Notes
-
[1]
Cité in CHATELIER, 2002, p. 52.
-
[2]
Voir « Méthodologie ».
-
[3]
NEVEU, 1995, p. 145-162.
-
[4]
Le temps de l’information comprend tous les journaux télévisés. Nous le différencions essentiellement des magazines, qui, dans une telle logique, relèveraient d’un « temps des magazines ».
-
[5]
Nous renvoyons le lecteur à l’article publié dans ce numéro ainsi qu’aux trois autres articles qui ont nourri une polémique internationale avec Jay G. BLUMLER : BRANTS 1998,1999 ; BLUMLER 1999.
-
[6]
« Echelle d’info-divertissement » BRANTS, 2003.
-
[7]
Cité in AMALOU, 2002.
-
[8]
Cité in CORNU, KERVIEL et PSENNY, 1999.
-
[9]
NEVEU, 2001, p. 8-26.
-
[10]
« De l’art de rendre la politique populaire… », BRANTS, 2003.
-
[11]
NEVEU, 1995.
-
[12]
BRANTS, 2003.
-
[13]
BLUMLER, 1999, p. 241-249.
-
[14]
KRUGMAN, HARTLEY, 1970.
-
[15]
GUO, MOY, 1998.
-
[16]
PETTY, CACIOPPO, 1981.
-
[17]
SCHOENBACH, WEAVER, 1985.
-
[18]
BLUMLER, 1970, p. 86.
-
[19]
BAUM, 2002, p. 91-109.
-
[20]
SCHNEIDERMANN, 2001.
-
[21]
Cité in CORNU et KERVIEL, 2002, p. 4.
-
[22]
Cité in KERVIEL, PSENNY, 2001.
-
[23]
LINGAARD, SIANKOWSKI, 2002, p. 52-60.
-
[24]
Cité in CORNU, KERVIEL, 2002, p. 4.
-
[25]
MEUNIER, CASA, 2002.
-
[26]
BERTRAND, 1989.
-
[27]
BRANTS, 2003.
1Ces dernières années, la représentation du politique à la télévision a fait face à une profonde mutation, marquée par la réduction de la programmation des émissions politiques. Ce phénomène est au centre des analyses de certains politistes et suscite l’inquiétude des politologues, qui voient progressivement disparaître leurs émissions. Alain Duhamel déclare à ce sujet : « La politique n’est plus qu’une variable de gestion. Nous sommes loin du temps des cathédrales idéologiques à la Hugo [1]. ». Certains analystes ont cherché à rendre compte des causes de cette baisse, mais notre but est d’apporter des données objectives susceptibles d’enrichir le débat. De plus, jusqu’à préset aucune étude française sur la représentation politique télévisée incluant le divertissement n’a été menée. Pourtant, nous ne pouvions prétendre cerner la représentation politique télévisée dans sa totalité sans y inclure cette dimension divertissante que les anglo-saxons nomment infotainment et que nous appelons « info divertissement ». Une telle approche est d’autant plus fondamentale que les émissions de divertissement sont aujourd’hui des acteurs majeurs de la représentation politique télévisée, ainsi que nous le verrons tout au long de cet article.
COMMENT RENDRE COMPTE DE LA POLITIQUE TELEVISE ?
2Pour contribuer au débat, le présent article vise donc tout d’abord à en fixer les tendances. Le recul des émissions politiques est-il un fait avéré ? Implique-t-il une place déclinante du personnel politique à la télévision ? Se replie-t-il plutôt sur d’autres émissions de statut hybride ou dominées par le divertissement ? Pour y répondre, nous avons travaillé sur plus de dix ans d’émissions, grâce à la base de données de l’INAthèque [2]. Mais, malgré sa richesse, cette base de données n’a pu répondre de manière systématique à la question des rapports entre divertissement et politique ; étudier la représentation politique à la télévision supposait donc en premier lieu d’en clarifier les définitions.
Comment définir les cadres de la représentation politique ?
Qu’est ce qu’une émission politique ? – Le cadre
3Erik Neveu propose une série de critères permettant la constitution d’un corpus d’émissions politiques :
Une émission politique relève du service de l’information […] elle est animée par des journalistes politiques […] qui disposent d’un minimum de choix dans la formulation des questions. […] Enfin, la définition des protagonistes suppose la place centrale d’une interaction entre journaliste(s)
et homme(s) politique [3] (s).
5Cependant, le présent objet d’étude y associant le genre du divertissement, il
est nécessaire de poursuivre cet effort définitionnel. Nous insistons sur trois
points complémentaires :
Certes, les émissions politiques sont « animées par des journalistes
politiques », mais elles sont surtout verrouillées par la profession et par les
rédactions des chaînes. Par conséquent, les journalistes politiques sont les
seuls habilités à animer ce genre d’émissions.
6En second lieu, il faut ajouter une dimension de cadrage des sujets et thèmes légitimes : les hommes politiques interviennent grâce à leur mandat, à propos de sujets sur lesquels ils ont une expertise ou un pouvoir. Les invitations reposent donc sur des principes de pertinence. Il est exclu qu’une personnalité du spectacle participe à une émission politique, si cette intervention n’est pas objectivement liée au sujet abordé. Les invitations sont donc difficilement discutables.
7Enfin, une émission politique se situe en dehors du temps des journaux télévisés ; nous distinguons ce qui relève du magazine de ce qui appartient à l’information. Un tel choix élimine les émissions politiques qui ont été incluses dans les journaux télévisés (nous pensons aux modules tels que Invité spécial ou Question ouverte).
8Deux observations complémentaires peuvent éclairer cette exploration des changements dans la mise en scène du politique. En effet, dans l’espace traditionnel des mises en scène du politique le public est effacé, et lorsqu’il ne l’est pas, il interagit individuellement. De plus, toute manifestation massive du public est exclue du genre politique ; la mise en scène d’une telle émission est donc particulièrement sobre.
9De ces repères définitionnels découle ce qu’on appellera un « cadre » de mise en scène du politique. Il n’y a qu’une palette limitée d’émissions qui correspondent à ce cahier des charges : les magazines politiques, certains magazines de société à dominante politique, ainsi que tout ce qui appartient au « temps de l’information [4] », constituent le cadre de la représentation politique télévisée. Des émissions telles que 7 sur 7, L’Heure de vérité ou encore plus récemment France Europe Express sont particulièrement représentatives et constituent le noyau de ce cadre. A ce corpus, nous ajoutons des émissions telles que La Marche du siècle, Mots croisés ou Ripostes, qui abordent des problématiques de société dont l’objet n’est pas seulement la vie politique. Ces émissions font participer le politique afin qu’il s’exprime bien souvent parmi des citoyens et des experts, à propos de sujets sur lesquels ils ont un pouvoir de décision. Elles impliquent déjà, on le voit, une première forme d’élargissement ou de remise en cause de certains éléments du cadre des émissions politiques. Il s’agit de la première couronne extérieure au noyau des émissions politiques. On y associera une seconde couronne : toute émission relevant du temps de l’information des chaînes appartient au cadre de la représentation politique télévisée. La composante politique y est plus ou moins diffuse, ce qui en fait le groupe le plus éloigné du noyau de la représentation politique télévisée. Cette catégorie comprend les programmes inclus dans les journaux télévisés (tels que Question ouverte). Ce pan de la représentation politique est absent de notre étude en raison de la stabilité des journaux d’information. Ces derniers ne permettent pas de rendre compte des variations de programmation auxquelles nous nous intéressons. Notre étude concerne tous les programmes qui sont en dehors de ces moments particuliers et réservés de l’information générale. Nous avons donc choisi d’étudier la partie magazine de la programmation télévisuelle. Elle est la plus pertinente dans le cadre d’une telle étude.
