Réseaux 2008/1 n° 147

Couverture de RES_147

Article de revue

Notes de lecture

Pages 259 à 276

Notes

  • [1]
    Les auteurs sont : Philippe Le Guern, Jean-Baptiste Legavre, Pascal Froissart, Dominique Carré, Geneviève Lallich-Boidin, Roger Bautier, Élisabeth Cazenave, Guy Lochard, Jean-Caude Soulages, Damon Mayaffre, Jean-Pierre Esquenazi, Stéphane Olivesi, Emmanuel Pedler, Jacques Le Bohec, Bernard Miège, Isabelle Pailliart, Hélène Cardy.
  • [2]
    Voir, par exemple : Luc Bonneville, Sylvie Grosjean et Martine Lagacé, Introduction aux méthodes de recherche en communication, Montréal, Gaëtan Morin, 2007.
  • [3]
    Becker, Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002. (Coll. « Guides Repères »).
  • [4]
    Voir, par exemple : Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1996 [1938] ou Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique - L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991 / Le raisonnement sociologique, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [5]
    Quelles soient conscientisées ou non par les rappeurs : cf. la notion de « tradition latente » proposée par J-L. Fabiani et dont l’auteur s’inspire.
English version

Introduction à la recherche en SIC De Stéphane OLIVESI (dir.)[1] Par Hélène BOURDELOIE

1Dirigé par Stéphane Olivesi, chercheur en sciences de l’information et de la communication (SIC), cet ouvrage complète un précédent volume, intitulé Sciences de l’information et de la communication - Objets, savoirs, discipline. Si cet ouvrage visait à mieux faire connaître les SIC, Introduction à la recherche en SIC a pour objectif de guider l’apprenti chercheur en sciences sociales dans la construction de son objet d’étude. Du reste, ce deuxième volume s’inscrit dans la tendance actuelle de production d’ouvrages méthodologiques consacrés à la discipline [2], concourant dès lors à asseoir sa place dans le champ scientifique. A la lecture de l’ouvrage, il ressort ainsi que malgré l’hétéronomie qui la caractérise et le déficit de reconnaissance dont elle souffre, cette dernière n’a plus à douter de sa légitimité scientifique. Le livre de Stéphane Olivesi montre en effet que les SIC, malgré l’utilisation de méthodes relevant plus généralement des sciences humaines et sociales (SHS), reposent sur des objets bien définis, apportant à la discipline une spécificité propre.

2Cet ouvrage méthodologique réunit tous les outils nécessaires à la construction d’une recherche scientifique digne de ce nom. Comprenant au total quinze contributions écrites par dix-sept chercheurs en sciences de l’information et de la communication pour la plupart, le manuel, divisé en trois parties, prodigue de nombreux conseils sur les plans pratique, méthodologique, théorique et épistémologique.

3Dédiée aux techniques d’enquête terrain, la première partie, qui rassemble la majorité des contributions, se donne pour objectif « de familiariser le chercheur débutant avec différents outils méthodologiques, utilisés plus ou moins fréquemment » (p. 7). Ce livre a cependant l’ambition de se démarquer de la littérature traditionnelle sur le sujet, car il met l’accent sur certaines dimensions qui échappent généralement à la littérature méthodologique. Son originalité tient aussi à la pluralité des techniques d’enquête et des méthodes présentées qui « reflètent la diversité des types d’investigation susceptibles d’être menées en SIC » (p. 8). Cette particularité permettant à la discipline d’aborder les objets de façon transversale est certainement un de ses atouts, mais également un handicap puisque : « (…) c’est aussi un de [ses] périls (…) que de générer des études glissant sur [ses] objets sans parvenir à avoir prise sur celui-ci par manque de méthode (affirmée) et de discipline (structurante) » (p. 8), précise-t-on dans l’introduction.

4Les premiers articles de Philippe Le Guern et de Jean-Baptiste Legavre étudient les techniques classiques d’entretien en insistant sur des points précis (la prise de contact, le choix du terrain, le guide d’entretien, etc.) et en livrant quelques « ficelles » [3]. On y trouve donc des informations connues mais aussi d’autres couramment ignorées parce que peut-être injustement considérées comme allant de soi. Ensuite, l’article de Pascal Froissart offre une approche inédite en réhabilitant l’approche quantitative, a priori délaissée par les SIC contrairement à d’autres disciplines comme la gestion ou la sociologie. Il dispense ici de précieux conseils pour mener à bien la conduite de l’enquête quantitative tels que le nombre d’individus à sélectionner ou encore l’application du questionnaire. S’agissant du traitement des données, l’auteur délivre de vrais « tuyaux » sur la manière de construire un tableau, de recoder un échantillon ou de faire usage d’un graphique, tout en prévenant le jeune chercheur du piège de l’« ivresse technique » (p. 72), un « travers » pointé d’ailleurs par plusieurs auteurs de l’ouvrage.

