Réseaux 2005/5 no 133

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Article de revue

Pour un regard tempéré sur les « réfractaires » aux biens massivement diffusés

Variations autour du cas de la téléphonie mobile en france

Pages 167 à 198

Notes

  • [1]
    La soutenance de thèse est un moment fort pour un jeune chercheur, tant sur le plan émotionnel que théorique, car elle confronte à des spécialistes de sa discipline. Je remercie ainsi F. Cochoy de m’avoir incité à transformer en article cette partie de mon doctorat traitant des non-possesseurs de téléphone mobile, et F. Jauréguiberry pour ses critiques constructives sur un thème encore peu défriché par la recherche.
  • [2]
    COCHOY (sous la dir.), 2004.
  • [3]
    KARPIK, 1989.
  • [4]
    FORSE, MENDRAS, 1983.
  • [5]
    TARDE, 1979 : il aborde les phénomènes sociaux sous la forme d’une communication entre individus et du passage de l’invention à l’imitation, constituant à eux deux « l’acte social élémentaire » car « tout ce qui est social et non vital ou physique, dans les phénomènes de société, aussi bien dans leurs similitudes que dans leurs différences, a l’imitation pour cause » (p. 54). Il est intéressant de noter le regain d’intérêt actuel pour ce penseur, après des années d’oubli, voire d’ostracisme, en partie dus à l’orientation durkheimienne des débuts de la sociologie, visant à séparer strictement sociologie et psychologie.
  • [6]
    TARDE, 1979, p. 3.
  • [7]
    ROGERS, 1995.
  • [8]
    Il existe plusieurs sortes de courbes en S, prenant une forme plus ou moins exponentielle (BOUDON, BOURRICAUD, 2000). De plus, l’apparition d’une courbe en S suppose l’homogénéité de la population étudiée, de fréquentes interactions entre ses membres et une égalité dans l’accès aux canaux permettant la mise à disposition de la nouveauté (SOROKIN, 1964).
  • [9]
    Chiffre recueilli sur le site internet de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Il a été obtenu en divisant le nombre total d’habitants de la population française par le nombre de possesseurs « actifs » d’un mobile.
  • [10]
    Pour prendre un exemple, dans un article de la revue économique Conjonctures de 1997, le taux de pénétration prévu pour 2005 était de 30 % (BOUTITIE, REINAUD, 1997).
  • [11]
    Baromètre de la diffusion des nouvelles technologies en France, CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), novembre 2001. Le comptage du CREDOC s’opère avec comme unité l’individu, l’INSEE utilisant pour sa part le foyer comme référence.
  • [12]
    Indiquons néanmoins qu’il est fait abstraction ici du prix, qui varie fortement selon les biens de consommation.
  • [13]
    Pour plus d’un milliard de possesseurs dans le monde.
  • [14]
    La période dite du « rattrapage téléphonique » (fin des années 60, début des années 70) est prise pour repère comme début de l’équipement massif en téléphone fixe en France.
  • [15]
    HEURTIN, 1998.
  • [16]
    HEURTIN, 1998, p. 49.
  • [17]
    FLICHY, 2004.
  • [18]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [19]
    LICOPPE, 2002.
  • [20]
    Elle s’appuie sur un ensemble de 103 entretiens semi-directifs, dont 12 ont consisté à interroger des « réfractaires » au mobile, au cours du premier semestre de 2002. Cela étant, plusieurs enquêtés détenaient un mobile depuis moins de 6 mois ; d’autres avaient eu un mobile, l’avaient abandonné, puis en avaient racheté un ultérieurement ; d’autres enfin seraient bien restés des non-possesseurs de mobile mais ont été amenés à en détenir un malgré eux. Au total, les entretiens exploités représentent environ un tiers de la totalité. Enfin, 2 enquêtés ont été interviewés à nouveau en janvier 2005 car ils avaient depuis acquis un téléphone portable.
  • [21]
    ROGERS, 1983/1995.
  • [22]
    Le dernier groupe auquel il s’intéresse est celui des « laggard », population retardataire dans l’adoption des innovations.
  • [23]
    FORSE, MENDRAS, 1983, p. 77.
  • [24]
    PUNIE, 1997.
  • [25]
    KAUFMANN, 1992.
  • [26]
    KAUFMANN, 1992, p 201.
  • [27]
    KAUFMANN, 1992, p 205.
  • [28]
    CARADEC, 2001.
  • [29]
    CARADEC, 2001, p. 121-122.
  • [30]
    BOUDON, 1998.
  • [31]
    Id., 1998.
  • [32]
    ROGERS (1983, p. 154), cité et traduit par CARADEC, 2001.
  • [33]
    63 % de taux de croissance annuel. Source : Observatoire des marchés de l’autorité de régulation des télécommunications (ART), wwww. art-telecom. fr,devenu depuis ARCEP.
  • [34]
    Source : Observatoire des marchés de l’ART, www. art-telecom. fr
  • [35]
    L’ennuyeux pour le chercheur est que certains… y reviennent. Sarah (28 ans, ingénieur dans l’armement, Paris) est l’archétype de cette trajectoire fluctuante. Elle a possédé un mobile dans les années 1998,1999,2000. Elle l’a abandonné pour se munir à nouveau d’un abonnement un mois avant que nous l’interviewions, en avril 2002. Elle justifie alors cette ré-acquisition par le début d’une relation amoureuse qui l’amène à être fréquemment hors de son appartement le soir. Posséder un mobile lui permet alors d’être joignable personnellement chez son nouveau petit ami.
  • [36]
    Seule une « journée sans portable » est organisée depuis 2001, le 6 février, sous la férule du polémiste Phil Marso. Cette date a été choisie en hommage à la chanson de Nino Ferrer : « Gaston y a l’telefon’ qui son… », le 6 février étant le jour de la Saint-Gaston.
  • [37]
    Parus en décembre 2004 : CREDOC, n° 236, p. 23 : « La diffusion des technologies de l’information dans la société française ».
  • [38]
    Contre 75,2 % en juin 2005. Source : Observatoire des marchés de l’ART, www. art-telecom. fr
  • [39]
    Leur part dans la population française est de 25 %.
  • [40]
    Ce qui oblige à ne pas généraliser notre propos, le but de l’article étant simplement d’identifier l’intérêt heuristique de cette population.
  • [41]
    Ces expressions très imagées sont de Charlotte (36 ans, directrice artistique, Paris).
  • [42]
    Cas extrême, Nathan (17 ans, lycéen, Paris) peut même être qualifié, malgré le caractère approximatif du terme, de « technophile ». Son utilisation d’internet est intensive et sa connaissance de l’informatique, importante. Pour autant, il ne reporte pas cette « technophilie » sur le téléphone mobile.
  • [43]
    Isabelle (32 ans, professeur de philosophie, Nice), pour sa part, pointe l’intérêt d’avoir un mobile quand un parent âgé est malade et peut avoir à demander de l’aide à tout moment. Comme elle ne se trouve pas dans ce cas, elle rechigne à s’équiper.
  • [44]
    René le formule ainsi : « C’est sûr que vous allez me dire, il y a des exceptions… c’est vrai que si on est tout seul dans l’Himalaya avec un téléphone portable ça sert… ça c’est vrai… mais je pense pas qu’en l’occurrence l’exception confirme la règle ». Alors que l’exception peut faire figure de règle pour justifier a posteriori la possession du bien, l’enquêté établit une hiérarchie inverse entre l’exception et la règle afin d’orienter son choix.
  • [45]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [46]
    MARTIN et DE SINGLY, 2002.
  • [47]
    WEBER, 1995.
  • [48]
    Ils sont alternatifs dans le sens où ils ne sont pas majoritaires et représentent une solution préférée sciemment, pour certains individus, à l’adoption d’un téléphone mobile.
  • [49]
    L’avènement de la téléphonie associée à la formule « illimitée » sur IP, pourrait accentuer ce mouvement.
  • [50]
    PRONOVOST, 1994 : les usages sont modulés « par une trajectoire à la fois personnelle et sociologique de pratiques qui se sont constituées progressivement et qui sont susceptibles de se modifier et de se transformer » (p. 379).
  • [51]
    LICOPPE, 2002.
  • [52]
    Où l’on téléphone « quand quelque chose passe par la tête », dans une optique de partage avec autrui, selon une expression revenue fréquemment au cours de notre enquête de doctorat.
  • [53]
    Selon le baromètre du CREDOC de décembre 2004,58 % des individus équipés d’un mobile envoient des SMS.
  • [54]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [55]
    GAGLIO, 2004.
  • [56]
    Pour le mobile (GAGLIO, 2004), il s’agit essentiellement de la valeur performative d’efficacité, de la valeur relationnelle de joignabilité et de la valeur sécuritaire de ré-assurance.
  • [57]
    ALTER, 2000.
  • [58]
    BECKER, 1985.
  • [59]
    H. Becker les nomme « musiciens de danse ».
  • [60]
    DURKHEIM, 1995.
  • [61]
    OGIEN, 1990.
  • [62]
    Pour l’anecdote, Denise a été contactée suite à la parution d’un article dans le Monde Interactif (31/10/2001). Elle en était la principale source, et cet article s’intitulait : « Low Tech et fière de l’être ».
  • [63]
    GAGLIO, 2004.
  • [64]
    BECKER, 1985.
  • [65]
    Dans cet article, nous avons laissé de côté les incitations marchandes, qui représentent aussi une forme de pression.
  • [66]
    JAUREGUIBERRY, 2003b.
  • [67]
    Néanmoins, l’ensemble des situations professionnelles n’est pas à mettre sur le même plan. La diffusion d’une innovation « pèse » davantage pour certaines professions que pour d’autres. Par exemple, on imagine qu’un avocat puisse se passer d’un mobile, au plan professionnel, et donner son numéro à qui il l’entend, de même que négocier sa joignabilité s’il en possède un. A l’inverse, un représentant nomade évalué au chiffre d’affaires engrangé, peut difficilement, a priori, ne pas avoir de mobile. De plus, soumis à la pression de sa hiérarchie et de ses clients, il peut perdre de sa marge de manœuvre dans son organisation personnelle au quotidien.
  • [68]
    De façon contrainte (cadeau/don, mobile professionnel) ou voulue, cette configuration outrepassant la réflexion sur les « réfractaires » au téléphone mobile, puisque des individus suiveurs dans le processus de diffusion peuvent aussi procéder de la sorte.
  • [69]
    GOURNAY, 1997 ; LE DOUARIN, 2005.
  • [70]
    BECKER, 1998/2002.
  • [71]
    « Un cas déviant est un cas qui ne se comporte pas comme l’analyse pensait et avait prédit qu’il le ferait, et qui remet ainsi en question les conclusions qu’il ou elle voulait tirer de son étude » (BECKER, 2002, p. 298).
  • [72]
    La théorie de l’acteur-réseau de Callon et Latour avait déjà mis en lumière et insisté sur cet aspect.

