafiquant de voitures dans un phénomène criminel plus global (les filières internationales de trafic de voitures). Au point que l’un des journalistes autour de la table considère que l’article n’est pas réalisable. Surtout, la « familiarité » avec les sources policières et judiciaires que les faits-diversiers s’efforcent de cultiver chaque jour pour collecter le maximum d’ « affaires », paraît inadaptée pour effectuer cette montée en généralité sur des « phénomènes de société » à partir de quelques faits-divers.
49s’agace le rédacteur en chef. Marine M’Sili qui a analysé les contenus des faits-divers dans Le Petit Marseillais et Le Provençal entre 1870 et 1996, conclut aussi à cette émergence du « fait de société » (M’Sili 2000) au détriment du fait-divers classique, tel que le décrivait Roland Barthes, « information totale », « immanente », qui « ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même » (Barthes 1964 : 189). Ici, la perte de cette « immanence » apparaît comme le fait de ces nouvelles injonctions marketing qui encouragent les journalistes à multiplier les sources, cassant par là le monopole des forces de l’ordre ou de la justice, et leur prétention à embrasser seules les « tenants » et « aboutissants » d’un acte de « déviance ».
50Cette évolution des « angles de traitements » implique une évolution des façons de travailler, à laquelle exhortent les journaux internes à destination des salariés et journalistes. La « bataille de [la capitale régionale] » y est présentée comme un « challenge exaltant », on y parle de « révolution » rendue nécessaire par « le dynamisme culturel inouï de l’agglomération ». Cette révolution passe par la nécessité de :
coller davantage aux préoccupations des habitants de [la capitale régionale] » pour « séduire et convaincre des lecteurs toujours plus exigeants. Pour relever le défi des ventes. Et le gagner. (…) En se retroussant sacrément les manches [31].
52Chargé de veiller au respect de la charte éditoriale, le rédacteur en chef qui voit sa fonction s’éloigner progressivement du rôle type du journaliste, dont il est issu, pour épouser celle du « manager », pointe d’ailleurs, de son point de vue, « la difficulté, (…) de renouveler une rédaction », « déjà en place depuis des années » :
53Entretien avec le rédacteur en chef du cahier local (avril 2004)
On a un peu de mal parce qu’aujourd’hui, très clairement, on fait du neuf avec du vieux. (…) Quand vous êtes au même endroit pendant de nombreuses années, vous portez le même regard sur les mêmes choses et sur les mêmes gens, vous avez du mal à vous renouveler. À éveiller à nouveau votre curiosité. C’est que la rédaction, qui est quand même vieillissante, qui a entre 45 et 50 ans de moyenne d’âge, manque forcément d’un regard neuf. (…) Pour nous, l’enjeu c’est de rajeunir la rédaction pour apporter un autre regard sur une ville jeune.
55Avec la diversification des traitements qui touchent les faits-diversiers, c’est aussi la contribution des informateurs traditionnels qui est ajustée à l’« angle » retenu. Ainsi, durant nos observations, la décision de ne dépêcher qu’un photographe lors d’une « descente » de police visant un réseau de voleurs de voitures dans une des « cités » de la ville, est justifiée par le « format » qui sera appliqué à l’« événement ».
Tout dépend des formats. (…) [Il faut] ramener le boulot à l’efficacité, le temps qu’on y passe à ce qu’on nous demande. (…) Se lever à 5 heures pour voir un mec qui défonce une porte. Dans un magazine, c’est bien d’écrire : « le mec, il défonce une porte, etc. ». Bon, c’est une façon d’appréhender l’info. Nous, on a moins besoin de ça dans un quotidien. Nous, c’est les faits, et puis voilà. Ce qui nous empêche pas de temps en temps de faire une démarche plus magazine. Dans un « fait du jour », (…) on peut imaginer 24 h dans la vie d’une BAC, l’intervention des stups côté coulisses. Bon ça, il faut le décider…
57justifie un ancien responsable des fait-divers.
Une couverture médiatique du travail policier
Une couverture médiatique du travail policier
58Là encore, les impératifs de productivité déterminent la contribution de la police en fonction du type de compte-rendu choisi. Dans le cas présent, les forces de l’ordre tiennent lieu d’informateur qui relate au journaliste une enquête en cours, mais dans un traitement « magazine » sur le métier de policier, elles seraient les personnages principaux de situations que le fait-diversier devrait lui-même consigner.
