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Article de revue

Les luttes pour la visibilité

Esquisse d'une problématique

Pages 89 à 121

Notes

  • [1]
    Ce texte a fait l’objet d’une présentation en mars 2003, dans le cadre du Centre de recherche sur l’action politique à l’Université de Lausanne (CRAPUL) et dans une séance du CRESAL à Lyon. Je tiens à remercier les participants à ces séances pour leurs remarques et commentaires. Mes remerciements s’adressent également à Dominique Pasquier, Pierre-Antoine Schorderet et Pascal Viot pour leur lecture attentive de ce papier et leurs suggestions.
  • [2]
    A ce titre, on pourrait prendre l’exemple de différents mouvements comme les sans-papiers (SIMEANT, 1997), Act up (NEVEU, 2000), le mouvement féministe ou encore le mouvement zapatiste au Mexique.
  • [3]
    THOMPSON, 1988.
  • [4]
    ARENDT, 1961, p. 259.
  • [5]
    ARENDT, 1961, p. 90.
  • [6]
    Chez Alfred Schütz, le monde commun renvoie à un postulat fondamental que toute interprétation est partagée par autrui, dans la même situation. Tout acteur tient pour allant de soi, et présume que son semblable fait de même, qu’en échangeant leurs places ils auraient typiquement la même expérience de ce monde commun. L’acteur postule inévitablement un monde commun intersubjectif et anticipe une communauté d’expérience et de description, et donc la possibilité de rendre congruentes des expériences différentes (SCHÜTZ, 1970).
  • [7]
    SCHÜTZ, 1970.
  • [8]
    THOMPSON, 1995.
  • [9]
    THOMPSON, 1995, p. 4.
  • [10]
    SOBCHACK, 1992.
  • [11]
    MONDZAIN, 2003, p. 18.
  • [12]
    HABERMAS, 1987.
  • [13]
    QUERE, 1997.
  • [14]
    SUDNOW, 1972.
  • [15]
    RELIEU, 1999.
  • [16]
    MOLOCH et LEISTER, 1997.
  • [17]
    LEMIEUX, 2000.
  • [18]
    SIRACUSA, 1999,2001.
  • [19]
    HABERMAS, 1993, p. XVI.
  • [20]
    CROTEAU et HOYNES, 2001.
  • [21]
    HONNETH, 2000.
  • [22]
    ADORNO, 1977.
  • [23]
    CHAMPAGNE, 1990.
  • [24]
    KOOPMANS, 2004.
  • [25]
    « Le registre de l’humanitaire et le misérabilisme inhérent aux grèves de la fin apparaissent comme les seules postures médiatiquement acceptables, parce que relativement dépolitisées. Ce faisant, la mobilisation des médias posent des problèmes analogues à ceux de la mobilisation des soutiens : comment intéresser des organismes de presse qui, sans être hostiles à la cause des irréguliers, ne sont pas disposées à traiter de leur cas au-delà de ce qu’ils jugent nécessaire ? Comment répondre à leur intérêt propre ? (…) L’aspect spectaculaire des grèves de la fin et du risque de mort ou de séquelles graves chez les sans-papiers est donc le premier aspect susceptible de favoriser la couverture journalistique » (SIMEANT, 1997, p. 266).
  • [26]
    CHAMPAGNE, 1984.
  • [27]
    QUERE, 1982.
  • [28]
    HONNETH, 2003, p. 25-27.
  • [29]
    Significatifs à ce titre sont, semble-t-il, les témoignages des personnes passées dans des talk show télévisuels. Venues avec l’attente de faire valoir publiquement un tort subi, elles se retrouvent au cœur d’une exhibition spectaculaire de leur propre malheur selon une modalité qui leur échappe et qui les fait se sentir étrangères à elles-mêmes. Elles sont alors doublement flouées : par le tort réel qui leur est fait et par son traitement médiatique.
  • [30]
    HONNETH, 1990.
  • [31]
    SCOTT, 1990.
  • [32]
    CHAUVIRE, 2003.
  • [33]
    C’est un chantier immense que nous ne pouvons pas aborder ici, à savoir celui de l’articulation des luttes pour la visibilité aux « esthétiques de la résistance ». Contentons-nous de souligner qu’il existe une longue histoire des pratiques culturelles de type « avantgardiste » visant à faire voir l’oppression des hommes et des femmes et leur résistance selon des modalités narratives en rupture avec les codes communicationnels dominants, jugés incapables de rendre compte de ces expériences dans leur singularité.
  • [34]
    KLOTMAN et CUTLER, 1999.
  • [35]
    NOWOTNY, 2003.
  • [36]
    BEAUD et PIALOUX, 1999.
  • [37]
    Snow et Anderson, dans leur étude sur les sans-abri notent que « les sans-abri font l’expérience régulière de ressentir a douleur d’être un objet de curiosité et d’attention négative mais ils souffrent tout autant fréquemment de ce qui a été appelé une privation d’attention » (1993, p. 199). Les sans-abri sont vus comme non dignes d’attention, systématiquement ignorés, privés de relation de face-à-face par celles et ceux qui ont un domicile. Les passants tendent à éviter les sans-abri, à augmenter la distance qui les sépare d’eux quand ils passent à leur hauteur, de manière à éviter l’interaction avec ces derniers. Ces rituels d’évitement sont des formes immédiates d’attention négative à l’égard des sans-abri, ce qui constitue, pour ces deniers, une remise en cause permanente du sens de leur soi (p. 199-200).
  • [38]
    HONNETH, 2003.

1Tout semble indiquer que la question de la visibilité occupe désormais une place prépondérante dans les sociétés contemporaines. Tels acteurs déplorent l’absence d’attention publique accordée à leur situation ou leurs « problèmes », tels autres revendiquent un surcroît de visibilité, notamment médiatique [1]. Du côté des mouvements sociaux et politiques, les revendications de visibilité semblent s’être installées dans le vocabulaire courant : il est question de mouvements d’« invisibles », de « sans-voix » ou de « sans-visages », ou encore de « sans » tout court. La problématique de la visibilité revient en outre de manière récurrente dans le vocabulaire de formulation des plaintes lors du développement de mouvements d’action collective [2] : dénonciation de l’invisibilité, recherche de la visibilité des causes soutenues, de ses « problèmes » et sa situation d’injustice, etc. Bref, la question de la visibilité semble être entrée dans l’univers des questions systématiquement abordées lorsqu’on se penche aujourd’hui sur les conflits sociaux et les dynamiques de l’espace public. Faut-il voir en cela un phénomène nouveau ? Les mouvements d’action collective n’ont-ils pas toujours cherché à apparaître publiquement et en particulier à se faire voir devant les instances de pouvoir ? Ainsi, par exemple, les paysans anglais du dix-huitième siècle dont parle E. P Thompson, en révolte contre le prix du blé imposé par les meuniers, ne développaient-ils pas des modalités de visibilisation auprès de leurs interlocuteurs ou de leurs « adversaires » ? Leurs actions n’étaient-elles pas condamnées à apparaître à travers des formes de manifestation et en adoptant des registres spécifiques de formulation des plaintes ? [3] Il semble, à première vue, que la question de la visibilité traverse l’histoire des luttes sociales et des différentes modalités de l’action collective. Cependant, l’importance de la question de la visibilité ne saurait être renvoyée à la permanence du « toujours ainsi » qui ferait oublier les transformations structurelles de l’apparition publique, pas plus qu’elle ne saurait être ramenée à un phénomène strictement contemporain, voire à un effet « de mode » dans les registres revendicatifs mobilisés – offrant à la rigueur une version remâchée de la représentation du monde social promue par l’imaginaire de l’exclusion. Ne faudrait-il pas voir, dans ce phénomène, l’indice d’une transformation profonde des formes de l’existence publique dans les sociétés modernes, lesquelles reconfigurent les modalités de l’action collective ? N’y aurait-il pas, dès lors, derrière le vocabulaire de la lutte pour la visibilité une revendication beaucoup plus essentielle de ce que signifie l’existence publique dans les sociétés actuelles ?

2C’est à ces quelques questions que j’aimerais tenter de répondre dans ce texte. Je fais le pari qu’il y a derrière la revendication de visibilité non pas un phénomène passager dans les répertoires de revendication mais un révélateur essentiel de la structuration des sociétés contemporaines impliquant des enjeux spécifiques et ayant des conséquences sur la formation des luttes sociales et politiques. Pour avancer dans cette analyse, je vais tenter, dans un premier temps, de mettre en évidence le lien entre action collective, apparence et visibilité. A cette fin, je cheminerai grâce à la conception du domaine public développée par Hannah Arendt, et notamment ses concepts d’apparence et de monde commun. La question de l’apparence s’avère en effet fondamentale dans l’analyse de l’infrastructure de la visibilité publique. Dans un second temps, je vais tenter de distinguer entre deux formes de visibilité, l’une immédiate et l’autre médiatisée, distinction qui permet de comprendre avec davantage de finesse les transformations de la scène de la visibilité sous l’emprise croissante des médias de communication. Dans un troisième temps, je tenterai de montrer comment les médias de communication définissent à leur façon les contours de la scène de visibilité médiatisée. Car ce sont des institutions de sélection, de mise en forme et de hiérarchisation des énoncés destinés au public. Elles rendent possible la disponibilité de ces énoncés dans des univers de réception démultipliés et jouent le rôle non seulement de « gatekeaper » mais aussi de formatage et de construction des réalités discursives. Dans un dernier temps, enfin, je reviendrai sur l’idée de lutte pour la visibilité en cherchant à rendre compte de ses modalités propres, notamment en m’interrogeant sur les conséquences sociales de l’invisibilité sur les acteurs individuels ou collectifs qui en sont victimes.

