Réseaux 2009/1 n° 153

Couverture de RES_153

Article de revue

Notes de lecture

Pages 191 à 207

Notes

  • [1]
    MEAD G.H. (2006), L?esprit, le soi et la société (trad. fr. Daniel Cefaï et Louis Quéré), Paris, PUF, coll. « Le Lien social ». Nous nous permettons de renvoyer à notre recension de cet ouvrage disponible sur le site www. melissa. ens-cachan. fr.
  • [2]
    Deroche-Gurcel L. et Watier P. (éds) (2002), La Sociologie de Georg Simmel (1908). Éléments actuels de modélisation sociale, Paris, PUF, coll. « Sociologies ».
  • [3]
    Le lecteur français pourra éventuellement regretter que les publications françaises ne soient pas prises en compte par Joas dans cette revue de littérature, mais il trouvera dans l'introduction par D. Cefaï et L. Quéré à L?esprit, le soi et la société (p. 3-90), de quoi pallier ce manque.
  • [4]
    Cf. CHAPOULIE J.-M. (2001), La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Le Seuil.
  • [5]
    Cf. HALBWACHS M. (1994), Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel.
  • [6]
    JOAS, H. (1999), La créativité de l'agir (trad. fr. Pierre Rusch), Paris, Le Cerf, coll. « Passages ».
  • [7]
    JOAS H. (2000), The Genesis of Values, Chicago, University of Chicago Press.
  • [8]
    Cf. CLAVERIE E. (1998), « La naissance d?une forme politique : l'Affaire du Chevalier de La Barre », in Roussin Ph. (éd.), Critique et Affaires de blasphème à l'Epoque des Lumières, Paris, Honoré Champion, p. 185-260 ; CLAVERIE E. (1994), « Procès, Affaire, Cause, Voltaire et l'innovation critique », Politix, n° 26.
  • [9]
  • [10]
English version

Hans JOAS, George Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, Paris, Economica, coll. « Etudes sociologiques », 2007, 219 p.

1Par Gérôme TRUC

2Mieux vaut tard que jamais : il aura fallu attendre 27 ans pour que le George Herbert Mead de Hans Joas, publié pour la première fois en 1980 et maintes fois réédité depuis, tant en allemand qu?en anglais, soit enfin accessible au lecteur francophone. C?est là le fruit d?un regain d?intérêt dans notre pays pour la pensée de cet inspirateur de la sociologie américaine, et de l'interactionnisme en particulier, qui a enseigné à l'Université de Chicago de 1894 à 1931. La publication en 2006 d?une nouvelle traduction par Daniel Cefaï et Louis Quéré de L?esprit, le soi et la société? [1] en a constitué le point d?orgue. Le George Herbert Mead de Hans Joas est en quelque sorte à cette nouvelle traduction de l'ouvrage majeur de Mead ce que l'ouvrage édité par Lilyane Deroche-Gurcel et Patrick Watier? [2] avait été, il y a peu, à la première parution intégrale en français de la volumineuse Sociologie de Georg Simmel : un indispensable compagnon.

3Indispensable, d?abord, parce que Hans Joas livre un panorama fidèle et complet de la pensée de George H. Mead, qui convainc sans peine que cette pensée riche et féconde ne s?épuise ni dans l'interactionnisme symbolique de Blumer ni dans l'agir communicationnel de Habermas. L?extrême étendue des thèmes abordés au fil des neuf chapitres qui composent l'ouvrage témoigne qu?à l'évidence l'apport de Mead aux sciences sociales est loin de se réduire à la seule notion d?« autrui généralisé ». Indispensable, ensuite, car même près de trente ans après sa première publication, cette monographie reste inégalée. Grâce à ses actualisations successives, sa bibliographie des textes de et sur Mead reste la plus complète. Qui plus est, la préface à la nouvelle édition allemande, rédigée en 2000 et reprise dans cette édition française, est l'occasion d?un passage en revue de la littérature récente portant sur l'?uvre de Mead, ou s?en inspirant? [3]. Ce livre est donc un point de passage obligé pour quiconque souhaite s?orienter dans l'?uvre de Mead ? ce qui n?est pas une mince affaire dans la mesure où Mead n?a publié aucun livre de son vivant, que les éditeurs ont parfois pris des libertés excessives avec ses écrits, et qu?il n?existe toujours aucune édition complète de son ?uvre. Aussi la première mission que se donne Hans Joas dans ce livre est-elle de restituer l'unité de la pensée de Mead et de son développement, afin de dissiper les confusions auxquelles l'ont soumise trop de lectures partielles.

4Pour ce faire, Hans Joas commence par retracer la biographie de George H. Mead, en mettant particulièrement l'accent sur le lien entre son travail intellectuel et ses multiples activités politiques, annonciateur de l'esprit de l'école sociologique de Chicago? [4]. L?exploration des années de formation et de l'?uvre de jeunesse de Mead est aussi l'occasion d?une mise au clair des rapports qu?entretient ce fondateur du pragmatisme américain avec la philosophie européenne. Hans Joas démontre ainsi que la pensée de Mead, qui a réalisé une partie de ses études en Allemagne auprès de Dilthey, « représente une alternative face à l'histoire des idées allemandes (et européennes) depuis la fin du XIXe siècle », permettant d?échapper à certaines « apories » apparues à la suite des ?uvres de Husserl et Heidegger. Par ce qu?elle doit à Mead, la sociologie américaine retrouve ainsi une filiation épistémologique commune avec la sociologie européenne de Weber, Simmel et Durkheim : le néo-kantisme et l'idéalisme allemand.