5La contribution de Dominique Carré engage une réflexion pertinente d’un tout autre registre puisque l’auteur se propose d’identifier les limites et les avantages des données de seconde main, c’est-à-dire celles « qui existent déjà et qui ont été recueillies par quelqu’un d’autre [que le chercheur] et à d’autres fins » (Bonneville et al., 2007, p. 51, cité par Carré, p. 78). En dépit du peu de considération accordé à ce type de données par les sciences humaines et sociales, Dominique Carré entreprend de les revaloriser à l’aune d’objets spécifiques. Il prend pour exemple le cas de la réutilisation de certaines données quantitatives comme celles des sondages ou celles de l’enquête sur les Pratiques culturelles des Français, en démontrant tout l’intérêt de leur exploitation. Cependant, précise l’auteur, les données ré-exploitées doivent être maniées avec précaution car pour les traiter, il faut des « prérequis en matière de méthodologie » et savoir lire « avec discernement » (p. 82).

6Les contributions qui suivent traitent de l’effet des techniques numériques sur la recherche documentaire. Geneviève Lallich-Boidin examine différentes méthodes de traitement de l’information, tandis que Roger Bautier et Élisabeth Cazenave font état de quelques « points de méthode » que le chercheur doit considérer s’il veut analyser l’histoire de la communication. Par la suite, l’article de Guy Lochard et de Jean-Claude Soulages montre que la sémiologie développe un point de vue spécifique sur les phénomènes communicationnels et nécessite donc des outils d’analyse ad hoc.

7Dans un autre champ d’étude, le texte de Damon Mayaffre fait l’examen de tous les bienfaits de la logométrie, définie par l’auteur comme une « méthode d’analyse des textes, assistée par ordinateur, qui permet de décrire qualitativement et quantitativement le contenu linguistique d’un corpus » (p. 154). Elle s’avère efficace pour l’analyse de corpus volumineux et la conduite d’une démarche déductive, laquelle demeure propice à la reformulation d’hypothèses « plus sûres et (…) plus originales » (p. 174). Toutefois, remarque Damon Mayaffre, les qualités de cette méthode ne peuvent s’abstenir de l’intervention humaine, c’est-à-dire de la nécessité pour le chercheur de revenir lui-même sur le texte afin de parfaire son analyse.

8Enfin, Jean-Pierre Esquenazi s’attache à expliquer la démarche qu’engage une sociologie de l’énonciation, champ d’étude qui doit être complété par une sociologie de l’interprétation si l’on veut saisir le sens reçu des énoncés fabriqués. Mais malgré l’intérêt que présente sa démonstration, on aurait aimé qu’il la rende davantage opérative.

9La deuxième partie du volume invite le chercheur à opérer une distance avec le terrain en procédant à un travail de réflexivité en amont. Ce second volet de l’ouvrage s’avère certes moins accessible que le premier, mais absolument essentiel parce qu’il a l’avantage de traiter de questions épistémologiques habituellement abordées par des ouvrages parfois ardus [4] pour le chercheur débutant. En effet, la plupart des manuels de méthode se limitent souvent aux dimensions techniques de recherche, alors qu’ils devraient davantage se pencher sur les aspects épistémologiques, seuls à même d’assurer la scientificité de la démarche. En ce sens, Introduction à la recherche en SIC est un ouvrage complet.

10Cette seconde partie s’ouvre avec un texte de Jean-Claude Soulages et de Stéphane Olivesi où ils interrogent la question du langage, « point aveugle » des SIC. Pour sa part, le texte de Stéphane Olivesi sur « le travail du concept » (p. 221) remet en cause la fausse opposition entre théorie et terrain, dans la mesure où un travail d’« abstraction » s’impose pour saisir ce que l’on observe. Recourir aux concepts, c’est donc, selon cet auteur, « conquérir contre le flou du langage ordinaire la rigueur nécessaire au raisonnement scientifique » (p. 235). A la suite d’Emile Durkheim (Les règles de la méthode sociologique), Stéphane Olivesi rappelle que l’utilisation de prénotions pollue le travail scientifique. Il y ajoute une autre règle qui consiste à traiter le concept « en nominaliste » (p. 239) car il n’est pas universel, ne se comprenant que dans un certain contexte. L’article d’Emmanuel Pedler complète cette réflexion en proposant différentes ressources pour raisonner scientifiquement et en appelant à manier habilement les concepts et les traditions scientifiques mobilisés dans la recherche pour construire son terrain.

11Enfin, Jacques Le Bohec conclut cette partie en s’attardant sur le travail d’objectivation. Revisitant quelques règles élémentaires et constitutives de l’activité de recherche (comme, par exemple, son caractère autonome ou son objectif de faire progresser la connaissance), l’auteur recense également une série de dispositions dans lesquelles doit se mettre le chercheur : « être méfiant envers le sens commun vulgaire ou savant », « bannir tout rapport normatif à l’objet » (p. 272), etc. Ainsi, ce texte incontournable expose une somme de règles à observer pour se conformer à la pratique scientifique.

12Enfin, intitulée « repères pratiques », la troisième partie présente quelques stratégies à adopter pour conduire sa recherche et la capitaliser en vue d’une carrière d’enseignant-chercheur. Bernard Miège et Isabelle Pailliart s’intéressent à toutes les étapes au fondement d’une recherche. Considérant en premier lieu les phases qui précèdent l’élaboration de la problématique, les auteurs se penchent en second lieu sur la mise en œuvre du dispositif de recherche, depuis l’élaboration des hypothèses jusqu’à la phase de soutenance de thèse.