Apparence et domaine public

3Dans ses études sur la condition moderne, Hannah Arendt abordait la question du domaine public et de l’apparence au sein d’un univers partagé. Dans sa perspective, apparaître c’est exister dans un espace d’actions et d’interrelations réciproques. L’action suppose préalablement l’apparition et la constitution d’un espace qui est d’emblée collectif – car agir suppose la présence d’autrui. Attachée à l’existence d’autrui et à sa présence, l’action est rendue possible par le processus d’apparition qui seul permet une réciprocité. C’est dans ce processus que les acteurs individuels et collectifs produisent et reproduisent les catégories signifiantes du monde dans lequel ils vivent. C’est la polis qui, selon la terminologie d’Arendt, constitue l’espace de l’apparence par excellence, c’est-à-dire le lieu dans lequel les acteurs se rendent saisissables les uns aux autres, se rencontrent et interagissent. La polis est le fruit de l’émergence de l’action et de la parole communes, elle est l’espace virtuel dans lequel les acteurs individuels et collectifs se rendent visibles à un public de semblables et où ils peuvent être vus et entendus ; elle est le lieu du dévoilement, de l’exposition et de l’inscription de l’action dans le monde. Non localisable dans un espace physique spécifique, elle prend forme là où des acteurs entreprennent d’agir et de parler. La polis émerge donc n’importe où et n’importe quand, dans le déploiement de l’action et de la parole collectives. Arendt remarque ainsi que « l’espace de l’apparence commence à exister dès que des hommes s’assemblent dans le monde de la parole et de l’action ; il précède par conséquent toute constitution du domaine formel du domaine public et des formes de gouvernement, c’est-à-dire des diverses formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser » [4]. L’espace de l’apparence, qui est donc partout où des acteurs se rassemblent, existe potentiellement mais pas toujours factuellement.

4Dans la conception d’Arendt, le domaine public est fait d’une multitude d’apparences susceptibles d’être vues et entendues par toutes et tous. Ce qui apparaît est ce qui constitue la réalité même du monde, cette dernière étant assurée par la présence d’autrui, ouvertement susceptible de voir ce que nous voyons et d’entendre ce que nous entendons. « Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague d’existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées, arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire en objets dignes de paraître en public » [5]. Le processus d’apparition et de constitution de la polis va donc de pair avec l’existence d’un monde commun, fait des relations entre les acteurs, d’actions et de paroles reliées les unes aux autres [6]. Le monde commun est constitutif du public, il est fait de tout ce que les acteurs partagent avec autrui, mais aussi des actions, des productions, des paroles antérieures. C’est l’existence d’un monde commun qui rend possible une collectivité d’action car il constitue l’arrière-plan de langage et de normes à partir duquel l’agir procède. Mais il est également, selon Arendt, une coexistence dynamique de points de vue pluriels qui s’entrechoquent et se rétroalimentent.

5Renouvelé de manière permanente par la dynamique de l’action et de l’apparition, le monde commun est également soumis à des processus de déstructuration se traduisant par la destruction des référents communément partagés. L’isolement des acteurs et le déni d’apparence qui frappe des acteurs individuels et collectifs sont les principaux facteurs de destruction du monde commun. Celle-ci suppose également la suppression des référents pluriels par l’imposition d’une perspective homogénéisante interdisant l’expression d’interprétations divergentes et de points de vue contradictoires – ce qui correspond à la dissolution des perspectives singulières dans celle de la totalité. Et la destruction du monde commun va de pair avec la réduction des potentialités d’apparence, elle produit l’isolement des acteurs individuels, privés de la possibilité de voir et d’entendre autrui comme d’être vus et entendus par autrui.

6C’est donc la polis qui constitue cet espace où les acteurs apparaissent en public et se rendent visibles et entendables les uns aux autres par leur apparition publique. Un acteur individuel déployant son action s’expose, il fait voir des actes et entendre des paroles qui, sans cette opération de révélation, resteraient confinés au for privé. Etre tenu à l’écart de la dynamique d’apparition publique signifie être privé ou exclu d’une participation à la polis, ce qui revient tout bonnement, dans la perspective d’Arendt, à une privation de réalité, puisque le sens de la réalité du monde est seulement garanti par la présence d’autrui et par l’apparence publique. Sans possibilité de se faire voir et entendre, c’est le sens de la réalité de soi qui s’altère. En effet, l’identité de soi et le sens de la réalité n’ont de consistance que lors du déploiement de l’action et de la parole dans un espace d’apparence partagé. Du coup, seule la manifestation des acteurs au sein de la polis permet leur pleine existence, l’affermissement du sens du réel et leur sentiment d’exister comme membres à part entière du groupe. Arendt note par contre que certaines formes d’expériences, comme par exemple celle de la souffrance extrême, sont difficilement transformables en énoncés publics, ce qui les rend irreconnaissables au monde et les condamne au silence. Les apports indéniables de cette approche arendtienne qui insiste sur la dynamique de l’apparence dans la constitution du domaine public ne sauraient cependant combler ses lacunes concernant la prise en compte des transformations modernes de la polis. Arendt n’a en effet guère pris au sérieux l’émergence d’institutions puissantes qui contribuent à régler les dynamiques d’apparence en leur imposant des formes limitatives et contraignantes. Les rapports de pouvoir auxquels donnent lieu ces transformations font apparaître des mécanismes de centralisation contribuant à laisser dans l’ombre des expériences sociales et à faire de l’apparence sur cet espace un enjeu de conflits et de luttes sociales.

Visibilité immédiate et visibilité médiatisée

7L’approche arendtienne du domaine public permet cependant de comprendre le processus de constitution de la visibilité et son rapport à l’action et à l’existence publique. Mais la conception de la visibilité comme apparence et comme condition de la relation à autrui est, à ce stade, encore insuffisamment claire pour être opérationalisable d’un point de vue sociologique. La notion de visibilité doit être davantage précisée. Selon cette approche, l’apparence au sein de la polis relève de la constitution de relations au sein d’un espace (certes non localisé) dont les référents sémantiques sont collectivement partagés. Les recherches sociologiques sur l’organisation de la vie quotidienne inspirées par la tradition phénoménologique se sont penchées sur les modalités sociales et sémantiques des foyers d’attention dans le cours des activités pratiques. Alfred Schütz insistait sur le fait que le sens « suprême » de la réalité correspond à l’expérience immédiate : c’est à partir de cette expérience que s’organise le champ d’intelligibilité des occurrences dans la pratique ordinaire. Le degré premier d’attention se concentre sur l’univers des apparences immédiates, dans un espace et une temporalité contigus [7]. Avant toute chose, l’expérience s’organise par une attention sur l’immédiateté de l’ici et maintenant, fait de relations de face-à-face et d’une inscription immédiate dans l’espace et le temps. L’attention à l’émergence des apparences s’opère dans un univers de concernement immédiat éminemment pratique. L’attention portée par les acteurs dans le cours de leur action s’opère ainsi dans une sphère de pertinence immédiate en quelque sorte « à portée de main » et sur laquelle ils peuvent intervenir par la parole et l’action. Et c’est justement dans cette « portion » du monde de la relevance première que se déploie l’essentiel de leur agir.

8Alfred Schütz prenait en compte le rôle croissant des dispositifs médiatisés dans l’expérience de la vie quotidienne. Ainsi, il concevait une forme d’attention, moins exigeante, mais toujours reliée à la sphère de relevance première inscrite dans l’appartenance immédiate au monde. Ces zones de relevance secondaire existent par la présence de médiations qui rendent possible la connexion entre des univers spatialement, voire temporellement, déconnectés. Une telle distinction entre relevance immédiate et relevance médiatisée permet de mettre en évidence une des transformations fondamentales de la structure de l’expérience en fonction de l’importance croissante des dispositifs médiatisés de constitution des formes d’apparence. Les sociologues et historiens qui se sont penchés sur l’étude des sociétés modernes soulignent l’importance du développement des médias de communication dans la l’émergence historique de nouvelles formes de relations indirectes [8]. L’apparition et le développement des médias de communication, des premiers écrits imprimés jusqu’aux réseaux électroniques les plus récents, ont rendu possible ces formes de relations à distance. John Thompson souligne combien leur développement a fondamentalement changé la nature des interactions humaines : « l’usage de médias de communication implique la création de nouvelles formes d’action et d’interactions dans le monde social, de nouveaux types de relations sociales et de nouveaux modes de relation aux autres et à soi-même. (…) L’usage des communications transforme l’organisation sociale et temporelle de la vie sociale, créant de nouvelles formes d’action et d’interaction et de nouveaux modes d’exercice du pouvoir » [9]. Avant le développement des médias de communication, l’expérience était structurée par la simultanéité et la localité, elle se déployait avant tout dans le ici et maintenant. L’expérience de l’espace et du temps se formait à travers des relations de face-à-face et la socialisation se faisait dans des relations d’immédiateté. Et le savoir sur le monde au-delà de l’univers d’appartenance socialement et spatialement délimité se constituait à travers des récits oraux dans les contextes de la vie de tous les jours. Toutefois, avec le développement des médias de communication, le rapport des acteurs sociaux au monde situé audelà de leur expérience immédiate s’est transformé. Dès lors, les relations de face-à-face et la transmission orale des récits sont complétés par des formes de communication à distance, ce qui modifie en profondeur le savoir et le rapport au monde social.