1L’analyse sociologique des marchés [1] a montré la capacité des dispositifs marchands (publicité, merchandizing, packaging…) à capter les dispositions d’achat des consommateurs [2]. Cependant, à l’intérieur de cette « économie de la qualité [3] » participant d’un effort sans cesse plus sophistiqué de mise en relation de l’offre et de la demande, les dispositifs ne parviennent pas toujours à leur fin. Il est même des consommateurs rechignant, sur une longue période, à acheter des biens fortement poussés par l’offre et ayant séduits la majorité d’une population.

2A ce jour, les personnes insensibles sur le long terme aux incitations des marchands, sorte de demande rétive au rapprochement avec l’offre, n’ont pas été pris comme objet d’étude par la sociologie. Ce silence renvoie à l’indifférence quasi générale à l’égard des individus n’adoptant pas les biens massivement propagés, au sein des nombreux travaux portant sur les processus de diffusion. En effet, la focale y est resserrée autour des premiers individus à s’approprier une nouveauté, que celle-ci soit proposée sur un marché de biens, découle de l’inventivité d’un groupe social particulier ou provienne du domaine des idées. Ainsi, l’accent est majoritairement mis sur les « francs-tireurs » (Becker), les « entrepreneurs » (Schumpeter) ou les « innovateurs » (Alter), pour ne retenir que trois manières de les nommer. Cette préférence s’explique par le rôle majeur de ces individus dans les changements affectant nos sociétés [4], et leur aptitude à prendre des risques afin d’imposer de nouvelles grilles de lecture de la réalité. Ils parviennent effectivement à transformer la méfiance à l’égard d’une nouvelle pratique en contribuant, progressivement, à la faire passer pour normale.

3Les analyses diffusionnistes posent aussi leur regard sur les individus accompagnant la propagation des innovations. Ils prolongent les traces des pionniers et peuvent notamment opter pour la même décision via une imitation [5], phénomène psychologique, sorte d’« action à distance d’un esprit sur un autre, et d’une action qui consiste dans une reproduction quasi photographique d’un cliché cérébral par la plaque sensible d’un autre cerveau [6] ». C’est pourquoi on les qualifie généralement de suiveurs, mais aussi de « majorité précoce » puis « tardive [7] », désignant de ce fait le moment de leur implication dans le processus, de même que le retournement du rapport de force entre partisans et résistants à l’innovation.

4En revanche, les individus en marge de la courbe épidémiologique en forme de S [8], n’adoptant pas la nouveauté, y compris longtemps après son apparition, ne font que rarement l’objet d’investigations. Ils ne semblent pas dignes d’intérêt, simplement parce qu’ils ne participent pas directement au processus de diffusion. Dans une volonté de déconstruction, nous avons retenu le terme de « réfractaire » pour les désigner ; il semble significatif du jugement de sens commun à leur égard et de l’image sociale leur étant accolée. La définition minimale suivante en est retenue : les « réfractaires » constituent un groupe d’individus n’ayant pas acquis un bien adopté, et régulièrement utilisé, par la majorité des habitants de la société dans laquelle ils vivent.

5Afin d’étayer notre raisonnement, le cas de l’avènement de la téléphonie mobile en France va servir d’appui car il recèle au moins deux dimensions explicatives du phénomène que nous voulons étudier. D’une part, cet objet se distingue par sa diffusion à la fois massive et rapide. Bien qu’en retrait par rapport à d’autres pays européens, le taux de pénétration en France a passé la barre des 75 % de la population au cours du deuxième trimestre de 2005 [9], ce qui est allé bien au-delà des prévisions [10]. Comme l’indique une enquête du CREDOC [11] de 2001, il est même le bien de consommation diffusé le plus rapidement depuis la seconde guerre mondiale en France. Il supplante, en termes de rapidité de diffusion, la télévision couleur et le téléphone fixe, avec respectivement un rythme deux et huit fois supérieur [12]. En prenant pour indicateurs le seuil de 50 % de possesseurs dans la population et l’année de commercialisation du produit par les trois opérateurs (1996) qui se partagent le marché français, cinq années ont suffi pour que le bien se propage. Avec plus de 45 millions de possesseurs aujourd’hui [13], le nombre de mobiles en circulation a dépassé celui des téléphones fixes dès 2001, objet dont l’équipement massif a pourtant débuté il y a plus de trente ans [14].

6D’autre part, même s’ils sont de moins en moins nombreux, il demeure des individus n’ayant pas cédé aux multiples attraits de l’offre : tarification à la carte ou au forfait, « pack » rendant fusionnel le bien (le téléphone) et le principal service offert (l’appel), vente de terminaux d’entrée de gamme à un franc puis un euro… Par conséquent, ces individus n’ont pas créé d’usages à partir de cet outil et il semble pertinent d’en comprendre les raisons.

7Dans la littérature sociologique, par contraste, de nombreux travaux analysent de façon fine l’appropriation du téléphone mobile. Heurtin [15], pour commencer, explique que l’enjeu sociologique au cœur des usages du téléphone portable ne réside pas strictement dans la mobilité des individus, mais dans l’équilibre à trouver entre l’autonomie et le contrôle inhérents aux mouvements quotidiens. Il ajoute ensuite que l’objet vaut davantage pour son caractère personnel que mobile : « Les usages du téléphone mobile semblent en effet moins dépendre de la… mobilité des personnes que de leur autonomie, tant dans le monde de l’entreprise qu’au sein de la famille. De manière quelque peu décalée par rapport aux arguments marketing usuellement employés, la caractéristique principale du téléphone mobile n’est ainsi pas tant son caractère “portable”, que la capacité qu’il introduit d’une communication personnelle [16] ».

8Récemment, Flichy [17] a enrichi cette thèse à l’aide du concept « d’individualisme connecté ». Il signifie ainsi que l’ensemble des moyens de communication (internet et informatique inclus) alimentent et sont issus de deux tendances paradoxales qui s’encastrent : l’individualisation et la mise en réseau. Il va même plus loin en démontrant que ces deux mouvements traversant nos sociétés se retrouvent certes dans les usages des moyens de communication, mais apparaissent aussi dès leur phase de conception.

9Jauréguiberry [18], quant à lui, expose avec soin les trois principales logiques d’usage du téléphone mobile qu’il a identifié. La première est appelée logique utilitaire. Elle clame l’importance de l’efficacité, tant dans la sphère professionnelle que domestique, et inscrit l’usage quotidien du portable dans ce registre. La deuxième s’intitule « logique d’intégration ». La possession et l’utilisation d’un mobile y sont alors destinées à relier à ses réseaux sociaux et à être identifié comme un membre actif de ceux-ci. La troisième logique d’usage du mobile contient une tonalité critique. Il ne s’agit pas d’être « efficace » ou d’être « branché », comme dans les deux premières logiques citées, mais d’être « autonome ». L’individu veut alors se soustraire aux choix qui lui sont parfois imposés, et reporter, autant que possible, les réponses aux sollicitations multiples lui parvenant via des appels incessants sur le mobile.

10Enfin, Licoppe [19] montre que les échanges téléphoniques « mobiles » renvoient à deux modalités de maintien des liens interpersonnels. La première est le mode conversationnel de préservation du lien. Il consiste en des échanges téléphoniques espacés dans le temps, voire ritualisés, avec des personnes proches affectivement mais souvent éloignées géographiquement. Ces appels sont aussi passés à l’intérieur de plages horaires prévues à cet effet, où les occupations extérieures sont laissées, provisoirement, de côté. La seconde modalité d’entretien du lien est dite « connectée ». Elle se compose d’appels courts et fréquents. La finalité est ici d’assurer la permanence du lien avec ses proches en le réactualisant sans cesse, même si le contenu informationnel transmis dans l’échange est faible.

11Dans une perspective cumulative, cet article, basé sur une recherche doctorale [20], se donne pour objectif de saisir la logique d’action des individus ne possédant pas de téléphone portable à titre personnel. Il part également d’un constat d’évidence, mais peu rappelé dans les écrits scientifiques : certains individus possèdent un mobile mais l’utilisent extrêmement peu. L’appellation de « réfractaire » sera ainsi passée au crible de l’analyse, en ne négligeant pas certains usages alternatifs à la téléphonie mobile et en n’opérant pas, a priori, une césure entre ceux ne possédant pas et ceux utilisant peu.

12Dans un premier temps, nous examinerons quelques rares travaux sociologiques centrés sur les « réfractaires » aux biens massivement diffusés et tenterons d’en extraire une posture d’analyse. Dans un deuxième temps, à l’aune du cas de la téléphonie mobile en France, le choix de ne pas posséder et quelques usages alternatifs mis en place en matière de communication médiatisée, seront explorés. Il apparaîtra aussi que les réserves des « réfractaires » se retrouvent au sein de limitations dans l’usage des possesseurs du téléphone mobile. Enfin, nous observerons comment la pression sociale de ceux qui utilisent régulièrement un mobile se manifeste auprès des « réfractaires », et les recours employés par ces derniers pour l’assumer.

COMMENT APPRÉHENDER LES « RÉFRACTAIRES » AUX BIENS MASSIVEMENT DIFFUSÉS ?