Qu’est-ce qui ne constitue pas une émission politique ? – Le hors cadre
10Le personnel politique peut intervenir dans des émissions qui n’entrent pas dans la catégorie « émissions politiques » stricto sensu, ni même dans le continuum plus large des programmes d’information. On dira alors qu’il intervient « hors cadre » par rapport aux niches de programmation qui lui étaient traditionnellement réservées. Il entre bien souvent dans le domaine du divertissement, qui relève essentiellement des Directions des divertissements des chaînes. Ces émissions sont par exemple Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde, Nulle part ailleurs ou encore Le Divan. Il s’agit majoritairement de talk-shows ou de Variétés, le premier genre étant plus propice que le second à l’invitation de personnalités très diverses.
11Une telle catégorisation revient à considérer qu’il existe des genres d’émissions dans lesquels il est naturel de voir des personnalités politiques, et d’autres genres dans lesquels leur participation est inhabituelle. Au-delà du simple aspect critique qui transparaît à première vue d’une telle catégorisation, il s’agit de la traduction d’une tradition télévisuelle qui veut que les personnalités politiques viennent s’exprimer dans un genre d’émissions spécifiquement conçu pour elles. De plus, l’utilisation de cette distinction « cadre/hors cadre » est essentielle pour deux raisons : premièrement, la notion de genre est trop mouvante, il n’existe pas de système de genres précis et indiscutable. Deuxièmement, certes les émissions qui appartiennent à la direction de l’information offrent une unité suffisante, mais celles que nous avons regroupées sous le terme « hors cadre » n’ont aucune logique d’appartenance. Certaines émissions sont produites par la direction du divertissement, mais d’autres peuvent très bien appartenir à une toute autre direction, sans aucun systématisme. Il n’existe en réalité aucun schéma canonique de l’organisation d’une chaîne de télévision. Nous avons donc dû faire émerger la dichotomie cadre/hors cadre, afin de nous protéger de cette inconstance et surtout de mettre en avant des critères de distinction plus clairs et plus précis.
Problématiques de genres et de programmation
12Les critères évoqués plus hauts renvoient inévitablement au questionnement de la notion de genre. Il s’agit d’un point central dont l’interrogation est nécessaire dans un tel cadre d’étude. Des chercheurs tels que Kees Brants [5] ont déjà apporté des éléments démontrant la nécessité de transcender toute nomenclature fixe des genres. Certes, ce n’est pas une nouveauté, mais le grand mérite de ce chercheur néerlandais est de proposer une première grille d’étude permettant la mise en place d’intensités de divertissement : l’« infotainment scale [6] ». Il s’agit ici de créer une nouvelle série de critères, permettant une étude du phénomène d’info divertissement et rendant aussi possible la transversalité inhérente à notre projet. De plus, la distinction cadre/hors cadre répond aussi à des logiques de programmation qui dépendent, dans le domaine politique, des échéances électorales : il s’agit du temps électoral.
13Ce temps télévisuel est considérablement cloisonné en raison d’une volonté législative, et donc d’une contrainte juridique incontournable. Il s’agit principalement des lois en vigueur dans le secteur télévisuel et des missions d’intérêt général qui sont attribuées aux différentes chaînes de télévision (particulièrement aux chaînes publiques). Outre les obligations de la campagne officielle pour le service public, ces périodes exercent une double contrainte de programmation sur les chaînes. Elles poussent à multiplier les espaces destinés à inviter les candidats et leurs soutiens. Elles ouvrent symétriquement des séquences de contrôle accru de l’égalité de traitement des candidats (par le CSA). Il ne semble cependant pas évident que ce soit cette contrainte administrative qui pèse sur les invitations politiques dans les divertissements. Les entretiens de Florence Amalou avec les directeurs des rédactions des chaînes sont clairs à ce sujet :
[…] les grandes chaînes abordent la campagne 2002 sans enthousiasme et ne se disent pas prêtes à ouvrir leurs émissions de divertissement à la communication politique […].
Robert Namias […] affirme : « il n’est pas question » d’y voir un homme politique ».
Dans les émissions de Marc-Olivier Fogiel et de Franz-Olivier Giesbert, « il n’y a pas suffisamment d’invités et ces émissions ne sont pas assez fréquentes pour qu’on puisse équilibrer », confie Hervé Brusini, le directeur de la rédaction.
A France 2, Olivier Mazerolle, le directeur de l’information, précise « […] nous n’avons pas l’intention de faire quelque chose de particulier sur les émissions de divertissement ». Pas de Jacques Chirac ni de Lionel Jospin chez Michel Drucker (Vivement dimanche) ni sur le plateau de Thierry Ardisson, donc [7].
15Seul Hervé Brusini avance la difficulté de calcul du temps de parole. Inutile de dire que nous pensons que l’absence de politique dans les émissions de divertissement pendant la campagne résulte plus d’une volonté des chaînes de télévision que d’une contrainte administrative. Le changement de programmation du Vrai Journal de Karl Zéro pendant la campagne électorale appuie considérablement cette thèse. Selon nous, les éléments atténuants du phénomène sont donc avant tout éthiques. C’est aussi ce qui ressort des propos de Jean-Pierre Elkabbach :
Cette dérive de la politique vers le divertissement est dangereuse pour la démocratie. L’animateur devient journaliste, les politiques se font clowns. Ils prennent des risques au moment où les Français attendent de leur part beaucoup plus de rigueur et de sens des responsabilités [8].
17A côté de ce temps électoral, nous pouvons suggérer la présence d’une dualité : la succession à ce qu’on peut nommer un « temps du politique », c’est à dire la préservation de plages de programmation spéciales, relevant du « cadre » des émissions politiques, d’un « temps du divertissement », dans lequel le personnel politique intervient désormais d’abord dans des émissions à dominante divertissante. Mais, avant d’en faire la démonstration, nous voudrions apporter quelques brèves précisions sur la construction des données de départ de notre recherche.