9Les médias de communication permettent de surpasser les frontières temporelles et spatiales caractéristiques de l’interaction située : la distanciation spatiale ne requiert plus la distanciation temporelle ce qui mène à une reconfiguration de l’expérience quotidienne par l’extension de la sphère d’attention possible. Le sens du monde devient inséparable des apparences médiatisées et l’horizon de visibilité s’élargit corrélativement. Il devient dès lors possible pour les acteurs de prendre de la distance par rapport aux énoncés des interactions de face-à-face prévalant dans la vie ordinaire localisée. Et le sens de soi est alors moins contraint par l’univers d’expériences immédiat et davantage nourri par de multiples formes symboliques médiatisés. Plus que jamais, la constitution du soi s’opère à travers une gamme étendue de supports symboliques : les acteurs sont confrontés à des possibilités multiples de se détacher des contextes pratiques de la vie ici et maintenant et de juger leurs propres modalités d’existence à l’aune d’autres référents sémantiques. Ceci étend le spectre des options disponibles et rend possible l’accès à des modes de vie et des alternatives auparavant inimaginables. C’est dire que le développement des médias contribue aussi à élargir le sentiment d’appartenance au monde au sein duquel se partage une expérience commune.

10Avec l’extension des relations médiatisées grâce aux moyens de communication, un nouvel espace d’apparence s’est donc ouvert, qui a étendu l’horizon d’expérience, transformé le sens de soi et élargit l’horizon de visibilité. On a assisté à la création d’un univers public qui n’implique plus le partage d’un espace physiquement délimité. Et la polis, au sens ancien où Arendt l’entendait, a pris une forme radicalement différente, désormais nourrie par une multitude de relations médiatisées. Certes, ces dernières ne se substituent pas à l’expérience immédiate dans un espacetemps délimité, elles s’y combinent. Bien qu’ils n’en soient de loin pas les seuls supports, les médias de communication jouent un rôle particulièrement important dans la création et le maintien de cet espace d’apparence ; ils sont les principaux moyens par lesquels les acteurs accèdent à la connaissance du monde au-delà de leur sphère immédiate d’attention. Ils contribuent ainsi à la production d’une forme moderne de polis prenant davantage l’aspect d’une scène du visible non localisée spatialement, où des actions et des paroles sont rendues publiques et reçues par une pluralité d’acteurs non nécessairement présents sur le lieu de leur articulation. Dès lors, la scène médiatisée est potentiellement globale et les médias de communication sont les relais de l’apparence publique des actions et des paroles.

11La question de la visibilité ne se résume cependant pas à cette scène moderne de médiation car les acteurs mettent déjà en œuvre dans leur univers immédiat d’action et d’interaction, des schèmes de visibilité pratique par lesquels ils agissent et se perçoivent mutuellement. Mais ce niveau immédiat de la pratique s’alimente désormais d’une multitude de relations médiatisées qui relèvent de la scène de visibilité. En ce sens, il convient de distinguer entre une visibilité pratique engagée dans des cours d’action ordinaires en situation de co-présence et une visibilité médiatisée qui engage l’intervention de tiers sous forme de supports symboliques, de techniques, d’images ou de sons. Les deux types de visibilité s’imbriquent bien que, on l’a souligné, la visibilité médiatisée occupe désormais une place croissante dans l’expérience quotidienne. Arrêtons-nous cependant un instant sur ce terme de visibilité médiatisée. Soulignons tout d’abord que toute visibilité procède d’une attention sélective opérant un découpage qui retient des occurrences particulières ou des aspects saillants ; en d’autres termes, toute visibilité procède d’une séparation entre le visible et l’invisible. Une visibilité médiatisée est une relation entre une portion du monde perçue par un médiateur, objectivée dans des supports (textes, sons, images fixes ou mouvantes), et expérimentée par un sujet à partir de son regard propre, inscrit dans son univers moral-pratique. Le médiateur traduit sa manière de voir une situation singulière et l’objective sous forme de récit. Ce dernier est donc marqué par cette focale située dans la construction du visible, qui s’adresse à un public imaginé physiquement absent. De son côté, le sujet qui fait usage de ces supports symboliques en les interprétant n’a pas accès aux situations concrètes construites par le regard médiateur et les expérimente donc à partir de ses propres catégories de pertinence – qui opèrent elles-mêmes, inévitablement, à partir du prisme des catégories de construction du visible injectées dans le travail de médiation. En d’autres termes, il construit sa connaissance de situations où des expériences spécifiques, dont il n’a souvent aucune connaissance pratique et immédiate, à partir de la construction du visible opéré par le médiateur [10].

12Et c’est bien la visibilité médiatisée qui rend possible l’émergence d’une scène du visible accessible à des individus isolés, inscrits dans leurs univers particuliers et en mesure, du coup, de faire l’expérience d’un « voir ensemble » [11]. C’est la reconduite permanente de cette scène de l’apparence publique s’offrant à des sujets séparés les uns des autres qui constitue et reconstitue sans cesse le socle symbolique d’une collectivité de sujets singuliers faisant une expérience commune. C’est donc aussi qu’il faut concevoir la scène médiatisée comme un espace où les acteurs peuvent sortir de l’invisibilité et exister aux yeux des autres sans entrer concrètement en contact avec eux. Ainsi peuvent-ils peuvent faire valoir leur point de vue, leurs orientations normatives, leurs préférences culturelles, sur une scène de relation indirectes où ils savent qu’ils existent pour autrui. Pour autant, la constitution de ce regard commun n’implique aucunement que tous voient forcément la même chose car l’expérience du voir est irréductiblement liée à l’horizon d’attente de chacun. Et tous ne sont pas forcément d’accord sur ce qui est vu et ce qui doit être digne d’attention. Bien au contraire, la constitution du visible s’offre au jugement de sujets doués de parole et d’action mais aussi de capacité de juger, de remettre en question les systèmes de conviction et les hiérarchies symboliques qui structurent le collectif et se manifestent à voir dans l’ordre de visibilité médiatisée. D’autant plus que la construction du visible opère inévitablement sur le mode du découpage, dont les rebuts sont condamnés à l’invisibilité. Par conséquent, des pans entiers de l’expérience sociale demeurent dans l’ombre et le silence, condamnant dès lors des situations, des expériences, des acteurs et des pratiques à rester en marge de l’attention publique. C’est donc dire aussi que la scène de visibilité médiatisée est structurée par un ordre du visible qui inclut autant qu’il exclut, qui promeut à l’avant-scène autant qu’il relègue aux coulisses, qui confère de la reconnaissance publique autant qu’il condamne à l’insignifiance. Dès lors, elle ne saurait être comprise autrement que comme une scène traversée par des rapports de force et des mécanismes de domination, mais aussi, nous le verrons, par des luttes pour la visibilité. Les médias de communication jouent un rôle essentiel dans la constitution de cette scène du visible et fonctionnent comme des instructeurs de l’attention publique et énonçant ce qu’il faut voir et les manières de le faire. C’est pourquoi il convient de s’arrêter un instant sur leurs modalités d’organisation et leurs procédés de construction du visible.

L’infrastructure médiatique de la visibilité

13L’expérience de la vie quotidienne se déroule dans un univers d’apparence limité spatialement et temporellement mais sur lequel vient se greffer l’expérience médiatisée rendue possible par l’accès à des apparences déconnectées de leur contexte d’élaboration et objectivées dans des supports symboliques. Les médias de communication contribuent à sortir ces occurrences locales de leur contexte et leur confèrent une dimension publique. Ils créent un espace de rencontre des apparences parfois très éloignées dans le temps et dans l’espace et les mettent à disposition d’univers de pratiques démultipliés. Au cours de ce processus, ils mènent à un travail d’identification, de sélection et de formatage des apparences rendues dignes de publication, en procédant à des opérations de cadrage et de condensation qui en redessinent les contours. Les médias révèlent ainsi leur fonction ambivalente : en rendant accessibles des actions et des énoncés à des univers de réception multiples, ils élargissent l’horizon de visibilité, mais, simultanément, révèlent ce qui fait le fondement même de leur pouvoir. Car ils identifient, canalisent, sélectionnent, raccourcissent et condensent les actions et les énoncés se manifestant sous formes d’apparences en les transformant en produits symboliques formatés sur la base d’un traitement organisationnel standardisés. Ils ont ce pouvoir, fondamental s’il en est, d’exercer un contrôle efficace sur les processus de publicisation, de mettre ensemble, de reproduire à large échelle les référents symboliques de ce qui passe pour le monde commun, de déterminer ce qui doit figurer dans l’ordre de la visibilité médiatisée et ce qui en est exclu [12].