5Au c?ur de son ouvrage, Hans Joas consacre un chapitre entier à un article de Mead peu connu, paru en 1903, traitant de la « définition du Psychique ». « Avec cet ouvrage commence l'?uvre de maturité de Mead », juge-t-il. La restitution détaillée de ce texte dense s?avère utile pour éclairer la conception non mentaliste de « l'esprit » proposée par Mead, dont les fondements restent implicites dans L?esprit, le soi et la société. Hans Joas consacre un autre chapitre à la genèse des catégories de « soi » et d?« autrui généralisé ». Il y retrace de manière passionnante la façon dont l'interactionnisme de Mead s?est progressivement constitué par la discussion critique avec d?autres auteurs ? en particulier la théorie du langage de Wundt et le concept de signification de Royce ? à l'occasion de la publication de recensions et de la réalisation de cours. C?est là aussi une démonstration magistrale de ce que le travail de tout chercheur doit à l'activité de l'enseignant.

6Le chapitre sur l'éthique de Mead est d?autant plus précieux que, dans la nouvelle édition française de L?esprit, le soi et la société, les « fragments sur l'éthique » rassemblés par Morris en guise de conclusion à l'ouvrage ont été remplacés par une traduction inédite de l'important article de 1925, « Genèse du soi et contrôle social ». Ces quelques pages dans le livre de Hans Joas constituent dès lors le seul accès pour le lecteur français à cette partie de l'?uvre de Mead. On y découvre avec quelle ingéniosité Mead s?efforça de dépasser le dualisme entre l'éthique kantienne et l'éthique utilitariste de Bentham et Mill, et l'alternative éthique de la conviction/éthique de la responsabilité. Ce faisant, c?est une théorie de la constitution des valeurs dans le cours de la résolution pratique de situations moralement problématiques que Mead en vient à développer.

7Les derniers chapitres du livre sont consacrés à « l'?uvre tardive » de Mead, qui déroute souvent le lecteur sociologue par sa tonalité, en apparence, métaphysique. Hans Joas met ici tout son talent à démontrer combien, au contraire, les réflexions de Mead sur la perception, la nature, l'espace et le temps, sont profondément sociologiques. Ce qui est premier dans l'expérience humaine, selon Mead, c?est l'action intersubjective, le social. La « chose physique » ne peut être constituée qu?au travers d?un « processus de désocialisation » : c?est ainsi que nous parvenons notamment à distinguer notre corps, purement physique, de notre esprit, être social. L?interaction sociale avec l'environnement intervient donc inévitablement dans le développement cognitif de tout homme. Suivant ce chemin, Mead en vient à proposer aussi une théorie de la constitution intersubjective de la conscience temporelle. Sa « philosophie du présent » est une véritable esquisse d?une sociologie du temps. Il est d?ailleurs frappant de noter combien ses conceptions de l'événement, de la mémoire, et sa critique de Bergson sont proches de celles de Halbwachs? [5]. Cette réflexion sur le temps, enfin, rejoint celle sur l'éthique dans les développements portant sur le progrès, tant scientifique que social, dont la restitution clôt le livre de Hans Joas.

8Si, de l'aveu même de son auteur, ce livre ne constitue peut-être pas la meilleure « toute première introduction » à l'?uvre de Mead, en raison de l'érudition et de la précision de ses développements, il est un guide précieux pour quiconque s?y aventure. Hans Joas ne cache rien des limites, difficultés et contradictions d?une ?uvre foncièrement inachevée, mais pour cette raison même ouverte. Il ose des confrontations stimulantes tant avec Piaget (à propos du développement cognitif) qu?avec Freud (à propos du psychique) ou Kuhn (à propos du progrès scientifique). On comprend alors mieux, à lire ce George Herbert Mead, en quoi le fait de se plonger dans la pensée de ce « classique » des sciences sociales peut nourrir notre réflexion comme elle a permis à Hans Joas de nourrir la sienne. Pour s?en assurer, le lecteur français pourra déjà relire La créativité de l'agir? [6]. Espérons qu?il ne lui faudra pas trop attendre avant de pouvoir le vérifier aussi dans son livre sur la genèse des valeurs? [7], paru dans sa version originale allemande il y a plus de 10 ans, déjà.

Luc BOLTANSKI, Elisabeth CLAVERIE, Nicolas OFFENSTADT et Stéphane VAN DAMME (éds), Affaires, scandales et grandes causes, de Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007, 22 ?

