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Article de revue

Musique, émotion et individualisation

Pages 203 à 230

Notes

  • [1]
    Je remercie Georgie Born, Nick Couldry, Teresa Gowan, Dominique Pasquier et Jason Toynbee pour leurs commentaires, à différents moments du développement du présent article. Merci à Matt Stahl pour ses commentaires et pour m?avoir indiqué le texte d?Honneth. Merci surtout à Simon Frith pour la générosité avec laquelle il a soutenu ce travail, alors même qu?il est en désaccord avec la majeure partie de ce qui y est dit.
  • [2]
    CRAIB, 1998.
  • [3]
    Craib, praticien de la psychanalyse de groupe, utilise son travail pour comprendre ces limites, mais il s?intéresse aussi à la sociologie pour saisir les limites de la psychanalyse comme moyen de comprendre le soi et la société.
  • [4]
    Il existe une sociologie empirique des émotions (par exemple KATZ, 1999) qui peut fournir d?importantes indications concernant le rôle des émotions dans la société, mais elle demeure souvent ignorante des difficultés philosophiques et empiriques propres à l'étude de l'expérience subjective.
  • [5]
    Voir MARTIN, 1995, p. 2.
  • [6]
    Une part importante de la théorie musicale ? c?est évident chez des auteurs comme Richard Middleton ou John Sheperd ? a été influencée par le post-structuralisme, mais elle a eu tendance à se concentrer sur la subjectivité suggérée ou invoquée par les textes musicaux, plutôt que sur une étude sociologique de la relation des personnes à la musique. Voir MIDDLETON, 2006, pour un exemple récent.
  • [7]
    FINNEGAN, 2003, p. 188.
  • [8]
    Id.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    DENORA, 2000, p. 46.
  • [11]
    Id., p. 74.
  • [12]
    Ibid., p. 63. Pour mettre en relation brièvement ce matériau d?études musicales avec la sociologie des médias, il est utile de remarquer que par certains aspects la recherche de DeNora rappelle le fonctionnalisme de la tradition des « usages et gratifications » dans la recherche sur la communication ? par exemple celle de Herta HERZOG (1941) sur la façon dont les femmes « empruntent l'expérience » des séries radiophoniques diffusées pendant la journée (y compris l'usage de ces séries pour « libérer ses émotions »), tandis que par d?autres aspects elle a beaucoup en commun avec le « populisme culturel » (MCGUIGAN, 1992) d?une bonne partie de la recherche sur les publics dans les cultural studies et les études sur les médias en langue anglaise.
  • [13]
    FRITH, p. 275. Je me demande si les mots de Frith ne contiennent pas des ouvertures vers une vision plus complexe. Après tout, il présente ici un type de reconnaissance de soi, et le « semble » indique une conscience des limites de ce type de constitution de soi par l'imagination.
  • [14]
    Id.
  • [15]
    CRAIB, 1998, p. 169.
  • [16]
    Cité dans FRITH, 1996, p. 273.
  • [17]
    Par sociologie dominante, j?entends ici qu?elle s?appuie sur une synthèse des traditions wébériennes, durkheimiennes, et interactionnistes, qui elle-même tend à occuper le centre du terrain dans la plus grande partie de la sociologie anglo-américaine moderne.
  • [18]
    MARTIN, 1995, p. 2.
  • [19]
    Id., p. 274.
  • [20]
    HONNETH, 2006, p. 305.
  • [21]
    HONNETH, 2006.
  • [22]
    Id., p. 311.
  • [23]
    Ibid., p. 313.
  • [24]
    Ibid., p. 314.
  • [25]
    Id.
  • [26]
    Ibid., p. 318.
  • [27]
    Ibid., p. 308. Dans cette analyse des « pathologies de l'individualisation », Honneth s?appuie sur une série de sources pour défendre sa position d?une montée du niveau de dépression dans les sociétés modernes. En réalité, la condition pertinente ici est peut-être plutôt l'anxiété.
  • [28]
    Il y a ici également un contraste avec l'important musicologue Nicholas Cook, qui affirme que « la musique est un art par essence démocratique » cf. COOK, 1990.
  • [29]
    FRITH, 1996 ; HENNION, 2003.
  • [30]
    HESMONDHALGH, 2006 et 2007.
  • [31]
    WOUTERS, 1991.
  • [32]
    FILMER, 2003 offre un intéressant survol d?une littérature que de nombreux sociologues proches des cultural studies rejettent souvent prématurément.
  • [33]
    Bourdieu discute le « devoir de plaisir » dans La distinction ? mais il faut se souvenir qu?il applique ces termes aux habitudes culturelles émergentes de la « petite bourgeoisie nouvelle » (BOURDIEU, 1979, chap. 6). La notion de Featherstone d?« hédonisme calculateur » (1991) est ici également pertinente.
  • [34]
    Quarante-deux entretiens semi-directifs ont été réalisés par une équipe de sept enquêteurs ? moi-même, Stephanie Adams, Lorna Ashcroft, Surinder Guru, Jackie Malone, Dave Morris and Ian Robinson ? financée par le Programme national sur les cultures du quotidien ( National Everyday Cultures Programme ) de l'Open University. Dans le choix des personnes, nous avons cherché à obtenir un équilibre entre classes sociales, une proportion d?hommes et de femmes approximativement égale, et une raisonnable palette de groupes d?âges : de personnes âgées de 20 ou 30 ans à d?autres ayant dépassé 70 ans. Cinq entretiens ont été conduits avec des sujets « non-blancs ». Mes remerciements vont à Tony Bennett et Elizabeth Silva, directeurs du Programme, aux autres enquêteurs, en particulier Stephanie Adams, ainsi qu?aux personnes interrogées.
  • [35]
    Par exemple, l'étude de cas du professeur d?université « bien classique », voir BOURDIEU, 1979, p. 327-330.
  • [36]
    La mention du nom de John Peel dans chacune des deux citations ci-avant n?est pas une coïncidence : pour au moins trois générations d?hommes britanniques, ce DJ de la BBC a été le représentant du non-conformisme musical.
  • [37]
    HONNETH, 2006, p. 307.
  • [38]
    « Not Over Yet » signifie : « Pas encore fini ». NdT

1Le problème que j?aimerais commencer à discuter dans cet article concerne le lien entre l'expérience musicale contemporaine, d?une part, et l'identité, la subjectivité, et la personnalité (personhood), de l'autre. Ces concepts ont joué un rôle majeur dans la théorie sociale et dans la théorie de la culture au cours des deux ou trois dernières décennies. La conception de l'individu cohérent, rationnel, maître de soi, qui imprègne la philosophie et la culture occidentales (c?est là du moins ce qu?avancent certains analystes), a fait l'objet d?un vaste questionnement. Les approches récentes à ce n?ud de questions diffèrent dans les termes qu?elles utilisent : dans la littérature, on trouve à la fois identité, personne, sujet, soi et individu. Au moins deux courants de pensée principaux peuvent être distingués. D?une part, on rencontre une notion du soi comme social, comme une création continue, comme produit activement par des individus conscients dans leurs pratiques quotidiennes. Cette notion, d?ordre avant tout cognitiviste, peut être trouvée dans la tradition de la sociologie interactionniste (en particulier chez G. H. Mead), mais aussi dans l'approche, davantage tournée vers l'histoire, d?Anthony Giddens, où la « réflexivité » est la caractéristique déterminante du soi moderne. Une autre version de cette approche conçoit le soi comme construit à travers le récit ? l'exemple le plus connu est ici l'?uvre de Jerome Bruner. Le deuxième courant, au contraire, est de nature plutôt post-structuraliste, très influencé par les derniers écrits de Foucault, et met davantage l'accent sur le pouvoir et la contrainte. Le soi est ici une sorte d?illusion, et la tâche de l'analyste critique est de révéler comment le soi en est venu à être pensé de la façon dont il l'est généralement encore, dans les sociétés modernes [1].