Quelques repères pour débuter

13Dans les travaux dits « diffusionnistes », peu d’attention est portée aux individus ne prenant pas part au mouvement majoritaire. Rogers [21], un des tenants contemporains de cette approche, ne les mentionne même pas [22], excepté dans un aparté sur les Amish. Les membres de cet ordre religieux, implanté aux États-Unis et exerçant pour la plupart la profession de fermier, refusent en effet les avancées techniques (tracteur, automobile, etc.) par souci de préserver des cellules familiales étendues et un fonctionnement communautaire. Plus généralement, la tendance consiste à considérer les « réfractaires » comme une anomalie au sein du processus de diffusion. Ils sont ainsi présentés comme des récalcitrants à la nouveauté, des personnes à l’esprit retord qui ne tarderont pas à rentrer dans le rang : ils « se refusent à accepter l’innovation pour rester fidèles à leur routine, mais au bout du compte ils sont obligés de suivre, à peu d’exceptions près [23] ».

14Néanmoins, les rares enquêtes qui ont été spécifiquement consacrées aux « réfractaires » ont le mérite de ne pas uniquement les aborder comme des bizarreries statistiques. Une recherche de Punie, pour commencer [24], tente de débusquer les causes du non-équipement de ménages flamands en magnétoscope, ordinateur et télévision payante ainsi que du non-usage de trois services (teletext, banque par téléphone et services audiotel). L’auteur se limite toutefois à une explication de premier degré pour éclairer le comportement des non-possesseurs de ces biens. Pour lui, le non-équipement et le non-usage tiennent en l’absence de besoin des nouveautés proposées. Cette absence de besoin se formule directement par la perception du manque d’utilité perçue et indirectement, par la satisfaction déclarée à l’égard des offres préexistantes (télévision hertzienne, etc.). Quoique fortement incomplète, cette explication a la vertu d’évacuer l’interprétation de sens commun selon laquelle le non-équipement en technologies nouvelles repose sur une incapacité technique et cognitive à apprendre le fonctionnement de nouveaux dispositifs.

15Kaufmann [25], étudiant la « résistance au lave-vaisselle », permet d’avancer dans la réflexion. A l’époque où son article est écrit, seul un quart de la population française est équipé d’un lave-vaisselle. Le chiffre est donc relativement surprenant dans la mesure où ce bien débarrasse d’une corvée ménagère (la vaisselle). C’est précisément sur ce point qu’une erreur d’appréciation est commise : la vaisselle est loin d’être toujours vécue comme une corvée par celles qui la font. Elle participe de la répartition sexuelle des tâches ménagères au sein du foyer et de l’affirmation identitaire de la femme, moyennant quoi le lave-vaisselle est perçu comme un concurrent potentiel : « Accepter l’idée que la machine puisse être utile, qu’elle puisse “simplifier la vie”, aurait signifié implicitement par contraste : mes gestes ménagers sont inutiles, à quoi suis-je donc utile [26] ? ». Selon Kaufmann, deux « cultures » de la vaisselle s’opposent donc dans le choix de s’équiper ou non d’un lave-vaisselle. Les « mots prononcés, les valeurs sous-jacentes [27] » différant en effet fortement chez les possesseurs et les non-possesseurs de lave-vaisselle le confirment. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la temporalité du remplissage de la machine se substitue à la routine, comprise dans un temps plus court, de « faire la vaisselle » après chaque repas. L’argument culturel met ainsi à mal, notamment, l’explication courante du non-équipement par manque de moyens financiers.

Approche en termes de rationalité et porosité des catégories diffusionnistes

16Cela étant, les explications par la « culture », l’absence de « besoin » et « d’utilité » sont des arguments pêchant par leur abstraction et leur manque d’opérationnalité sociologique. Elles ne permettent que de façon lacunaire de comprendre le choix de non-possession et la logique du comportement adopté. Comme Caradec [28] le propose dans son étude du rapport entre « personnes âgées » et « objets technologiques », il semble pertinent de mettre sur un pied d’égalité possession et non-possession à l’aide du concept de rationalité. Posant « l’hypothèse de la rationalité des usages et des non-usages », Caradec considère ainsi « que les personnes rencontrées ont de bonnes raisons d’avoir recours aux appareils qu’elles utilisent et qu’elles ont aussi de bonnes raisons de ne pas avoir recours aux appareils qu’elles n’utilisent pas. Par bonnes raisons, nous entendons qu’elles sont capables de tenir un discours justifiant le fait qu’elles sont équipées (ou qu’elles ne le sont pas) et qu’elles utilisent (ou qu’elles n’utilisent pas) les différents objets technologiques retenus dans l’enquête [29] ».

17La filiation avec la théorie des bonnes raisons de Boudon [30], où l’individu, avant d’agir, théorise le problème qui lui est posé, est explicite. Le comportement se basera alors sur un « système de raisons fortes », lui-même issu de valeurs et/ou d’un raisonnement téléologique. Boudon [31], arguant que chaque type de rationalité s’applique à une région particulière du réel, en déduira une rationalité de synthèse, dite cognitive. Sans entrer dans les débats sur les différentes formes de rationalité, nous emprunterons simplement ce concept pour ne pas considérer « l’adoption de l’innovation comme sage et rationnelle et (…) le rejet comme irrationnel et stupide [32] ». Loin de les dévaloriser hâtivement, l’étude de « réfractaires » à la téléphonie mobile doit donc nous conduire à mettre en avant une rationalité décalée par rapport à celle des utilisateurs. Ajoutons que l’emprunt du concept de rationalité va favoriser la mise en perspective d’autres usages communicationnels des individus refusant d’adopter un mobile, cet outil n’étant évidemment pas le seul à offrir la possibilité d’une mise en relation et d’échange avec autrui. Il sera aussi une ouverture, au travers du discours des « réfractaires » au téléphone mobile, vers des limitations dans l’usage du mobile, opérées par les utilisateurs de l’objet.

18Ce recours au concept de rationalité provient, pour poursuivre, d’une analyse de notre terrain d’enquête, où les catégories de l’analyse diffusionniste sont apparues comme poreuses, ce qui implique une prise de recul par rapport à l’appellation de « réfractaire ». Trois séries de raisons explicitent ce cheminement de pensée.

19Premièrement, certains enquêtés se sont vus attribuer un téléphone mobile via leur emploi et le laissent presque en sommeil. A cet égard, l’histoire de Jean-Louis (61 ans, retraité, Meynes proche d’Avignon), anciennement haut responsable dans le secteur bancaire, est significative. Le directeur de l’établissement pour lequel il travaillait avait décidé, sans concertation, d’octroyer aux membres du comité directeur un téléphone mobile, « dans un souci d’efficacité et de réactivité », d’après les dires de l’enquêté. Devant le caractère obligé de cette décision, il s’est refusé à l’utiliser régulièrement, durant les deux dernières années de sa vie professionnelle. Le mobile, en soi, ne lui posait pas problème, c’est « la manière » dont il avait été imposé qui l’indisposait. Jean-Louis, qui travaillait à Béziers et y résidait trois jours par semaine, est même allé jusqu’à faire installer une ligne fixe dans le studio qu’il louait. Il ne profitait donc même pas du forfait « mobile » alloué par son entreprise pour appeler les membres de sa famille le soir, ceux-ci résidant près de Nîmes. Ce court récit rappelle que la possession et l’utilisation ne vont pas forcément de pair. Relatant des événements datant de 1997, année où la croissance du taux de pénétration est explosive [33], cet entretien a amené une autre question : doit-on considérer cet enquêté comme un « pionnier » (il fait parti des 10 % de français possédant un téléphone portable en décembre 1997 [34] ) ou un « réfractaire » (il ne l’utilisait presque jamais) ?

20Deuxièmement, des « réfractaires » deviennent des possesseurs du bien mais inversement, certains utilisateurs abandonnent leur mobile à l’issue de leur période d’abonnement [35]. Fabienne (40 ans, assistante d’un élu municipal, Nice) en est une illustration. Elle a acquis un mobile lorsque sa fille s’est installée dans une ville voisine pour ses études, l’objet étant destiné à pouvoir la joindre en permanence en « cas de pépin ». Après deux ans, sa fille revient vivre au domicile familial. Cet événement survenant juste avant l’expiration du contrat qui la lie à un opérateur, elle ne le renouvelle pas. Cela lui parait aussi naturel que conserver un mobile pour beaucoup d’autres, la raison d’être de sa possession du mobile n’existant plus. Doit-on pour autant classer cette enquêtée dans le groupe des « réfractaires » au téléphone mobile, dans la mesure où elle a eu une expérience de l’objet mais ne le détient désormais plus ?

21Troisièmement, comme d’autres biens de consommation de masse, la critique de la téléphonie mobile n’est pas engendrée par un groupe constitué de « réfractaires » [36], ce qui oblige à prendre du recul à l’égard de cette appellation. Surtout, elle ne porte pas strictement sur l’objet mais sur les modalités de son insertion dans le paysage social. Dit autrement, c’est la nature de l’usage de l’objet qui est en débat, non sa légitimité intrinsèque.

22L’aspect sanitaire est un enjeu majeur de mobilisation. A ce sujet, les résultats des multiples études scientifiques sur la potentielle dangerosité des ondes radios émises par les mobiles et les antennes-relais (ni véritablement prouvée, ni complètement à exclure) génèrent des initiatives contradictoires. Au nom du principe de précaution, des mairies ont fait retenir le caractère inopportun de l’installation d’antennes de type GSM sur le toit des écoles, du fait de la proximité de jeunes enfants. Pour des raisons esthétiques, certaines bâtisses ont également été épargnées par l’implantation d’antennes. Pour autant, arguant que le risque sanitaire n’est pas avéré, les opérateurs de téléphonie mobile font en sorte de couvrir tout le territoire français afin d’éviter les « zones blanches », espaces où les communications « mobiles » sont impossibles, et ce, cette fois, avec l’aval des pouvoirs publics. Ensuite, pour répondre à la perturbation engendrée par l’utilisation des portables en public, une loi a été votée dès le 17 juillet 2001 pour autoriser l’installation de brouilleurs d’ondes dans les cinémas. Les décrets d’application ne sont pourtant venus l’accompagner qu’en 2004 et le système est encore loin d’être diffusé largement. L’apprentissage des individus et une régulation propre à chaque lieu rendent parfois inutile le recours à la loi. Par exemple, un emplacement pour téléphoner est prévu dans les trains, des pancartes pour interdire l’utilisation du mobile sont fréquemment visibles dans les bibliothèques, et la demande d’éteindre son téléphone est souvent formulée avant un spectacle. Enfin, la question de la facturation liée à l’usage du portable a occasionné des controverses. Concrètement, l’activisme (médiatique et juridique) de l’association consumériste UFC Que Choisir ? contre les opérateurs de téléphonie mobile, a mis un terme à la tarification des communications à la minute : la tarification à la seconde s’est généralisée en 2003, reflétant plus strictement le temps d’appel réellement émis. De même, en 2004, l’association a entraîné par son action la baisse du coût unitaire de l’envoi des mini-messages écrits.