9Par Julien SEROUSSI

10Conduit sous la double direction de deux sociologues ? Luc Boltanski et Elisabeth Claverie ? et de deux historiens ? Nicolas Offenstadt et Stéphane Van Damme ?, ce livre est un exemple réussi de collaboration entre deux disciplines qui habituellement s?ignorent quand elles ne tentent pas de se supplanter. Historiens et sociologues sont ici réunis pour discuter de la pertinence et de la fécondité des notions d?« affaire », de « scandale » et de « cause », trois formes politiques singulières dont les travaux conduits autour de Luc Boltanski et Elisabeth Claverie ont montré qu?elles se trouvent au c?ur de la vie publique moderne? [8]. Un « scandale » se transforme en « affaire » lorsque les accusateurs se trouvent à leur tour l'objet d?une accusation, tandis que le coupable désigné prend soudain les traits de la victime. L?« affaire » devient le point de départ d?une « cause » si le retournement de l'accusation débouche sur une mobilisation collective qui désingularise les enjeux de l'affaire.

11Les historiens apportent ici aux sociologues l'occasion de préciser les limites conceptuelles de la forme « affaire » en découvrant ses bornes chronologiques. Quant aux sociologues, ils apportent aux historiens un concept capable de croiser rigoureusement les travaux de recherche de médiévistes, de modernistes, de contemporéanistes et d?antiquisants. Cet échange de bons procédés se retrouve dans l'architecture d?un ouvrage, divisé en trois parties chrono-thématiques qui sont autant d?étapes dans la formalisation de la notion d?affaire : « l'indignation qui rassemble » porte sur le scandale ; « l'indignation qui divise » concerne la transformation des scandales en affaires ; « l'indignation qui trouble » ressortit à la transformation du monde social par les affaires.

12Si on ne peut pas rendre justice à toutes les contributions, on peut insister sur les différentes pistes explorées par les auteurs. Certains rappellent l'historicité de la forme affaire. Ainsi, Jean-Marie Pallier montre que le scandale des bacchanales dans l'histoire romaine n?a pas pu se transformer en affaire, car il était impossible de contester la version de l'accusation après sa formulation publique. Si l'absence d?un droit de réponse compromettait l'éclosion des affaires dans l'empire romain, une polarisation trop forte des positions politiques peut aussi empêcher leur développement. Dominique Khalifa montre qu?entre 1789 et 1870, les divisions politiques françaises entre les républicains, les royalistes et les bonapartistes rendaient impossible toute tentative de désingularisation. Chaque appel à un principe supérieur commun était systématiquement perçu comme un coup politique d?un camp contre un autre.

13D?autres auteurs montrent que le succès de la forme affaire relève davantage d?un montage institutionnel. Ainsi Pascal Payen souligne que le régime athénien a mis en place la procédure d?ostracisme, c?est-à-dire de bannissement pour dix ans des fauteurs de trouble, comme une alternative au déclenchement d?affaires susceptibles de saper les fondations de la cité. Dans son travail sur les scandales financiers, Damien de Blic montre que l'indignation se renforce à mesure qu?elle se déplace des tribunaux au parlement et de celui-ci à la presse, autant de milieux qui promeuvent la dénonciation, avant de devenir eux-mêmes des objets d?accusation.

14Enfin, tous s?accordent pour montrer que l'espace public n?est pas une variable exogène de l'affaire, mais qu?il est engendré par l'affaire elle-même. Dans son travail sur l'affaire de Boniface VIII, Patrick Boucheron montre comment Philippe le Bel a convoqué les États Généraux du Royaume pour la première fois de l'histoire de la monarchie pour affirmer son pouvoir face aux prétentions temporelles de l'Eglise. Si ce nouvel espace public fut d?abord un espace d?acclamation du roi, chacun sait qu?il fut le premier foyer de la Révolution Française. De même, Antoine Lilti montre comment Rousseau a tenté d?imposer sa légitimité contre Hume, non sur le jugement des salons littéraires européens, mais en s?appuyant sur l'identification collective offerte par les journaux.

15Comme tout bon livre qui excite la curiosité, il suscite aussi des frustrations de la part du lecteur qui en veut toujours plus. Ainsi, on peut regretter que l'exploration des techniques de montée en généralité s?arrête à la porte des nouveaux médias. À la lecture de l'ouvrage, on a l'impression que l'imprimerie est le dernier outil de communication en date. On pouvait s?attendre à ce que les auteurs qui s?intéressent aux affaires les plus contemporaines passent moins vite sur le rôle de la radio, de la télévision et d?Internet. Dans cette optique, on regrettera aussi que les auteurs qui insistent en permanence sur l'importance des affiches, des caricatures ou des photographies dans la propagation des affaires n?aient pas intégré une seule image dans cet ouvrage. Bref, tant sur le plan des méthodes d?enquête que des objets de recherche, ce travail apparaît étroitement enfermé dans l'écrit.

16Cela dit, il est plus important de saluer la prise de risque des auteurs qui n?hésitent pas à tenter de véritables expériences en explorant toujours des cas limites pour mettre à l'épreuve leur conceptualisation. De ce point de vue, la lecture de la conclusion, intitulée « L?indignation, objet des sciences sociales » est un régal. Cyril Lemieux y montre que la sociologie de l'indignation resterait bien incomplète si elle ne prenait pas aussi en compte l'importance du « commérage » aux côtés du « scandale », de « l'affaire » et des « causes ». Dans le chapitre de clôture, Elisabeth Claverie et Luc Boltanski soulignent que tous les textes rassemblés dans cet ouvrage leur ont permis de poursuivre leur analyse de la forme « affaire ». À cet égard, ils proposent de relancer leur réflexion à partir du concept d?« institution ». Par cette expression, ils désignent les garants des ordres hiérarchiques qui accomplissent un travail permanent de confirmation de la réalité sociale. De ce point de vue, une affaire consiste toujours à prendre une institution à défaut en l'obligeant à justifier l'ordre qu?elle impose au monde pour produire la réalité sociale. Alors que ce livre s?ouvrait comme un bilan théorique de la sociologie de la critique, il se termine sur une tentative de replacer le discours sociologique à l'intérieur de l'action politique. Entre-temps, le lecteur aura, confortablement installé dans la forme « affaire », accompli un beau voyage dans le temps.