14Le processus de constitution de l’apparence médiatisée suppose un premier moment d’identification d’une apparence, constituée ensuite en entité discursive stabilisée. Parmi l’infinie multitude d’activités qui ponctuent le déroulement de la vie sociale, certaines occurrences, situations ou pratiques deviennent « problématiques » et acquièrent le statut médiatique de « faits notables », dignes d’un traitement spécifique et d’une mise en récit structurée [13]. Ce qui est susceptible de « passer » dans les médias est ce qui est « observable » par les professionnels de l’information est ce qui se donne d’emblée à l’intelligibilité journalistique. L’ensemble des émergences qui s’offrent quotidiennement au regard, dans le cours de la pratique sociale, mais qui ne sont pas susceptibles d’entrer dans un univers de pertinence, et donc de devenir un objet d’attention, resteront dans l’invisibilité. David Sudnow, qui a tenté une sociologie du coup d’œil, faisait remarquer combien ce dernier est important pour la coordination des personnes dans le cours de la vie quotidienne : elles doivent être capables d’anticiper les mouvements d’autrui, de prévoir des cours d’action dans un bref laps de temps, de synchroniser les gestes, etc. Le coup d’œil permet de percevoir les actions d’autrui, les caractéristiques d’une scène, des statuts catégoriques, de distinguer des détails de l’observation et inférer des cours d’action, de reconnaître immédiatement la production des apparences par autrui dans une situation, de construire des apparences de soi de manière à contrôler la catégorisation effectuée par les autres, etc. Le coup d’œil est ainsi une compétence pratique mobilisée pour ainsi dire en permanence, à travers laquelle les acteurs organisent leur univers d’attention. Il ne devient regard qu’à travers une opération de repérage et d’identification, dans la scène observée, d’occurrences définies normativement comme dignes d’attention. Le regard se concentre alors sur la scène observée, sur les activités des personnes et peut donner lieu à une description plus détaillée des catégories auxquelles appartiennent les acteurs, du cours des activités, des apparences produites, etc. La focalisation de l’attention sur une scène donnée témoigne d’un intérêt particulier pour un type d’action, de parole, de catégorie, constitué par un arrière-plan normatif. C’est dire que coups d’œil et regards sont des unités d’observation régies de manière normative [14]. On pourrait parler d’un coup d’œil journalistique sur le monde, au cours duquel des apparences sont identifiées comme pertinentes, des foyers d’attention sont créés pour être ensuite retravaillés selon les procédures de construction des produits médiatiques. Les professionnels de l’information, comme tout acteur social, mettent en œuvre des catégories d’observation du monde social qui leur sont propres et à partir desquelles ils identifient certaines occurrences et pas d’autres, les sélectionnent et les retravaillent discursivement. Du coup, ils opèrent une sélection dans les opérations de fabrication des apparences médiatisées – qui fonctionnent comme une censure implicite –, ils canalisent et restreignent le champ des faits dignes d’entrer dans l’univers de la médiatisation. Pour accéder à cette dernière, toute action ou tout discours doit se soumettre à cette opération de sélection, de condensation et de mise en récit, bref de formatage médiatique.

15Les professionnels de l’information mettent en œuvre une connaissance pratique basée sur des routines de métier et des formats standards conformes aux impératifs de l’institution médiatique et, bien avant de soumettre leurs produits aux équipes de rédaction, opèrent une forme de censure dans la mise en récit, ne retenant que ce qui est considéré par eux comme digne d’attention. Ce sont ainsi des grilles de lectures instituées au sein d’un univers professionnel qui jouent, condamnant à l’invisibilité les actions ou paroles considérées comme insignifiantes de ce point de vue. Ainsi, ces professionnels savent pertinemment « ce qui est attendu d’eux » et anticipent, dans le travail d’identification des apparences, de sélection et de mise en forme, qui s’opèrent en fonction des formats standards des supports médiatiques, ce qui paraît « médiatisable » et ce qui ne l’est pas. Ce peut être, pour les professionnels de l’image, des manières de tourner une scène, l’adoption de plans ou de prises de vue conformes aux formats standards attendus pour un type de média ou un type d’émission [15].

16L’organisation des relations de travail au sein des institutions médiatiques est inséparable du type d’information produite. Les relations entre différentes professions, les manières de faire – qui sont aussi le plus souvent des manières de voir –, la division technique et sociale du travail, l’imposition de critères économiques, la distribution du pouvoir interne et la hiérarchisation des modes de décision, jouent un rôle dans le processus de construction des produits médiatiques. Les pratiques professionnelles, les modes d’organisation du travail figurent parmi les multiples médiations qui influent sur la manière de faire l’information, c’est-à-dire de faire entrer des apparences singulières dans des formats standardisés de discours publics. Mais il faut aussi prendre en compte les modes d’accès à l’information et les routines organisationnelles qui font que des types d’apparition ou des types d’acteurs individuels ou collectifs se voient assurés d’un accès quasi routinier à la visibilité publique. Il existe des hiérarchisations instituées sur les types d’apparences susceptibles ou non d’accéder à l’espace de médiatisation. Ainsi, les productions d’apparences ancrée dans des routines institutionnelles, comme les conférences de presse des gouvernements, des grandes institutions, des entreprises, etc., se voient assurées d’une couverture médiatique. L’accès permanent à l’apparence publique est réservé aux instances de pouvoir, qui se voient garanties de produire une expérience publique à large échelle par la seule mobilisation des médias. A ce niveau de production de l’information, les médias ne procèdent que marginalement au travail de hiérarchisation et de sélection systématique. La grande majorité des informations publiées relève de la routine informationnelle et est fondée sur des activités délibérées. Mais tout type d’apparition, toute situation, tous les acteurs sociaux, ne disposent pas du même accès quasi routinisé aux médias. Il se voient alors contraints de perturber les routines d’accès aux canaux de l’information publique pour produire une apparence médiatique. Ces acteurs doivent recourir à des procédés de visibilisation supposant des formes de création d’événement en perturbant les arrangements publics en vigueur [16].

17Dans la définition journalistique de l’information digne de médiatisation et les opérations de sélection et de hiérarchisation, interviennent en outre des composantes organisationnelles, sociales et politiques. Les réseaux de relations tissés entre les acteurs du champ journalistique et les acteurs économiques, par exemple, contribuent à installer un monde de connivence et de proximité sociale qui n’est pas sans effets sur la fabrication des produits informationnels. La mobilisation des « bonnes relations » au sein du champ journalistique permet de promouvoir des informations conformes à des intérêts ou des orientations spécifiques. Mais la proximité sociale signifie surtout la production d’un univers d’intelligibilité partagé qui permet de « voir comme », de produire des schèmes d’organisation d’une pertinence à partir desquels des apparences seront remarquées et considérées comme dignes de médiatisation et d’autres reléguées dans l’insignifiance. Les contacts informels et les relations au sein des sphères de pouvoir et des classes dominantes est ainsi un fait avéré que les études en sociologie du journalisme ont relevé depuis longtemps. A cela s’ajoute l’origine sociale des journalistes et leur trajectoire, leurs modes de recrutement, leur formation intellectuelle, qui contribuent à une convergence de points de vue avec les univers sociaux du pouvoir. Les institutions politiques, les activités issues des groupes dominés bénéficient ainsi d’un avantage structurel dans l’accès à la visibilité médiatisée, ce qui n’est guère le cas de la grande partie des acteurs collectifs, des mouvements sociaux rassemblant des groupes dominés dépourvus de pouvoir symbolique et politique.

18Par conséquent, l’origine sociale des professionnels de l’information et les réseaux de connivence dans lesquels ils sont insérés sont des facteurs qui interviennent dans les processus de fabrication de l’information, notamment dans la mise en discours des groupes dominés exclus de l’univers de l’apparence médiatisée. Des recherches récentes sur les pratiques journalistiques tendent à montrer que l’origine sociale n’a, en quelque sorte, pas le dernier mot et qu’il convient de considérer dans sa juste mesure le travail d’ajustement des acteurs sur les normes du métier [17]. La routine informationnelle se fonde sur des critères professionnels propres à un univers de pratiques nominativement réglé sur des principes de « justesse » de la « bonne information ». Ces normes ne sont pas données par avance mais soumises à des applications situées et des réinterprétations liées à des contextes d’expérience propres au travail journalistique. La mise en discours médiatique d’activités développées par des acteurs individuels ou collectifs suppose non seulement l’anticipation des formats médiatiques institués mais aussi celles des critiques potentielles formulées par les acteurs mis en scène et constitués en public. Le travail de mise en forme journalistique est ainsi soumis à des critères définissant la « bonne information » et répondant à des normes morales-pratiques propres aux métiers de l’information. Mais, si ces orientations normatives ancrées dans les pratiques professionnelles du journalisme jouent dans le travail de médiatisation, elles ne sauraient êtres abstraites des routines organisationnelles mentionnées précédemment, mais aussi des impératifs économiques pesant sur les industries de l’information, ou encore des formes de division techniques et sociales du travail dans le processus de fabrication de la visibilité médiatisée.