2Pourtant, quelque chose semble souvent manquer dans ces deux courants de pensée consacrés au soi : une vraie confrontation avec les éléments émotionnels ou affectifs de la vie des gens. Frappé par une telle absence dans les débats sur l'identité dans les sciences sociales, Ian Craib [2] souligne le besoin de prendre en considération la notion d ?expérience. Craib s?intéresse au fait que la reconnaissance d?éléments subjectifs dans la vie des gens implique aussi une reconnaissance des limites de la sociologie [3]. Quand on essaie d?étudier ces éléments émotionnels et affectifs de manière adéquate, des questions difficiles pour les sciences humaines et sociales émergent, et ces questions sont tout à la fois d?ordre éthique, théorique et méthodologique. Comment comprendre et se représenter la « vie intérieure » des autres quand la plupart d?entre nous, à la réflexion, reconnaît la difficulté de se représenter sa propre vie intérieure à travers le langage ? Comment éviter de tomber dans la simplification, le romantisme ou l'exotisation de l'expérience des personnes que nous étudions quand nous tentons d?inférer une expérience émotionnelle à partir des mots prononcés lors d?entretiens ? Comment comprendre l'expérience subjective comme quelque chose de différent des processus sociaux, sans toutefois perdre de vue la façon dont les processus sociaux influent constamment sur les aspects les plus personnels de nos vies ? Ce sont en effet là des problèmes difficiles, mais je crois que s?ils menaient ceux qui s?intéressent à la culture et à la société à s?interdire toute considération sur le domaine spécifique du subjectif, le danger serait grand que nous nous retrouvions en présence de formes d?analyse extrêmement appauvries [4].

3Dans la sociologie des médias, il y a eu étonnamment peu de confrontation avec les travaux de théorie sociale dédiés à la subjectivité, au soi et à la personne. La musique, selon de nombreux auteurs écrivant sur ce sujet, est un ensemble de pratiques culturelles désormais étroitement liées au domaine du personnel et du subjectif [5]. Au vu de la nature des débats que nous avons mentionnés plus haut sur le soi et la subjectivité, les enquêtes sur la musique et la subjectivité dans la vie moderne deviennent un sujet potentiellement captivant pour la sociologie des médias ; et une confrontation avec les débats sur la subjectivité pourrait être intéressante pour les études sur la musique. Non pas que les relations entre la musique, les émotions et l'identité aient été négligées au cours de ces dernières années : alors que les émotions ont conservé un statut de sujet curieusement marginalisé dans certaines des discussions les plus abstraites sur l'identité personnelle dans la théorie sociale récente, le fait que la musique soit aujourd?hui comprise comme étant de nature personnelle et émotionnelle a rendu cet aspect de la socialité musicale, dans les études sur la musique, impossible ignorer. Ainsi, nombre de psychologues musicaux, de sociologues, ainsi que d?auteurs écrivant sur la musique tout en étant familiers de la sociologie, ont exploré ce domaine. Il n?en demeure pas moins frappant que le grand partage dans la théorie sociale et culturelle entre ceux qui perçoivent le sujet comme presque entièrement modelé par des processus sociaux, et ceux qui mettent l'accent sur la capacité d?action ( agency ) et la réflexivité des personnes modernes dans la formation de leur propre identité, ne se retrouve pas dans les études sociologiques ou sociopsychologiques de la musique [6]. L?accent a été fortement mis sur la dimension d?action et de réflexivité de la subjectivité musicale. C?est ce que j?aimerais démontrer dans la prochaine section, en examinant trois contributions importantes fournies par des sociologues de la musique, ou par des commentateurs de musique familiers de la réflexion sociologique.

La perspective dominante : la musique comme ressource pour l'identité personnelle

4Ruth Finnegan a récemment recensé une série de recherches en ethnomusicologie qui l'ont amenée à suggérer qu?une attention plus grande doit être portée aux émotions dans la musique. Mais elle indique aussi clairement qu?il s?agit moins ici de « pénétrer et d?identifier des états intérieurs cachés » que de se concentrer sur « la façon, pratiquée et conceptualisée dans des contextes divers, dont les acteurs sont personnellement impliqués dans leurs confrontations avec la musique [7] ». Il y a ici un souci, tout anthropologique, d?observation de la pratique comme moyen pour comprendre la subjectivité, plutôt que de la paroletalk ) ou du discours ? alors que ce dernier faisait l'objet, au cours des années 1980 et 1990, d?une attention croissante dans les sciences sociales (en particulier la sociologie critique et la psychologie sociale). L?attention à la pratique est un correctif bienvenu au centrage exclusif sur la parole (talk ), comme est aussi bienvenu, dans l'analyse de Finnegan, l'accent mis sur la vaste étendue d?émotions qui s?expriment quand on joue ou pratique la musique : « Il ne s?agit pas ici tant des « sentiments » intériorisés conscients ? quoique dans certains contextes culturels ce soit là en effet un élément ? que du mode contextualisé de confrontation avec la musique chez les personnes : joyeux, craintif, attentif, réflexif, fier ; marqué par un esprit d?exaltation, d?énergie ou d?irritation ; par une atmosphère de chagrin, de célébration ou de nostalgie ; par l'ennui (même cela !), par la danse, par la tranquillité [8] ».

5Finnegan résume ensuite sa conception de la manière dont la musique elle-même joue un rôle dans la vie émotionnelle des gens : « Que ce soit de manière profondément intense ou dans le cadre d?une action plus légère, la musique offre une ressource humaine à travers laquelle les personnes peuvent mettre en scène leurs vies en les liant de manière inextricable avec les sentiments, la pensée et l'imagination [9] ».

6La musique, donc, comme ressource à la disposition des humains, conçus de manière spécifique : créatifs, actifs, remplis de capacité d?action, diversifiés, et performatifs (dans un sens interactionniste, et non dans le sens impliqué par l'usage que fait du terme une auteur post-structuraliste comme Judith Butler). Il est clair, au vu du passage qui précède celui-ci, cité plus haut, que le domaine de l'expérience ? comme concept psychanalytique et phénoménologique, tel que construit par Craib ? est interdit à Finnegan. Pour elle, toute tentative de pénétrer le domaine intérieur est une erreur. La raison qui lui fait prendre cette option n?est pas claire, mais mon sentiment est que cela a affaire avec le besoin de délimiter le champ de l'enquête sociologique et anthropologique, et de tracer autour de lui une frontière. Que faire, pourtant, si les limites sont ici tracées de manière trop rigide, nous faisant perdre une dimension vitale de la socialité ?

7Une notion de la subjectivité et de l'émotion similaire à celle de Finnegan semble être à l'?uvre dans la recherche empirique de Tia DeNora sur la musique et la vie quotidienne. Le chapitre de DeNora sur « La musique comme technologie du soi » est particulièrement pertinent dans ce contexte. Le titre rappelle L?histoire de la sexualité de Foucault, mais l'approche de la subjectivité est passablement différente. En revanche, la dette à l'égard de la conception giddensienne d?un projet réflexif du soi est explicite [10]. S?appuyant sur des entretiens et sur l'enquête ethnographique, DeNora veut montrer la musique « en action comme un mécanisme pour ordonner (ordering) le soi en un agent, en un objet connu et responsable devant soi-même et devant les autres (...) La musique est un matériau que les acteurs utilisent pour élaborer, compléter et mener à bien, pour soi-même et pour les autres, des modes d?action (agency) esthétique, et, partant, des attitudes subjectives et des identités [11] ».

8La conception d?une ressource que l'on utilise est à nouveau présente, ce qui fait écho à Finnegan. De même, comme chez Finnegan (y compris dans son étude classique The Hidden Musicians ), l'attitude est extrêmement positive. Chez DeNora, la musique finit toujours par être pensée comme une expérience qui enrichit, qui renforce les capacités d?action, qui amplifie chez les personnes les dimensions d?usage du matériel musical. Elle peut être utilisée pour atteindre et maintenir certains états de sentiment, pour aider à la concentration, et plus généralement pour accéder à des souvenirs et ainsi « se rappeler / construire qui l'on est » [12].