Méthodologie
18Notre travail à l’INAthèque a essentiellement reposé sur une série de requêtes au sein de la base de données. La première partie du travail a consisté en un relevé des participations politiques aux émissions de divertissement récentes comme On ne peut pas plaire à tout le monde sur France 3, Tout le monde en parle ou Vivement dimanche sur France 2. Ensuite, nous avons isolé l’ensemble des talk-shows susceptibles de recevoir des personnalités politiques ; il s’agit d’une deuxième couche d’émissions qui comprend Y’a un début à tout et On a tout essayé sur France 2, Nulle part ailleurs et En aparté sur Canal + ou encore Coucou c’est nous sur TF1. Suite à cela, nous avons effectué une longue série de requêtes afin de trouver les émissions de divertissement périphériques, qui invitent beaucoup moins de personnalités politiques. Il s’agit de Sacrée Soirée sur TF1 ou Faites la fête ! sur France 2. Certes, cela ressemble à du bricolage, mais il n’existe aucun autre moyen d’obtenir efficacement toutes les participations politiques à la télévision. Ensuite, il nous a fallu suivre les animateurs d’émissions de divertissement, qui ne sont pas excessivement nombreux sur une dizaine d’années. Suite à ce début de requêtes, il s’en est suivi un certain nombre afin de brosser le plus exhaustivement possible le paysage audiovisuel sur une dizaine d’années.
19Le regroupement des émissions de divertissement effectué, nous avons dressé un relevé complet des invitations, en notant les noms et fonctions des personnalités politiques. Cela nous a permis d’obtenir une carte un peu plus précise de ces interventions hors cadre.
20Parallèlement à cela, nous avons recensé les émissions politiques, de débat ou non. Certes, il existait déjà des relevés, nous pensons notamment au numéro 102 des Dossiers de l’audiovisuel intitulé « Télévision, politique et élections ». Il s’est avéré que ce relevé ne rendait pas compte de toutes les émissions politiques, ni même de toutes les émissions de débat. Il manquait des programmes tels que L’Hebdo de Michel Field sur Canal +, La marche du siècle de Jean-Marie Cavada sur France 3, Français si vous parliez d’André Bercoff sur FR3, Mardi soir de Daniel Bilalian sur France 2, ainsi que bien d’autres. Nous avons donc complété la liste de ce numéro spécial. Ce genre d’émissions est aisément isolable dans la base de données de l’INAthèque. Ce travail n’a donc pas été le plus difficile.
21Une fois toutes les données récupérées, nous les avons croisées et nous en avons isolé les composantes intéressantes. Ce fut l’étape de la construction des tableaux que nous retrouverons plus bas, qui servent de support à l’explicitation du phénomène de divertissement politique.
22L’étude que nous avons menée ne prenant pas en compte les émissions exceptionnelles ni les émissions incluses dans les journaux télévisés, nous n’avons relevé que les magazines politiques ou de société, selon les critères que nous avons développés plus haut.
23Enfin, nous reproduisons dans cet article le fil de notre recherche, partant logiquement du général pour aller vers le particulier. Nous croisons diverses composantes telles que le nombre d’émissions par an, la présence des animateurs, le rôle des chaînes de télévision, ainsi que diverses caractéristiques de programmation. Le but de cette recherche croisée est de mettre à jour les rapports entre politique et divertissement, de les clarifier, de les quantifier, de les qualifier et de les mettre à l’épreuve des chiffres des émissions politiques. Tout au long de cette étude, nous nous sommes positionnés dans l’optique d’un relevé exhaustif visant l’explicitation des rapports entre divertissement et politique dans la représentation politique télévisée. Les critères et croisements que nous avons sélectionnés sont donc d’ordre général et visent à éclaircir cette relation depuis 1990.
L’INVERSION DES CADRES D’ACCUEIL ET L’ENTREE DANS LE TEMPS DE LA DISTRACTION ?
24La première difficulté a donc été de mettre au jour la représentation politique à la télévision dans sa totalité. Ensuite, il a été nécessaire de découvrir le rôle joué par chaque genre. Quelle position occupe le divertissement face au politique ? Les genres se croisent-ils ? Les animateurs sont-ils parfois les mêmes dans les deux genres ? Le phénomène est-il le fait d’un petit nombre de chaînes ? Ces chaînes sont-elles les mêmes depuis dix ans ? Ou encore, quel est le rôle des secteurs publics et privés dans ce phénomène ?
La présence politique à la télévision entre 1990 et 2002
25La courbe du document 1 illustre une très relative continuité : nous ne constatons par contre aucune rupture majeure, ni aucune baisse uniforme et brutale de la représentation politique à la télévision. Mais Erik Neveu parle à juste titre du début des années 1990 comme d’un moment charnière [9] ; au début de la décennie, la représentation politique a en effet connu une baisse. De plus, cette relative stabilité de la courbe ne doit pas être comprise comme l’illustration de la continuité de la représentation politique télévisée. Nous verrons au contraire que cette dernière est changeante, aussi bien au sein du genre politique que du divertissement. Le comportement de la courbe illustre à ce sujet la variabilité de la représentation politique. Cette dernière peut être liée à des événements particuliers tels que des élections.
Nombre d’émissions, tous genres confondus, ayant reçu des personnalités politiques entre 1990 et 2002
Nombre d’émissions, tous genres confondus, ayant reçu des personnalités politiques entre 1990 et 2002
Journalistes et animateurs : continuité et changement
26Malgré cette continuité apparente, la notoriété ou la longévité de certaines émissions (telles que L’Heure de vérité ou 7sur 7) ne doivent pas occulter la grande instabilité des programmes politiques télévisés. Le document 2 propose un recensement sur dix ans des animateurs d’émissions politiques ; il permet aussi d’avoir une vision de la rotation des émissions politiques sur la période étudiée.
27Nous constatons aussi la forte rotation des journalistes : à de rares exceptions près, les journalistes-présentateurs ne sont pas présents à l’antenne sur toute la période étudiée. Enfin, l’abandon progressif des émissions politiques à la télévision ne fait aucun doute : le nombre de journalistes animateurs se restreint beaucoup à la fin de la décennie.
28En termes de parcours professionnel, nous dégageons quatre tendances.
29L’idée d’une relève de génération ou d’un effet de vieillissement professionnel peut rendre compte des trajectoires d’un premier groupe de professionnels. Il concerne les journalistes-animateurs qui apparaissent un temps à l’écran, pour continuer ensuite leur travail hors antenne, souvent dans des fonctions de direction. Ils sont assez âgés et en fin de carrière. C’est le cas de Michèle Cotta, Jean-Marie Cavada et Jean-Pierre Elkabbach qui ont accédé aux plus hautes fonctions de direction. Enfin, même s’il est plus jeune que les autres journalistes, Jean-Luc Mano fait aussi partie de cette catégorie.
30La lecture du tableau invite à discerner une seconde famille de protagonistes : elle regroupe les journalistes des rédactions qui ont présenté des émissions politiques, alors qu’ils avaient un rôle important dans la rédaction de la chaîne. Ces émissions font souvent appel aux présentateurs de journaux. Ils sont plus nombreux mais aussi plus sujets au changement. Il s’agit de Daniel Bilalian, Claude Sérillon, Patrick Poivre d’Arvor, Gilles Leclerc, Benoît Duquesne ou Françoise Laborde.
Journalistes/présentateurs d’émissions politiques entre 1990 et 2002
Journalistes/présentateurs d’émissions politiques entre 1990 et 2002
31Un troisième groupe inclut les animateurs présents tout le long de la période 1990-2002. Ces derniers sont assez rares : ils ne représentent qu’une extrême minorité du groupe. L’exemple le plus marquant est celui de Christine Ockrent, dont la régularité à l’écran reste inégalée. Seuls Alain Duhamel et Serge July peuvent éventuellement être classés dans cette catégorie. Nous pourrions y ajouter Arlette Chabot et Albert du Roy, dont la présence à l’antenne est régulière. Elle n’a cependant aucune commune mesure avec celle de Christine Ockrent, dont le nombre d’émissions animées est de surcroît très impressionnant.