23On peut donc douter de la véracité de l’appellation « réfractaire », du fait de la difficulté de les appréhender en tant que groupe et surtout de la perméabilité des catégories diffusionnistes. Ces réserves étant faites et le concept de rationalité étant retenu, il est temps d’analyser plus en profondeur l’attitude singulière des réticents à la possession d’un téléphone mobile que nous avons pu interviewer.

LE REFUS DE L’ADOPTION, L’ÉLABORATION D’USAGES ALTERNATIFS ET L’ÉCHO A DES LIMITATIONS DANS L’USAGE DU TÉLÉPHONE MOBILE

24Pour commencer, caractérisons quantitativement la population des non-possesseurs à titre personnel (NP) de mobile. En la matière, les chiffres issus d’une enquête du CREDOC de juin 2004 [37] dévoilent trois effets structurels. Le premier est que l’âge représente un critère discriminant de la non-acquisition d’un mobile, dont le taux de pénétration est alors de 70 % [38]. Plus exactement, il existe une chute du taux d’équipement après 60 ans. En effet, on note une surreprésentation des retraités (41 %) et des plus de 70 ans (32 %) parmi les non-équipés d’un téléphone mobile, qui constituent respectivement 21 % et 13 % de la population française. Deuxièmement, l’absence de diplôme est corrélée à la non-possession d’un mobile : 42 % des non-diplômés n’en sont pas dotés alors qu’ils représentent 23 % de la population française. Troisièmement, le revenu mensuel du foyer, s’il est faible, peut devenir discriminant dans la mesure où 30 % des individus appartenant à un foyer dont le revenu mensuel est compris entre 900 et 1500 euros, n’en détiennent pas [39].

25Ces réalités statistiques ne sont pas à méconnaître. Néanmoins, l’enquête qualitative ne peut permettre de les approfondir car elle a mis en présence de NP aux âges, aux revenus, aux diplômes et aux professions les plus variés. Leur particularité commune est toutefois d’habiter dans des zones à forte concentration urbaine, de travailler (sauf une enquêtée) et d’être équipés des modes de communication autres que le téléphone mobile [40]. Ils représentent donc une catégorie spécifique de NP, dont les comportements vont être analysés à présent. L’exposition s’effectuera en deux temps. Nous expliquerons d’abord en quoi les NP rencontrés défient les stéréotypes dont ils pensent être la cible. Ensuite, leur choix de ne pas posséder un mobile sera éclairé à l’aune d’une rationalité en finalité, s’enrichissant d’un recours à des valeurs ; certains de leurs usages d’autres modes de communication médiatisés seront également abordés.

Un défi aux stéréotypes

26De nombreux stéréotypes circulent sur les NP de téléphone mobile. Les enquêtés nous en ont exposés certains comme pour mieux s’en défendre. Le premier des préjugés à être remis en cause réside dans leur rapport supposé à la technique. Ils déclarent n’être ni des « largués de la technologie », ni des « laissés pour compte de la technique [41] ». Une vision plus panoramique de leurs pratiques, à l’issue de l’entretien, montrera qu’ils sont familiarisés avec la téléphonie mobile et avec les technologies dites « nouvelles », dans leur grande majorité. Seuls René (52 ans, expert comptable, Nice) et Antoinette (66 ans, retraitée, Paris), parmi les NP rencontrés, n’utilisent, par exemple, pas internet. De plus, contrairement à ce qu’en disent parfois leurs proches, les enquêtés avancent n’être ni technophobes [42], ni « déficients technologiques » dans le sens où ils déclarent savoir utiliser, fonctionnellement parlant, un téléphone portable, au moins pour sa fonction de base, l’appel.

27Deuxièmement, les NP n’éprouvent que rarement une gêne face à l’interaction téléphonique et à sa spécificité par rapport à l’échange en face à face, par opposition à ce qui aurait pu être postulé. Les entretiens avec les NP ont même donné lieu à des entames étonnantes, certains enquêtés déniant être contre la communication, comme s’ils craignaient que l’enquêteur soit imprégné de ce préjugé. Ainsi, René commence l’interview en détournant la première question à l’aide d’un long monologue, où il explique exercer « un métier de dossier » également « très porté sur la communication ». Il veut signifier qu’en dépit de la compétence technique qu’elle requiert, sa profession (expert comptable) contient une forte dimension relationnelle faisant son intérêt, et ajoute qu’en la matière, posséder un téléphone mobile ne lui apporterait guère.

28Troisièmement, les NP ne sont pas à proprement parler des « réfractaires » au téléphone portable… puisqu’ils ne sont pas les derniers à emprunter ceux des autres, quand les circonstances l’exigent. Denise (38 ans, architecte et auteur, Paris) reconnaît ainsi demander à se faire prêter un mobile quand elle doit appeler un taxi à la fin d’une soirée entre amis. Dans le cadre de son travail, Serge (32 ans, économiste de la construction, Paris) fait de même pour joindre son patron quand il se trouve chez un client, ce qui, dit-il, octroie l’avantage supplémentaire de pouvoir s’isoler provisoirement, pour parler sans être entendu par les coprésents. Alexandra (50 ans, gérante d’une entreprise de fruits et légumes, Nice), pour finir, « pique » fréquemment le mobile de son mari pour appeler son fils habitant à Paris et ne disposant que d’un téléphone portable pour être joint. Il n’est donc pas nécessaire pour elle de posséder un mobile à soi même si elle peut en avoir des usages pour soi.

Anticipation des conséquences de la possession d’un mobile et croisement de rationalités

29Au-delà de ces prénotions qu’ils prennent soin de battre en brèche, les NP de téléphones mobiles rencontrés se sont également distingués par des traits plus positifs.

30Tout d’abord, force est de constater qu’ils restreignent à l’extrême, dans leur discours, le périmètre de l’utilité de cet outil de communication. A ce titre, ils substituent au mot « urgence », souvent employé par les possesseurs pour justifier l’intérêt du portable, le terme de « dépannage ». Philippe (27 ans, en recherche d’emploi, Celles Saint Cloud) insiste par exemple sur l’utilité d’avoir un mobile sur soi en cas d’accident [43], tout en précisant que la survenance réelle de ces situations ne justifie pas, pour lui, le paiement mensuel d’un forfait ou l’achat régulier de cartes : il tient ainsi le raisonnement inverse de la majorité, pour qui un incident potentiel suffit à justifier la conservation d’un mobile [44].

31Pour autant, l’absence de possession d’un mobile n’équivaut pas à l’absence d’utilisation d’autres outils de communication médiatisés, elle implique simplement une distribution différente de ces outils et des usages qui y sont affectés. C’est la raison pour laquelle il est possible de faire référence à la rationalité en finalité pour saisir la décision, prise dans un ensemble, de ne pas posséder un téléphone portable. Les individus allouent, d’une façon qu’ils considèrent plus optimale, d’autres ressources que le mobile pour communiquer et se coordonner avec les autres : ils ajustent aussi des moyens à des fins, à la différence près qu’ils retirent une modalité de communication (le mobile), de la somme du calcul.

32Cette rationalité en finalité se déploie également sur un autre plan. En effet, les NP rencontrés tentent de mesurer, en se plaçant dans une posture d’anticipation, les conséquences possibles de la possession d’un mobile. Ils opèrent, pour le dire autrement, un calcul probabiliste et projectif coût/avantage. Pour ce faire, ils s’appuient sur les principes associés à l’usage du mobile, les examinent à l’aune de leur situation personnelle, pour enfin les rejeter. La spontanéité, l’instantanéité, l’immédiateté, que vantent souvent les utilisateurs de mobile, ne leur semblent ainsi pas être des progrès. En somme, ils poussent la logique critique, dont faisait état Jauréguiberry [45], jusqu’à la non-possession de l’objet.

33Cette distance à l’égard de principes d’usages oblige à ne pas limiter l’analyse à une rationalité en finalité trop restrictive. Du moins, celle-ci se complète d’une rationalité touchant aux valeurs des individus, et ce concernant, par exemple, des domaines cadrant l’existence sociale comme le travail et le couple. Les récits relatés à la suite vont permettre de le faire comprendre. L’efficacité, en tant qu’objectif, est parfois laissée de côté au profit d’une critique de principes et de l’affirmation de conceptions qui surplombent la décision de ne pas s’équiper d’un téléphone portable.

34Il en est ainsi, en guise d’introduction, de Charlotte (36 ans, directrice artistique, Paris), qui refuse avec fermeté le principe de joignabilité permanente, selon lequel on se doit d’être accessible pour les autres à tout moment, via son téléphone mobile :

35

C’est quelque chose qui (exaspérée)… cette histoire de devoir être joignable… c’est quelque chose qui me révolte… enfin ça me révolte pas mais ça me choque un peu quoi… parce que j’ai pas forcément envie d’être joignable… parce que moi quand je pars j’aime bien ne pas l’être… c’est pas que je suis solitaire ou quoi que ce soit mais il y a des moments où c’est rideau quoi… et j’ai pas envie non plus… je sais bien que l’on peut débrancher son portable et mettre son répondeur mais ça crée aussi… il y a des conséquences… les gens vont penser ah elle a encore éteint son portable, elle veut pas être jointe alors que là, finalement je n’ai pas de portable… on reste dans le flou et il y a pas de réaction d’agressivité, je n’ai pas à me justifier… c’est pas plus mal.