9Je ne mets pas en doute que les gens mobilisent la musique de cette façon-là, ainsi que d?autres façons également positives. Dans la deuxième partie de cet article et ailleurs, je m?appuie sur un matériau empirique qui pourrait en partie être interprété comme allant dans le sens de cette conception positive de la musique. Pourtant, il me semble que quelque chose d?important est ici laissé de côté : la possibilité que la musique puisse aussi avoir des aspects négatifs. Il ne s?agit pas ici de traîner la musique au banc des accusés, mais d?offrir une description plus nuancée de la façon dont elle se mêle à d?autres dynamiques sociales. DeNora met l'accent de manière constante, ici encore très justement, sur la nature sociale de la musique, mais si la musique est autant imbriquée dans les processus sociaux qu?elle le suggère, il est difficile de voir comment la confrontation des personnes avec la musique peut avoir des effets si systématiquement positifs. Est-il vraiment impossible que les projets d?autocréation des personnes (pour utiliser ses propres termes), et donc l'usage qu?elles font de la musique dans le cadre de ces projets, aient aussi des dimensions plus difficiles et plus troublantes ? Ou, dans une perspective quelque peu différente, est-il possible que la croyance selon laquelle nous sommes capables de nous former et de nous transformer à partir de la matière musicale ? une croyance qui sous-tend de manière systématique l'analyse de DeNora ? soit un fantasme typiquement moderne, susceptible de générer des troubles sociaux et psychologiques ? Ce sont là des questions (particulièrement la première) que j?aimerais explorer de plus près ci-après, à la fois en examinant la question de l'histoire et le besoin de penser le type de société où nous vivons aujourd?hui (voir la prochaine section), et en considérant certains matériaux empiriques, susceptibles d?être interprétés quelque peu différemment de la manière dont DeNora interprète son propre matériau.

10Une troisième analyse des rapports entre la musique et l'identité, elle aussi liée à mes propres préoccupations dans cet article, est celle de Simon Frith, dans son livre Performing Rites. Le but général de ce livre est de fournir une esthétique de la musique populaire qui prenne en compte la sociologie. Le livre atteint son apogée avec une description éloquente du pouvoir de la musique populaire, description qui à la fois résume cette esthétique, et d?une certaine façon lui sert de fondement. L?idée que la musique possède la faculté particulière et spécifique d?offrir une voie vers la création de soi à travers l'imagination sous-tend cette analyse. La musique « semble rendre possible une capacité nouvelle de reconnaissance de soi, nous libérer de nos routines quotidiennes et des attentes sociales dans lesquelles nous sommes empêtrés (...) La musique construit notre sentiment d?identité en ce qu?elle offre des expériences du corps, du temps, et de la sociabilité, des expériences qui nous permettent de nous situer au sein de récits culturels où l'imagination joue un grand rôle [13] ».

11Tout ceci est lié à une conception très constructiviste du soi, caractéristique de la vision interactionniste, et relayée par l'accent mis dans les cultural studies sur la centralité des formes symboliques dans les processus sociaux modernes : « L?identité vient du dehors, non du dedans ; c?est quelque chose que l'on revêt, que l'on essaie, et non quelque chose que nous révélons ou découvrons [14]. »

12Je suis d?accord avec ce qui est impliqué ici, à savoir que le soi n?est pas une chose qui préexiste à notre vécu dans le temps et qui peut être révélée à une personne ? que ce soit à travers l'art ou à travers quelque programme thérapeutique. Frith a certainement raison de mettre l'accent sur les éléments imaginaires dans notre identification à la musique ? à nouveau, nous en verrons des preuves dans le matériau empirique présenté ci-dessous. Mais il y a peut-être ici une conception trop « mince » de l'identité personnelle, en ce qu?elle ne donne pas suffisamment d?importance à l'intériorité. Il y a en effet des éléments en nous, y compris nos émotions, qui peuvent être dits « intérieurs » ? aussi longtemps que nous reconnaissons la nature profondément métaphorique de ce terme, et le fait que ces émotions sont produites de manière dynamique dans des processus sociaux et psychologiques. Comme le dit Craib, « Nos émotions émergent de l'interaction entre notre expérience du monde extérieur, les fantasmes inconscients que nos construisons à partir du contenu de notre monde intérieur, et nos tentatives conscientes, plus rationnelles, de donner du sens à ce que nous faisons et à notre manière d?être dans le monde [15] ».

13Cette affirmation extrêmement dense contient une série d?éléments pertinents dans le présent contexte : que la réflexion consciente, rationnelle, est possible, mais aussi que la réinvention de soi a des limites, y compris les processus psychiques difficiles à modifier qui dérivent, au moins en partie, de notre expérience lors de la prime enfance. Même si nous n?acceptons pas l'accent de type psychanalytique mis sur l'inconscient, Craib soulève toutefois la question de l'intériorité, du rôle des subjectivités personnelles complexes dans le domaine social.

14Frith et les autres auteurs discutés ci-avant ne me semblent pas prendre adéquatement en compte ces limitations. Frith met fortement l'accent sur les dimensions libératrices de la musique. La reconnaissance de soi, que la musique rend possible dans le vocabulaire de Frith (ci-avant), est peut-être un terme inapproprié pour certaines formes de rapports avec la musique. Nous ne devrions pas écarter la possibilité que la musique, comme d?autres ressources culturelles, nous empêche de nous reconnaître nous-même, de faire face à certaines limites présentes en nous et dans les sociétés modernes. La musique peut être liée à la création de personnalités susceptibles de causer de la souffrance aux individus et à ceux qui les entourent. C?est peut être quelque chose de difficile à prouver ? à nouveau, nous devons tenir présentes à l'esprit les limites de la sociologie, y compris en ce qui concerne l'analyse de ce qui est dit dans les entretiens ? mais nous ne devons pas rejeter cette possibilité. Dans les dernières sections de cet article, j?aimerais brièvement explorer ces questions en utilisant un matériau empirique. Mais j?aimerais d?abord considérer l'importance de penser historiquement lorsque l'on discute la question de l'identité personnelle en lien avec la musique.

L?importance de l'histoire

15Dans le cadre de sa discussion de la musique et de l'identité, Frith cite l'anthropologue et ethnomusicologue John Blacking : « Puisque la musique a affaire avec des sentiments qui sont principalement individuels et ancrés dans le corps, ses éléments structuraux et sensoriels résonnent davantage avec les ensembles cognitifs et émotionnels des individus qu?avec leurs sentiments culturels, quoique sa forme extérieure et son expression soient ancrées dans des circonstances historiques [16] ».

16Blacking n?ignore pas l'histoire, mais pour lui, les aspects cognitifs et émotionnels des individus se situent en dehors d?elle. L?une des grandes forces des analyses post-structuralistes est de questionner ces présupposés ? mais cela se fait souvent au détriment de toute notion d?expérience émotionnelle et personnelle. L?énorme défi est donc de penser la manière dont l'expérience individuelle est ancrée dans les circonstances historiques ? et ce que cela signifie pour la musique.