59Si elle pousse les journalistes à changer quelque peu leurs pratiques dans le but de séduire un nouveau lectorat potentiel, la confection de ces faits-divers « nouvelle formule » n’altère en revanche pas l’étroitesse des relations tissées avec les sources policières. Au contraire, des articles comme les reportages sur le travail de la police induisent de nouvelles formes de collaboration et de co-production. De même, les incitations marketing à inscrire la présentation des affaires locales dans des « problèmes de société » plus larges, tendent à perpétuer l’ethnicisation des faits-divers opérée en amont par les sources traditionnelles, tant le « problème de l’immigration » et le « problème des banlieues » sont imbriqués dans le débat public national sur « l’insécurité ».
En conclusion : vers une sociologie des logiques de l’exclusion médiatique
60Dans la rédaction de ce quotidien local, les journalistes fêtent lors d’une soirée au siège du journal les résultats des élections régionales et tous se réjouissent en particulier de l’effondrement local du Front national. Dans l’ensemble, ceux-ci se disent plutôt de « gauche », sympathisants des partis de gauche voire d’extrême gauche. Mais une enquête sur les « représentations des professionnels de l’information » ou sur « le contenu des faits-divers » ne peut rendre compte seule des conditions matérielles ou concrètes d’exercice du métier et l’ensemble de ces contraintes complémentaires dans lesquelles s’insèrent les routines de travail de ces journalistes et qui se superposent [32]. Dans ce quotidien local, les logiques de diffusion restreignent d’emblée une couverture du quotidien et de l’ordinaire des quartiers populaires, et érigent les pages des faits-divers au rang des plus stratégiques pour la survie économique du titre. Ces logiques économiques sont redoublées par une dépendance des faits-diversiers aux sources policières et judiciaires qui, d’emblée, proposent un traitement de l’information qui, en aval, se verra d’autant plus « dramatisé » qu’il sera mis en forme à partir de nouveaux modèles éditoriaux censés être toujours plus « accrocheurs » et donc simplificateurs. On entrevoit dès lors les limites des programmes de formation et de recrutement de professionnels sélectionnés pour leur prétendue appartenance à une minorité ethno-raciale et/ou aux milieux populaires, dans le but d’« améliorer la représentativité » de la « diversité française » dans les médias et de lutter contre la stigmatisation des migrants et de leurs descendants dans les discours journalistiques [33]. Hormis le fait que ces programmes tendent à consacrer les candidats qui font preuve de la meilleure « bonne volonté culturelle » et qui sont ainsi souvent parmi les plus enclins à épouser les schèmes de perception et les pratiques dominantes, la combinaison des logiques de productivité des groupes de presse et celles des sources s’imposent tout autant à eux, notamment pour la production des contenus faits-diversiers. Aux États-Unis où les effets des produits médiatiques sur la stigmatisation de fractions de la population sont posés dès les lendemains de la lutte pour les Droits civiques, la couverture des « minorités » semble néanmoins rester stéréotypée. Malgré une intégration progressive, certes relative, dans les rédactions de journalistes afro-américains, hispaniques, asiatiques et très marginalement de Native Americans, les photographies d’afro-américains dans Life, Newsweek et Times entre 1937 et 1988 ont certes pratiquement décuplé (de 1 à 9 % des personnages photographiés), mais elles restent très souvent celles d’athlètes, d’entertainers ou de criminels et délinquants (Lester et Miller 1996).
L’importation sur le terrain de la sociologie de l’immigration, des acquis récents de la sociologie des médias et des sources du travail journalistique ouvre sous cet angle de nouvelles perspectives de recherches pour comprendre les processus de stigmatisation et la construction de certaines figures sociales négatives (comme ces « étrangers venus de l’Est » ou « les jeunes de banlieue »…). Faire le détour par les pratiques concrètes des journalistes permet notamment de comprendre dans quelle mesure ces catégories de classement se trouvent réactualisées au croisement de plusieurs logiques de productivité qui favorisent leur diffusion et leur circulation dans différents mondes sociaux. Si cette étude de cas ne prétend pas expliquer à elle seule le fonctionnement modal de la presse, elle permet de souligner la nécessité de compléter certaines enquêtes se limitant à l’analyse interne des produits finis. Encourageant la projection de schèmes de perception intellectuels sur des textes réputés « moins nobles », celles-ci ne peuvent que conduire à dupliquer dans un sens commun savant le point de vue scolastique sur le journalisme. Le détour par le quotidien de ces journalistes permettra de comprendre comment ces derniers peuvent contribuer à la stigmatisation – consciente ou non – de certaines catégories de population. Il s’avère pour cela indispensable de surmonter les limites d’une sur-spécialisation disciplinaire pour associer les sociologies du marketing, de l’urbanisation, de l’immigration, de l’appropriation des biens culturels, dont le journal quotidien. À défaut, comprendre ce qui est réellement en jeu dans l’ethnicisation de certains faits-divers demeurera longtemps hors de portée sociologique.