36En somme, Charlotte s’oppose à l’idée d’être accessible constamment car elle ne raisonne pas en termes de maximisation d’une utilité : elle ne veut simplement pas avoir à se justifier de ses mouvements.

37René (52 ans, expert comptable, Nice) complète la position de Charlotte à l’aide d’une réflexion sur la coexistence entre travail et vie familiale. Pour lui, cette coexistence pourrait justement devenir conflictuelle, du fait de la possession d’un mobile :

38

Je ne veux pas être tributaire de l’angoisse de mes clients parce que d’une certaine manière je ne veux pas m’angoisser… je me préserve et j’estime que c’est très important pour notre équilibre personnel, pour notre équilibre familial aussi parce que quand il y a le côté professionnel il y a le côté familial et ce côté familial je veux le préserver à tout prix aussi… quand je rentre chez moi, je sais que je ne peux être joint par personne côté boulot. Et ça, quelque part dans ma tête, je suis tranquille… je me dis que je vais faire autre chose et je suis libéré…

39René revendique un droit à la tranquillité dès lors qu’il a franchi la porte de son domicile. La détention d’un mobile risquerait de mettre à mal cette exigence, le professionnel pouvant déborder, selon lui, sur la vie privé.

40Le refus de Denise (38 ans, architecte, Paris) d’avoir un mobile, quant à lui, sous-tend une conception particulière du couple et de la nature de communication devant l’encadrer. Le mobile implique un mode de relation où le temps entre la sollicitation et l’attente de la réponse se réduit fortement par rapport au téléphone fixe. Denise en est parfaitement consciente. Elle en tire comme conclusion que le mobile entraîne une distorsion dans les relations telles qu’elle les envisage, en particulier sur le plan amoureux :

41

Le portable, c’est un peu… je sais qu’il y a des amies femmes qui ont leur portable allumé mais qui n’attendent qu’un coup de fil… elles ne m’attendent pas par exemple, donc je les dérange et en plus elles râlent… donc pour moi pour tout ça j’avais un peu l’impression de me dire… je trouve que c’est néfaste pour les relations amoureuses…
Est-ce que vous pouvez développer ?
Parce qu’attendre tout le temps que la même personne appelle et surtout être joignable tout le temps… ça veut dire pour moi ne plus avoir le mystère de…
de… je pense que…
Autrement dit, le portable augmente la fréquence des contacts dans un couple mais pas forcément le mystère ?
Oui, c’est ça… ça augmente la fréquence donc ça efface les mystères même… ça raccourcit les temps d’attente dans tout ce qui est processus de cristallisation et tout ça (rire)… et on se retrouve avec une sorte d’impatience, qui est un peu perverse pour moi… mais je pense aussi à un couple installé on va dire… avec un portable, trop d’intimité va tuer l’intimité…

42En quelque sorte, Denise se sert de sa décision de ne pas avoir de mobile pour afficher sa conception du couple et les valeurs qu’elle y relie (intimité contrôlée, mystère). Alors que l’usage du mobile dans le couple, d’une manière générale, correspond à la forme de couple adoptée, individualisée ou fusionnelle [46], Denise craint de se voir imposer la forme fusionnelle, dont elle ne veut pas.

43Ainsi, l’anticipation de comportements auxquels pourrait donner lieu la possession d’un mobile, aboutit à l’affirmation de conceptions relevant de territoires structurant la vie sociale (travail, couple). Dans le dernier cas, Denise n’essaie même pas de calculer ce qu’un mobile pourrait lui apporter, mais met en exergue ce qu’il risquerait de lui faire perdre, indépendamment du coût financier engendré par l’utilisation de cet objet. Il s’agit donc, toujours, d’une rationalité en finalité se complétant de références à des valeurs sous-jacentes. Sans aller jusqu’à utiliser le concept de rationalité en valeur, l’image du consommateur sans portable paraissant dissonante face au héros se sacrifiant au nom de ses croyances [47], les valeurs sont loin d’être absentes dans ce refus du bien de communication : elles enrichissent, enrobent, confortent, appuient un cadre de réflexion dont l’armature repose sur un raisonnement « conséquentialiste ».

Usages alternatifs et écho des discours des non-possesseurs sur des limitations de l’usage du mobile

44Comme nous l’avons indiqué, ne pas avoir de mobile ne signifie en aucun cas ne pas communiquer de façon médiatisée. Cela tient en partie au fait que les enquêtés ne peuvent complètement s’abstraire du rythme de communication des individus avec lesquels ils sont en contact et de leurs sollicitations. C’est pourquoi ils déploient des usages alternatifs[48] à la téléphonie mobile. En premier lieu, ces usages consistent à se contenter de modes de communication déjà à disposition avant l’émergence du téléphone portable. C’est le cas de René (52 ans, expert comptable, Nice), qui, dans son travail, utilise seulement un téléphone fixe et un fax depuis de nombreuses années, avec en tête de conserver un fonctionnement

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où je garde un peu la main… et puis quiconque veut me joindre peut me laisser un message sur mon répondeur quand je suis pas là.

46En second lieu, certains se dotent de nouveaux moyens de communication autre que le téléphone mobile comme le courrier électronique et en conservent d’« anciens » comme le téléphone fixe, ce qui leur paraît suffisant. On observe même des glissements d’usage de la part d’individus ayant possédé un portable et s’en étant « débarrassé ». Par exemple, Mohamed (25 ans, fonctionnaire en ministère, Paris) n’est pas contraint d’avoir un mobile au plan professionnel car il se trouve, physiquement, fréquemment dans son bureau. Il a ainsi fait en sorte de transformer ses appels personnels passés auparavant via le mobile, en des échanges sur le courrier électronique et le téléphone fixe, le soir, en prenant soin de rappeler également sur une ligne fixe [49]. Cela lui permet d’avoir une communication plus désynchronisée et moins soumise aux demandes des appelants.

47En bref, ces quelques usages alternatifs à la possession d’un téléphone mobile dévoilent les efforts opérés par les individus pour ne pas être « déconnectés » de leur entourage, malgré leur choix de ne pas posséder un mobile. Ils témoignent cependant d’une volonté de maîtrise et proviennent de la crainte d’une trop importante accélération du rythme de la communication. Ils incitent aussi à ne pas considérer le refus de s’équiper d’un mobile comme indépendant de pratiques ayant traits à d’autres biens de communication, dans un environnement technique multimodal (téléphone mobile pour appeler, SMS, messagerie instantanée, e-mail, téléphonie fixe…). Ne pas s’équiper d’un mobile, et plus généralement les usages de cet outil, sont même à envisager dans un système de pratiques en évolution constante, que G. Pronovost [50] appelle, à propos des médias, « continuum empirique d’usage ». En effet, les usages s’articulent, s’ajustent, s’imbriquent au fil du temps. Les modes de communication entrent en concurrence et se complètent plus qu’ils ne se substituent, par l’appropriation qui en est faite, par le sens et l’efficacité qui y sont attribués, notamment en fonction de l’engagement dans l’interaction qu’ils impliquent. Les individus procèdent ainsi à de multiples arbitrages en situation, selon le message à transmettre, selon l’interlocuteur, selon le contexte et octroient progressivement une spécificité à chacun, en se passant parfois de s’équiper de l’un d’eux, comme les NP de téléphone mobiles rencontrés.

48En définitive, notre point de départ (les « réfractaires » aux biens massivement diffusés) renvoie à l’usage de biens connexes pourvoyant à la même utilité que l’objet étudié, à savoir : communiquer.

49Plus encore, il apparaît qu’il existe une nette correspondance entre le discours des NP de mobiles interviewés et certaines limitations dans l’usage des possesseurs de l’outil. Tout d’abord, de la même façon que des NP réduisent l’utilité de l’objet au « dépannage », certains utilisateurs interviewés indiquent qu’ils se limitent à un registre d’usage précis. Ce registre est utilitaire, « fonctionnel », par opposition aux appels jugés « futiles », « inutiles » et plus largement par rapport au registre conversationnel. Le registre phatique de communication, où la démarche d’appeler est plus importante que le contenu informationnel transmis [51], est ainsi discrédité, au même titre qu’une sociabilité impulsive [52] permise par un téléphone mobile toujours à portée de main. Ensuite, à l’image des NP de mobile rencontrés et anticipant une surcharge d’appels et une communication trop empreinte d’immédiateté, de nombreux utilisateurs mettent en place des tactiques pour atténuer les désagréments que peut engendrer l’objet. En ce qui concerne le risque d’un trop-plein d’appel, Jean-Pierre (50 ans, artisan en plomberie, Nice) a par exemple mis au point deux tactiques pour préserver son autonomie professionnelle. La première revient à appeler en mode anonyme, afin que son numéro ne s’affiche pas sur l’écran de ses interlocuteurs, et partant ne soit pas transmis sans son consentement. La seconde tactique, plus efficace selon l’enquêté, a consisté à faire retirer par son opérateur la fonctionnalité « répondeur » :

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C’est un outil qui peut être dangereux, ça a trop accéléré le mouvement… pas pour mes ouvriers, pour moi… un moment je me retrouvais avec 20-30 messages par jour… c’est pas gérable, on peut pas travailler comme ça !…
alors ce que j’ai fait c’est que maintenant je n’ai plus de répondeur. Tout le monde rigolait de moi au début, mais y en d’autres qui le font maintenant !
C’est sûr que ça va mieux comme ça, je peux plus m’organiser.

51S’agissant de la crainte des NP de mobile rencontrés de se voir imposer une trop grande précipitation dans les échanges, elle se retrouve dans le développement de l’usage assynchrone des SMS [53], qui présente de surcroît l’avantage de la discrétion, à la fois pour l’émetteur et le récepteur. De plus, ce risque anticipé par les NP est patent dans la pratique du filtrage des appelants qu’opèrent les utilisateurs [54]. Cet usage revient à détourner la fonctionnalité « reconnaissance du numéro » de son utilité première : elle ne sert plus simplement à savoir qui appelle, mais à décider si l’on va répondre ou non.