17La sociologie dominante n?est peut-être pas équipée pour relever ce défi. Peter Martin, dans l'analyse théorique la plus développée de l'approche dominante en sociologie de la musique [17], pose une question historique troublante : « On accepte généralement que la culture des sociétés industrielles modernes, en particulier des sociétés capitalistes, est formée avant tout par l'ethos impersonnel de la rationalité scientifique, d?une part, et de l'autre par les impératifs glacés du calcul économique (...) Pourquoi donc la musique ? profondément personnelle, émotionnelle, éphémère même ? non seulement a survécu mais s?est épanouie dans une culture apparemment si inhospitalière ? [18] » Il transparaît ici que pour Martin la musique populaire moderne répond à des besoins qui ne sont pas pris en charge par les tendances dominantes de la société dans son ensemble, à travers son « affirmation de l'identité personnelle et un sentiment d?appartenance à une collectivité plus large [19] ». Ceci implique, à nouveau, une conception très positive de la musique (populaire). Mais si l'acceptation générale de cette caractérisation de la société comme marquée par la rationalité scientifique et le calcul économique était une erreur ? Si l'on voyait, plutôt que d?opposer l'identité personnelle active, agissant par la culture, au pouvoir instrumental « par en haut », que certains aspects de la culture musicale moderne sont liés à certaines formes caractéristiques du pouvoir moderne, aux « transformations symptomatiques des sociétés modernes ? [20] » Personne n?a appliqué à la culture musicale dans son ensemble, de façon plus systématique qu?Adorno, une conception historique de la subjectivité. Ses écrits sur la musique ont été critiqués par beaucoup pour être historicistes, pas assez sensibles au rôle actif que les individus jouent dans la construction du sens, et pour sa façon spéculative de faire des inférences sur la société à partir de l'analyse de phénomènes sociaux particuliers, voire simplement d??uvres artistiques. Pour moi, son exigence idéaliste que l'art devrait aspirer à des niveaux impossibles d?autonomie et de dialectique, son incapacité à reconnaître adéquatement l'ambivalence et la complexité aussi bien de la « haute culture » que de la « culture populaire », ainsi que, lié à cela, son mépris apparent pour la consommation culturelle quotidienne dans les sociétés modernes, sont de plus grands problèmes. Un défi important pour les analystes critiques, donc, est de produire une description historiquement informée mais non adornienne de la subjectivité dans son lien à la musique.

Au-delà de la célébration

18Dans la suite de cet article, j?aimerais suggérer une manière de le faire, et considérer un matériau empirique à la lumière d?une pensée sensible à l'histoire. Un récent article d?Axel Honneth [21] pose la question de l'individualisation dans le capitalisme contemporain. Honneth retrace la dialectique complexe d?autonomie et de solitude croissantes, vers quoi Georg Simmel a attiré l'attention dans sa sociologie au début du vingtième siècle ; mais le but principal de Honneth est d?en examiner les développements plus récents. L?affirmation centrale de ce texte est la suivante : « les aspirations à la réalisation individuelle de soi se sont rapidement développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales, parce que des processus d?individuation de nature très différente ont coïncidé à ce moment précis de l'histoire. Ces attentes sont désormais tellement intégrées dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale, qu?elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de légitimation du système [22] ».

19Honneth retrace les processus socio-culturels qui font, selon lui, que « les membres des sociétés occidentales, pour assurer leurs chances d?avenir, ont été contraints, exhortés, encouragés à se mettre eux-mêmes au centre de leurs propres projets et de leur mode de vie [23] ». Ces processus comprennent une expansion du revenu et du temps de loisir, l'expansion du secteur des services et une augmentation des chances en matière d?éducation. Ces changements structurels ont été accompagnés de changements que Honneth décrit comme socio-culturels (ici, il s?appuie sur le sociologue historique Colin Campbell). Il parle d?un « besoin d?aller chercher dans la consommation de produits culturels (...) un moyen d?intensifier le sentiment de l'existence », qui à son tour découle d?un sous-courant du protestantisme (mais dirigé contre l'éthique du travail) où les « émotions raffinées [sont] perçues comme des signes de la bonté et de la faveur de Dieu [24] ». Ce sous-courant est devenu finalement « l'aiguillon normatif d?une appropriation massive d?articles destinés à intensifier le sentiment de l'existence [25] ». La thèse de Daniel Bell qu?un tel hédonisme contredit les exigences fonctionnelles du capitalisme ne s?est pas vérifiée, écrit Honneth. Diverses transformations sociales importantes, par exemple les liens plus brefs et plus fragiles entre les gens, la tendance à voir le loisir comme un moyen central d?auto-définition et la consommation comme un profilage esthétique du soi, n?entrent pas radicalement en conflit avec les besoins de l'économie capitaliste ; en effet, selon Honneth, certains de ces aspects des sociétés modernes sont devenus des forces productives en soi. Quel que soit le degré de scepticisme conscient des individus, « l'idéal de la réalisation de soi » est perçu « comme une exigence adressée à leur propre subjectivité [26] ». Les médias jouent ici un rôle central, de même que le travail : par exemple, dans la façon dont les employés sont encouragés de manière croissante à devenir des entrepreneurs créatifs. Le résultat, affirme finalement Honneth, est une montée du niveau de dépression dans la société ? quoiqu?ici la dépression ne doive pas nécessairement être entendue dans un sens clinique. Il peut s?agir d?une combinaison entre des « symptômes individuels de vide intérieur, un sentiment d?inutilité » et « une activité frénétique ». [27]

20De tels grands récits sont bien sûr un anathème pour un grand nombre de ceux qui sont portés vers les traditions d?analyse sociale de type post-structuraliste et interactionniste. A de nombreux endroits, même un lecteur favorable à Honneth aimerait qu?il ralentisse et choisisse ses termes avec plus de soin. Il y a un danger de fonctionnalisme de gauche dans la manière de présenter une économie entière (plutôt que des institutions particulières) comme ayant des besoins. Néanmoins, l'analyse de Honneth suggère que la réalisation de soi célébrée par des auteurs comme DeNora peut être liée à des processus plus négatifs, comme un impératif sans fin de renouvellement de soi.

21Un autre aspect négatif de cette réalisation, minimisé par certains auteurs, est la façon dont elle devient le sujet d?une compétition, aussi bien dans le travail que dans le loisir. Là où les interactionnistes et de nombreux auteurs des cultural studies perçoivent une abondance de capacités d?action créative dans la consommation culturelle contemporaine, La distinction de Bourdieu est connue pour en souligner les aspects plus sombres, plus compétitifs. En effet, Bourdieu décrit la musique, parmi toutes les formes de culture, comme unique dans sa manière d?être un marqueur de différentiation de classe [28]. Ceci est lié, selon Bourdieu, à un certain nombre de facteurs : la façon dont la musique est particulièrement associée à « l'intériorité » ; l'accent particulier mis sur la valeur de « l'écoute » dans les sociétés modernes ? y compris dans la psychanalyse (dont Bourdieu se méfiait) ; et l'imputation sociale d?une pureté à la musique, sa tendance à glisser vers le déni du monde.

22Des sociologues de la musique ont répondu à Bourdieu [29] et j?ai moi-même discuté ailleurs les limites de Bourdieu [30]. Pour le dire brièvement, et du point de vue des préoccupations qui sont les miennes dans cet article, je pense que Bourdieu est trop cynique face au rôle de l'expérience esthétique, et ceci est peut-être en partie dû à son analyse excessivement sociologique, qui souffre curieusement d?un déficit quand il s?agit de considérer les émotions. Un autre problème, qui a une implication directe pour notre thème, est que Bourdieu, écrivant dans les années 1970 en utilisant des données des années soixante, a besoin d?être mis à jour. Néanmoins, Bourdieu nous aide à voir que la consommation culturelle ne peut être facilement séparée de l'individualisme compétitif des sociétés modernes, au contraire de ce que des auteurs comme Finnegan, DeNora et Frith suggèrent.