Dick HEBDIGE, Sous-culture. Le sens du style, Paris, Zones/La Découverte, 2008, 155 p.

17Par Vincent ROUZE

18Revendiquant la nécessité de rendre la parole aux discours critiques, de créer un espace de résistance éditoriale, le label Zones édité par les éditions La Découverte propose des textes centrés sur les contre-cultures, la contestation et les mouvements alternatifs. C?est dans cette perspective qu?est enfin traduit cet ouvrage de Dick Hebdige publié en anglais en 1979. Figure emblématique des cultural studies, classique de la littérature sur ce thème et à ce titre déjà largement critiqué, cet ouvrage nous invite à (re)plonger au c?ur de la jeunesse britannique d?après-guerre, à la compréhension de la construction d?identités et de styles souvent qualifiés de « déviants » ou de « marginaux ».

19Loin des références classiques convoquées à cette époque pour expliquer les « faits sociaux », le sociologue britannique préfère les chemins de traverse. Puisant aux sources de la sémiologie et des études littéraires, il s?appuie sur deux figures originales : Jean Genet pour son exploration poétique des « implications subversives du style » et Roland Barthes pour ses analyses mythologiques critiques de la culture contemporaine. L?enjeu est de comprendre comment se construisent les sous-cultures populaires et ouvrières trop souvent laissées dans l'ombre ou arbitrairement (dé)considérées par les milieux universitaires. À l'instar d?autres fondateurs des cultural studies, elles sont, pour lui, partie intégrante de la culture et participent de sa vitalité.

20Pour autant, cette définition n?exclut pas les conflits. Avant tout idéologique, au sens marxiste du terme, une sous-culture peut être la traduction par la jeunesse des valeurs et normes de sa classe et/ou peut être une forme de contestation et un refus des normes dominantes instaurées progressivement comme naturelles par les classes « hégémoniques ». En les détournant, les acteurs agrègent, déforment, construisent des styles originaux et une symbolique parfois ambiguë à interpréter. Et de noter l'importance des médias dans la construction de ces représentations. Oscillant entre la fascination et la répulsion, ceux-ci multiplient les assertions anecdotiques afin de marginaliser ou, au contraire, de « normaliser » les pratiques, les comportements, les discours. C?est ainsi que les sous-cultures sont progressivement « récupérées » et formatées formellement et idéologiquement par les industries culturelles et médiatiques. La dimension originelle et contestataire effacée, seule la forme demeure? ou non.

21Une fois ce cadre posé, l'auteur retrace l'épopée contextualisée des sous-cultures prolétaires et ouvrières britanniques entre les années 1950 et les années 1970. Il décode ainsi leurs principes de construction et de « signification », non pas de manière linéaire et successive, mais de manière syncopée. On y apprend notamment l'importance directe et indirecte jouée par l'immigration jamaïcaine et antillaise. Après un rappel des principaux fondements de cette culture caribéenne (reggae, rastafarisme?), Dick Hebdige souligne la séparation marquée entre ces immigrés et les teddy boys dans les années 1950. Organisés en bande, ces rockers, arborant la banane, le blouson de cuir et le cran d?arrêt sont « contre la société », ouvertement xénophobes, tout en étant finalement fidèles aux valeurs et aux normes propres à leur culture ouvrière. Mais dans les années 1960, la contiguïté sociale (travail, HLM, école?) semble amener des formes de syncrétisme originales illustrées par les « mods ».

22Ces « dandy prolétaires », tirés à quatre épingles, écoutent des imports de soul ou de ska et se créent des espaces distanciés de leurs conditions de vie. Leur intérêt pour le « glitter » et la mode les pousse progressivement vers la culture normative et consommatoire, qu?illustre à l'extrême celle des « minets » bourgeois. On en retrouve les traces dans le « glam » rock. Toutefois, ce rock à paillette et ce goût pour le travestissement incarné par David Bowie entend moins revendiquer une forme de consommation, une critique politique, que questionner les carcans sociaux en jouant de l'ambiguïté sexuelle et de l'androgynie.

23Par opposition, les « hard mods » adoptent un style et des goûts musicaux plus underground (rocksteady, reggae) qui débouchent sur la construction d?une sous-culture originale : le skinhead. S?appuyant sur des racines « noires », un style vestimentaire « lumpen » (doc Martens, Jeans Levi?s?), la culture skinhead va pourtant progressivement s?opposer aux communautés immigrées parce qu?elle ne se reconnaît plus dans les messages d?intégration et de vie « normalisée » illustrés par l'expression « be good in the neighbourhood » lancée par les Dj?s et les musiciens reggae. Ces paroles trahissent les idéaux et les convictions originelles des « rudeboys » et des « rebels ».