NON-POSSESSION D’UN OBJET MASSIVEMENT DIFFUSÉ ET PRESSION SOCIALE POUSSANT À L’ADOPTER

Les non-possesseurs comme révélateurs de l’apparition d’une « norme de consommation »

52L’intérêt de l’étude des « réfractaires » aux biens massivement diffusés et des NP de téléphone mobile rencontrés en particulier, ne s’arrête pas au décryptage de leur choix de ne pas adopter l’outil. L’analyse s’est en effet déportée vers certains usages alternatifs à la téléphonie mobile. Elle a aussi permis d’introduire l’idée que les usages de différents moyens de communication ne peuvent s’aborder qu’à travers un système de pratiques. Elle a enfin mis en évidence la correspondance entre discours de NP et limitations dans l’usage des possesseurs.

53Néanmoins, une autre dimension est à explorer. Elle consiste à envisager les NP de téléphone mobile comme des révélateurs de l’apparition d’une « norme de consommation [55] », selon laquelle « il faut, aujourd’hui, avoir et utiliser un téléphone portable ». Une norme de consommation est une norme périphérique, qui ne s’applique qu’à une région particulière du réel. Elle contribue à confirmer, à actualiser l’intégration des individus dans les groupes sociaux (le groupe de pair adolescent, le collectif de travail, la cellule familiale…), mais n’assure pas la régulation de la société dans son ensemble, comme la norme de prohibition de l’inceste par exemple. La norme de consommation résulte d’un comportement moyen (ici posséder et utiliser un mobile), quelque peu contraint par l’entourage professionnel et personnel. En effet, plus la diffusion du bien se déploie, plus les individus subissent une micro-contrainte sociale, dans le sens où leur entourage s’attend à ce qu’ils possèdent et utilisent l’objet. Ils sont de ce fait incités à l’acquérir, d’autres individus pouvant même aller jusqu’à le faire pour eux. D’autres formes de contrainte peuvent aussi être influentes. Dans le cas du téléphone mobile, la pression de l’offre marketing et le coût élevé de l’appel des fixes vers les portables ont également pesé, de sorte que la norme de consommation est également une norme de production. Par la suite, la norme de consommation se maintient et se cristallise du fait de sa plasticité : il y a de multiples façons de s’approprier un téléphone portable ; la norme peut être aussi supportée par l’adhésion à des valeurs [56] et se trouver confortée par des sanctions diffuses, douces, peu prescriptives mais réelles auxquelles doivent faire face les individus ne prenant pas part au mouvement.

54Cette assertion provient d’une analyse de l’ensemble des données empiriques de notre recherche doctorale et s’articule autour du concept pivot de norme sociale, adapté au domaine particulier de la consommation de masse. En effet, la problématique que nous avons traitée est la suivante : si le téléphone mobile s’est diffusé aussi massivement et aussi rapidement en France, c’est qu’une normalité ainsi qu’une normativité se sont construites autour de cet objet, et que les usages auxquels il a donné naissance les alimentent.

55Du reste, la transformation d’une invention en innovation [57] résulte toujours de l’inversion d’un jugement, d’une perception dominante et au final d’une norme à propos d’une idée, d’un produit, d’une technique. L’émergence du jazz [58] aux États-Unis illustre bien ce processus. Cette musique apparaissait au départ comme marginale, en raison du regard porté sur les précurseurs la promouvant [59]. Leur culture, leur mode de vie et leur système de valeurs allaient à l’encontre de ceux de la majorité. Rétrospectivement, on pourrait dire que les premiers l’ont emporté, puisque le jazz dit « classique » emprunte très largement à leurs compositions.

56La diffusion de la téléphonie mobile en France reproduit également cette trajectoire. L’évolution du rôle et du statut des NP, dans leurs interactions avec les utilisateurs, en servira de marqueur. En effet, les NP, au début de la diffusion, se situent dans le courant majoritaire exprimant de la suspicion, voire de la défiance, à l’égard des premiers utilisateurs du téléphone portable. Aujourd’hui, à l’inverse, ils concentrent les critiques et ont à se justifier de leur décision iconoclaste dans la mesure où ils font partie d’une minorité refusant la possession d’un outil devenu presque incontournable. Ils sont au centre d’un jeu conflictuel, sont jugés négativement et polarisent les débats.

57Reste à savoir comment se manifeste la critique dont les NP sont l’objet, du moins ceux que nous avons rencontrés. En premier lieu, elle est d’ordre discursive et se concrétise par des « pics », des « petites remarques en passant », par des accusations de non-modernité et de « ringardise » Il est possible d’assimiler l’emploi de ces termes à des « sanctions diffuses ». Non organisées [60], ces sanctions ne sont pas administrées par un corps constitué mais par des membres de la famille ou des amis. Elles s’entourent de rires, de sarcasmes, de mépris parfois [61] et n’aboutissent pas toujours au but escompté, à savoir, ici, l’adoption d’un mobile.

58Au cours de l’enquête, nous avons également constaté que le champ lexical de la « sanction diffuse » s’élargissait au fur et à mesure de la diffusion du mobile. Denise (38 ans, architecte, Paris) mentionne par exemple le terme de « snob » qu’on lui accole désormais :

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C’est-à-dire que le fait de ne pas avoir de portable m’associe à un comportement de dénigrement vers ceux qui en ont un, on dit que je suis snob… d’ailleurs l’article [62] a favorisé ça… pourtant, je trouve les gens plus durs que je ne le suis avec eux… moi si je rentrais dans le dénigrement, je dénigrerai tous mes amis… dans ma famille, mes parents n’en ont pas… mes deux sœurs en ont un mais je les appelle jamais sur leur portable… mais si je rentrais là-dedans, ça serait terrible… ça serait une guerre à perte. Mais des fois les gens la manière qu’ils ont de réagir par rapport à ça, comme si je les dénigrais… comme s’ils étaient mis en accusation.

60Fait saisissant, le terme « snob » était déjà employé pour désigner les premiers possesseurs de téléphone mobile [63]. Nous ne sommes plus ici dans les premiers temps de la commercialisation du téléphone en France et le « snob » change de visage. Il incarne à présent celui qui refuse coûte que coûte de posséder un mobile. Ainsi, les NP sont, pour reprendre Becker [64], « étiquetés », même s’ils refusent cette « étiquette ». Leur décision est considérée comme contraire à la norme, ce qui met en exergue un retournement de situation : les individus considérés « hors norme » ne sont plus les possesseurs mais ceux n’ayant pas encore fait l’acquisition d’un téléphone portable.

61En second lieu, la critique s’illustre par une pression sociale visant à la conversion des NP ; elle va plus loin que la simple moquerie et consiste en des incitations. Nous appellerons ces incitations « micro-contrainte sociale », le terme de contrainte, pris isolement, paraissant trop fort pour décrire le phénomène étudié. Les incitations sont d’abord indirectes : plus les personnes de l’entourage sont équipées d’un mobile, plus il devient onéreux de les appeler à partir d’un téléphone fixe. La micro-contrainte émane ensuite directement de l’entourage personnel et professionnel, stigmatisant un manque de « joignabilité » :

62

Les arguments c’est « on peut jamais te joindre »… d’une certaine façon, ça leur nuit que je n’en ai pas… oui et puis aussi tu rejettes le progrès… espèce de rousseauiste… (rires)… alors qu’en fait pas du tout… parce que d’abord je consomme… (rires)… mais d’autres choses… si j’achète quelque chose c’est parce que j’en ai besoin, ou parce que je le désire… que j’en ai envie… or justement le portable c’est que j’en ai pas besoin, et que je n’en ai pas envie non plus… (Isabelle, 32 ans, professeur de philosophie, Nice).

63L’incitation prend également la forme d’un « forcing » relationnel [65], le sujet revenant avec insistance dans les conversations familières entre proches. Il y a comme une invitation au conformisme à posséder un objet fortement ancré dans la sociabilité. De même, la menace plane d’une exclusion temporaire et symbolique des groupes auxquels on appartient, en cas de non-possession prolongée. Une jeune enquêtée (Anais, 17 ans, lycéenne, Asnières), utilisatrice de mobile, l’exprime de la façon suivante :

64

Si on a pas de portable… au bout d’un moment, c’est comme si on allait rater des trucs, des soirées, des sorties des choses comme ça… pas être en dehors de l’histoire mais presque.

Assumer la micro-contrainte sociale poussant à s’équiper et à utiliser

65La micro-contrainte sociale, venue de l’entourage et poussant à s’équiper d’un téléphone mobile, est différemment assumée par les individus réticents à s’en doter plusieurs années après le début du processus de diffusion. Au vu de notre enquête, cette gestion prend quatre formes. Les trois premières se chevauchent et restent dans le périmètre de la non-possession. La dernière consiste à posséder un mobile, mais à l’utiliser de façon minimaliste.

66La première résistance à la micro-contrainte sociale est celle de l’humour et de la dérision. Pour être précis, le verbe « chambrer », utilisé par Serge (32 ans, économiste de la construction, Paris) illustre bien la nature des échanges entre les NP et leurs proches. De la même manière que l’enquêté se fait « chambrer » du fait de sa non-possession d’un mobile, il « chambre » à son tour quand un de ses amis est surpris par un appel incommodant :

67

Qu’est-ce qu’ils me chambrent avec ça ! On dirait que je suis le dernier des Mohicans… ils me parlent de facilité, me disent qu’ils n’arrivent jamais à me joindre… moi ça m’amuse aussi de dire que je n’en ai pas… c’est un petit jeu entre nous, c’est pas méchant… et puis quand on est entre nous et qu’il y en a un qui s’écarte pour dire à sa copine qu’il va bientôt rentrer, je me venge et je me fous de lui !