Bibliographie
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- TUNSTALL J. (1971), Journalists at Work, Londres, Constable.
Notes
-
[1]
Il reste surprenant que tant de travaux sociologiques sur le journalisme et les journalistes d’aujourd’hui ne les observent que rarement « au travail », sur le modèle de la sociologie américaine (parmi les pionniers, voir Tunstall 1971). En France, les travaux les plus instructifs publiés sur les faits-divers sont dès lors plutôt l’œuvre des acteurs les plus réflexifs (Lacour 2006, sur l’affaire du « petit Grégory », ou Dreyfus et Casanova 1998, sur la prise d’otages à la maternelle de Neuilly).
-
[2]
Au total, les observations ont été conduites dans 3 rédactions d’une grande ville française et ont duré en tout 10 semaines. Elles se sont d’abord déroulées au siège du quotidien régional, pendant 5 semaines, puis au siège d’une radio régionale pendant 2 semaines et enfin dans la chaîne de télévision locale pendant 3 semaines. Plusieurs entretiens de confirmation des hypothèses ont été réalisés dans un autre titre de la PQR.
-
[3]
Cette étude a bénéficié d’un soutien financier du ministère des Affaires sociales (FASILD devenu Acsé).
-
[4]
À l’époque de l’étude, seul le quotidien gratuit Métro était distribué dans la ville, depuis à peine trois mois.
-
[5]
Au cours de notre observation, les journalistes du quotidien régional fournissent à plusieurs reprises des informations aux correspondants locaux de l’AFP.
-
[6]
Le journal est une SA dont la famille historique détient la majorité du capital. Il réalise un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions d’euros et emploie plus de 1000 employés dont 220 journalistes (25 journalistes permanents à la rédaction locale de la capitale régionale).
-
[7]
Un responsable du Rotary club peut saisir par exemple l’occasion d’une sortie au restaurant pour demander à l’un des directeurs du journal de couvrir une opération caritative du « club » au Vietnam. Exemple rapporté par la rédactrice de l’article lors de nos observations, le 19 mars 2004.
-
[8]
Le quotidien régional est composé de deux cahiers : le premier est consacré à l’« actualité » nationale, internationale – y compris sportive – et aux régions limitrophes, le second à l’information dite « locale ». Dans l’édition de la capitale régionale, ce cahier local présente d’abord l’information marquante du jour (page 2) puis les faits-divers (page 3). Plusieurs pages sont ensuite dévolues à l’annonce et aux comptes-rendus des « grands » événements sensés intéresser l’ensemble des habitants de l’agglomération, puis suivent des pages qui relatent l’« actualité » des différents quartiers de la ville (deux pages) et des communes environnantes. Le cahier local s’achève par d’autres pages « sport » et par celles dédiées à la culture, au trafic routier et à la météo.
-
[9]
Comme le précise le journal interne (mars 200), le public visé est certes familial mais surtout « jeune et actif ».
-
[10]
La dépendance intellectuelle aux études nord-américaines est visible au travers de l’usage du terme « banlieue » comme traduction de « suburb », les quartiers résidentiels états-uniens : dans les documents internes du journal (comme pour les journalistes interrogés eux-mêmes), la banlieue ne désigne jamais les quartiers d’habitat social de l’agglomération mais bien la zone périurbaine où vivent les cadres actifs et les familles prioritairement visées par le marketing. Le lexique indigène inverse ainsi curieusement le lexique commun, il en va de même avec le journal « vitrine » qui signifie en pratique « journal miroir » (cf infra).
-
[11]
En janvier 2004, le compte-rendu d’une réunion des responsables de l’édition de l’agglomération stipule que l’opération spéciale dans les rues de la capitale régionale « se traduira par la publication d’une page spéciale consacrée à une rue, accompagnée en amont et le Jour J, d’une action de la promotion et de la diffusion et éventuellement, si accord, du service commercial ». Suit le planning de publication des pages, rue par rue, avec le nom du journaliste titulaire de la locale en charge de la rédaction de la page.