32Un dernier cas de figure associe les animateurs qui ne présentent pas uniquement des émissions politiques : ils animent toute une série d’émissions n’ayant pas de rapport direct ou indirect avec la politique. Guillaume Durand et Michel Field sont les deux exemples les plus emblématiques. Ils ont une image d’indépendants, mais surtout d’intellectuels éclectiques. Anne Sinclair participe aussi à ce schéma, son départ de l’émission 7 sur 7 a été brutal et sa reconversion longue, mais il semble bien qu’elle continue son parcours hors du genre politique (Le Choc des cultures).
33Enfin, il reste quelques journalistes dont le parcours ne peut objectivement pas être rattaché à l’un des modèles. Par exemple, François-Henri de Virieu est décédé peu de temps après l’arrêt de L’Heure de Vérité (A2) et André Bercoff n’a pas une histoire particulièrement intense avec le médium télévisuel : il n’a animé qu’une seule émission (Français si vous parliez).
34Globalement, les journalistes-animateurs sont donc rarement présents à l’antenne sur une très longue période. Cependant, nous allons voir que les animateurs de divertissement sont encore plus sujets au changement.
35Si nous comparons donc les deux grilles de présentateurs, nous nous rendons compte qu’il y existe en effet une plus grande discontinuité dans le divertissement (tableau 2).
36Il est tout d’abord intéressant de constater que cette liste ne comporte quasiment pas de personnalités ayant animé des émissions politiques. Seule Christine Ockrent se distingue une fois de plus avec son émission Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? (FR3), diffusée entre 1990 et 1995. De surcroît, ce programme a été produit par Plaisance Films, maison de production d’émissions telles que Mystères ou Les Marches de la gloire, très éloignées du domaine politique. Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? n’a donc pas été directement produite par le service de l’information de la chaîne. Vivement dimanche, actuellement programmée sur France 2, n’est pas sans évoquer l’émission de Christine Ockrent. Quant à Guillaume Durand, il apparaît aussi dans le divertissement par l’intermédiaire de Nulle part ailleurs (Canal +). Sa position est un peu différente de celle de Christine Ockrent, dans le sens où la mise en scène de son émission Les absents ont toujours tort sur La 5 a fait l’objet des plus vives critiques. Il s’agit des deux seules exceptions. Nous trouvons aussi dans cette liste Florence Belkacem, qui a brièvement animé une émission à composante politique (Je suis venu vous dire sur TF1). Elle a régulièrement reçu sur son plateau des personnalités politiques et des artistes, ce qui la classe dans la catégorie des animatrices de divertissement. Elle a ensuite poursuivi son parcours télévisuel dans des émissions encore plus divertissantes, dernièrement sur Match TV.
Liste des animateurs d’émissions de divertissement entre 1990 et 2002
Liste des animateurs d’émissions de divertissement entre 1990 et 2002
37Ensuite, en étudiant la forme globale de ce tableau, nous constatons le caractère particulier des années 1994,1995 et 1996. Il s’agit d’un point de rupture essentiel en raison de la faiblesse des apparitions hors cadre des hommes politiques. De plus, même si ce tableau ne représente pas toutes les émissions de divertissement, un fort renouvellement professionnel se produit manifestement à ce moment. L’absence de personnalités politiques ne serait donc pas seulement le résultat d’une volonté politique (la période est spécialement électorale, même si cela est à relativiser dans le sens où l’argument semble abusivement utilisé par certains professionnels). Il s’agit aussi et surtout d’un nouveau cycle d’émissions et d’animateurs. Ces derniers installent généralement de manière durable leurs émissions avant de recevoir des personnalités politiques et cela peut en partie expliquer le creux des participations hors cadre entre 1993 et 1996.
38Enfin et contrairement au tableau précédent, il est inutile d’essayer de dégager des modèles professionnels : le milieu du divertissement ne répond pas à un fonctionnement aussi élaboré que celui du journalisme politique. Les animateurs sont de différents horizons et ne présentent aucune unité professionnelle. Il s’agit d’un milieu hétérogène dans lequel aucun systématisme ne perce. Le fonctionnement de ce milieu est à rapprocher de celui des artistes. En ce sens, leur production télévisée est beaucoup plus personnelle que celle des journalistes politiques, qui se doivent de répondre à des exigences et à des critères beaucoup plus contraignants, notamment en terme d’objectivité.
39La figure 2 permet ensuite de mieux apprécier les rapports entre politique et divertissement, mais aussi de juger de l’intensité du phénomène. Il traduit ce que nous avons relevé plus haut grâce aux deux tableaux qui rassemblaient les professionnels : le renouvellement professionnel du milieu du divertissement entre 1994 et 1996, ainsi que l’érosion du genre politique à la fin de la décennie.
2000 : L’inversion des cadres
40La mise en regard des deux genres permet d’en éclaircir les rapports. Ces émissions fonctionnent-elles de manière autonome ou s’influencent-elles ? Selon nous, il y a trois périodes :
- de 1990 à 1993, même si les courbes connaissent une légère baisse, les deux genres ne suivent visiblement pas de logique précise d’interdépendance, mis à part la remise en cause des rapports entre politique et télévision évoquée par Erik Neveu ; de plus, la fin de cette période est marquée par la nouvelle dynamique du divertissement ;
- de 1993 à 2000, le divertissement progresse, alors que le genre politique reste stable. L’année 2000 constitue un fort point de rupture, dans la mesure où les deux genres sont égaux ; il s’agit de l’amorce du mouvement d’inversion des cadres de la représentation politique télévisée, une première à la télévision française ; cette période marque aussi la fin du genre politique sur TF1 ; le modèle de programmation du dimanche (cf. les jours de diffusion) amorce aussi son déclin, marquant la fin de la suprématie du genre politique dans la représentation politique ; quant au divertissement, il connaît aussi une mutation, puisqu’il s’agit du démarrage d’émissions telles que Tout le monde en parle et Vivement dimanche, qui invitent beaucoup plus de personnalités politiques que les divertissements précédents ;
- de 2000 à 2002, les courbes décrivent enfin des variations opposées : le genre du divertissement poursuit son augmentation, alors que le genre politique amorce sa chute ; se produit-il pour autant un cannibalisme entre les émissions politiques et les émissions de divertissement ? est-ce à dire que le divertissement a gagné en légitimité dans la représentation du politique ? cela reste encore à démontrer ; cependant, il est clair que la courbe appuie l’idée d’un gain de légitimité des émissions de divertissement ; cette légitimité résulte d’une plus forte participation des personnalités politiques aux émissions, comme c’est le cas actuellement avec les productions de Thierry Ardisson, Michel Drucker, Marc-Olivier Fogiel et Laurent Ruquier ; elle peut aussi être liée à la chute des émissions politiques, qui ne reçoivent dès lors plus toutes les personnalités qui souhaitent s’exprimer : la tribune politique des émissions de divertissement serait alors renforcée par la faiblesse du genre politique.