68La deuxième posture, plus offensive, est celle de la dénonciation d’un « mauvais usage » du téléphone mobile afin de stigmatiser l’objet, en particulier dans les lieux publics. Elle consiste plus largement en une critique virulente des travers imputables aux utilisateurs de ce mode de communication :

69

C’est un outil fabuleux mais il faut savoir s’en servir à bon escient et ne pas se laisser emporter par une spirale d’impolitesse (Alexandra, 50 ans, gérante d’une entreprise de fruits et légumes, Nice).
On ne peut rien reprocher au portable… lui il ne demande rien… par contre, il faut savoir l’utiliser comme il faut, sans déranger les autres (Nathan, 17 ans, lycéen, Paris).

70Cette posture consiste aussi à passer sous silence et à minimiser les situations où la possession d’un mobile aurait permis de résoudre un problème efficacement. A l’inverse, les situations prouvant que la possession d’un mobile n’est pas indispensable vont être mises en exergue, dans un jeu de conviction et de persuasion croisée :

71

Je me suis dit dans la mesure où toute ma famille a un portable, bon, ça peut faire un peu sectaire, arriéré, ça peut être à la limite débile et c’est les mots qu’on emploie dans ma famille, gentiment bien sûr (rires) pour me le dire…
je me suis aussi posé moi-même toutes ces questions… je me suis dis « peut-être j’ai tort… » et bien je suis persuadée que non vous voyez et j’ai bien fait de ne pas me laisser prendre… maintenant c’est moi qui pense avoir une chance de les convaincre que ma position est la meilleure (René, 52 ans, expert comptable, Nice).

72La troisième posture, nous l’avons vu, revient à rester « joignable », en particulier au plan professionnel, grâce à d’autres moyens de communication que le téléphone mobile. Elle ne concerne donc pas uniquement le rôle joué par le NP d’un mobile dans leurs interactions avec les utilisateurs réguliers, comme les deux premières postures, mais relève du domaine de l’action et des usages. La temporalité à l’intérieur de laquelle la « joignabilité » est envisagée n’est toutefois pas la même que celle retenue par la plupart des utilisateurs de mobile. Elle n’est pas conçue comme permanente, immédiate, instantanée : en quelque sorte, en n’ayant pas de mobile, la « joignabilité » est davantage négociée.

73La dernière posture, qui sera davantage développée, procède d’une attitude différente. Elle repose sur la possession d’un mobile à titre personnel, à laquelle s’associe une utilisation minimaliste. Cette appropriation modérée du téléphone mobile renvoie à un constat qu’il serait délicat d’oublier : de nombreux individus aimeraient ne pas être dotés d’un mobile mais n’en ont pas le loisir. En d’autres termes, la normativité inhérente à la consommation de masse ne reste pas toujours au stade de l’incitation. Cela concerne en particulier le domaine professionnel, de sorte que deux interviewés en 2002 et alors NP de mobile, se trouvent en posséder un aujourd’hui, par l’intermédiaire de leur travail. Philippe, recruté comme commercial dans une société d’affacturage, s’est vu « offrir » un mobile par son entreprise. Quant à Serge (32 ans, économiste de la construction, Paris), toujours membre de la même société mais ayant obtenu une promotion, explique :

74

Mon patron en avait marre de pas arriver à me joindre hors du bureau et a fini par me dire « bon je t’en paye un, ça suffit », c’est pas que je le demandai mais j’ai pas pu faire autrement que de le prendre, d’autant que je suis maintenant amené à encadrer une équipe.

75Ce cas de figure, où la profession impose la possession d’un objet considéré comme un outil de travail, est fréquent. Il indique que dans certains secteurs (santé, services…), pour plusieurs activités (commerciaux, artisans n’exerçant pas en lieu fixe, professionnels des interventions ménagères…), voire à un niveau hiérarchique faible ou intermédiaire, ne pas posséder de mobile constitue presque un luxe confortable, comme l’indique Jauréguiberry [66].

76De façon plus subtile, le cadeau ou le don émanant d’un membre de l’entourage (famille, ami, compagnon, mari…), même s’il n’est pas mal intentionné, relève aussi d’une stratégie du fait accompli : l’individu n’en désirait pas, mais il se devra de l’utiliser, en particulier avec celui ou celle l’ayant offert.

77Cela étant, il convient de ne pas confondre possession d’un mobile et utilisation contraignante et débridée [67], en revenant à notre argument initial : assumer la micro-contrainte sociale poussant à acquérir un mobile peut consister à en être équipé [68] … tout en l’utilisant peu. Pour ce faire, les individus mettent en place les limitations d’usage dont il a été question dans la partie précédente, pour même, parfois, utiliser leur téléphone portable comme un répondeur mobile, redevenant téléphone en situation de fixité :

78

C’est vraiment comme un répondeur que je transporte sur moi… tout le temps je l’éteins surtout parce que je n’ai pas envie de parler rapidement avec les gens… j’ai pas envie de parler rapidement, avec les bruits de voiture tout ça… je prends les messages et je rappelle chez moi, tranquillement… j’aurai plus de temps plus tard pour m’installer et discuter (Émilie, 25 ans, professeur d’histoire géographie, Avignon).

79Ces individus se distinguent aussi par le peu d’appels qu’ils émettent. En la matière, l’argument financier peut être mobilisé mais il se place au service du type de communication souhaité, et non l’inverse. En outre, le cas de figure de l’usage minimaliste provoque un déplacement du centre de gravité de la critique : l’irritant pour l’entourage n’est plus que le mobile ne soit pas possédé, mais qu’il ne soit ni souvent allumé pour recevoir des appels, ni fréquemment employé pour en passer. Enfin, la mise à disposition d’un mobile par l’employeur, même si elle est parfois contraignante sur le plan professionnel, peut donner lieu à une appropriation détournée. Sans être représentatif, les deux enquêtés interviewés à nouveau, car désormais dotés de l’outil, nous ont conduits sur cette piste. En effet, ils utilisent, au cours de leur journée de travail, leur mobile offert par l’employeur pour des appels amicaux et de coordination domestique. Ils disent en tirer plaisir et bénéfice, comme si une forme de contrepartie s’octroie de facto, rappelant ainsi l’imbrication entre usages professionnels et privés des moyens de communication en situation de travail [69], dans un contexte de grande fragmentation des temps sociaux.

Conclusion

80En résumé, cet article engage à adopter un regard tempéré sur les « réfractaires » aux biens de consommation massivement diffusés. Cette catégorie est difficilement isolable empiriquement, peu stable, et l’hétérogénéité des situations individuelles, suggérée ne serait-ce que par notre étude d’un petit nombre d’individus, met à mal les stéréotypes négatifs et englobants sous-entendus par ce terme. Ensuite, assimiler les « réfractaires » à des individus refusant le progrès induit un jugement de valeur, comme si la nouveauté recèle indubitablement un mieux que certains ne sont pas capables d’assimiler, à l’instar d’une « résistance au changement » souvent regrettée suite à l’échec d’une innovation organisationnelle planifiée. Nous proposons donc de substituer au terme de « réfractaire », l’appellation neutre de « non-possesseur à titre personnel », comme cela a été effectué au cours de l’article.

81De plus, et le cas de quelques non-possesseurs de téléphone mobile a suffi à le montrer, des usages alternatifs à la nouvelle modalité proposée peuvent se créer, des usages anciens peuvent se suffire à eux-mêmes, sans que cela semble véritablement pénaliser les individus. La question de l’adoption des biens de consommation massivement diffusés n’a donc pas, d’une part, à faire fi de la prise en compte d’usages proches, construits avant, pendant et même après l’émergence d’une innovation ; d’autre part, la réflexion sur la diffusion d’un objet comme le mobile peut difficilement faire l’économie de l’extrême variété de son appropriation. Il s’est avéré ainsi, au fil du raisonnement, que la situation de non-possession n’est pas très éloignée de celle où l’usage est minimaliste. On trouve même chez les utilisateurs de mobile des éléments de limitation de l’usage apparaissant dans les discours des non-possesseurs. Autrement dit, on décèle des formes de résistance, ou au moins de réticence, chez de nombreux possesseurs de l’objet, le tout étant une question de degré.

82C’est pourquoi adopter un regard tempéré sur les « réfractaires », en plus du rejet de ce terme, revient également à appréhender d’un même mouvement ceux qui n’ont jamais possédé (et par hypothèse ne posséderont pas) l’objet massivement diffusé, ainsi que ceux l’utilisant très peu, pour en extraire une catégorie d’analyse pertinente et commune. Becker [70] y invite à sa manière, en incitant à rencontrer autant que possible des « cas déviants » [71] et les « cas négatifs » au cours des enquêtes sociologiques. Ces individus vont à rebours des opinions communément admises, bouleversent les formalisations en train de s’élaborer en obligeant l’intégration de leur posture décalée. Dans l’analyse d’un phénomène de diffusion, ces cas équipent d’une vision plus complète du processus. Ils permettent de l’observer sous un angle original et aident le chercheur à maintenir une distance face à son objet. Enfin, l’étude de ces cas amène à analyser les phénomènes de diffusion comme des processus circulaires et contingents [72], où se déroulent des interactions parfois tendues entre des individus n’opérant pas le même choix. Le destin d’une innovation n’apparaît alors plus comme un processus à sens unique presque écrit d’avance, ce à quoi une vue nécessairement rétrospective du phénomène risque de conduire.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

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  • WEBER M., (1995), Economie et société, tome 2, Paris, Plon, Collection Agora Pocket, [1971].