13Consacré au cadre institutionnel relatif aux SIC, le dernier texte, rédigé par Hélène Cardy, s’inscrit un peu en marge de l’ensemble des productions de l’ouvrage. Il n’en reste pas moins extrêmement utile parce qu’il répond aux nombreuses questions que se pose tout jeune chercheur souhaitant embrasser une carrière universitaire. Ce texte a indubitablement le mérite de faire état de données très concrètes sur le fonctionnement institutionnel de la recherche en SIC, en France.

14En fin de compte, du fait de leur contenu pragmatique, il conviendrait de lire ces deux derniers textes en priorité. Au demeurant, Introduction à la recherche en SIC ne doit pas se parcourir de façon strictement linéaire car si sa construction paraît cohérente sur un plan de la structure de l’ouvrage, elle l’est moins pour le chercheur apprenti. On pourra donc conseiller au lecteur de commencer ce manuel plutôt par la fin. En débuter la lecture par la dernière partie permettra effectivement au jeune chercheur une entrée plus facile en la matière. Ensuite, poursuivre la lecture par la seconde partie l’éclairera sur le plan théorique avant d’entreprendre l’enquête de terrain. Les articles de la première partie se liront, quant à eux, en fonction de l’objet de recherche.

15A l’issue de la lecture de ce volume, le chercheur encore hésitant sur sa carrière devrait savoir déterminer son choix.

16Dans l’ensemble, chaque contribution de l’ouvrage s’avère pertinente puisque toutes les méthodes et les repères pratiques liés à la communication et à l’information semblent avoir été abordés, sans jamais se recouper. De ce point de vue, le manuel est incontestablement réussi. On regrettera en revanche le style d’écriture ésotérique d’une grande partie des textes d’autant qu’à plusieurs reprises, des termes restent exempts de toute explication. La compréhension du livre en pâtit, alors que celui-ci est publié dans la collection « Communication en plus » qui, comme l’avance Hélène Cardy, « propose des ouvrages de vulgarisation qui s’adressent à un (plus) large public » (p. 318). Cet objectif semble malheureusement parfois faire défaut puisque la parfaite appropriation de certains textes ne paraît possible que pour les initiés. En dépit de cet inconvénient sur la forme, la force de l’ouvrage réside dans la réunion, en un seul volume, tant d’indications sur les techniques et méthodes de recherches que de réflexions épistémologiques. En ce sens, Introduction à la recherche en SIC – qui a pour qualité de traiter de questions scientifiques qui ne se rapportent pas uniquement à cette discipline – constitue assurément un vade-mecum pour tout chercheur en SHS qui veut acquérir un raisonnement rigoureux, mettre en pratique les conseils dispensés dans l’ouvrage, mais aussi conforter ses choix professionnels. La fin du manuel est effectivement là pour rappeler à tout étudiant désirant s’engager dans le métier d’enseignant-chercheur qu’il doit également considérer un ensemble de facteurs ne relevant pas de la science proprement dite.

17Stéphane Olivesi (dir.), Introduction à la recherche en SIC, PUG, Grenoble, coll. « Communication en plus », 2007.

Voix du rap, essai de sociologie de l’action musicale D’Anthony PECQUEUX Par Clément COMBES

18A l’occasion de cet ouvrage sur le rap issu de sa thèse, Anthony Pecqueux manifeste la volonté de prendre ses distance vis-à-vis du prisme, généralement adopté, des quartiers « sensibles », des situations de précarité socio-économiques, de l’immigration etc. Il lui préfère une analyse du rap comme pratique sociale et artistique prenant largement place dans l’espace public. Attentif aux pratiques effectives et reprenant à son compte une considération éthnométhodologique, il s’intéresse à ce qui dans le rap est heard-but-unnoticed afin d’apprécier la relation rappeur/auditeur. Inspiré également de conceptions pragmatique et expressiviste du langage, il livre une description originale de cette relation, médiée par le disque, à partir de l’étude de la voix et des paroles proférées par le rappeur. Partant d’un corpus discographique, A. Pecqueux scrute ainsi les situations sociales engendrées par l’écoute de disques de rap français et déploie ainsi une sociologie de l’action musicale occupée à clarifier les questions de violence, d’immoralité et de défaut d’engagement politique régulièrement soulevées à son propos.