24C?est sur ce terreau fertile qu?émerge le punk au milieu des années 1970. Son esthétique « pouvait être perçue comme la ?traduction? blanche d?une ethnicité noire » (p. 68). Synthèse des décennies précédentes, le punk entend réinscrire la politique et la critique sociale au c?ur du quotidien urbain en détournant ironiquement les signes et les codes de la culture dominante au travers de ses mots, son style vestimentaire, sa musique binaire, ses danses.

25Fasciné et défenseur de ces nouveaux contestataires, Dick Hebdige oublie la rigueur critique du départ pour tomber dans un argumentaire justificateur. Car au-delà du style lui-même, ce qui semble le captiver, c?est la disparition stabilisée et interprétable du sens, au profit d?un bricolage verbal, vestimentaire, d?une mouvance et d?un détournement permanent des objets et des symboles. À l'instar des productions dadaïstes ou surréalistes, seule la présence immédiate et contextualisée de l'objet construit un sens éphémère et sans lendemain, symbolique de la vacuité d?une société capitaliste sans avenir : le « no future » immortalisé par les Sex Pistols.

26Néanmoins, loin d?être totalement phagocyté par son objet, Hebdige est conscient de ces partis pris et soulève en conclusion une série de réflexions sur les manières de faire de la recherche et sur la pertinence des résultats proposés. Celle qui retient plus particulièrement l'attention est la difficulté du chercheur à parler de pratiques culturelles, de ses efforts pour les légitimer, alors même que leur existence se construit sur une volonté contraire à ce principe. Militant et chasseur de signes, Hebdige assume ainsi que celles-ci puissent ne pas se reconnaître dans le portrait qu?il en dresse et souligne le « risque d?étouffer par notre sollicitude les formes que nous cherchons à élucider » (p. 146).

27En conclusion, ce livre s?avère original et engagé. À ce titre, il a les défauts de ses qualités. Même si parfois la chose paraît entendue d?avance, il pose les jalons des recherches culturelles anglo-saxonnes en réussissant à donner, au travers d?une écriture parfois poétique et littéraire, la mesure signifiante des pratiques des jeunes Britanniques. L?intérêt de sa lecture réside dans son inscription historique mais aussi, par les questions qu?elle pose, dans l'invitation à questionner l'héritage de ces sous-cultures aujourd?hui, à interroger les styles et les formes de contestations qu?elles peuvent prendre à l'heure de la mondialisation et du numérique.

W. ASPRAY, P.E. CERUZZI (eds.), The Internet and American Business, Cambridge MA, MIT Press, 2008, 596 p., 50 US$

28Par Eric DAGIRAL

29L?analyse et l'interprétation des transformations des services en ligne constitue souvent, pour la variété des analystes de l'industrie informatique et internet, un exercice à mi-chemin entre le sport et la futurologie. Du « web 2.0 » au « cloud », nombreux sont les termes et les analyses qui tentent de qualifier le mouvement incessant des modèles de développement du commerce en ligne et plus généralement d?internet. Dans ce contexte, l'ouvrage collectif dirigé par les historiens de l'informatique William Aspray et Paul Ceruzzi est ambitieux à plusieurs égards. D?une part, il entend constituer une somme sur l'essor récent du commerce américain en ligne. D?autre part, il tente d?embrasser plus globalement une quinzaine d?années d?histoire d?Internet, souvent très récente (située entre 2001 et 2006) en se distinguant du tout-venant des analyses et des prévisions entrepreneuriales. Pour ce faire, il revient en cela sur les préceptes méthodologiques élaborés par les auteurs à l'occasion de la création de la revue Annals of the History of Computing en 1979, qui s?imposaient notamment de ne pas relater de faits avant un délai de quinze années. Tout en affirmant la nécessité d?une distance historique, ils laissent entendre que l'intérêt du sujet et l'ampleur des transformations vécues méritent une prise de risques. Ils formulent même l'hypothèse selon laquelle, durant « ces deux dernières décennies, l'histoire de l'informatique a tant accéléré que la règle des Annals paraît étrange aujourd?hui, et a peut-être même perdu son utilité » (p. 557).

30Ce pari fait écho à la tentative de Paul Ceruzzi, dans la réédition, en 2003, de A History of Modern Computing, d?ajouter le chapitre « Internet Time, 1995-2001 » et une conclusion à la hauteur de son histoire de l'informatique. L?ouvrage présenté ici, dont les dix-sept textes ont été composés au cours de l'année 2006, situe la « bulle Internet » de 2001 dans la perspective des nombreuses bulles de l'histoire du commerce américain, depuis le chemin de fer et les réseaux d?électricité. De la même façon, une infrastructure socio-technique a survécu à la crise et sert de support au commerce contemporain. Au-delà des success stories de quelques nouveaux acteurs (Amazon, Google), les travaux envisagent la pluralité des articulations entre nouveaux business models, pratiques en évolution et aspects plus traditionnels des activités commerciales. L?ensemble des chapitres s?organise en sept parties que l'on peut regrouper en quatre ensembles. Placé en exergue de l'ouvrage, le chapitre de P. Ceruzzi constitue un premier ensemble à lui seul. Il détaille l'histoire de la construction technique d?Internet entre 1983 et 1995, soit « avant la commercialisation », dont il propose une synthèse très rigoureuse. Dans un deuxième ensemble, plusieurs chapitres présentent certaines évolutions concourantes de la diffusion et de l'émergence de marchés par Internet (croissance des internautes ; Web et e-mail ; moteurs de recherche et portails ; logiciels), encore structurants aujourd?hui. S?appuyant sur ces prérequis, un troisième ensemble de chapitres présente les débuts délicats du commerce en ligne et la redécouverte de quelques principes « de réalité » économiques, l'ère des Dot-Com, et les défis posés par Internet à l'industrie des médias et à de nombreux autres secteurs et acteurs. Enfin, un dernier ensemble de chapitres discute et tempère les conséquences d?Internet sur des entreprises, et analyse le rôle des communautés dans la création d?informations sur des marchés. Il entre plus particulièrement dans le cas de deux marchés : la musique et la pornographie.