Notes

  • [1]
    La soutenance de thèse est un moment fort pour un jeune chercheur, tant sur le plan émotionnel que théorique, car elle confronte à des spécialistes de sa discipline. Je remercie ainsi F. Cochoy de m’avoir incité à transformer en article cette partie de mon doctorat traitant des non-possesseurs de téléphone mobile, et F. Jauréguiberry pour ses critiques constructives sur un thème encore peu défriché par la recherche.
  • [2]
    COCHOY (sous la dir.), 2004.
  • [3]
    KARPIK, 1989.
  • [4]
    FORSE, MENDRAS, 1983.
  • [5]
    TARDE, 1979 : il aborde les phénomènes sociaux sous la forme d’une communication entre individus et du passage de l’invention à l’imitation, constituant à eux deux « l’acte social élémentaire » car « tout ce qui est social et non vital ou physique, dans les phénomènes de société, aussi bien dans leurs similitudes que dans leurs différences, a l’imitation pour cause » (p. 54). Il est intéressant de noter le regain d’intérêt actuel pour ce penseur, après des années d’oubli, voire d’ostracisme, en partie dus à l’orientation durkheimienne des débuts de la sociologie, visant à séparer strictement sociologie et psychologie.
  • [6]
    TARDE, 1979, p. 3.
  • [7]
    ROGERS, 1995.
  • [8]
    Il existe plusieurs sortes de courbes en S, prenant une forme plus ou moins exponentielle (BOUDON, BOURRICAUD, 2000). De plus, l’apparition d’une courbe en S suppose l’homogénéité de la population étudiée, de fréquentes interactions entre ses membres et une égalité dans l’accès aux canaux permettant la mise à disposition de la nouveauté (SOROKIN, 1964).
  • [9]
    Chiffre recueilli sur le site internet de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Il a été obtenu en divisant le nombre total d’habitants de la population française par le nombre de possesseurs « actifs » d’un mobile.
  • [10]
    Pour prendre un exemple, dans un article de la revue économique Conjonctures de 1997, le taux de pénétration prévu pour 2005 était de 30 % (BOUTITIE, REINAUD, 1997).
  • [11]
    Baromètre de la diffusion des nouvelles technologies en France, CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), novembre 2001. Le comptage du CREDOC s’opère avec comme unité l’individu, l’INSEE utilisant pour sa part le foyer comme référence.
  • [12]
    Indiquons néanmoins qu’il est fait abstraction ici du prix, qui varie fortement selon les biens de consommation.
  • [13]
    Pour plus d’un milliard de possesseurs dans le monde.
  • [14]
    La période dite du « rattrapage téléphonique » (fin des années 60, début des années 70) est prise pour repère comme début de l’équipement massif en téléphone fixe en France.
  • [15]
    HEURTIN, 1998.
  • [16]
    HEURTIN, 1998, p. 49.
  • [17]
    FLICHY, 2004.
  • [18]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [19]
    LICOPPE, 2002.
  • [20]
    Elle s’appuie sur un ensemble de 103 entretiens semi-directifs, dont 12 ont consisté à interroger des « réfractaires » au mobile, au cours du premier semestre de 2002. Cela étant, plusieurs enquêtés détenaient un mobile depuis moins de 6 mois ; d’autres avaient eu un mobile, l’avaient abandonné, puis en avaient racheté un ultérieurement ; d’autres enfin seraient bien restés des non-possesseurs de mobile mais ont été amenés à en détenir un malgré eux. Au total, les entretiens exploités représentent environ un tiers de la totalité. Enfin, 2 enquêtés ont été interviewés à nouveau en janvier 2005 car ils avaient depuis acquis un téléphone portable.
  • [21]
    ROGERS, 1983/1995.
  • [22]
    Le dernier groupe auquel il s’intéresse est celui des « laggard », population retardataire dans l’adoption des innovations.
  • [23]
    FORSE, MENDRAS, 1983, p. 77.
  • [24]
    PUNIE, 1997.
  • [25]
    KAUFMANN, 1992.
  • [26]
    KAUFMANN, 1992, p 201.
  • [27]
    KAUFMANN, 1992, p 205.
  • [28]
    CARADEC, 2001.
  • [29]
    CARADEC, 2001, p. 121-122.
  • [30]
    BOUDON, 1998.
  • [31]
    Id., 1998.
  • [32]
    ROGERS (1983, p. 154), cité et traduit par CARADEC, 2001.
  • [33]
    63 % de taux de croissance annuel. Source : Observatoire des marchés de l’autorité de régulation des télécommunications (ART), wwww. art-telecom. fr,devenu depuis ARCEP.
  • [34]
    Source : Observatoire des marchés de l’ART, www. art-telecom. fr
  • [35]
    L’ennuyeux pour le chercheur est que certains… y reviennent. Sarah (28 ans, ingénieur dans l’armement, Paris) est l’archétype de cette trajectoire fluctuante. Elle a possédé un mobile dans les années 1998,1999,2000. Elle l’a abandonné pour se munir à nouveau d’un abonnement un mois avant que nous l’interviewions, en avril 2002. Elle justifie alors cette ré-acquisition par le début d’une relation amoureuse qui l’amène à être fréquemment hors de son appartement le soir. Posséder un mobile lui permet alors d’être joignable personnellement chez son nouveau petit ami.
  • [36]
    Seule une « journée sans portable » est organisée depuis 2001, le 6 février, sous la férule du polémiste Phil Marso. Cette date a été choisie en hommage à la chanson de Nino Ferrer : « Gaston y a l’telefon’ qui son… », le 6 février étant le jour de la Saint-Gaston.
  • [37]
    Parus en décembre 2004 : CREDOC, n° 236, p. 23 : « La diffusion des technologies de l’information dans la société française ».
  • [38]
    Contre 75,2 % en juin 2005. Source : Observatoire des marchés de l’ART, www. art-telecom. fr
  • [39]
    Leur part dans la population française est de 25 %.
  • [40]
    Ce qui oblige à ne pas généraliser notre propos, le but de l’article étant simplement d’identifier l’intérêt heuristique de cette population.
  • [41]
    Ces expressions très imagées sont de Charlotte (36 ans, directrice artistique, Paris).
  • [42]
    Cas extrême, Nathan (17 ans, lycéen, Paris) peut même être qualifié, malgré le caractère approximatif du terme, de « technophile ». Son utilisation d’internet est intensive et sa connaissance de l’informatique, importante. Pour autant, il ne reporte pas cette « technophilie » sur le téléphone mobile.
  • [43]
    Isabelle (32 ans, professeur de philosophie, Nice), pour sa part, pointe l’intérêt d’avoir un mobile quand un parent âgé est malade et peut avoir à demander de l’aide à tout moment. Comme elle ne se trouve pas dans ce cas, elle rechigne à s’équiper.
  • [44]
    René le formule ainsi : « C’est sûr que vous allez me dire, il y a des exceptions… c’est vrai que si on est tout seul dans l’Himalaya avec un téléphone portable ça sert… ça c’est vrai… mais je pense pas qu’en l’occurrence l’exception confirme la règle ». Alors que l’exception peut faire figure de règle pour justifier a posteriori la possession du bien, l’enquêté établit une hiérarchie inverse entre l’exception et la règle afin d’orienter son choix.
  • [45]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [46]
    MARTIN et DE SINGLY, 2002.
  • [47]
    WEBER, 1995.
  • [48]
    Ils sont alternatifs dans le sens où ils ne sont pas majoritaires et représentent une solution préférée sciemment, pour certains individus, à l’adoption d’un téléphone mobile.
  • [49]
    L’avènement de la téléphonie associée à la formule « illimitée » sur IP, pourrait accentuer ce mouvement.
  • [50]
    PRONOVOST, 1994 : les usages sont modulés « par une trajectoire à la fois personnelle et sociologique de pratiques qui se sont constituées progressivement et qui sont susceptibles de se modifier et de se transformer » (p. 379).
  • [51]
    LICOPPE, 2002.
  • [52]
    Où l’on téléphone « quand quelque chose passe par la tête », dans une optique de partage avec autrui, selon une expression revenue fréquemment au cours de notre enquête de doctorat.
  • [53]
    Selon le baromètre du CREDOC de décembre 2004,58 % des individus équipés d’un mobile envoient des SMS.
  • [54]
    JAUREGUIBERRY, 2003a.
  • [55]
    GAGLIO, 2004.
  • [56]
    Pour le mobile (GAGLIO, 2004), il s’agit essentiellement de la valeur performative d’efficacité, de la valeur relationnelle de joignabilité et de la valeur sécuritaire de ré-assurance.
  • [57]
    ALTER, 2000.
  • [58]
    BECKER, 1985.
  • [59]
    H. Becker les nomme « musiciens de danse ».
  • [60]
    DURKHEIM, 1995.
  • [61]
    OGIEN, 1990.
  • [62]
    Pour l’anecdote, Denise a été contactée suite à la parution d’un article dans le Monde Interactif (31/10/2001). Elle en était la principale source, et cet article s’intitulait : « Low Tech et fière de l’être ».
  • [63]
    GAGLIO, 2004.
  • [64]
    BECKER, 1985.
  • [65]
    Dans cet article, nous avons laissé de côté les incitations marchandes, qui représentent aussi une forme de pression.
  • [66]
    JAUREGUIBERRY, 2003b.
  • [67]
    Néanmoins, l’ensemble des situations professionnelles n’est pas à mettre sur le même plan. La diffusion d’une innovation « pèse » davantage pour certaines professions que pour d’autres. Par exemple, on imagine qu’un avocat puisse se passer d’un mobile, au plan professionnel, et donner son numéro à qui il l’entend, de même que négocier sa joignabilité s’il en possède un. A l’inverse, un représentant nomade évalué au chiffre d’affaires engrangé, peut difficilement, a priori, ne pas avoir de mobile. De plus, soumis à la pression de sa hiérarchie et de ses clients, il peut perdre de sa marge de manœuvre dans son organisation personnelle au quotidien.
  • [68]
    De façon contrainte (cadeau/don, mobile professionnel) ou voulue, cette configuration outrepassant la réflexion sur les « réfractaires » au téléphone mobile, puisque des individus suiveurs dans le processus de diffusion peuvent aussi procéder de la sorte.
  • [69]
    GOURNAY, 1997 ; LE DOUARIN, 2005.
  • [70]
    BECKER, 1998/2002.
  • [71]
    « Un cas déviant est un cas qui ne se comporte pas comme l’analyse pensait et avait prédit qu’il le ferait, et qui remet ainsi en question les conclusions qu’il ou elle voulait tirer de son étude » (BECKER, 2002, p. 298).
  • [72]
    La théorie de l’acteur-réseau de Callon et Latour avait déjà mis en lumière et insisté sur cet aspect.
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