19Il commence par montrer combien cet objet demeure délicat à aborder, tant il est fréquemment sujet à ce qu’il nomme, à la suite de Grignon et Passeron, l’« oscillation populo-misérabiliste » dès lors que le rap passe sous l’examen des sciences sociales. Il récuse ensuite une définition courante de cette pratique réduite à du texte et évacuant du même coup sa dimension chansonnière. Or la valeur argumentative octroyée au texte a peu de portée heuristique lorsqu’elle est appliquée au rap. En tant que matière sonore, la parole rappée à l’instar de celle chantée est qualifiée d’infra-argumentative, autrement dit à envisager comme un « tout propositionnel ». De même, est mis en exergue l’héritage de la chanson française au vu des nombreuses intertextualités : références, citations plus ou moins revisitées de Brel, Brassens ou Renaud, actualisations de la « Lettre au Président » initiée en son temps par Boris Vian. Mais ces éléments demeurent cependant relatifs à la dimension textuelle et n’interrogent pas la performance vocale. A cet effet, l’auteur élabore ce qu’il nomme « interénonciativité », i.e. l’examen de correspondances entre différents énoncés. A partir d’une analyse approfondie de l’interprétation langagière et de l’économie articulatoire du chanteur – en un mot son flow –, il montre que chanson et rap français tiennent tout deux d’un genre commun. A fortiori, à rebours d’une idée dominante le reliant à une histoire nord-américaine, le rap français trouve selon lui des ascendances notables chez les chansonniers français à tendance réaliste. Ellipses syllabiques, élocutions proches d’un langage parlé, nonchalance, tutoiement etc. sont autant d’indices d’une énonciation de type « réaliste » qui permet de considérer des groupes tels que « I AM », « NTM », la « Fonky Family » etc. dans la lignée de Bruant, Fréhel ou Arletty... [5] Apparaît ainsi en filigrane une volonté de l’auteur de dépassionner un débat menant fréquemment à la dénonciation. Or, face à l’hostilité de fait d’une partie des français vis-à-vis du rap, un tel constat aura des implications concrètes évidentes : penser une filiation du rap français avec une tradition populaire aujourd’hui consacrée (de Bruant à Renaud, en passant par Brassens) permet de reconsidérer la vision d’une pratique cloisonnée, inhérente à un groupe spécifique (les « jeunes de banlieue »), récusant d’autant plus les référents culturels français qu’elle s’originerait hors de nos frontières.

20Poursuivant, A. Pecqueux oriente son examen sur la relation rappeur/auditeur qu’engage la voix proférée de l’un, adressée à l’autre. En tant que posture d’interprétation originale, l’indifférenciation des rôles d’auteur, interprète et protagoniste de la chanson (« le rappeur est toujours le référent auquel renvoient les occurrences de “je” » : p. 73) préside à une relation à son tour originale entre eux. L’expression performative « J’te rappe » manifeste le ferment communicationnel impliqué dans le rap : la parole « authentique » qu’un rappeur adresse à un auditeur, bien présent derrière son poste. Le premier engage ici son identité (de rappeur) et, dès lors, la responsabilité morale de ce qu’il déclare ; le second, loin d’être un témoin passif et assidu, procède de modes de présence différenciés à la chanson : entre oreille focale et oreille subsidiaire (p. 93), écoute attentive et audition latérale, il se fait juge et interprète de ce qui lui est donné à entendre. Un ensemble de procédés (flow « analogique », ambiguïté morale, interpellations et autres saillies énonciatives) est d’ailleurs élaboré par le rappeur afin d’encourager une participation active de l’auditeur. Conjuguée à l’injonction éthique faite par la « prosopopée » (p. 150) qui cadre leurs responsabilités réciproques, la relation du rappeur et de l’auditeur jusqu’alors dialogique tend à devenir « dialogale ». A. Pecqueux pressent ici l’importance pour le rappeur de rééquilibrer la relation à l’origine asymétrique entre l’auditeur et lui. Dans un affrontement suivant la logique d’un « Nous » contre « Eux », l’objectif sera de susciter son ralliement afin de « gagner en efficace ». La chanson rap est ainsi le terrain d’un « Nous en cours de formation », potentiel « sujet social » dont le rappeur tend à la limite à n’être plus qu’un porte-plume – un représentant de la rue, des siens et de tous ceux qui partagent la même expérience sociale – et l’auditeur un éventuel co-énonciateur. Se déploie alors un régime ambivalent d’amour/haine, entre Nous et Eux (l’Etat, la police, les bourgeois...), dans lequel prévaut l’ambiguïté entre saillies violentes, amorales contre Eux et énoncés moralistes, attachement et rejet du quartier d’origine, compassion envers ses membres immoraux… Partant, l’auteur ne peut que constater la labilité morale à l’œuvre dans la pratique du rap : « il s’agit donc d’une éthique réaliste de la voix : non idéalisée, qui menace toujours de déborder hors de l’éthique vers des prononciations de haines, jamais loin de celles d’amours ; vers un immoralisme, jamais loin des marques de compassion » (p. 196).

21Nuancé quant à la portée éthique de la voix rappée, A. Pecqueux pousse la réflexion jusqu’à la dimension politique, souvent déniée à cette dernière. Ecartant rapidement l’acception politicienne du terme, laquelle est à quelques rares exceptions près largement ignorée des rappeurs, l’auteur accorde cependant au rap une portée politique, entendue comme « pratiques politiques incarnées » : i.e. catégorie « d’actions élémentaires en dehors des manières institutionnelles de faire de la politique, […] de pratiques ordinaires s’ancrant dans la vie de tous les jours » (p. 219-220). Pour autant, toute relation politique requiert un référent neutre et consensuel qu’incarne, selon A. Pecqueux, la communication. Sorte de principe supérieur commun (pour paraphraser Boltanski et Thévenot) de la voix rappée, celle-ci, et plus généralement l’« institution du langage », lui confère une telle dimension. Le rappeur apparaît ainsi comme promoteur du langage, moins pour le contenu même qu’il peut véhiculer – un programme politique par exemple – qu’en tant qu’institution de sens – l’activité langagière elle-même comme principe. A ce titre, on comprend l’insistance des rappeurs à thématiser le langage dans leurs chansons : la prise de parole devient ainsi, de fait, prise de position ; le langage est donné comme un bien commun qu’il faut utiliser et conserver ne serait-ce que pour avoir enfin la possibilité de s’auto-(re)définir. On saisit également l’importance des propos phatiques proférés (« institution phatique du langage ») : ces derniers forment la trame des liens inter-personnels, les conditions premières d’un être-ensemble et, en définitive, une « certaine idéalité du lien politique ». La mise en exergue de cette « pathétique politique » fondée sur le langage rejoint finalement la conception gramscienne en terme d’hégémonie : réapprendre à utiliser le langage, même le plus élémentaire, c’est « agir sur le quotidien pour changer les comportements, les attitudes ; pour combattre ce qui est vécu comme une domination culturelle au quotidien » (p. 238).