41La fin de la décennie marque définitivement la supériorité du divertissement sur le politique : il est de fait que depuis 2000 les élus se rendent davantage dans des émissions de divertissement. L’inversion des cadres d’accueil des personnalités politiques à la télévision fait qu’en 2002, le divertissement occupe la place qu’occupait le politique au début de la décennie.
42Cette domination du divertissement comporte-t-elle des dangers ? Dans son article, Kees Brants définit un élément explicatif du phénomène susceptible de poser problème d’un point de vue démocratique : l’« Infotainment as hide-out [10] ». En effet, si les hommes politiques conçoivent ces interventions hors cadre comme des échappatoires (afin d’éviter les questions des journalistes politiques), il y a en effet un réel danger pour la démocratie. Or, en France, ce n’est pas le cas : le phénomène ne se développe pas sur un système malsain d’évitement. Il ne répond pas non plus à un cannibalisme pur et simple du divertissement sur le politique. Par contre, nous pouvons nous demander si le redémarrage des émissions politiques n’est pas étouffé par la forte participation de personnalités politiques à des émissions de divertissement dont l’audience est bonne. Précisons tout de même qu’à aucun moment nous n’avons pu démontrer que la baisse des émissions politiques a nourri la hausse du divertissement.
Emissions politiques et de divertissement ayant reçu des politiques entre 1990 et 2002
Emissions politiques et de divertissement ayant reçu des politiques entre 1990 et 2002
43Cette première approche peut être affinée. En effet, indépendamment l’une de l’autre, les courbes décrivent des mouvements qui peuvent sembler erratiques ou complexes, mais qui peuvent s’expliquer.
44C’est ainsi que, de 1990 à 1994, nous constatons une remise en question des relations entre politique et télévision ; les élus disparaissent presque totalement du divertissement, mais pas au profit des émissions politiques, dont le nombre décroît légèrement. La position d’Erik Neveu quant à une remise à plat des relations entre politique et télévision est définitivement incontestable. Il ne faut cependant pas oublier que l’époque est marquée par les « affaires », ce qui a considérablement freiné les participations politiques aux émissions de divertissement. Entre 1995 et 1996, jamais dans la décennie l’écart n’aura été aussi marquant entre la représentation dans le divertissement et dans le politique. En plus d’un climat judiciaire lourd, le caractère spécialement électoral de la période peut expliquer cette faiblesse. Puis, après une période de creux entre 1992 et 1996, le divertissement monte en puissance. Nous l’avons dit, le creux de 1992-1996 est aussi imputable au renouvellement très fort qu’a connu le milieu du divertissement télévisé, avec la disparition d’un grand nombre d’animateurs durablement installés (cf. tableau des animateurs de divertissement).
45Enfin, nous pouvons remarquer l’absence d’augmentation prononcée du nombre d’émissions politiques suite à la présidentielle de 2002. La très légère hausse est imputable à l’émission 100 minutes pour convaincre sur France 2, dont la périodicité est annoncée mensuelle. Ainsi, même la participation du Front national au second tour des élections présidentielles n’a pas provoqué de forte réaction de la part des chaînes de télévision à la rentrée télévisuelle 2002. Dans de telles conditions, il est difficile d’imaginer une quelconque augmentation, à court ou moyen terme, des émissions politiques à la télévision française.
46Cette courte étude du paysage audiovisuel confirme bien l’existence de temps distincts dans la représentation politique télévisée. La fin des années quatre-vingts répondait à une logique spasmodique du spectacle [11], puis les émissions politiques ont connu un regain d’intérêt au milieu de la décennie 1990. Elles ont ensuite cédé la place aux émissions de divertissement qui s’imposent aujourd’hui massivement. Nous sommes donc bien passés d’un temps du politique à un temps du divertissement, tout en conservant le temps verrouillé des élections, volonté bien française.
Le rôle des chaînes de télévision publiques et privées entre 1990 et 2002
47La question du rôle joué par les différentes chaînes de télévision est internationale. Même si elle a moins lieu d’être aux Etats-Unis, où le système public est quasiment inexistant, les pays anglo-saxons sont à la pointe de la réflexion dans ce domaine. Longtemps, la thèse dominante partagée par un très grand nombre de chercheurs anglo-saxons a été celle de Jay G. Blumler. Selon ce chercheur, les chaînes privées ont un rôle moteur et corrupteur dans le « mélange des genres ». Le secteur public aurait quant à lui une position de suiveur. Kees Brants a remis en cause cette conception [12], et les chiffres suivants renforcent l’idée selon laquelle le secteur privé n’est pas au centre du phénomène de glissement de la représentation politique à la télévision : les courbes ci-dessous l’attestent, la réalité est beaucoup plus complexe qu’annoncée.
48Manifestement, le secteur public monopolise aujourd’hui la représentation politique à la télévision. Le plus troublant est qu’il est aussi le seul protagoniste à représenter massivement les personnalités politiques dans les émissions de divertissement. Un tel état de fait nuance la position de Jay G. Blumler. Ce dernier a reconnu que le système télévisuel subissait actuellement de grands changements [13]. Il semble bien que les deux secteurs aient trouvé des voies divergentes : le privé dans la « télé réalité » (la représentation des « gens ordinaires ») et le public dans les traditionnels talk-shows (représentation des artistes, célébrités, écrivains…). TF1 ne possède quasiment plus de talk-shows équivalents à ceux qui faisaient son succès au début de la décennie. A l’opposé, les chaînes publiques se sont pleinement appropriées ce genre d’émissions ; il s’est donc produit un glissement du secteur public vers une logique qui était hier celle du secteur privé. Par contre, il n’y a pas eu de surenchère du secteur public autour des programmes relevant de la « télé réalité » : les influences sont donc indirectes.
49Aujourd’hui, France Télévisions détient toutes les cartes de la représentation politique télévisée et France 2/France 3 sont globalement complémentaires : les courbes des deux chaînes connaissent des variations rigoureusement opposées. Elles répondent ainsi pleinement à leur vocation première.
50Quant à TF1, la chaîne affiche un abandon total des émissions politiques.
L’ensemble du secteur hertzien privé est actuellement absent de cette
représentation. Il semble que nous assistions à une spécialisation des chaînes
de télévision : TF1 propose des magazines culturels et politiques par
l’intermédiaire de LCI, la chaîne d’information continue du groupe. Nous
pouvons nous demander si l’accession du plus grand nombre à La Chaîne
parlementaire et à La Chaîne du Sénat ne fera pas disparaître le magazine
politique des chaînes généralistes, ce qui renforcerait ainsi un peu plus la
représentation hors cadre des politiques.
Cependant, seule l’institutionnalisation des invitations des politiques dans le
divertissement permettrait une telle évolution et cela ne pourrait s’inscrire
que sur le long terme. Or, nous avons vu que le genre du divertissement est
soumis à de nombreux mouvements, qui sont autant d’obstacles à
l’installation d’une pratique professionnelle. Nous allons approcher la
question fondamentale de l’institutionnalisation d’une pratique par une étude
des jours et des heures de programmation des différents genres représentant
le politique à la télévision. Nous allons essayer de saisir le statut de ces
émissions de divertissement dans la représentation politique.