23Le néerlandais Cas Wouters, dont le domaine est la sociologie historique, offre un regard sur ces luttes de distinction sociale dans son article « On status competition and emotion management [31] », qui est plus à jour sur les développements plus récents. Wouters retrace comment il est devenu d?une certaine manière toujours plus difficile pour les groupes dominants de démontrer leur supériorité par des moyens traditionnels tels que la « naissance », l'ostentation de richesses, et la violence physique. Au contraire, exposer les efforts faits pour expérimenter de nouveaux goûts et styles de vie prend une place croissante dans la vie quotidienne des sociétés industrielles avancées, comme prend aussi de l'importance la conscience et la connaissance des émotions. On peut dire que dans certains milieux et situations, être un individu sensible et émotionnel est un marqueur de supériorité fondamental. Pour jouer véritablement son rôle, cette supériorité doit au mieux venir naturellement ? ce qui signifie, pour Wouters, qu?une grande partie du travail nécessaire est réalisé en secret, dans le but de dissimuler aux autres l'effort requis pour se former comme individu authentique. Wouters ne parle de loin pas assez explicitement de la manière dont les dynamiques qu?il observe peuvent prendre des formes différentes dans différents espaces sociaux. Il prête peu d?attention à l'importance qu?a encore le potentiel de violence et l'inégalité matérielle comme formes de pouvoir. Pourtant, je crois qu?il y a ici quelque chose d?intéressant pour l'étude de la musique. La musique peut devenir partie intégrante des luttes statutaires quand elle permet d?exhiber sa réceptivité à divers plaisirs liés aux styles de vie et son registre émotionnel supérieur. Après tout, la musique a fini par être liée, peut-être plus que toute autre forme culturelle, aux dimensions émotionnelles de nous-mêmes. Il y a également ici un lien avec la capacité de la musique à intensifier notre socialité, si célébrée dans la littérature [32]. Que ce soit en boîte de nuit, à des obsèques, ou dans une émission de radio où les auditeurs sont invités à se tourner avec nostalgie vers le passé, la musique, plus que toute autre forme culturelle, est censée offrir la voie la plus efficace vers l'intensité émotionnelle. Il peut s?agir ici de tristesse, de catharsis, ou de conscience de soi ; mais il peut s?agir aussi de divertissement, de plaisir et de socialité. Dans la société hédoniste posée par Honneth, la musique peut même être liée plus fortement que d?autres formes socio-culturelles à un certain devoir de plaisir[33].

La présentation de soi à travers la musique

24Comment l'étude empirique du rapport à la musique peut-elle faire écho aux questions posées par Honneth et Wouters ? La présente section et la suivante se fondent sur une série d?entretiens réalisés en 2002-2004 avec un certain nombre d?Anglais et de Gallois à propos de leurs pratiques, de leurs goûts et de leurs valeurs en matière musicale [34]. Si une dynamique d?individualisation et « de réalisation de soi organisée », ainsi qu?une concurrence liée à cette réalisation, caractérisent effectivement les sociétés modernes, alors les énoncés concernant les pratiques musicales, les habitudes et les goûts seront sans doute influencés par le sentiment d?avoir à se présenter comme capables d?intensité émotionnelle. Cela ne veut pas dire que les individus mentent, ou s?illusionnent. Mais cela implique peut-être qu?on ne peut pas immédiatement prendre leurs énoncés comme preuves d?autogestion émotionnelle, ou comme preuves que la musique produit de la socialité et aide les individus à atteindre la reconnaissance de soi. J?aimerais maintenant analyser, à la lumière de ces idées, des extraits d?entretiens touchant aux pratiques, aux goûts et aux habitudes en matière musicale.

25Permettez-moi de commencer par des exemples de personnes capables de se présenter aux enquêteurs comme des individus équilibrés, sensibles à la musique. Certains de ces exemples comportent des goûts « classiques ». Par exemple James, enseignant retraité de métallurgie à l'université, parle d?une de ses ?uvres favorites (le divertimento pour trio à cordes K563) :

26

Ça s?appelle un divertimento, ce qui suggère quelque chose de léger, mais en réalité c?est un morceau de musique de chambre extrêmement profond, qui vaut pleinement n?importe lequel de ses quatuors à corde, qui bien sûr ont plus de charme que toute autre chose au monde.

27Il y a ici des échos de certaines des personnes interrogées par Bourdieu dans La distinction[35]. Mais James fait plus qu?exhiber son capital culturel ? il s?exprime aussi implicitement sur sa sensibilité émotionnelle à la musique, ainsi que sur l'articulation entre celle-ci et ses relations aux autres (« quand je regarde mon agenda je suis assez impressionné, vous savez, par le nombre de ?sorties pour un repas entre amis?, ce genre de choses » ; « Oxford est un endroit en or pour rencontrer des amateurs de musique »). James se présente comme une personne satisfaite et parle beaucoup de la « très grande chance » qu?il a eue dans la vie. Son succès social n?est toutefois pas seulement une question de connaissance et d?appréciation : mais aussi de différenciation de ses propres goûts et pratiques, contraires au snobisme et à la grandiloquence (« On me dit toujours : toi, ça va, c?est facile pour toi de parler, tu as passé toute ta vie avec une cuillère en argent dans la bouche » ? une voix égalitaire intériorisée par cet homme d?esprit progressiste [liberal] ). Il se différencie aussi d?une approche « froide », technique ou intellectuelle, incarnée par la figure d?une enseignante de piano rencontrée à l'église (et l'anecdote ci-dessous est suivie immédiatement par un « Je l'apprécie beaucoup comme personne ») :

28

Je crois qu?elle pense probablement que je suis un vieux diablotin frivole mais elle enseigne à beaucoup de jeunes et [...] de temps en temps elle organise de petits concerts avec ses protégés à l'église après la cérémonie du dimanche en faveur d?une organisation caritative, ou quelque chose comme ça. Et je me rappelle être allé la trouver une fois après un concert qui m?avait beaucoup impressionné et j?ai dit, entre autres ? en le disant complètement comme un compliment envers elle ? « [...] vous avez réussi une chose, on voit que vos élèves aiment faire de la musique. » Elle m?a regardé, et en se retenant de cracher a dit « la musique n?a pas à voir avec le plaisir mais avec l'entendement ».

29Quel meilleur moyen d?illustrer sa propre capacité au divertissement, au plaisir ?

30En termes anglais, James peut sembler l'exemple parfait d?une forme de supériorité sociale fondée sur la haute culture, qu?on croit souvent (à tort) disparue. Une manière différente de se présenter à travers la musique est visible chez d?autres hommes (et dans une moindre mesure d?autres femmes), qui décrivent leur vie comme une ouverture progressive de leurs goûts à un nombre toujours plus grand de genres et de styles musicaux (avec pour conséquence un registre émotionnel de plus en plus étendu). Alors que James souligne sa profondeur et a le sentiment que la musique rock a peu à dire qui n?ait déjà été dit par la tradition classique :

31

Il me semblait que les grands compositeurs avaient déjà tout dit tellement mieux avant ? vous savez, si vous voulez quelqu?un désirant une femme, vous pouvez aller à l'opéra.

32Ian, un enseignant en économie d?entreprise à Londres, âgé de quarante ans environ, souligne son côté omnivore :

33

J?ai toujours été intéressé à la littérature et à la musique, je dirais, en réalité je me suis toujours intéressé à tout, à ce qu?on appellerait, je suppose, l'actualité et ce qui se passe dans le monde, ce genre de choses.

34Le fil conducteur de ses goûts musicaux toujours plus vastes, partant du rock :

35

C?était plutôt quand j?étais adolescent et jeune adulte que je me suis mis à la musique, vous savez, par exemple, on écoutait John Peel tard dans la nuit et on tombait sur des trucs comme Captain Beefheart et Kevin Coyne et Soft Machine,

36et s?étendant jusqu?à la musique contemporaine, est l'idée du « bizarre », que Ian distingue de la « fadeur » de la musique « ennuyeuse » présente dans de nombreux genres musicaux, du rock léger :

37

Quand j?étais au Mozambique, il y avait un type qui aimait particulièrement Hotel California des Eagles, que je haïssais et méprisais absolument,

38au rock?n?roll traditionnel :

39

Je trouvais ça extrêmement ennuyeux, extrêmement pénible,

40(au contraire de la « magie » des artistes blues comme Robert Johnson), à Mozart :

41

Il y avait un morceau de Mozart à la radio et je me disais, c?est dingue ce que Mozart est ennuyeux, ce qu?il est pénible.

42Mais Ian fait état de son ouverture musicale ? et émotionnelle ? en montrant qu?il est capable de trouver de la valeur en des lieux inhabituels, indiquant une sensibilité croissante qui vient avec l'âge :

43

Paul [...] son ex-partenaire aimait beaucoup les Pet Shop Boys et on s?est disputé à propos des Pet Shop Boys, il me disait qu?ils avaient en fait de bonnes chansons pop vraiment bien arrangées ? et en effet j?arrive à les écouter. Vous savez, mes oreilles se sont ouvertes à des trucs que j?aurais vraiment détestés dans le passé, comme des morceaux de George Michael, j?ai toujours détesté le rock?n?roll mais j?aimais bien les Who, par exemple, un de mes groupes préférés.