22En définitive, l’étude de la voix offre d’aborder le rap davantage en tant qu’activité artistique à part entière que comme pratique indissociable du « problème des banlieues ». Ce décalage que A. Pecqueux crée ainsi vis-à-vis de ce dernier angle social lui permet d’envisager son objet complexe (particulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer les questions d’éthique et de violence dans le rap), sur la principale base de ce que le rap offre à entendre : une voix proférée, adressée à l’auditeur et soutenue par une instrumentation. Nul doute alors que la perspective ne donne lieu à un propos original.

23Anthony Pecqueux, Voix du rap, essai de sociologie de l’action musicale, Paris, L’Harmattan, 2007.

Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973) De Josette UEBERSCHLAG Par Jean-Luc METZGER

24 La question de l’inscription des dispositifs techniques dans les pratiques pédagogiques des enseignants revient cycliquement et l’on pourrait reconstituer la liste des tentatives sinon totalement abandonnées, tout au moins « enlisées » après quelques expérimentations réussies. Depuis les émissions radiophoniques jusqu’aux ordinateurs portables, en passant par la télévision « éducative », nombreuses sont les initiatives, impulsées ou relayées par les institutions, visant à profiter de nouveaux supports pour amener les professionnels de l’enseignement à mettre en œuvre une pédagogie différente. Mais qui se souvient encore de l’utilisation, en classe, de projection de films pour faire découvrir aux enfants de l’école primaire une autre manière d’apprendre, de découvrir par soi-même ?

25Le livre de Josette Ueberschlag nous offre une occasion de revenir sur cette entreprise, au travers de l’analyse détaillée de la vie de Jean Brérault, instituteur français d’origine modeste, qui œuvra toute sa vie pour promouvoir le film d’enseignement, c’est-à-dire un ensemble de créations cinématographiques spécifiquement dédiées à l’apprentissage de notions et de catégories scolaires.

26Composé de deux parties, cet ouvrage présente tout d’abord la vie et l’œuvre de ce pionnier des technologies éducatives que fut Jean Brérault, puis examine plusieurs questions propres à la pédagogie et à la didactique (spécificité du film d’enseignement, pour ou contre la sonorisation du cinéma d’enseignement, format requis pour un usage scolaire). Autant la seconde partie contient des éléments de description et de discussion, propres aux sciences de l’éducation, autant la première constitue une analyse fine des interactions complexes et dynamiques entre origines sociales et projet professionnel, entre trajectoire individuelle et opportunités institutionnelles, sans oublier l’influence structurante des idéologies dominantes et des événements politiques majeurs.

27Car, si Jean Brérault a voulu promouvoir le cinéma dans une visée scolaire, au point de devenir lui-même réalisateur, ce n’est pas par amour pour la technique, ni parce qu’il aurait été enrôlé par acteurs réseaux stratèges, mais, comme le détaille précisément Josette Ueberschlag, pour aider les enfants du peuple à s’approprier des connaissances difficilement accessibles pour eux. Par exemple, pour expliquer le phénomène des marées – et plus généralement les notions de géographie – à de jeunes intelligences qui n’ont jamais vu la mer, jamais visualisé le mouvement des vagues, ou qui ne connaissent des différentes formes de relief que des schémas ou des photographies, quelle meilleure introduction que de leur en montrer une représentation filmée, mais filmée spécialement dans la perspective de leur permettre de déduire par eux-mêmes les mécanismes sous-jacents ?

28On retrouve donc, au fondement de ce que l’on pourrait appeler une vocation, la volonté de compenser des inégalités sociales, grâce à l’école publique. Rappelons, en effet, qu’avant d’être une machine à sélectionner, à amplifier des différences initiales, avant de permettre aux stratégies distinctives des familles de s’exprimer de façon subtile, l’école, notamment primaire, a eu pour objectif d’émanciper les populations des dogmes hérités, d’accroître les chances que des enfants d’origine modeste accèdent à une riche palette de connaissances et, partant, se hissent dans les hiérarchies sociales.

29C’est donc au sein de cette mission globale qu’il faut replacer l’œuvre de J. Brérault. L’idée de recourir à des projections de film d’enseignement en classe, dans la pratique quotidienne du « métier d’élève », correspond à l’intention de mobiliser des avancées technologiques pour réduire une partie des inégalités implicites de savoir, découlant de pratiques culturelles distinctives, elles-mêmes reflet des hiérarchies sociales. Pour le dire autrement, ce qui prévalait dans la démarche de cet « innovateur », fils et petit-fils de cheminot, ce n’était pas la volonté de faire entrer le cinéma à l’école comme une fin en soi, mais la volonté de réduire l’inégale distribution des capitaux et ainsi de réintroduire un peu de justice.