Les émissions politiques
Les émissions politiques
Les divertissements représentant le politique
Les divertissements représentant le politique
Programmation des deux genres télévisuels et légitimation du divertissement
51Après une approche globale des deux genres sur une dizaine d’années, nous allons procéder à une étude détaillée du phénomène. Nous verrons ainsi dans un premier temps l’évolution des jours de programmation des deux genres d’émissions (figures 5 et 6), puis nous nous attacherons à l’étude des heures (figures 7 et 8), ainsi qu’à la périodicité de programmation (figures 9 et 10).
Les jours de diffusion
Emissions politiques classées par jours de diffusion
Emissions politiques classées par jours de diffusion
52Les émissions politiques ont été cantonnées à des jours bien précis et rares sont celles qui sortent du schéma qui leur est attribué. Cependant, il est difficile de dégager une seule tendance sur une dizaine d’années, nous en dégagerons donc quatre.
53La première présente une bonne répartition des jours de programmation des émissions politiques. Seul le jeudi offre un plus grand nombre d’émissions, mais les autres jours sont aussi très présents : la programmation est par conséquent équilibrée.
54La deuxième tendance est dominée par les émissions du lundi et du dimanche. De 1995 à 1998, ces deux jours devancent largement les autres créneaux de programmation. Une logique peut être trouvée : il s’agit d’une vague d’émissions dont le thème est le bilan de la semaine. L’emblématique 7 sur 7 procédait habilement de ce système, en y introduisant tout de même une matière diversifiée, susceptible de captiver un auditoire plus large que les thèmes développés dans les émissions politiques. Quant à la forte présence d’émissions le lundi, elle peut être considérée comme artificielle dans le sens où le même créneau horaire (2e partie de soirée) a été occupé, en rotation, par trois émissions différentes sur la même période. Ces émissions étaient regroupées sous le thème Les lundis de l’information (La France en direct, C’est à suivre, Franchement). Notons d’ailleurs que la fin de cette série d’émissions fait disparaître les émissions politiques de la programmation du lundi.
55La troisième phase voit la domination absolue du dimanche comme jour de diffusion des émissions politiques : cette période s’étend de 1998 à 2000. L’utilisation du week-end permet de toucher un large public, très hétéroclite et disponible, sans occuper de prime time en semaine. La tentative de TF1 de continuer l’émission 7 sur 7 en access prime time le dimanche et la volonté de France 3 de mettre en place une deuxième partie de soirée dédiée à la politique (Dimanche soir, Politique dimanche, France Europe Express) répondent à ce calcul. Quant à France 2, elle maintenait encore à l’époque son émission politique du midi, dans la lignée de Polémiques et de L’Heure de vérité de Michèle Cotta et François-Henri de Virieu.
56La quatrième tendance s’amorce dans les années 2001-2002. Cette période ne distingue plus aucun jour de programmation. Dans ce système, les chaînes ont abandonné toute concurrence ; les émissions subsistantes se répartissent indifféremment et font souvent figure de miraculées. Le rythme est globalement d’une émission politique par soir, se répartissant le lundi, le mardi et le dimanche ; il semble bien que ces jours s’imposent définitivement.
57Cette évolution des jours de diffusion traduit tout d’abord un fort attachement aux débats à l’Assemblé nationale et au Sénat. Puis, la thématique du bilan de la semaine a été progressivement exploitée par un certain nombre d’émissions jusque vers 1998. Enfin, nous l’avons vu, la représentation politique est actuellement éclatée et répond de plus en plus à une logique concurrentielle de programmation. A travers les jours de diffusion, nous constatons que la politique s’est progressivement affranchie du rythme de la vie politique française.
Divertissements invitant des politiques, classés par jours
Divertissements invitant des politiques, classés par jours
58Quant aux courbes du divertissement, elles sont en parfaite opposition avec le genre politique. Elles n’offrent pas la lisibilité du genre politique. L’unité du genre est donc une fois de plus moins évidente que dans le domaine politique. Le seul point commun est le dimanche. Ce jour cristallise la concurrence entre divertissement et politique : l’arrivée de Michel Drucker en access prime time face à Ruth Elkrief a été l’exemple le plus fort d’une transition entre deux « télévisions ». Malgré cette plage commune de programmation, nous constatons tout de même que les deux genres conservent une très forte identité, puisque le divertissement est très représenté le samedi et le mercredi, jours très peu « politisés ».
Les heures de diffusion
59A l’instar des jours de programmation, la faiblesse des émissions politiques fait qu’aujourd’hui, aucune heure de programmation ne se distingue particulièrement. Dans les deux domaines, nous pouvons remarquer la présence globale des émissions en deuxième partie de soirée. Pour le genre politique, il s’agit d’une identité forte, puisque cette tranche domine depuis une dizaine d’années. Cependant, le fait le plus remarquable pour les émissions politiques est l’apparition, depuis bientôt quatre ans, de la troisième partie de soirée. Cette tranche est très mauvaise en termes d’audience et renforce l’idée d’une faiblesse croissante du genre.
Divertissements invitant des politiques, classés par heures de diffusion
Divertissements invitant des politiques, classés par heures de diffusion
Emissions politiques classées par heure de diffusion
Emissions politiques classées par heure de diffusion
60En revanche, le genre du divertissement offre aux hommes politiques une couverture plus efficace en matière de visibilité médiatique, ainsi qu’en terme de variété de public touché : aussi bien intéressé que désintéressé par la politique.
61Le genre du divertissement domine la deuxième partie de soirée, mais il est aussi très présent en access prime time, alors que la politique y est inexistante. Il s’agit d’une des tranches les plus intéressantes, d’autant plus qu’elle est totalement absente du genre politique. Les personnalités politiques s’y exposent fortement depuis 1995. Christophe Dechavanne est l’initiateur de cette tranche horaire dans sa forme actuelle. Mais en plus d’avoir initié les talk-shows en access prime time, il est à l’origine des invitations politiques à cet horaire. Très stratégique pour les chaînes de télévision, l’access prime time l’est aussi pour les hommes politiques qui peuvent ainsi toucher un public plus large et plus jeune (en grande partie désintéressé). Guillaume Durand a très certainement été à l’origine de la formule la plus riche à cet horaire, en recevant des hommes politiques dans l’émission Nulle part ailleurs sur Canal +. Aujourd’hui, avec On a tout essayé, Laurent Ruquier est le seul à inviter des hommes politiques à 19 h 00 du lundi au vendredi. Michel Drucker en a également reçu lorsqu’il animait Studio Gabriel. Il s’agit pour ce dernier d’un premier essai concluant, puisqu’il poursuit aujourd’hui l’expérience avec Vivement dimanche, émission qui se trouve au cœur de la représentation politique hors cadre depuis trois ans.