44Il ne s?agit pas seulement ici d?un changement de génération entre James, qui a près de soixante-dix ans, et Ian, qui en a un peu plus de quarante. Voyons maintenant John, un travailleur social de Bristol proche de la soixantaine :

45

Je m?intéresse à la musique depuis 1962 et j?ai une collection de 45 tours, de 33 tours, de CD, de cassettes, un peu comme John Peel [36] en fait, même si je ne suis pas tout à fait aussi âgé que lui, j?ai changé avec le temps, probablement même encore maintenant en fait, et je me suis toujours intéressé à ce qui se passait, que ce soit en 1962,1977 ou 1995 ou aujourd?hui.

46Très souvent, le récit d?une croissance, d?un registre grandissant d?intensité émotionnelle s?exprimant dans des goûts musicaux toujours plus étendus, est lié à des valeurs de rébellion et de non-conformisme. Ian offre un exemple :

47

Je n?ai pas commencé à un âge précoce, par exemple avec des parents qui voulaient que j?apprenne le violon ou quelque chose comme ça, rien du tout de ce genre en fait [...]. J?étais un peu... j?ai toujours aimé les trucs bizarres, peut-être, musicalement les trucs qui capturaient les oreilles et avaient un son différent, qui cassaient les règles conventionnelles et peut-être j?étais un peu rebelle. J?ai un très mauvais rapport avec mon père et je me rebellais un peu contre lui et je me rebellais contre toute autorité en général et j?aimais les trucs qui avaient un son non-conventionnel et qui dérangeaient peut-être, différents, stimulants en fait pour le dire plus poliment.

48Chez d?autres, toutefois, leur goût intense de la musique et le fait qu?ils sont émotionnellement « connectés » avec elle s?exprime, non par la rébellion, mais par d?autres valeurs. Lauren, une femme entre quarante et cinquante ans, qui a été élevée à Oxford pendant vingt-cinq ans, mais qui a travaillé comme pasteur de la United Reform Church, peut exprimer sa tristesse et sa colère quant aux conséquences de l'impérialisme dans la musique :

49

Cela m?attriste infiniment quand j?entends des hymnes indiens ou africains de l'époque victorienne, je me dis « où est leur musique, où est leur culture ? »

50quand on lui demande de passer un morceau de musique qu?elle a récemment aimé, elle choisit un morceau intitulé « Oh Robin » tiré de l'album Music for a Harmonious World, où des chanteurs d?Oxford chantent en collaboration avec des chanteurs d?Afrique du Sud. Ce que Lauren apprécie, c?est la façon dont la musique :

51

permet au style de l'autre d?être présent, les Anglais chantent une musique de style Anglais, les Africains chantent de la musique africaine et la façon dont tout bouge ensemble est très impressionnant. Le morceau que je vais vous faire écouter est pour moi vraiment renversant.

52La présente transcription ne rend pas les pauses de Lauren et l'accent très fort qu?elle met sur cet impact personnel. Quand on lui demande de décrire cette musique : « elle me transporte ailleurs, elle parle d?autres ambiances... résonance : je peux presque sentir l'air qui bouge avec elle, c?est merveilleux ». Ici, une ouverture très nette à l'égard du pouvoir émotionnel de la musique est présentée. En même temps, il ne s?agit pas ici d?une expérience seulement esthétique ? mais aussi éthique, liée à des préoccupations face à l'impérialisme et l'oppression. A nouveau, tout ceci est sincère ? car sans complète sincérité, tout ceci ne pourrait pas être le fondement de la présentation que Lauren fait de soi comme individu capable de sensibilité et de sentiments.

Discerner les tensions dans la présentation de soi à travers la musique

53Le matériau empirique examiné jusqu?ici suggère qu?il est possible de comprendre ce que disent les gens sur la musique non pas seulement comme un reflet de leurs stratégies d?autogestion émotionnelle, mais aussi comme une présentation de leur accès réussi à l'intensité émotionnelle par la consommation de musique. Le lien (essentiellement inconscient) avec la concurrence statutaire est évident dans les contrastes offerts avec la musique ennuyeuse, plate, provinciale, dépourvue de vitalité ou d?intérêt ? voire produite par l'oppression. Jusqu?ici, j?ai examiné ce que je considère comme des tentatives globalement réussies (de personnes appartenant pour la plupart à la classe moyenne, éduquées) de se présenter de cette façon. Mais dans des sociétés grossièrement inégales et concurrentielles, il est probable que la capacité de proposer un tel portrait de soi soit très inégalement distribuée. Dans la présente section, j?aimerais examiner les tensions et les contradictions qui peuvent apparaître dans certains entretiens, quand des personnes interrogées cherchent ? ici encore, consciemment ou non ? à se présenter comme capables d?intensité émotionnelle, de plaisir, de sensibilité et de socialité. Certaines de ces difficultés et contradictions dérivent probablement d?une tension, identifiée par Simmel, interne au concept d?individualisation ? à mesure que les possibilités de choix des individus se multiplient et se pluralisent apparaît au même moment une tendance, comme le dit Honneth, à « l'isolement du sujet dans un réseau de plus en plus étendu de contacts sociaux anonymes[37]. » Comme j?espère le montrer, cependant, d?autres types de difficultés dans la présentation de soi peuvent découler simplement du degré de liberté moindre dont bénéficient les groupes moins favorisés, y compris les sujets issus de la classe ouvrière, les femmes, les migrants, et d?autres.

54Paul, un enseignant de 27 ans habitant en Combrie, parle d?une version club d?un morceau de Garlic intitulé « Not Over Yet » (remixé par Paul Oakenfold).

55

Quand je l'ai entendu pour la première fois, il passait dans un club de Liverpool, en toute fin de soirée. Ça s?appelle en fait « It?s Not Over Yet » et la musique se terminait et tout le monde pensait que c?était le moment de rentrer à la maison, et ils ont passé ça [...] et je me suis dit génial, c?est pas encore fini [38].

56Mais il s?avère que ce souvenir heureux est lié à la décomposition d?un certain groupe d?amis, qui quittaient Liverpool :

57

En réalité c?était la dernière fois que j?allais vraiment en boîte avec tous mes amis et on était un grand groupe, et on se disait que c?était la fin de la soirée et ils ont passé encore un morceau et c?était ça, c?était fantastique.

58En d?autres termes, cette période d?amitié se terminait en effet, et Paul y réfléchit à partir de son isolement relatif dans l'Angleterre rurale. Il est frappant que la majorité de ceux avec qui j?ai fait des entretiens ont eu relativement peu d?expériences de la musique dans leur vie au quotidien ? ou de semaine en semaine ? qui puissent être vues comme intensément et agréablement sociables. C?est particulièrement vrai pour les personnes plus âgées parmi celles que j?ai interrogées.

59Catherine, par exemple, a cinquante-deux ans, et travaille pour un fournisseur privé de services sociaux :

60

Ils sont désespérants, ils nous téléphonent, nous font perdre notre temps, nous changent au dernier moment. Ils vous envoie quelque part et il n?y a personne... et ils ne sont pas regardants avec qui ils prennent.

61Ses enfants sont la chose la plus importante dans sa vie, mais aucun d?eux n?habite près de chez elle. Elle « aimait jouer au badminton, au squash, se tenir en forme » mais ne sait pas « où est passée l'énergie, franchement ! » Elle a permis à son ex-mari de se réinstaller chez elle. Elle dit qu?elle aime chanter avec ses amis, et l'enquêteur lui demande quand ça s?est passé pour la dernière fois. Catherine répond ainsi :

62

Récemment, parfois avec une amie. Elle a une belle voix. Vraiment. Et elle adore la musique. Et des fois quand on s?amuse, vous savez, si elle est venue passer la soirée chez moi, ce n?est pas arrivé depuis longtemps, mais si elle vient passer la soirée chez moi et on boit une bouteille de vin et une cassette passe, toutes les vieilles chansons dont on connaît les paroles, on chante avec la cassette. Pour rigoler, en fait. Mais ce n?est plus arrivé, je dirais, depuis au moins quelques années.