19Ainsi, on sait que la division technique du travail joue un rôle dans la construction de l’information. On peut prendre l’exemple de l’organisation des reportages des actualités télévisées, qui repose sur une division stricte entre le traitement sonore et le traitement visuel, correspondant à une division du travail entre la rédaction et le montage [18]. Les rédacteurs prennent en main les reportages de bout en bout, se chargeant des interviews et de l’élaboration du reportage en fonction d’un angle choisi initialement. En comparaison, les monteurs ont une part de responsabilité très limitée dans l’organisation du travail audiovisuel : ils s’occupent principalement du service sonore et choisissent les images illustrant le commentaire élaboré par la rédaction. Cette séparation entre l’image et le son, qui est au principe de la division du travail de montage audiovisuel, a des effets sur le mode de construction des reportages. Dans la recherche des images « pertinentes » adaptées au commentaire du journaliste, les monteurs s’appuient sur des critères implicites et des opérations de décodage, de sélection et de classement de l’information. A travers une lecture systématique du matériel brut par défilement rapide, ils détectent des signes visuels, structurent, stockent, classent, sélectionnent des plans, procèdent à des réarrangements de composition. Les opérations de classification reposent sur des signes spécifiques, clairement identifiables, émis par le journaliste lors des prises de vue sur le terrain en vue de découper et de préformater l’information afin d’alléger le travail du montage. Les monteurs ont un sens particulièrement fin des codes télévisuels et des routines d’anticipation de « ce qui passe bien », ils connaissent le format temporel qui rend possible un calibrage des images selon le format imposé. Outre la prise en compte du temps disponible, ils mobilisent leur connaissance de l’organisation du journal télévisé pour évaluer leur marge de manœuvre et anticiper des trames narratives. Aussi, savent-ils parfaitement reproduire des figures rhétoriques ou différents styles télévisuels adaptés au contexte de diffusion.

20Les processus de constitution des apparences médiatisées sont soumis à des routines organisationnelles, des normes morales-pratiques propres aux métiers de l’information mais aussi, en tout temps, à des mécanismes de valorisation économique. On connaît les processus de concentration des organisations médiatiques, l’accroissement des grands monopoles avec des visées commerciales affichées. Or, le développement de réseaux internationaux d’organisations médiatiques guidés par le principe de l’accumulation capitaliste et de la profitabilité limite considérablement la possibilité d’une pluralité d’organisations médiatiques indépendantes susceptibles de nourrir davantage la scène de la visibilité médiatisée. Les processus de commercialisation et de concentration dans le domaine des industries culturelles fait émerger davantage le pouvoir médiatique de sélection et de hiérarchisation et contribuent à limiter le spectre de la communication publique. Comme le fait remarquer Habermas, « avec la commercialisation et la condensation du réseau communicationnel, la croissance des investissements en capital et du degré d’organisation des institutions médiatiques, les voies de communication ont été plus fortement canalisées et les chances d’accès à la communication publique ont été soumises à des contraintes de sélection toujours plus puissantes. De cela a résulté une nouvelle catégorie d’influence, le pouvoir médiatique, qui, utilisé de façon manipulatrice, a ravi l’innocence du principe de publicité. L’espace public, qui est en même temps préstructuré et dominé par les mass media, est devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte, par des thèmes, des contributions, non seulement pour l’influence mais davantage pour un contrôle, aux dimensions stratégiques aussi dissimulées que possible, des flux de communication efficaces » [19]. L’emprise des contraintes de la valorisation marchande n’est pas sans reste sur les procédés de constitution de la visibilité médiatisée. Les précédés de constitution des produits symboliques sont manifestement soumis à cette dernière lorsque les critères mobilisés sont davantage ceux de l’échange marchand que ceux de l’usage de la pratique interprétative au sein du l’espace public. Ainsi, la logique de l’échange s’impose lorsque les critères du spectacle guidés par les impératifs de l’audimat prédominent sur les autres critères. On assiste également à une réduction considérable de l’univers d’apparence lorsque les produits symboliques sont fabriqués à l’exclusivité d’un seul public et que des franges entières de la société sont consciemment mises à l’écart, car elles ne correspondent pas aux populations cibles des publicitaires financeurs du médium. Ces groupes d’acteurs disparaissent tout bonnement de l’espace de l’apparence médiatisée [20].

21L’imposition des logiques marchandes au sein des organisations médiatiques a pour conséquence une tendance à la fétichisation de l’information. Il faut entendre par là le processus par lequel la fabrication des produits médiatiques se dégage de plus en plus de l’apparence immédiate et perd tout contact à la pratique pour ne plus répondre qu’aux critères de fabrication de la mise en scène médiatique. La constitution de la visibilité publique, dans un processus avancé de fétichisation, mène à la disparition des acteurs, de leur action et de leur parole, au profit d’images abstraites sans rapport avec leurs référents ancrés dans l’expérience et leurs contextes d’expression – abstraction rendue possible par la séparation entre apparence immédiate et apparence médiatisée introduite par le processus de canalisation et de formatage médiatiques. La fétichisation informationnelle est la conséquence de la marchandisation des produits symboliques sous forme d’abstraction des rapports sociaux ; elle fait régner entre les acteurs des rapports purement instrumentaux et mène à la destruction du monde commun. Au lieu d’étendre l’horizon d’apparence, elle le restreint considérablement et vide la scène d’apparence de sa dimension collective pour ne mettre en scène que des acteurs désarticulés incapables d’action commune. Le processus de marchandisation, qui est propre à toute forme de production de supports symboliques, aboutit, lorsqu’il s’opère dans l’annulation des critères normatifs et culturels de constitution des apparences médiatisées, à un rétrécissement de l’horizon de la visibilité sociale. Les acteurs deviennent invisibles les uns aux autres et invisibles à eux-mêmes quand bien même ils peuvent être exposés en permanence sur le devant de la scène médiatique.

Visibilité et reconnaissance

22La constitution historique d’un espace d’apparences médiatisées attribue aux médias de communication un rôle majeur et en font des centres de pouvoir soumis à des stratégies d’influence visant, pour les unes, la conquête de l’hégémonie symbolique, la quête des audiences réduites à leur pouvoir d’achat, pour les autres. Elle fait apparaître, simultanément, des formes inédites d’inégalités touchant à l’accès à cet espace et produit des formes de domination caractérisées notamment par l’exclusion systématique de la sphère de l’apparence publique. Car les médias de communication canalisent en grande partie l’accès à la scène de visibilité et procèdent à une sélection de ce qui est digne de médiatisation. En même temps qu’ils participent à la constitution des catégories à partir desquelles prend forme une expérience commune, ils imposent des formes standardisées de représentation dans lesquelles les acteurs et les énoncés doivent s’inscrire pour apparaître. Mais ils contribuent également à délimiter le spectre de la visibilité médiatisée en excluant ce qui ne leur est pas digne d’attention publique. Leur rôle croissant dans la définition du pourtour de l’univers des apparences médiatisées a fait apparaître, on le sait, de nouvelles formes de pouvoir mais aussi ouvert simultanément la voie à des pratiques de lutte visant la visibilité. On qualifiera ainsi de « lutte pour la visibilité » cette dimension spécifique de l’agir qui, partant d’un vécu de l’invisibilité ou de la dépréciation symbolique, déploie des procédés pratiques, techniques et communicationnels pour se manifester sur une scène publique et faire reconnaître des pratiques ou des orientations politiques. Ainsi peut-on observer qu’une grande partie des mouvements d’action collective contemporains expriment, de manière particulièrement manifeste, des revendications de visibilité et réclament, dans leurs critiques et leurs modes de justification, le droit à l’existence sociale et publique. On a pu observer que la visibilité sociale devient un registre de revendication à part entière dans certains mouvements sociaux. Dès lors, la lutte pour se faire entendre ou se faire voir n’est pas à considérer comme un aspect périphérique mais au contraire central des soulèvements politiques et sociaux contemporains. Plusieurs exemples de luttes sociales montrent ainsi que les revendications de groupes dominés avancent grâce à une lutte pour la visibilité publique relayée par les médias mais aussi par d’autres canaux de communication – les médias autonomes, les tracts, les actions concrètes. Une lutte sociale qui se déploie dans une localisation partagée basée sur une conquête d’apparence immédiate n’a guère à se préoccuper de sa visibilité auprès d’acteurs ou d’institutions avec lesquels elle n’est pas en relation dans un contexte de co-présence. Il faut donc prendre en compte le fait que l’infrastructure de la communication et des rapports sociaux, qui s’est mise en place au cours du vingtième siècle, fait de la conquête de l’apparence médiatisée la condition d’une lutte pour la reconnaissance de thématiques, de pratiques, de formes de vie [21].