La périodicité de diffusion
62Le poids des émissions relève aussi de leur périodicité. La figure 9 illustre la répartition des émissions politiques : globalement, la formule hebdomadaire domine toutes les autres. Elle est aussi la plus changeante, passant de huit émissions en 1995 à quatre en 1996. Seule la formule mensuelle a connu une diminution plus importante entre 1997 et 1998, période préfigurant sa disparition des grilles de programmation. Nous pouvons aisément établir un lien de dépendance entre les émissions hebdomadaires et les émissions mensuelles : les tendances des courbes sont rigoureusement opposées. Ainsi, les émissions politiques oscillent entre des années fastes, lors desquelles la programmation est à dominante hebdomadaire, et des années plus difficiles où elle est à dominante mensuelle.
63Les autres formules sont marginales. Seules les émissions quotidiennes ont connu un relatif succès. Aujourd’hui il ne reste plus que Les 4 vérités, émission animée par un journaliste en vue de la rédaction de France 2. Ce format est très court, puisqu’il ne dure qu’un quart d’heure, mais l’émission est programmée tôt, ce qui est inhabituel en télévision pour une interview politique (par contre très traditionnel en radio). La stabilité de ce programme est favorisée par la politique matinale à succès de France 2, puisque l’émission Télématin est en place depuis dix ans. La présence d’un tel magazine généraliste autour des 4 vérités en a incontestablement favorisé la survie.
Emissions politiques classées par périodicité
Emissions politiques classées par périodicité
Divertissements invitant des politiques classés par périodicité
Divertissements invitant des politiques classés par périodicité
64La courbe du divertissement n’offre pas la richesse de périodicité du genre politique. Ce genre d’émission a toujours été majoritairement hebdomadaire. Ici, plus que dans le genre politique, le lien affectif entre l’animateur et les téléspectateurs est central. Une périodicité trop relâchée ne permet pas de fidéliser facilement des téléspectateurs à un concept et les émissions de divertissement n’ont généralement pas le temps des émissions politiques pour s’imposer. Ces éléments expliquent très certainement la forte représentation des formules hebdomadaires. De plus, ces émissions proposent une plus grande richesse de sujets et de thèmes que le genre politique, qui se cantonne par essence à la thématique politique.
65Il est aujourd’hui manifeste que les chaînes de télévision sont réticentes à s’engager dans des formules d’émissions politiques très récurrentes. Un nouveau système d’émissions semble en réalité voir le jour : les formules exceptionnelles et l’inclusion dans les journaux télévisés. L’évolution que nous venons de saisir à travers l’étude précise de la dernière décennie nous amène à penser qu’il se produit une changement radical dans les rapports de force entre les genres télévisuels représentant le politique. Cela implique aussi une nouvelle image du politique à la télévision ainsi qu’une nouvelle façon « d’être télévisuel » pour une grande part de la classe politique.
Les nouveaux cadres de la représentation politique télévisée
66Il est certain que les genres télévisuels connaissent une forte évolution : de la télé réalité ou des programmes courts jusqu’à l’inclusion de modules politiques dans les journaux télévisés, l’objet télévisuel est bien vivant et en perpétuelle évolution. Mais deux éléments viennent corroborer l’idée du déclin de la politique à la télévision.
Le développement des formules exceptionnelles
67Signe d’un mouvement dans le domaine politique, les émissions exceptionnelles « fleurissent » au détriment des émissions régulières et bien établies. La politique à la télévision n’a aujourd’hui plus d’identité forte ; elle résulte d’émissions éparpillées dans la grille des programmes des chaînes publiques. Le dernier exemple en date est l’émission 100 minutes pour convaincre programmée sur France 2 en début de soirée. Cette émission a une périodicité très relâchée (bien qu’annoncée mensuelles) et n’apparaît pas dans une grille des programmes de la chaîne datant de septembre 2002. Il s’agit incontestablement de la part de France 2 d’un signe de frilosité. Une des dernières émissions politiques lancée par France 2 et animée par Alain Duhamel (L’Entretien) a par exemple bénéficié d’une programmation irrégulière et très tardive, sur le nouveau créneau de troisième partie de soirée (0 h 30). Ces deux exemples renforcent nettement l’impression d’un relâchement du genre politique à la télévision.
68Face à une telle politique de programmation, les chaînes mettent massivement en place des programmes politiques pendant les périodes électorales ou de grave crise (100 minutes pour comprendre sur France 2 lors de la crise irakienne). Les émissions exceptionnelles répondent à une nécessaire optimisation des grilles des programmes. Cette approche repose sur la prééminence de la productivité en termes d’audience ; les émissions politiques ne rassemblant plus suffisamment de téléspectateurs, elles disparaissent irrémédiablement. Cela nous amène à questionner la légitimité d’émissions politiques incapables de rassembler les téléspectateurs. Dans un tel cas de figure, ces émissions ne doivent-elles pas être programmées sur des chaînes spécialisées, vers lesquelles le téléspectateur intéressé se tournera ? Les journalistes politiques n’ont-ils pas manqué d’imagination pour captiver les téléspectateurs ? 100 minutes pour convaincre constitue pourtant un virage : le titre est accrocheur, la composition de l’émission est plus riche et la personnalisation plus grande, puisque le principe est qu’une personnalité doit répondre à diverses questions, dans l’optique de convaincre. Nous abordons indéniablement un élément essentiel de cette nouvelle formule : l’implication ouverte d’un téléspectateur (qui doit être convaincu). Ainsi, le citoyen ne fait pas partie du dispositif, mais il est intégré dans la formulation même de l’émission ; cela a pour effet de créer une dynamique de challenge et de stimuler l’attente du téléspectateur. A défaut de garantir une audience, cette émission fonctionne comme un appel aux téléspectateurs. Il s’agit d’une des premières initiatives « agressives » d’un point de vue communicationnel pour le genre politique.
69L’autre tendance de la programmation politique concerne les formules d’inclusion, qui fleurissent et s’imposent progressivement à la télévision.
Le repli sur le phénomène d’inclusion
70L’inclusion des émissions politiques dans les journaux télévisés constitue l’autre grande tendance. Il s’agit toujours d’une volonté de maximisation de l’audience en évitant un investissement trop important dans la grille des programmes. Cela permet aussi de conserver une « vitrine politique », sans procéder à des investissements trop lourds. De plus, les rédactions se replient sur leur « noyau professionnel » : les journaux d’information. En contre partie, cela accentue fortement la disparition des émissions politiques régulières à la télévision. Ce genre de formules est par exemple utilisé par TF1 en période électorale (Face à la une : présidentielle 2002), et relève des émissions exceptionnelles. C’est du côté de France 2 que cette formule est la plus intéressante, puisqu’elle est désormais hebdomadaire (Question ouverte), le jeudi sur le temps du journal télévisé. D’abord temporaire, ce genre de formule a séduit la direction de la rédaction de la chaîne publique. Cela peut paraître dérisoire en comparaison des émissions politiques historiques, mais il s’agit d’un réel effort de programmation de la part des directeurs de l’information. Nous pouvons même nous demander ce qu’il adviendrait d’un tel phénomène si les directions des rédactions n’étaient plus occupées par des journalistes politiques.