30Pour le montrer, Josette Ueberschlag nous rend familière l’existence de J. Brérault, nous fait entrevoir les conditions de vie et de travail qui prévalaient dans les premières décennies du XXe siècle. Tout est ainsi examiné, depuis le contexte familial, social et géographique de sa prime enfance – du pays bourbonnais au Paris ouvrier du début du siècle –, jusqu’à son poste de directeur de la cinémathèque du ministère de la Coopération, en passant par son cursus scolaire brillant, mais interrompu par la Grande guerre, ses différents postes d’instituteur en région parisienne et son détachement dans une entreprise de production cinématographique. Chaque étape peut alors être vue comme un moment dans un processus de moins en moins chaotique, de plus en plus cumulatif et orienté vers le même but : promouvoir simultanément une certaine idée de l’école publique et du cinéma d’enseignement.

31Un autre intérêt du livre, est de pointer cette évidence souvent occultée : l’on ne peut aider les élèves sans aider les enseignants, l’on ne peut réduire les inégalités d’accès aux connaissances des apprenants sans fournir aux pédagogues des contenus adaptés, sans leur permettre d’expérimenter, de découvrir par eux-mêmes et dans de bonnes conditions. Et dans cette perspective, ce que montre bien Josette Ueberschlag, c’est qu’il n’y a pas de professionnel plus à même de réaliser des contenus pédagogiques, que des pédagogues qui se font spécialistes d’un domaine particulier de production médiatique. Car Jean Brérault a vite compris qu’il ne pourrait compter que sur lui-même pour disposer de films aptes à un usage pédagogique en classe. Possédant une solide expérience d’instituteur et ayant eu l’occasion d’expérimenter la projection de films en classe, il a alors pu s’investir dans l’apprentissage du métier de réalisateur et manifester des capacités reconnues par tous, comme l’ont montré les nombreux prix qu’il a obtenus.

32L’auteure n’a pas oublié de pointer l’importance des collectifs (organisation syndicale, amicales, etc.), dans lesquels Jean Brérault a su s’inscrire. La participation à ces collectifs lui a, en effet, permis d’obtenir les ressources stratégiques nécessaires pour accéder à des positions à la fois expérimentales et aux marges du métier d’enseignant, comme réalisateur en détachement chez un industriel du cinéma ou encore comme directeur de cinémathèque, et ce malgré son capital scolaire initial relativement modeste.

33On peut d’ailleurs soutenir que c’est bien parce qu’il n’a accédé qu’à des positions en marge, dans les interstices de l’institution, tout en étant régulièrement encouragé à le faire, qu’il a pu mener aussi loin son projet. Mais c’est aussi sans doute pour ces mêmes raisons, « parce qu’il ne fut jamais universitaire, qu’il avait vingt-cinq ans d’avance dans sa conception du film d’enseignement et parce qu’il était instituteur », qu’il n’a « jamais été pris au sérieux » (p. 128).

34On le voit, le livre de Josette Ueberschlag, dont le travail se montre plein d’empathie pour Jean Brérault, très documenté sur le parcours de cet avant-gardiste, présente de nombreux résultats qui pourront faire écho aux configurations contemporaines portant sur l’inscription pédagogique des TIC. Grâce à son éclairage, la question essentielle n’est pas « à quelles conditions les enseignants peuvent s’approprier ces dispositifs », mais bien plutôt « au service de quelle visée pédagogique et sociétale cet outil peut-il être mobilisé ».

35Josette Ueberschlag, Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2007.

Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle De Loïc ARTIAGA Par Jean-Pierre BACOT

36 Les grands moments communicationnels du XIXe siècle et du début du XXe sont moins connus qu’on le pourrait souhaiter, surtout quand ils relèvent de la culture populaire. Question de légitimité du champ, sans aucun doute, ce dont témoigne le fait que parmi les rares contributions à cette connaissance encore lacunaire figure, pour pallier les préventions des historiens, l’apport des littéraires, dont la constance en la matière n’est plus à prouver. L’ouvrage que propose Loïc Artiaga est de ceux qui explorent un continent massif qu'on pourrait résumer par la contre-offensive des catholiques français face au déferlement de la littérature et de la presse populaires à partir des années 1830. Cette première rupture vit en effet une libéralisation progressive des possibilités d’expression, non sans allers-retours, dont les éditeurs s’emparèrent.

37Le livre commence par une analyse de la peur des « torrents de papier » qui marqua la hiérarchie et quelques spécialistes catholiques pour lesquels la transmission non seulement de la croyance, mais aussi de toute une axiomatique, était brutalement menacée sous le double aspect d’un contenu alternatif et de son industrialisation, cette masse de « petits livres empoisonnés ».

38L’année 1864 vit une nouvelle coupure, dont Artiaga présente les éléments de la tension qu’elle installa dans la société. En effet, le Syllabus édicté par le Pape Pie IX, précédé et suivi d’autres injonctions de prélats concernant la culture, servit de cadre à un renversement d’attitude qui fut diversement apprécié. Quittant une position défensive scandée par des mises à l’index – l’auteur détaille remarquablement « la mécanique de l’inquisition littéraire » –, « l’archiconfrérie des bons livres » se mit en marche dans une logique industrielle.