23Mais l’importance grandissante de la lutte pour la visibilité dans la dynamique de l’agir en commun doit être également ramenée aux tendances historiques à l’abstraction des relations entre groupes sociaux et entre classes sociales et à la croissance concomitante d’une invisibilité sociale. Les mouvements sociaux identifient des cibles, des acteurs vus comme responsables des « problèmes » énoncés, des institutions tenues pour sources d’injustices. Dans l’univers de l’apparence immédiate, le groupe social pris pour cible ou tenu pour responsable d’injustices sociales est clairement identifiable et se trouve en quelque sorte « à portée de vue ». Mais, dans l’univers de l’apparence médiatisée, les relations sociales sont indirectes et passent par diverses médiations, ce qui multiplie les interfaces entre les acteurs de la lutte et les instances prises pour cibles. Adorno faisait remarquer, déjà dans les années quarante, combien l’évolution des sociétés capitalistes modernes tendait vers une invisibilisation des antagonismes sociaux par l’abstraction des relations sociales et la propagation d’une vision harmonieuse de la société [22]. Les rapports entre classes sociales sont rendus invisibles au profit d’une représentation abstraite du rapport social aveuglant qui a pour conséquence de rendre les groupes dominants insaisissables et d’empêcher les populations dominées de s’expérimenter comme soumises au même destin collectif. On assiste ainsi à un processus d’abstraction des rapports de domination et des rapports entre groupes sociaux à l’issue duquel l’existence même d’une structure inégalitaire dans les relations sociales tend à disparaître. La scène de visibilité médiatisée est l’espace de déploiement de formes abstraites et indirectes de relations entre groupes sociaux et les acteurs collectifs, qui ne s’adressent à l’instance cible qu’à travers une multitude de médiations. On l’a vu, les médias de communication font partie de ces médiations que les acteurs collectifs investissent pour porter leurs causes, se faire entendre, ce qui signifie « sortir de l’ombre » en luttant pour la visibilité. On sait aujourd’hui combien le rôle des médias dans l’organisation des manifestations tend à transformer les formes mêmes de l’action collective, en faisant apparaître des « manifestations de papier » visant à obtenir la médiatisation [23]. Les mouvements sociaux visent à gagner en visibilité médiatique non pas seulement pour faire valoir leurs attentes de reconnaissance mais aussi pour mobiliser l’opinion publique et agir, par ce biais, sur le pouvoir politique. Car les relations entre les mouvements et les instances du pouvoir politique institué ont pris un caractère largement indirect qui fait qu’elles s’opèrent rarement sans la médiation de la scène de visibilité. [24] Il faut donc avoir à l’esprit les transformations structurelles et historiques dans la mise en place d’une scène médiatisée, exposées dans la première partie, et sans lesquelles ont ne peut comprendre la montée des opérations de « présentation de soi » tournées vers les médias de communication. Lorsqu’ils visent à la transformation politique au sein des institutions, notamment par l’extension des droits ou la reconnaissance d’un tort subi, un mouvement d’action collective doit mener une lutte pour la visibilité sur la scène de l’apparence publique qui lui confère un pouvoir d’intervention politique sans lequel il ne peut rien. Le champ médiatique offre ainsi un relais propre à accroître le pouvoir symbolique du groupe manifestant, lequel cherche entre autres à peser sur l’univers de décision politique. On aurait donc tort de réduire la lutte pour la visibilité à une seule expression de l’insuffisance de l’apparence publique des univers sociaux à la marge dans le cadre des discours publics dominants car elle soulève également, la plupart du temps, la question de la représentation politique et juridique dans les sphères institutionnelles du pouvoir.

24Encore faut-il souligner que tous les acteurs ne sont pas dotés du même pouvoir d’action et de conviction dans la lutte pour l’attention sur la scène publique. On sait que les acteurs sociaux qui vivent sous l’emprise du stigmate et de la catégorisation négative sont peu portés à apparaître en s’affichant au grand jour au sein d’un ordre social et symbolique qui les condamne habituellement au silence et à la dévalorisation. Dans ces conditions, ils ne peuvent se mettre en avant qu’en affirmant des qualités conformes à celles qui sont préalablement valorisées dans l’ordre symbolique majoritaire. Et surtout, il convient de rappeler que tous les groupes sociaux ne possèdent pas la même capacité d’entrer en relation avec les dispositifs médiatiques en se mettant en valeur auprès de ces derniers. La relation aux médias suppose le développement de stratégies d’apparence basées sur des « compétences communicationnelles ». Or les groupes peu rompus aux procédures et aux savoir-faire susceptibles de faire écho aux schèmes d’intelligibilité journalistiques n’ont que de faibles chances d’accéder à la médiatisation – ou, tout au plus, lorsqu’ils y accèdent, c’est davantage par la voix des journalistes que par leur propre parole (ils sont plus parlés qu’ils ne parlent). Fournir des compte rendus ou des interviews correspondant aux attentes des rédactions et ficelés selon les canevas journalistiques, utiliser des formules types ou des registres de revendication « bons à entendre » pour les professionnels de l’information constituent les différents aspects d’une compétence communicationnelle formatée selon les exigences médiatiques. Par ailleurs, la volonté de mettre de son côté les rédactions pour faire passer les contenus de la lutte collective peut simultanément aboutir à transformer les registres de formulation des causes. Se plier aux systèmes de valeurs et aux catégories journalistiques peut amener les acteurs des mouvements à ajuster leur registre de plainte et de revendication sur les catégories médiatiquement acceptables. On sait par exemple que le « registre humanitaire » de formulation des causes est souvent le seul susceptible d’être entendu pour ce qui concerne les mobilisations politiques touchant à la question de l’immigration. Or, seule l’adoption de ce registre de revendication, impliquant une posture misérabiliste qui met l’accent sur les situations d’urgence, a permis aux mouvements de « sans-papiers » de gagner l’attention des médias, cela au détriment de registres plus ouvertement politiques de formulation des causes [25]. Ainsi, existe-t-il des registres de prise de parole « médiatiquement acceptables » et qui se voient assurés d’un accès à l’univers d’apparition publique et d’autres qui sont d’emblée écartés de la médiatisation, ce qui témoigne au passage de la capacité propre aux acteurs du champ médiatique de mettre en valeur certaines descriptions du monde social et d’en écarter d’autres. Outre les compétences communicationnelles mises en œuvre par les acteurs mobilisés et les registres de formulation des causes, le moment de la médiatisation suppose également la rencontre entre groupes sociaux porteurs de formes de vie parfois fortement éloignées dans l’espace social. La sociologie des médias travaille depuis longtemps avec l’hypothèse que plus les principes de vision et les registres de justification des causes, et donc aussi les formes de dénonciation et de formulation des revendications, s’éloignent des systèmes d’intelligibilité et des principes de vision du monde qui sont de rigueur chez les professionnels de l’information, moins leurs chances de trouver un écho favorable dans le traitement médiatique sont grandes. Ainsi, les manifestations paysannes recourant à des formes déterminées ou « agressives » d’occupation de l’espace public, de locaux communaux, d’espace des institutions étatiques, ont peu de chances de rencontrer les faveurs du traitement journalistique [26]. Il en va de même en ce qui concerne les actes définis comme « violents » par les journalistes dans les manifestations plus récentes contre la « mondialisation », où l’on assiste à un dénigrement systématique de modes d’action ou de groupes d’acteurs spécifiques.