63Voilà qui semble une joyeuse expérience d?amitié. Mais il est à noter que Catherine commence au présent (« récemment », qui implique une régularité), avant de reconnaître que « ce n?est plus arrivé depuis longtemps », depuis « au moins quelques années » ? et on se demande si cela s?est passé si souvent. Non seulement Catherine évoque les souvenirs d?une période heureuse, mais elle se présente aussi à l'enquêteur (et à elle-même) comme une personne qui a eu des expériences de bonheur. Elle est toutefois suffisamment honnête pour reconnaître la rareté de ces occasions.

64Ma position ? quoique la place manque pour l'illustrer plus en détail ici ? est que nos entretiens montrent que les personnes présentent le rôle de la musique dans leurs vies comme le fondement d?une socialité agréable ; mais ils montrent aussi la relative rareté de cette socialité agréable fondée sur la musique. En général, la musique apparaît dans nos entretiens comme quelque chose qui sert à évoquer une expérience sociale agréable, plutôt que comme quelque chose qui en serait le fondement. Les expériences sociales agréables liées à la musique apparaissent bien plus sporadiques que ne le laisseraient penser les rencontres initiales avec les personnes interrogées, qui vous disent que la musique est centrale dans leurs existences. Ceci est peut-être lié au pouvoir, souvent discuté, qu?a la musique d?évoquer des souvenirs. Meriam, par exemple, un migrant du Maroc :

65

Chez moi tout se célèbre et la danse est de la partie, même les gens simplement qui se retrouvent [...] et chez moi j?avais plus de temps à disposition qu?ici, donc on allait simplement chez un ami ou des amis venaient chez nous, puis on allumait la télévision ou la radio ou ils apportaient une nouvelle cassette audio et disaient « vous avez entendu la dernière chanson ? » ou quelque chose du genre, puis deux ou trois personnes se rassemblent, surtout si elles sont de bonne humeur, elles mettent simplement de la musique et dansent.

66Mais même au Maroc, note Meriam, cela semble se produire moins souvent. Les mariages, par exemple, deviennent plus courts et moins communautaires :

67

Les gens n?ont plus autant de temps, et deuxièmement on n?est plus autant aidé par la communauté qu?avant.

68Une différence importante et intéressante traversant nos entretiens est celle entre les personnes qui peuvent jouer de la musique en public, et les autres. On a souvent l'impression, quand on lit les transcriptions, que ceux qui sont capables de jouer publiquement (ou semi-publiquement, comme dans les cas de groupes de musique de chambre, de jam sessions avec des amis, etc.) sont plus capables de mettre l'accent sur la socialité qu?induit leur pratique musicale. Alors que James, l'enseignant universitaire discuté plus haut, décrit la musique comme partie intégrante de la chance qu?il a eue dans la vie, et comme le fondement de réseaux de socialité agréables, Pat, une conseillère d?un peu moins de soixante ans, est l'une des personnes interrogées qui se sent exclue par son incapacité à jouer en public. Dans ce qui suit, elle explique comment des angoisses internalisées liées aux problèmes financiers de sa famille ouvrière ont pu se combiner avec le manque d?enseignement sérieux, l'empêchant d?apprendre la musique :

69

Bon, j?aurais adoré jouer d?un instrument, mais dans mon école primaire ils enseignaient la flûte douce et chaque fois que l'école en recevait de nouvelles et disait « qui veut apprendre ? levez la main ! », je levais la main et je me rappelle les yeux du professeur s?attardant sur moi une seconde puis passant plus loin et à cause de toutes les inquiétudes ? déjà à l'époque j?étais inquiète avec l'argent ? je n?aimais pas demander, donc je n?avais pas l'impression que j?aurais pu demander une flûte parce que je crois qu?elles coûtent neuf shillings, ou quelque chose du genre. Donc je désirais fortement apprendre quelque chose, mais ça ne s?est jamais produit.

70Son père (dont elle découvrira, jeune adulte, qu?il est son beau-père, et à l'égard de qui Pat exprime son ressentiment ailleurs dans l'entretien) ne rendait pas cette situation plus facile : « J?étais vraiment dénigrée, quand j?étais enfant, à propos du chant, mon père, mon beau-père, disait : « Elle ne chante pas bien mais elle chante fort » et ça m?inhibait totalement ». Pat a encouragé musicalement ses propres enfants, et d?après elle, ils en ont tiré beaucoup de plaisir : « une histoire familière », comme elle dit, mais peut-être particulièrement familière pour ceux élevés dans des familles ouvrières qui accèdent à une identité de classe moyenne.

Commentaires finaux : musique, présentation de soi, socialité

71J?ai commencé cet article en affirmant que des conceptions quelque peu limitées de l'émotion et de l'identité personnelle sont à l'?uvre dans les études sociales de la musique au sein du monde anglophone, et j?ai illustré cette affirmation en me référant à trois figures majeures dans ce domaine ? Finnegan, DeNora et Frith. Le point central ici est qu?en mettant l'accent sur les dimensions positives de la musique, ces auteurs sous-estiment la possibilité que la musique puisse avoir partie liée avec des dynamiques sociales et individuelles plus problématiques. Ce que peut signifier l'expression « avoir partie liée » a été exploré à partir d?une réflexion sur l'importance de penser historiquement, où j?ai distingué mon approche de celle d?Adorno ; puis à partir de l'analyse, fournie par Axel Honneth, de l'individualisation dans le capitalisme contemporain, ainsi que de l'accent mis par Cas Wouters sur la concurrence statutaire autour de la sensibilité émotionnelle. Cette analyse met le doigt sur la façon dont l'intensification, socio-culturellement requise, du sentiment personnel de l'existence a fini par entrer en lien avec la consommation des produits culturels. La consommation est liée à une demande sociale générale de réalisation de soi, qui impose des obstacles supplémentaires aux sujets modernes pouvant mener à la dépression et à l'anxiété, même quand cette réalisation de soi est consciemment vécue et exprimée comme gratifiante, voire libératrice.

72J?ai ensuite examiné un matériau tiré d?entretiens à la lumière de ces considérations. J?ai commencé par suggérer, désignant en particulier quelques-unes des stratégies utilisées, que certaines des personnes interrogées sont capables de se présenter avec succès comme « musicalement sensibles » ou musicalement éclairées. La musique sert implicitement ici de fondement à des affirmations sur la sensibilité ou la vivacité émotionnelles, ou sur la socialité. J?ai montré comment ceci dépend d?une caractérisation négative d?autres types de musique, d?autres musiciens, ou d?autres individus ayant une vue ou des goûts différents en matière musicale ? ce qui permet de mieux tirer des liens vers l'importance de la compétitivité individuelle, qui est décrite dans les discussions sociologiques de l'individualisation (notamment chez Simmel). J?aimerais souligner clairement que ceci ne revient pas à mettre en cause ce qu?affirment les personnes interrogées sur le plaisir. En effet, il semble peu crédible que des présentations réussies de soi soient possibles sans la sincère expression d?un engagement. De même, je ne réduis pas le plaisir esthétique à la concurrence statutaire, et ne nie pas non plus les aspects positifs du rôle de la musique dans l'existence de nombreux individus dans les sociétés modernes. Ma position est plutôt que ces aspects ne peuvent être séparés, aussi facilement que ne le suggèrent certains analystes, d?autres dimensions négatives de la société moderne.