39L’un des apports de la recherche qui nous est présentée est d’avoir inscrit cette dynamique dans un espace francophone qui aura touché singulièrement la Belgique et le Canada français, dans un registre différent selon les lieux, puisque les Belges durent rapidement baisser la puissance de leurs imprécations dans un jeune pays très attaché à la liberté d’édition et envahi par la contrefaçon, tandis que les Canadiens qui n’étaient pourtant confrontés qu’à une faible importation de textes « dangereux », n’en témoignaient pas moins d’une vive inquiétude en constatant, lors de certains voyages, ce qui se passait en France.

40C’est à une critique en règle du roman et de ses deux tendances esthétiques dominantes, romantique et naturaliste, que se sont d’abord livrés les ecclésiastiques spécialisés dans la diffusion des livres, l’émotion, comme la description sociale étant invectivées à partir d’analyses des œuvres de Balzac autant que d’Eugène Sue, avec une détestation corrélative de celles de Flaubert, Hugo, Stendhal, George Sand... De cette fine connaissance des ressorts imaginaires de l’ennemi, sortit une volonté de contre-mesures à laquelle l’auteur consacre une partie de son travail. Un grand nombre de collections édifiantes sortirent des maisons d’éditions chrétiennes, au sein desquelles Mame, éditeur et imprimeur à Tours, tenait une place de choix. Leur point commun n’était pas de proposer une alternative à l’œuvre d’écrivains reconnus, ce qui était plutôt le rôle de l’Académie Française, mais d’intervenir dans le champ populaire, en proposant des textes à la fois bon marché (parfois même gratuits), à gros tirage et fortement standardisés, selon des canons qui ont été depuis largement étudiés, notamment par Jacques Migozzi. Le dispositif ne s’arrêtait pas à la seule édition et il fut mis en place des réseaux de distribution dont l’une des destinations fut l’ensemble des nombreuses bibliothèques catholiques, les « pharmacies littéraires ».

41En s’appuyant sur les précieux témoignages qu’ont pu laisser des bibliothécaires, recueillis dans des archives vaticanes et épiscopales, l’auteur montre que la réception des fictions catholiques ne fut pas toujours celle qui était attendue et que les phénomènes que les sociologues ont identifiés au XXe siècle quant à une lecture buissonnière et au braconnage des récepteurs, montrent que l’aspect édifiant était souvent laissé de côté au profit de la distraction et de l’émotion que procuraient les fictions et leurs personnages. Le contenu de ces romans catholiques magnifiait une France rurale et d’ancien régime, utilisant souvent les trames des vies de saints pour proposer des histoires construites autour de personnages positifs. Mais c’est le bon roman, c’est à dire le plus équivalent possible de ce qui existait par ailleurs sur le marché qui était le plus demandé, surtout dans les mois d’hiver, car la pratique de la lecture était rythmée par les saisons.

42On trouvera au fil de ce livre des renseignements précieux, comme la liste de romanciers français mis à l’index, ou le détail des catégories de lecteurs établies par les promoteurs des « bons livres ». Autant d’éléments qui illustrent la guerre économique et idéologique qui se livra au sein du monde de la littérature industrielle et qui se retrouva plus tard pour les publications destinées à l’enfance.

43Avec cet apport incontestable que constitue le livre de Loïc Ariaga, on peut sans doute commencer à imaginer de construire une connaissance de l’ensemble du monde de l’écrit populaire francophone au XIXe siècle, avec non seulement les livres, mais aussi la presse et les magazines de lecture, auxquels l’ouvrage aurait gagné à faire une référence pour cadrer l’univers qu’il étudie dans un ensemble dont on ne répétera jamais assez qu’il fut massif.

44Les « torrents de papier » dont on peut trouver encore trace chez des libraires d’occasion, qu’ils fussent produits par le marché ou par cette machine éditoriale alternative qu’à décrite Artiaga, n’ont le plus souvent aucune valeur littéraire, mais ils témoignent de ce que la « littérature industrielle » fut l’objet d’une sévère bataille, parmi lesquels les récepteurs auront souvent pioché sans grand souci d’adhérer aux valeurs qu’elle était sensée véhiculer, au profit du seul plaisir de la lecture.

45Loïc Ariaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle, préface de Jean-Yves Mollier, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, Collection Médiatextes, 2007.

Ouvrières des lettres D’Ellen CONSTANS Par Jean-Pierre BACOT

46 Les presses universitaires de Limoges publient d’Ellen Constans, récemment disparue après de longues années au service de la connaissance de la littérature populaire, une étude fort intéressante qu’elle a menée sur un corpus de plusieurs centaines de romancières de la Troisième République qui furent largement méprisées de leur temps, dans la mesure où elles produisaient à la chaîne des textes courts, destinés aussi bien à la presse quotidienne qu’aux magazines illustrés, ou aux petits livres à bon marché dont Ariaga a montré qu’une partie était produite par des éditeurs catholiques réactifs à l’arrivée massive des productions éditoriales populaires. Ces femmes se désignaient elles mêmes comme des « ouvrières des lettres ». A. Constans prolonge et élargit temporellement avec bonheur les travaux qu’Anne-Marie Thiesse avait publiés sur les romanciers populaires de la Belle Epoque L’utilisation, ludique ou obligée d’un pseudonyme masculin et/ou de plusieurs féminins aura rendu la recherche de l’auteure parfois délicate pour tenter d’établir la liste de celles qui produisaient en série des histoires d’amour : « L’état de femme de lettres demeure (…) une position inconfortable, quelque peu suspecte et méprisée aux yeux de l’opinion publique et des milieux littéraires, encore davantage lorsque l’on travaille pour la littérature de masse. Le recours au faux nom peut témoigner alors de l’humiliation, de la mauvaise conscience, d’une honte de devoir accepter des œuvres que l’on sait par avance jugées médiocres, mauvaises, voire immorales, éphémères toujours puisqu’un feuilleton ou un petit roman chasse le précédent, mal rémunérés de surcroît. »