25C’est notamment au sein de la scène de visibilité médiatisée que se forment et se reproduisent les catégories d’intelligibilité publiquement partagées. Et cet espace de représentation et d’auto-interprétation est largement produit et alimenté sans relâche par les médias de communication. Louis Quéré faisait remarquer que les médias de communication étaient désormais devenus, dans les sociétés modernes marquées par la différenciation fonctionnelle et la disparition des « grands récits », les instances susceptibles de faire « tenir ensemble » ces sociétés, de produire une intelligibilité sociale qui donne sens aux expériences pratiques des acteurs et leur fournissent des référents symboliques informant leurs modalités d’agir. Les médias de communication assurent, selon lui, la permanence, la transmission et la reproduction des catégories collectives d’intelligibilité permettant l’orientation collective de l’action et la mise à disposition de repères collectivement partagés assurant l’existence collective [27]. Mais sans doute convient-il d’ajouter que, si les médias sont parmi les institutions les plus puissantes qui découpent le visible et construisent des schèmes de sens publiquement partagés, ils sont aussi au cœur d’un processus plus profond de redéfinition des fondements de la reconnaissance sociale. Si la visibilité renvoie aux modes d’apparition mutuels par lesquels les acteurs sociaux viennent à exister les uns pour les autres, alors la reconnaissance renvoie à un processus constitutif de nature intersubjective par lequel un sujet constitue un sens de soi par la prise en compte de l’agir d’autrui dans l’élaboration d’une image de lui-même. On ne saurait imaginer une reconnaissance mutuelle entre des acteurs qui ne se perçoivent pas réciproquement, même s’il est vrai que la seule présence visuelle n’est pas en soi une garantie de reconnaissance. Ainsi, dans ses travaux les plus récents, Axel Honneth distingue la « connaissance » de la reconnaissance : la première renvoie au fait de devenir visible, soit l’acte non public d’identification cognitive d’une personne alors que la seconde, puisqu’elle renvoie aux activités expressives par lesquelles une personne se voit conférer le sens positif d’une affirmation de sa « valeur » sociale – soit bien au-delà de la simple identification cognitive [28]. Bien plus, dans la reconnaissance, les sujets manifestent publiquement, par des actes et des expressions appropriés, qu’ils concèdent aux autres, en raison de leurs qualités propres, une sorte d’autorité morale qui impose des limites à la réalisation de leurs inclinations. Honneth soutient que, dans le cadre de l’interaction courante avec autrui, les sujets perçoivent habituellement leurs qualités, tant et si bien que l’identification visuelle représente davantage une opération de suspension provisoire du geste initial de la reconnaissance. Mais Honneth ne prend en considération que les relations de proximité qui engagent des formes d’interaction immédiates dans des espaces partagés, sans véritablement intégrer le tissu complexe des relations, directes et indirectes, qui contribuent au processus d’individuation et de socialisation. Or on peut considérer que, dans les sociétés contemporaines où les relations médiatisées jouent un rôle majeur, le sens de soi individuel ne se développe pas seulement par le biais de relations intersubjectives immédiates mais aussi par des relations médiatisées à large échelle. Et, à ce titre, ce sont bien des enjeux de reconnaissance qui sont au cœur des médias de communication. Mais la reconnaissance ne saurait pour autant se confondre avec la visibilité : s’il n’y a certes pas de reconnaissance sans visibilité mutuelle, la visibilité n’est pas un gage de reconnaissance – cette dernière est moralement plus exigeante puisqu’elle suppose une prise en compte d’autrui dans ses exigences fondamentales. Or la visibilité renvoie davantage à un rapport pratique au monde supposant une attention pour autrui qui peut rester superficielle ; pire, elle est bien souvent détournée et transformée, en particulier dans des médias rompus aux stratégies commerciales, réduite à une simple mise en spectacle et à un paraître falsificateur et sans profondeur [29].

26L’espace d’apparence publique n’est donc pas seulement un lieu de production et de reproduction de schèmes d’intelligibilité et de constitution de catégories collectives. C’est là où s’élabore, par l’échange d’arguments contradictoires et de confrontations symboliques, un horizon collectif de valeurs hiérarchisées à l’aune duquel se mesure l’estime sociale des activités de groupes sociaux spécifiques. C’est en fonction de cet horizon commun que s’élaborent les critères des activités socialement reconnues et des formes de vies jouissant d’une estime socialement partagée. Autant dire que l’estime sociale se définit et se redéfinit en permanence dans un espace d’apparences publiquement visibles face auquel se positionnent les acteurs sociaux. Leurs activités et leur apparence publiques sont jugées de manière intersubjective, en fonction de leur aptitude à concrétiser des finalités socialement définies comme valides et digne de valeur. La part des activités socialement instituées comme dignes d’estime parmi les pratiques multiples d’acteurs ou de groupes sociaux se traduit dans des formes de valorisation ou de dévalorisation relatives à un ordre de hiérarchies symboliques et de classements institués. La relation de reconnaissance, qui trouve son expression dans la contribution positive et valorisée des acteurs à la pratique collective, a son pendant négatif dans le déni d’apparence, dans la stigmatisation et la dévalorisation sociale.

27Les médias de communication opèrent comme des dispositifs de mise en discours et de production de catégories hiérarchisées distribuant la reconnaissance sociale à des types d’acteurs individuels ou collectifs, à leurs interprétations et argumentations, à leurs activités sociales. Ils sont également le lieu d’impositions symboliques sur des catégories d’acteurs soumis à des définitions d’eux-mêmes qu’ils ne contrôlent pas et qui peuvent aller de pair avec des formes de dénigrement. Et c’est bien parce que les médias imposent des catégories descriptives, procèdent à des formes de déprécation symbolique tout autant qu’à des non prises en compte, qu’ils figurent parmi les lieux cibles de luttes visant la reconnaissance et la redéfinition des hiérarchies symboliques. A l’inverse, l’absence de lutte pour la conquête d’une apparence reconnue et d’une mise en discours identifiée par les acteurs comme propre à leurs attentes de reconnaissance, condamne des univers de pratique et d’expérience inconnus à l’inexistence au sein d’un espace de l’apparence publique.

28Ainsi, l’absence de conflits manifestes et publiquement reconnaissables ne signifie pas pour autant l’absence de résistances portées par des pratiques ou des formes de vie en rupture avec l’univers normatif et culturellement reconnu de la scène médiatisée. Les recherches sociologiques sur les groupes dominés ont montré qu’il existe des expériences et des pratiques socialement situées qui tendent à rester à la marge de l’apparition publique en raison de formes diverses et plus ou moins subtiles de répression symbolique. La formulation langagière des principes qui orientent ces pratiques suppose la mise en œuvre de savoir-faire symboliques et le recours à une compétence à l’abstraction discursive socialement distribuée [30]. On sait que les groupes sociaux participant au pouvoir politique et économique sont en permanence amenés, de par leur position, à procéder couramment à la mise en récit et la justification de l’ordre social duquel ils tirent leurs privilèges. Aussi leurs membres développent-ils des compétences à la structuration systématique et à l’articulation langagière de leurs orientations normatives. Et l’accès à la formation scolaire leur assure par ailleurs la maîtrise des compétences communicationnelles permettant la formulation de leurs normes d’action et leur inscription au sein de référentiels surpassant les situations spécifiques d’action. Or, à l’inverse, les groupes sociaux dominés échappent ordinairement à la nécessité d’élaborer de manière structurée – et de justifier – des convictions portant sur la généralité de l’ordre social, étant donné que leur position ne les incite ni à l’élaboration réflexive ni à la généralisation logique des contenus implicites de leur pratique. En conséquence, les formes de vie, les orientations normatives et les pratiques des groupes dominés tendent ainsi à rester en marge des formulations publiques, ce qui ne signifie nullement que leurs membres soient inaptes à aborder ces thématiques et à les traiter de manière réfléchie et normativement sûre si l’occasion leur en était donnée. Une approche qui se centre uniquement sur l’analyse sociologique de l’espace d’apparences médiatisées passe à côté des activités non organisées langagièrement selon les compétences communicationnelles requises par les acteurs de la médiatisation. Elle ne perçoit pas, du coup, les formes de conflictualité non immédiatement visibles. James Scott a bien montré qu’il existe une multiplicité de modes prosaïques et quotidiens de résistance (gestes, moqueries, dissimulation, sabotages, etc.) de la part des groupes sociaux dominés qui évitent une confrontation symbolique directe avec l’autorité ou avec les normes des groupes dominants. Scott propose de prendre pour objets ces discours de résistance en coulisse, à l’abri du regard des tenants du pouvoir, et qui contredisent ouvertement les énoncés tenus en public. L’analyse sociologique de ces discours cachés (hidden transcripts) doit permettre de regarder au-delà de la surface la plus manifeste de la distribution instituée du pouvoir, de la richesse et du statut [31].

29Adopter le point de vue ce résistances invisibles est d’une importance majeure car la lutte pour la visibilité ne vise pas seulement à conquérir une place dans un espace institué du visible en se conformant aux conventions sémantiques imposées de manière dominante. C’est aussi une lutte pour faire voir et faire entendre selon des jeux de langage en rupture avec les modalités dominantes de la mise en récit. La lutte pour la visibilité vise à faire voir et faire valoir ce qui, en quelque sorte, est déjà « sous nos yeux » mais ne peut être thématisé selon les schèmes d’intelligibilité disponibles [32]. Il s’agit donc de faire voir ce qui ne se voit plus et de viser la transformation des modalités de l’apparence publique en faisant reconnaître des formes expressives jusqu’alors exclues. On peut songer ici aux efforts des cinéastes documentaires pour tenter de rendre compte de l’expérience du travail ouvrier selon des procédés narratifs en rupture avec l’imagerie managériale désormais dominante dans le monde de l’entreprise, dans les médias et l’espace public [33]. Cela pose la question de l’élaboration de modalités d’apparition capables de faire advenir des réalités selon des procédés langagiers, visuels ou esthétiques, échappant aux formats médiatiques institués qui ont désormais envahi quasi intégralement l’univers des pratiques de la communication publique. Bref, la lutte pour la visibilité ne se résume par à l’adaptation conformiste à des formats langagiers majoritaires menant tout au plus à la reproduction de l’ordre institué du visible et de ses hiérarchies symboliques ; c’est bien au contraire une lutte pour l’éclatement des limites de la communication sociale et l’élargissement de l’horizon de la visibilité [34]. Par conséquent, les luttes pour la visibilité ne sauraient être appréhendées du seul point de vue de leur capacité à prendre place sur la scène médiatisée car elles élaborent également de nouveaux jeux de langage susceptibles de rendre compte de pratiques ou de formes de vie restées jusqu’alors invisibles ; elles ouvrent donc un espace communicationnel indépendamment des discours institués dans l’espace public dominant. [35]