73Afin d?explorer cela plus en détail, j?ai ensuite analysé certains exemples de « tensions » et de « contradictions » dans la façon dont on parle de la musique. Par exemple, il y a un décalage entre l'expérience musicale, vécue comme agréablement sociable, et l'apparente rareté des occasions agréablement sociables fondées sur la musique. Mais dans ces exemples il y a aussi le sentiment d?être exclu de la pratique musicale ? pour diverses raisons personnelles, familiales et sociales. Ce que j?ai suggéré tout au long de l'article, c?est que la difficulté qu?ont certaines personnes à se présenter de manière réussie comme des consommateurs de musique sociables et sensibles au plaisir découle de facteurs sociaux et personnels, comme la classe, le genre et l'ethnicité.

74Mon argument, pour le répéter avec force, n?est pas que la consommation et l'expérience musicales dans les sociétés modernes se font de manière isolée et anomique. La musique, comme d?autres formes culturelles, fournit des occasions permettant de se lier aux autres, d?enrichir sa vie intérieure, voire, dans certains cas, de renforcer le sentiment de communauté. Mais si Peter Martin a raison de dire que la musique est un ensemble de pratiques culturelles devenues étroitement liées au domaine du personnel et du subjectif, alors le discours sur la musique peut être mis très nettement en relation avec notre manière de penser et de présenter aux autres notre sentiment de soi. Ceci implique que nous nous confrontions très soigneusement au discours que les gens tiennent sur leurs relations émotionnelles à la musique. Et si la musique a aussi affaire avec la socialité agréable, cela signifie peut-être que la musique offre un site privilégié pour notre façon de nous penser et de nous présenter comme des êtres sociables. Dans une société marquée par la « réalisation de soi organisée » dont parle Honneth, et par l'intense concurrence statutaire qui lui est liée, les discussions des gens sur la musique ne peuvent pas être interprétées seulement, ni même principalement, comme l'expression du goût personnel ou comme une ressource pour l'identité personnelle et l'autogestion émotionnelle.

75Traduit de l'anglais par Jean Terrier

RÉFÉRENCES

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Date de mise en ligne : 31/05/2007

Notes

  • [1]
    Je remercie Georgie Born, Nick Couldry, Teresa Gowan, Dominique Pasquier et Jason Toynbee pour leurs commentaires, à différents moments du développement du présent article. Merci à Matt Stahl pour ses commentaires et pour m?avoir indiqué le texte d?Honneth. Merci surtout à Simon Frith pour la générosité avec laquelle il a soutenu ce travail, alors même qu?il est en désaccord avec la majeure partie de ce qui y est dit.
  • [2]
    CRAIB, 1998.
  • [3]
    Craib, praticien de la psychanalyse de groupe, utilise son travail pour comprendre ces limites, mais il s?intéresse aussi à la sociologie pour saisir les limites de la psychanalyse comme moyen de comprendre le soi et la société.
  • [4]
    Il existe une sociologie empirique des émotions (par exemple KATZ, 1999) qui peut fournir d?importantes indications concernant le rôle des émotions dans la société, mais elle demeure souvent ignorante des difficultés philosophiques et empiriques propres à l'étude de l'expérience subjective.
  • [5]
    Voir MARTIN, 1995, p. 2.
  • [6]
    Une part importante de la théorie musicale ? c?est évident chez des auteurs comme Richard Middleton ou John Sheperd ? a été influencée par le post-structuralisme, mais elle a eu tendance à se concentrer sur la subjectivité suggérée ou invoquée par les textes musicaux, plutôt que sur une étude sociologique de la relation des personnes à la musique. Voir MIDDLETON, 2006, pour un exemple récent.
  • [7]
    FINNEGAN, 2003, p. 188.
  • [8]
    Id.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    DENORA, 2000, p. 46.
  • [11]
    Id., p. 74.
  • [12]
    Ibid., p. 63. Pour mettre en relation brièvement ce matériau d?études musicales avec la sociologie des médias, il est utile de remarquer que par certains aspects la recherche de DeNora rappelle le fonctionnalisme de la tradition des « usages et gratifications » dans la recherche sur la communication ? par exemple celle de Herta HERZOG (1941) sur la façon dont les femmes « empruntent l'expérience » des séries radiophoniques diffusées pendant la journée (y compris l'usage de ces séries pour « libérer ses émotions »), tandis que par d?autres aspects elle a beaucoup en commun avec le « populisme culturel » (MCGUIGAN, 1992) d?une bonne partie de la recherche sur les publics dans les cultural studies et les études sur les médias en langue anglaise.
  • [13]
    FRITH, p. 275. Je me demande si les mots de Frith ne contiennent pas des ouvertures vers une vision plus complexe. Après tout, il présente ici un type de reconnaissance de soi, et le « semble » indique une conscience des limites de ce type de constitution de soi par l'imagination.
  • [14]
    Id.
  • [15]
    CRAIB, 1998, p. 169.
  • [16]
    Cité dans FRITH, 1996, p. 273.
  • [17]
    Par sociologie dominante, j?entends ici qu?elle s?appuie sur une synthèse des traditions wébériennes, durkheimiennes, et interactionnistes, qui elle-même tend à occuper le centre du terrain dans la plus grande partie de la sociologie anglo-américaine moderne.
  • [18]
    MARTIN, 1995, p. 2.
  • [19]
    Id., p. 274.
  • [20]
    HONNETH, 2006, p. 305.
  • [21]
    HONNETH, 2006.
  • [22]
    Id., p. 311.
  • [23]
    Ibid., p. 313.
  • [24]
    Ibid., p. 314.
  • [25]
    Id.
  • [26]
    Ibid., p. 318.
  • [27]
    Ibid., p. 308. Dans cette analyse des « pathologies de l'individualisation », Honneth s?appuie sur une série de sources pour défendre sa position d?une montée du niveau de dépression dans les sociétés modernes. En réalité, la condition pertinente ici est peut-être plutôt l'anxiété.
  • [28]
    Il y a ici également un contraste avec l'important musicologue Nicholas Cook, qui affirme que « la musique est un art par essence démocratique » cf. COOK, 1990.
  • [29]
    FRITH, 1996 ; HENNION, 2003.
  • [30]
    HESMONDHALGH, 2006 et 2007.
  • [31]
    WOUTERS, 1991.
  • [32]
    FILMER, 2003 offre un intéressant survol d?une littérature que de nombreux sociologues proches des cultural studies rejettent souvent prématurément.
  • [33]
    Bourdieu discute le « devoir de plaisir » dans La distinction ? mais il faut se souvenir qu?il applique ces termes aux habitudes culturelles émergentes de la « petite bourgeoisie nouvelle » (BOURDIEU, 1979, chap. 6). La notion de Featherstone d?« hédonisme calculateur » (1991) est ici également pertinente.
  • [34]
    Quarante-deux entretiens semi-directifs ont été réalisés par une équipe de sept enquêteurs ? moi-même, Stephanie Adams, Lorna Ashcroft, Surinder Guru, Jackie Malone, Dave Morris and Ian Robinson ? financée par le Programme national sur les cultures du quotidien ( National Everyday Cultures Programme ) de l'Open University. Dans le choix des personnes, nous avons cherché à obtenir un équilibre entre classes sociales, une proportion d?hommes et de femmes approximativement égale, et une raisonnable palette de groupes d?âges : de personnes âgées de 20 ou 30 ans à d?autres ayant dépassé 70 ans. Cinq entretiens ont été conduits avec des sujets « non-blancs ». Mes remerciements vont à Tony Bennett et Elizabeth Silva, directeurs du Programme, aux autres enquêteurs, en particulier Stephanie Adams, ainsi qu?aux personnes interrogées.
  • [35]
    Par exemple, l'étude de cas du professeur d?université « bien classique », voir BOURDIEU, 1979, p. 327-330.
  • [36]
    La mention du nom de John Peel dans chacune des deux citations ci-avant n?est pas une coïncidence : pour au moins trois générations d?hommes britanniques, ce DJ de la BBC a été le représentant du non-conformisme musical.
  • [37]
    HONNETH, 2006, p. 307.
  • [38]
    « Not Over Yet » signifie : « Pas encore fini ». NdT

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