31Il est bien sûr impossible de résumer la richesse des informations réunies en autant de chapitres et quelque 563 pages denses, aussi avons-nous choisi de mettre en avant certaines contributions. Parce qu?ils se concentrent sur la conception et l'essor de services en ligne et des modèles d?affaires, la plupart des auteurs scrutent une période très récente et remontent rarement avant 1994. Pour ce faire, ils peuvent s?appuyer sur le chapitre de P. Ceruzzi qui présente, pour la période 1983-1995, les innovations qui font d?Internet un dispositif suffisamment stable et prometteur pour élargir sa diffusion. Celui-ci synthétise avec précision la construction progressive de l'infrastructure des réseaux (backbones, réseaux locaux et régionaux), du hardware (routeurs, etc.) et du software (protocoles d?échange), ainsi que d?un système politique de gouvernance, sans oublier les conditions de possibilité d?un internet grand public avec la micro-informatique. Ce résumé rigoureux permet à l'ouvrage de se concentrer sur la façon dont Internet va progressivement redessiner, adapter, transformer le commerce américain, tout en étant pris dans des contextes qui lui préexistent. Dans cette perspective, Campbell-Kelly et Schwartz questionnent la place actuelle et à venir des applications accessibles par les navigateurs web à l'aune de l'histoire de l'industrie du logiciel depuis les années 1960. Pour les auteurs, si le PC a tué l'industrie du temps partagé dans les années 1980, on assiste à une remise à jour de certains principes de l'accès en temps partagé dont on peut interroger les effets sur le modèle du PC, tel que le connaissent la majorité des utilisateurs. Plusieurs contributions, comme celle de Kirsch et Goldfarb, tempèrent les conclusions parfois rapides tirées de l'échec des dot-com start-ups, dont 48 % auraient survécu à la crise. Au-delà de la dynamique des succès et des échecs, tous tentent d?isoler les mécanismes qui perdurent et ont contribué à construire le commerce contemporain, et spécifiquement sa part en ligne : réduction des intermédiaires traditionnels, réintermédiation et cyberintermédiaires, etc. En somme, la question qu?ils posent est la suivante : jusqu?à quel point l'innovation technologique donne-t-elle sa forme au commerce américain ? Parmi les innovations émergentes, les auteurs ne sélectionnent pas uniquement celles qui accompagnent de nouveaux modèles de création de valeur. Ils prêtent également attention aux transformations induites dans les manières de travailler (Yost, Cortada), dans les secteurs des médias, du voyage ou de la médecine à distance par exemple. À ce point, on peut penser qu?il s?agit là de généralités désormais très largement partagées des travaux s?intéressant à Internet. L?intérêt de l'ouvrage réside bien plutôt dans la façon dont cette histoire est relatée et problématisée, en privilégiant certaines thématiques (nouveauté et ancienneté, remise en cause des modèles existants et compétition, communautés) qui permettent de décloisonner les analyses menées en économie, gestion et sociologie. Surtout, ces mises en relation disciplinaires se font toujours en traitant la question technique avec rigueur : moteurs de recherche, outils collaboratifs, évolution des protocoles d?échange, des accès et de leurs coûts, etc., figurent en bonne place au fil des chapitres. À côté des perspectives des concepteurs de services et de leurs usagers, les contributions dessinent donc un contexte sociotechnique d?une grande ampleur, qui dépasse la seule histoire commerciale.

32Ceci contribue à faire de cet ouvrage un travail plutôt original dans son agencement. Ni reader ou handbook, ni ouvrage de contributions proprement novatrices, c?est en situant les papiers les uns par rapport aux autres que se dessine un panorama fin et nuancé de l'histoire de l'Internet commercial américain. Quelques chapitres s?y distinguent certes, tels celui de Cronin, « Eros Unbound », qui explore l'histoire de la pornographie. À partir d?une analyse des transformations de sa domestication, il propose une analyse de la construction du marché de la pornographie en ligne et des transformations de cette industrie face à Internet. Parallèlement, cette originalité de l'ouvrage s?accompagne de plusieurs limites. D?abord, les points de vue adoptés par les auteurs délaissent quantité de travaux, qui ne sont discutés qu?implicitement (particulièrement sur l'histoire d?Internet), et privilégient bien souvent des références journalistiques spécialisées. Seconde limite, l'histoire mise en scène se réduit aux seuls États-Unis. Si l'histoire pré-commerciale d?Internet peut légitimement s?orienter ainsi, cela semble beaucoup plus discutable au fil du temps, voire très problématique pour certains domaines d?activités, tels que la presse en ligne par exemple. Au final, l'ouvrage constitue néanmoins une stimulante invitation à reparcourir l'histoire technique, commerciale et sociale d?Internet, qui légitime en partie ? lorsqu?il ne se prête pas au jeu des prévisionnistes ? le projet risqué des auteurs, de sortir de leur ancienne réserve axiologique et méthodologique.