30Ce qui est visible et intelligible, qui est reconnu et doté de légitimité, est la cristallisation d’un rapport de pouvoir sous forme de compromis momentané entre des acteurs sociaux porteurs d’interprétations et d’orientations normatives distinctes. C’est à l’aune des catégories hiérarchisées développées au sein de la scène médiatisée que les acteurs sont à même d’évaluer l’importance de leur contribution pour l’existence d’autrui et la reproduction de la société. Les acteurs individuels ou collectifs qui identifient leur situation comme soumise au mépris peuvent, selon les situations et les compétences dont ils disposent, engager des luttes pour la reconnaissance de leurs activités, leurs expériences de vie ou encore leurs préférences culturelles. On assiste alors, au sein de la scène de visibilité médiatisée, à des luttes pour la définition établie de « ce qui doit être », des formes de vie et des activités socialement valorisées, des systèmes de pratiques et de préférences culturelles légitimes, des orientations normatives quant aux modalités d’existence et aux formes d’expression, etc. En même temps que des groupes sociaux dotés de compétences et de pouvoirs d’action spécifiques et inégalement répartis, ce sont des mondes d’orientation moralpratique qui s’affrontent pour gagner en visibilité et redéfinir les systèmes de classement selon les orientations dont ils sont porteurs. La disparition de la classe ouvrière de l’espace d’apparence publique, dont parlent Pialoux et Beaud, est un exemple de conflictualité symbolique qui s’est faite au détriment d’un groupe social autrefois efficacement constitué en acteur collectif susceptible de promouvoir ses pratiques au sein de la scène médiatisée, mais aussi de configurer les institutions en fonction de ses orientations propres [36].

31La lutte pour la visibilité est inégale : elle fait des perdants, des condamnés à l’invisibilité et à l’insignifiance sur la scène médiatisée. Le non accès à l’univers des apparences médiatisées ou l’absence d’approbation sociale des activités ou des expériences sociales va de pair, pour les acteurs individuels et collectifs qui en sont victimes, avec un sentiment d’inexistence sociale, de mépris et de négation d’eux-mêmes [37]. Leur expérience est vécue sous forme de dévalorisation et de dénigrement et ils ne peuvent lui reconnaître de valeur positive socialement validée. La possibilité que des acteurs parviennent à se constituer un soi, une conception d’eux-mêmes dans un rapport intersubjectif et entrer dans des rapports de reconnaissance avec autrui dépend de leur capacité à se rendre visibles, à exister et à être vus et entendus [38]. La condition première de la relation de reconnaissance est la possibilité d’exister dans un univers de parole et d’action, de « compter » pour autrui et de contribuer, de ce fait, à la pratique collective. Les acteurs invisibles sont privés d’attention, ne font pas l’objet d’une quelconque considération, pas même celle de la stigmatisation ; ils se trouvent exclus, non seulement des relations de reconnaissance, mais des relations tout court. Autrement dit, il y a une forme de mépris extrême qui passe par le silence et l’invisibilité dans l’espace d’apparition publique et qui surpasse de loin les formes de mépris s’exprimant par l’insulte, le dénigrement et la dévalorisation.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

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Date de mise en ligne : 01/12/2006.

Notes

  • [1]
    Ce texte a fait l’objet d’une présentation en mars 2003, dans le cadre du Centre de recherche sur l’action politique à l’Université de Lausanne (CRAPUL) et dans une séance du CRESAL à Lyon. Je tiens à remercier les participants à ces séances pour leurs remarques et commentaires. Mes remerciements s’adressent également à Dominique Pasquier, Pierre-Antoine Schorderet et Pascal Viot pour leur lecture attentive de ce papier et leurs suggestions.
  • [2]
    A ce titre, on pourrait prendre l’exemple de différents mouvements comme les sans-papiers (SIMEANT, 1997), Act up (NEVEU, 2000), le mouvement féministe ou encore le mouvement zapatiste au Mexique.
  • [3]
    THOMPSON, 1988.
  • [4]
    ARENDT, 1961, p. 259.
  • [5]
    ARENDT, 1961, p. 90.
  • [6]
    Chez Alfred Schütz, le monde commun renvoie à un postulat fondamental que toute interprétation est partagée par autrui, dans la même situation. Tout acteur tient pour allant de soi, et présume que son semblable fait de même, qu’en échangeant leurs places ils auraient typiquement la même expérience de ce monde commun. L’acteur postule inévitablement un monde commun intersubjectif et anticipe une communauté d’expérience et de description, et donc la possibilité de rendre congruentes des expériences différentes (SCHÜTZ, 1970).
  • [7]
    SCHÜTZ, 1970.
  • [8]
    THOMPSON, 1995.
  • [9]
    THOMPSON, 1995, p. 4.
  • [10]
    SOBCHACK, 1992.
  • [11]
    MONDZAIN, 2003, p. 18.
  • [12]
    HABERMAS, 1987.
  • [13]
    QUERE, 1997.
  • [14]
    SUDNOW, 1972.
  • [15]
    RELIEU, 1999.
  • [16]
    MOLOCH et LEISTER, 1997.
  • [17]
    LEMIEUX, 2000.
  • [18]
    SIRACUSA, 1999,2001.
  • [19]
    HABERMAS, 1993, p. XVI.
  • [20]
    CROTEAU et HOYNES, 2001.
  • [21]
    HONNETH, 2000.
  • [22]
    ADORNO, 1977.
  • [23]
    CHAMPAGNE, 1990.
  • [24]
    KOOPMANS, 2004.
  • [25]
    « Le registre de l’humanitaire et le misérabilisme inhérent aux grèves de la fin apparaissent comme les seules postures médiatiquement acceptables, parce que relativement dépolitisées. Ce faisant, la mobilisation des médias posent des problèmes analogues à ceux de la mobilisation des soutiens : comment intéresser des organismes de presse qui, sans être hostiles à la cause des irréguliers, ne sont pas disposées à traiter de leur cas au-delà de ce qu’ils jugent nécessaire ? Comment répondre à leur intérêt propre ? (…) L’aspect spectaculaire des grèves de la fin et du risque de mort ou de séquelles graves chez les sans-papiers est donc le premier aspect susceptible de favoriser la couverture journalistique » (SIMEANT, 1997, p. 266).
  • [26]
    CHAMPAGNE, 1984.
  • [27]
    QUERE, 1982.
  • [28]
    HONNETH, 2003, p. 25-27.
  • [29]
    Significatifs à ce titre sont, semble-t-il, les témoignages des personnes passées dans des talk show télévisuels. Venues avec l’attente de faire valoir publiquement un tort subi, elles se retrouvent au cœur d’une exhibition spectaculaire de leur propre malheur selon une modalité qui leur échappe et qui les fait se sentir étrangères à elles-mêmes. Elles sont alors doublement flouées : par le tort réel qui leur est fait et par son traitement médiatique.
  • [30]
    HONNETH, 1990.
  • [31]
    SCOTT, 1990.
  • [32]
    CHAUVIRE, 2003.
  • [33]
    C’est un chantier immense que nous ne pouvons pas aborder ici, à savoir celui de l’articulation des luttes pour la visibilité aux « esthétiques de la résistance ». Contentons-nous de souligner qu’il existe une longue histoire des pratiques culturelles de type « avantgardiste » visant à faire voir l’oppression des hommes et des femmes et leur résistance selon des modalités narratives en rupture avec les codes communicationnels dominants, jugés incapables de rendre compte de ces expériences dans leur singularité.
  • [34]
    KLOTMAN et CUTLER, 1999.
  • [35]
    NOWOTNY, 2003.
  • [36]
    BEAUD et PIALOUX, 1999.
  • [37]
    Snow et Anderson, dans leur étude sur les sans-abri notent que « les sans-abri font l’expérience régulière de ressentir a douleur d’être un objet de curiosité et d’attention négative mais ils souffrent tout autant fréquemment de ce qui a été appelé une privation d’attention » (1993, p. 199). Les sans-abri sont vus comme non dignes d’attention, systématiquement ignorés, privés de relation de face-à-face par celles et ceux qui ont un domicile. Les passants tendent à éviter les sans-abri, à augmenter la distance qui les sépare d’eux quand ils passent à leur hauteur, de manière à éviter l’interaction avec ces derniers. Ces rituels d’évitement sont des formes immédiates d’attention négative à l’égard des sans-abri, ce qui constitue, pour ces deniers, une remise en cause permanente du sens de leur soi (p. 199-200).
  • [38]
    HONNETH, 2003.
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