-
[12]
Rapport du Centre de communication avancé (CCA) au SPQR, « La PQR à la reconquête des urbains », rédigé par B. Cathelat, décembre 1998.
-
[13]
Bien souvent, c’est d’ailleurs au nom de leur aspect plus ou moins « fédérateur » que des sujets sont écartés, par le rédacteur en chef, vers des pages moins prestigieuses. C’est notamment le cas lors de notre observation lorsqu’une journaliste propose de faire un article de « Une » sur le congrès international des mouvements lesbiens qui doit bientôt avoir lieu dans la capitale régionale. Le rédacteur en chef justifie ainsi cette mise à l’écart un peu plus tard en entretien par la nécessité de réaliser : « un journal qui corresponde au plus près des lecteurs ».
-
[14]
Voir infra.
-
[15]
Le fait que les faits-diversiers du cahier local demeurent des hommes renforce l’hypothèse de la position ascendante de la rubrique dans les hiérarchies symboliques internes.
-
[16]
Entretien avec un fait-diversier.
-
[17]
Idem.
-
[18]
Entretien avec le rédacteur en chef adjoint du « cahier local ».
-
[19]
Entretien avec un fait-diversier.
-
[20]
Ainsi, par exemple un matin où nous accompagnons le « fait-diversier » à un procès de trafiquants de voitures : « J’y ferai un saut cet après-midi, mais je ne ferai pas le procès en entier qui dure 3 jours… Je ne vais pas le couvrir entièrement, j’ai pas le temps. J’ai déjà le réquisitoire du procureur (…). Cet après-midi, je vais d’abord aux comparutions immédiates. Ça c’est facile. T’as le réquisitoire, les plaidoiries et ils rendent le jugement dans la foulée ».
-
[21]
Outre les forces répressives, les groupes d’intérêt et les élus participent à cette concurrence devant les journalistes pour la présentation favorable de leurs rôles en matière criminelle.
-
[22]
Sauf « affaire » manifestement aberrante comme le cas de la commerçante « braquée » et condamnée par la justice, rapporté plus haut.
-
[23]
La presse assume d’autres fonctions socialisatrices. Comme le cinéma, les comics de la Yellow Press du magnat de la presse M. Hearst auraient joué un rôle décisif pour l’acculturation des migrants, si l’on en croit les observations à chaud de Robert Ezra Park (Park 1922). Les migrants passent des journaux en langue étrangère aux journaux en langue anglaise, grâce notamment aux illustrations : “At any rate, Mr Hearst has been a great Americanizer” écrivait déjà Park (Park 1923).
-
[24]
Ce qui peut générer en retour l’ironie d’autres policiers au sein des commissariats : « Alors c’est vous le groupe qui fait son chiffre aux ILE ? » (Mainsant 2008 : 116).
-
[25]
Observation du 31 mars 2004.
-
[26]
Entretien avec un fait-diversier.
-
[27]
Sur la fausse simplicité des discriminations judiciaires voir Jobard et Névanen 2007.
-
[28]
Charte éditoriale du quotidien local 2000.
-
[29]
Un journaliste nous confie néanmoins qu’il « dés-ethnicise » à l’occasion les prénoms des délinquants d’origine nord africaine.
-
[30]
Les journalistes qualifient aussi cette approche de « traitement magazine » en référence aux « angles » des newsmagazines hebdomadaires nationaux. Si l’on retrouve ce « nouveau » cadrage dans divers types de spécialisation journalistique (Marchetti 2002), c’est aussi en raison de la généralisation des études qualitatives – par focus groups notamment, sur l’inspiration de la presse magazine allemande – qui prétendent préciser les lectures qui sont réalisées du journal et non plus seulement les seuls lecteurs (Darras 2008).
-
[31]
Journal interne de septembre 2000.
-
[32]
On pourrait citer comme autre exemple celui de ce journaliste en fin de carrière ayant réalisé durant l’observation deux pages sur le port du voile très favorables à la loi sur la laïcité de 2004, et qui se dit en entretien personnellement hostile à cette loi.
-
[33]
Ces programmes publics de « correction » des « représentations » sont d’ailleurs mis en place sous l’injonction des mêmes responsables politiques qui sont les commanditaires des politiques de sécurité publique retraduites localement.