47L’une des fonctions des romans à l’eau de rose qui constituaient l’une des catégories majeures de littérature populaire, souligne Ellen Constans, était de préparer les jeunes lectrices au mariage. Les « ouvrières des lettres » écrivaient également des récits dramatiques qui se devaient de bien finir, le plus souvent pour enfants. En effet, le roman d’aventure pour adulte était de fait réservé à des écrivains masculins.

48Dans l’univers romanesque, la présence de ces écrivaines se repère dans toutes les collections populaires, dont certaines furent illustrées et que publièrent notamment Fayard, Taillandier et Ferenczi, mais aussi, du côté catholique, Bayard – la bonne presse et Gautier-Languereau, où elles furent sur-représentées. Nombre d’entre elles collaborèrent également à la presse quotidienne et aux magazines (en particulier l’Ouvrier et la Veillée des Chaumières), une minorité arrivant à tirer de cette activité des revenus conséquents. Bon nombre provenaient de familles populaires et E. Constans , qui a notamment travaillé sur les archives de la Société des Gens de Lettres, a également réussi à montrer que le taux de célibat était chez elles plus important que la moyenne. Il est bien possible, note-t-elle, que leur statut, peu gratifiant, ait dissuadé nombre de prétendants.

49Produisant de la littérature populaire, les « ouvrières des lettres » évoluèrent également dans un registre plus bourgeois, avec des centaines de romans BCBG pour des supports comme la Mode illustrée, plus huppée que le Petit Echo de la Mode. La morale de ces fictions, nous explique E. Constans, était moins explicite que celle des textes destinés à la clientèle populaire.

50Pas moins de 689 auteures sont recensées dans l’ouvrage, dont l’auteure estime que les deux tiers étaient des amateures n’ayant pas écrit plus de trois textes. Le processus de mise en oubli de ces actrices de la littérature industrielle a également été quantifié, car 53 des romancières, sur les 263 professionnelles ont fait à leur époque objet d’une certaine reconnaissance dans le milieu littéraire. Mais elles ont toutes disparu depuis des histoires littéraires, même les gloires du moment qu’étaient Marcelle Tinayre, Myriam Harry, Jeanne Galzy, ou Marion Gilbert. Seule Colette, qui collabora aux publications populaires, mais écrivit aussi de la littérature légitime, fait figure d’exception.

51Ellen Constans note que ce qui se construisit en France fut tout à fait différent, notamment dans le rapport des femmes aux divers styles de littérature, de ce qu’il advint en Grande Bretagne avec, surtout à partir des années 1920, un nombre impressionnant de spécialistes du roman policier. De telles notations ouvrent sur d’autres recherches, puisque ces dames anglaises furent rapidement traduites et que tout un pan de l’imaginaire populaire français fut donc importé.

52On se permettra pour conclure de proposer un usage détourné de ce livre à l’usage des collectionneurs et bibliophiles ; le prendre avec soi lorsque l’on chine de vieux bouquins et que l’on tombe sur un auteur inconnu qui fut peut-être une femme. « A considérer leur nombre, conclut E.Constans, (…) on se dit qu’elles ont préféré une autonomie parfois précaire, le plus souvent médiocre, à la dépendance de la femme au foyer ou à l’obligation d’aller se placer comme gouvernante ou institutrice dans une famille riche, positions très souvent présentées dans les romans qu’elles produisaient.

53Ellen Constans, Ouvrières des lettres, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, Collection Médiatextes, 2007.


Date de mise en ligne : 29/04/2008

Notes

  • [1]
    Les auteurs sont : Philippe Le Guern, Jean-Baptiste Legavre, Pascal Froissart, Dominique Carré, Geneviève Lallich-Boidin, Roger Bautier, Élisabeth Cazenave, Guy Lochard, Jean-Caude Soulages, Damon Mayaffre, Jean-Pierre Esquenazi, Stéphane Olivesi, Emmanuel Pedler, Jacques Le Bohec, Bernard Miège, Isabelle Pailliart, Hélène Cardy.
  • [2]
    Voir, par exemple : Luc Bonneville, Sylvie Grosjean et Martine Lagacé, Introduction aux méthodes de recherche en communication, Montréal, Gaëtan Morin, 2007.
  • [3]
    Becker, Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002. (Coll. « Guides Repères »).
  • [4]
    Voir, par exemple : Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1996 [1938] ou Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique - L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991 / Le raisonnement sociologique, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [5]
    Quelles soient conscientisées ou non par les rappeurs : cf. la notion de « tradition latente » proposée par J-L. Fabiani et dont l’auteur s’inspire.

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