Jonathan Gray, Cornel Sandvoss et C. Lee Harrington (eds.), Fandom. Identities and Communities in a Mediated World, New York, New York University Press, 2007, 25 $

33par Sébastien FRANÇOIS

34Ce numéro consacré aux fans ne pouvait manquer de signaler Fandom, une collection d?articles inédits parue en 2007. Avec ses vingt-cinq contributions ? dont certaines sont redevables à quelques grands noms des fan studies comme Roberta Pearson ou Matt Hills ?, elle constitue une somme de recherches et de réflexions parmi les plus ambitieuses de ces dernières années dans ce domaine. Placée sous le patronage de Henry Jenkins qui signe la postface, l'entreprise assume classiquement l'héritage de ce « père fondateur », mais se pose aussi comme le point de départ d?un renouvellement et surtout d?un élargissement des problématiques.

35Les trois coordonnateurs du livre rappellent en introduction qu?ils sont les héritiers de deux générations de chercheurs. La première a fait des fans un objet de recherche légitime et pertinent pour les sciences sociales ? ce qui, en termes durkheimiens, pourrait se résumer comme le transfert des fans du « pathologique » vers le « normal » ? grâce à une approche plus ethnographique, directement issue des cultural studies. La seconde vague, inspirée notamment par la sociologie bourdieusienne, a mis en avant la reproduction des hiérarchies culturelles au sein même des subcultures de fans, minimisant le pouvoir émancipateur des activités de fans. Tenant compte de ces acquis, l'ouvrage souhaite inaugurer un troisième mouvement qui prendrait acte des transformations récentes des phénomènes « fans » suite à l'arrivée d?Internet ou à la globalisation, ou encore du fait qu?il est aujourd?hui beaucoup plus acceptable, voire valorisant, d?afficher ses goûts, tel un George Bush révélant la sélection musicale de son iPod, un Nicolas Sarkozy affichant ses passions pour Johnny Hallyday ou le Tour de France, ou au regard des sites de réseaux sociaux qui s?empressent de nous les demander.

36Face à ces changements, il convient selon les auteurs d?adapter les fan studies à la nouvelle « modernité ». Mais il s?agit avant tout de jeter des ponts entre les fandoms, c?est-à-dire entre les différents objets d?attachement des fans, jusque-là si souvent saisis isolément (comme le sport et les médias par exemple) et d?accéder à des préoccupations qui dépassent les fan et les media studies, à l'image en particulier de la recherche des raisons de l'engagement. Dans cette perspective finalement plus claire et plus ciblée, l'ouvrage défend six voies de recherche correspondant aux différents chapitres, eux-mêmes composés de quatre à cinq articles chacun. Parfois inégales théoriquement ou empiriquement parlant, les contributions proposent néanmoins une réelle immersion dans les études de fans contemporaines. Force est de constater que les six chantiers ouverts ici s?emploient tous à ce décloisonnement de l'activité des fans et par là même des fan studies. On regrettera simplement que l'articulation entre ces questionnements n?aient pas été suffisamment pensée, ce qui conduit à une relative impression de déséquilibre.

37Le premier et le sixième chapitre sont ainsi assez indépendants. Le premier chapitre paraît revenir au programme originel des cultural studies en abordant les objets appréciés par les fans comme des textes, ce qui semble faire ressurgir le lecteur hyper-compétent et non contextualisé de John Fiske. Mais les articles présentent en vérité une version plus instable, car plus négociée, des « fan texts ». En raison de leurs divers horizons d?attente, de leur identité de genre ou de leur conception variable du droit d?auteur, les fans portent toujours des jugements construits et situés sur les objets qui les passionnent, intégrant notamment la coexistence d?autres fans. Un des articles le montre bien avec la création de mythes autour de la chanteuse Yoko Ono, via les échanges entre fans des Beatles sur Internet. C?est donc l'occasion de réintroduire l'idée de valeur esthétique dans ce champ de recherche, loin de tout essentialisme et des craintes qui avaient poussé les cultural studies à écarter cette question : tout ne se vaut pas pour les fans, même à l'intérieur de leur fandom.

38Dans la dernière section, c?est la conflictualité au sein des univers de fans qui est au c?ur des études. Il s?agit là d?un juste retour de l'attention initiale des cultural studies pour les rapports de force, tandis que les premiers travaux sur les fans avaient préféré insister sur le consensus, voire l'unité des « communautés » de fans. Or, à l'aide notamment du concept utile d?« anti-fan », on comprend comment certains attachements se constituent par opposition à d?autres, à l'image des rivalités entre certains clubs de football. De même, les différentes études de cas montrent qu?à partir d?un même objet médiatique peuvent exister plusieurs fandoms, quand l'engouement ne naît pas du rejet, comme face à la célébrité de Paris Hilton par exemple.

39Entre ces deux voies distinctes, les quatre chapitres centraux sont marqués par une plus grande unité et l'extension des phénomènes fans prend réellement corps grâce à des changements successifs de focale. De cette façon, dans le deuxième chapitre, l'analyse s?ouvre à la culture cultivée et découvre des « fans » de politique à la télévision, de Bach, Shakespeare ou encore de Tchekhov, quoique les individus concernés soient sans doute amenés à refuser l'appellation. L?intérêt est alors de montrer la place de l'émotion et du plaisir dans des attachements que l'on imagine a priori plus rationnels et réflexifs, et surtout d?abattre ce type de fausse frontière.

40Dans les chapitres 3 et 4, les auteurs jouent sur la dimension géographique. Une première série d?articles s?attache d?abord à des engouements locaux, au travers du catch amateur né dans les « jardins privés » (backyards) ou de la visite de fans sur les lieux de tournage de leur série télévisée favorite. Ensuite, les contributions explorent des fandoms plus globalisés, avec entre autres les cinémas bollywoodien ou asiatique, au sein de leurs pays d?origine. Grâce à ces éclairages, non seulement les phénomènes fans ne se limitent plus enfin aux seules sociétés occidentales, mais chacun de ces contextes invite à discuter la pertinence et la portée des catégories habituellement employées par les chercheurs des fans studies. Une limite atténue néanmoins l'ensemble parfois, à savoir la surestimation des dimensions symboliques de l'attachement, les voyages de fans devenant parfois « pèlerinages », tout comme l'adjectif « culte » avait été et est encore souvent importé sans précautions de l'univers religieux vers les fan studies.

41Le cinquième chapitre révèle alors la diversité des enjeux liés aux fans en les envisageant successivement sous un angle historique, économique et juridique. En soulignant que les amateurs de concert du XIXe siècle préfiguraient les fans d?aujourd?hui sans en être pourtant les équivalents, ou en montrant que la dimension de performance est essentielle pour comprendre les fans de jeux vidéo, les auteurs rappellent que les engouements recouvrent des pratiques culturelles qui sont toujours historiquement et socialement situées. Un des articles s?interroge justement sur les différentes méthodes ? et leurs présupposés ? qui permettent d?exploiter les goûts des consommateurs pour aiguiller les futurs acheteurs, comme sur les sites de musique en ligne. Cette étude complète bien le tableau en montrant que nos attachements sont aujourd?hui devenus des enjeux commerciaux.

42Il tiendrait de la gageure de vouloir résumer ici toutes les contributions, mais cet aperçu révèle déjà à quel point Fandom redessine les contours du champ de recherche en l'élargissant. Si Jenkins regrette au final que certains chercheurs éprouvent encore le besoin de justifier leurs sujets d?intérêt, il mesure toutefois le chemin parcouru et reconnaît la pertinence de ces problématiques renouvelées.

43En dépit de son léger manque de cohérence, la réussite globale de l'ouvrage fait écho à la récente volonté d?institutionnalisation des fan studies. Pensons à la naissance de la revue spécialisée Transformative Works and Cultures? [9] ou à la création d?une International Association of Audience and Fan Studies? [10]. À l'heure où la technologie donne de plus en plus de moyens pour afficher ses passions, l'étude des fans semble donc plus que jamais pertinente, d?autant qu?elle dispose dorénavant d?outils conceptuels et empiriques adaptés pour se saisir de questionnements sociologiques plus généraux.

Notes

  • [1]
    MEAD G.H. (2006), L?esprit, le soi et la société (trad. fr. Daniel Cefaï et Louis Quéré), Paris, PUF, coll. « Le Lien social ». Nous nous permettons de renvoyer à notre recension de cet ouvrage disponible sur le site www. melissa. ens-cachan. fr.
  • [2]
    Deroche-Gurcel L. et Watier P. (éds) (2002), La Sociologie de Georg Simmel (1908). Éléments actuels de modélisation sociale, Paris, PUF, coll. « Sociologies ».
  • [3]
    Le lecteur français pourra éventuellement regretter que les publications françaises ne soient pas prises en compte par Joas dans cette revue de littérature, mais il trouvera dans l'introduction par D. Cefaï et L. Quéré à L?esprit, le soi et la société (p. 3-90), de quoi pallier ce manque.
  • [4]
    Cf. CHAPOULIE J.-M. (2001), La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Le Seuil.
  • [5]
    Cf. HALBWACHS M. (1994), Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel.
  • [6]
    JOAS, H. (1999), La créativité de l'agir (trad. fr. Pierre Rusch), Paris, Le Cerf, coll. « Passages ».
  • [7]
    JOAS H. (2000), The Genesis of Values, Chicago, University of Chicago Press.
  • [8]
    Cf. CLAVERIE E. (1998), « La naissance d?une forme politique : l'Affaire du Chevalier de La Barre », in Roussin Ph. (éd.), Critique et Affaires de blasphème à l'Epoque des Lumières, Paris, Honoré Champion, p. 185-260 ; CLAVERIE E. (1994), « Procès, Affaire, Cause, Voltaire et l'innovation critique », Politix, n° 26.
  • [9]
  • [10]
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