71Les émissions de divertissement permettent non seulement de toucher un public varié et habituellement peu sensible à la politique, mais aussi de sortir facilement du temps de l’information et de renouer avec une véritable parole. Aujourd’hui, France Europe Express sur France 3 est la dernière émission politique établie et régulière de la télévision française. Il s’agit donc de la dernière tribune à vocation uniquement politique. Face à une telle réalité, le divertissement ne peut que progresser. De nombreuses thèses ont été développées autour de ce phénomène de dissémination de l’information politique. Certains parlent de « passive learning [14] », d’autres de « incidental learning [15] », de « Peripheral route [16] » ou encore de « trap effect [17] ». Tous se demandent si le public désintéressé par la politique est spécialement influençable. Ici encore, la thèse de Jay G. Blumler, « Un public sans motivation est un public potentiellement influençable [18] », est particulièrement discutée à un niveau international. Dans une telle logique, les émissions de divertissement permettraient aux hommes politiques d’accéder à des niches d’influence particulièrement efficaces, ce qui reste encore à prouver.
Les progrès du divertissement
72L’étude de la programmation des émissions de divertissement révèle une relative analogie avec le genre politique : le format hebdomadaire est dominant (le plus fréquent avec le format quotidien). La participation à des émissions aussi récurrentes révèle déjà une forme d’institutionnalisation des participations hors cadre.
73Ce développement a des effets sur les modalités d’invitations des personnalités politiques : par exemple, l’accès aux émissions de divertissement se démocratise fortement. Hier, seules les personnalités politiques connues de la scène médiatique apparaissaient dans un tel cadre : Valéry Giscard d’Estaing et Jack Lang sont invités à Sacrée Soirée chez Jean-Pierre Foucault en 1991. Lech Walesa, Bernard Tapie et Laurent Fabius participent à Et si on se disait tout de Patrick Sabatier en 1990. Georgina Dufoix, Dominique Baudis et Michel Mouillot vont chez Laurent Cabrol à La Nuit des héros en 1991. Charles Hernu, Bernard Pons, Ségolène Royal et Jacques Toubon s’allongent sur Le Divan d’Henry Chapier en 1994. Aujourd’hui les personnalités politiques viennent aussi dans de telles émissions pour se forger une image. Le phénomène s’est donc amplifié : en plus des invitations prestigieuses qui ont toujours existé, il s’est développé un système d’invitations élargi aux personnalités moins médiatiques que les personnes précédemment citées. Un tel système est particulièrement bénéfique pour les députés en quête d’une stature nationale : Nicolas Dupont Aignan, Jean-Luc Romero, Thierry Mariani, Jean-Marie Le Guen, Jacques Myard, Christine Boutin, Jean-Louis Borloo, Roselyne Bachelot, Maxime Gremetz, Françoise de Panafieu, Arnaud Montebourg, Christian Estrozi… C’est ainsi que la télévision, média très sélectif en termes de visibilité dans le domaine politique, s’est considérablement démocratisée à travers le divertissement.
74De plus, certains divertissements essaient de créer l’événement ou une polémique autour des débats à l’Assemblée nationale. Thierry Ardisson en est l’exemple le plus évident, puisqu’il convie les personnalités politiques à son émission afin d’y évoquer bien souvent les débats les plus sulfureux, qu’ils soient nationaux ou internationaux. C’est ainsi que ces émissions de divertissement sont parfois les seules à évoquer certains sujets en dehors des moments d’information. Dans son cas, le choix des invités est clairement fait en décalage avec ces programmes d’information. Il agit donc comme s’il voulait donner la parole à ceux qui font l’actualité mais qui n’ont pas pu faire pleinement entendre leur opinion ou discuter leur déclaration, relayée par les médias pendant la semaine. Le public de ces émissions est alors indirectement informé des sujets nationaux ou internationaux d’actualité politique. Nous pouvons même dire que les téléspectateurs obtiennent un éclairage inexistant dans les émissions traditionnelles d’information. Ce phénomène de « soft news » a été récemment décrit par Matthew A. Baum [19] aux Etats-Unis. Les émissions de divertissement ne sont-elles pas susceptibles de devenir une source d’information pour un public peu sensibilisé à la politique ou à l’information plus générale ? C’est l’objet même de la construction du terme « soft news » et de la recherche de M. Baum. Faire de l’information sans le dire est en effet le meilleur moyen de ne pas faire fuir le public très peu motivé par les programmes politiques classiques. Il s’agit bien d’information en liaison avec l’agenda médiatique. Il y a donc bien un traitement informationnel en rapport avec les « canaux traditionnels ». Ce chercheur a démontré que les talk-shows américains offraient une bonne couverture informationnelle internationale. Selon lui, la couverture internationale de ces émissions est même plus riche que celle des journaux d’information. En France, une étude plus précise dans cette optique reste à effectuer. Les questions du mode de traitement de l’information et du statut de ces émissions dans le paysage audiovisuel y sont essentielles. L’étude de Baum renvoie évidemment à la légitimité du divertissement dans le traitement de l’information, politique ou non. Ces invitations sont-elles utiles ? Traduisent-elles un manque d’émissions d’information ? Quel genre d’informations circule dans de telles émissions ? Quel est le positionnement des animateurs par rapport aux journalistes ? Tous ces questionnements méritent d’être formulés dans le cadre d’une problématique du traitement politique télévisé.
Vers une légitimation des interventions hors cadre ?
75Bien que le phénomène ait tendance à prendre de l’ampleur, il semble que certains journalistes politiques ne considèrent pas ces apparitions hors cadre comme étant dignes d’intérêt. La position de certains journalistes politiques illustre la réticence d’une certaine presse française face à ce versant de la communication politique. Les propos d’Eric Aeschimann (journaliste politique à Libération) et de Judith Waintraub (journaliste politique au Figaro) sur le plateau d’Arrêt sur images sont sans ambiguïté :
Daniel Schneidermann « Est-ce que ce qu’il s’y dit (dans les émissions de divertissement) nourrit le débat public ? […] est-ce intéressant ?
Eric Aeschimann : « Non, pas pour moi, parce que ce n’est pas là que se fabrique ni la décision gouvernementale, la grande partie de notre travail, ni vraiment les enjeux de la politique électorale. »
Judith Waintraub : « Pareil, sauf quand c’est le bon ministre, dans la bonne émission, au bon moment. »
E.A. : « Ou Jospin chez Drucker […] là on regarderait. »
J.W. : « Mais je crois qu’on est pas près de le voir. »
[…] Gérard Miller : « J’ai l’impression qu’aujourd’hui le message des hommes politiques traverse toute la télévision française. Ils ne réservent plus du tout leur message aux émissions politiques. »
[…] J.W. : « Il se trouve que le message est très dilué dans ce genre d’émissions et que je n’ai pas le temps de les regarder. »
D.S. : « C’est moins important ? »
J.W. : « Non, c’est moins concentré. Je perdrais un temps fou à attendre les trois phrases chez Drucker [20]. »
77Pour ces journalistes, les interventions politiques dans les divertissements ne constituent pas un fait politique. Pourtant, l’intérêt qu’ils manifestent lors de l’évocation d’une possible invitation de Lionel Jospin chez Michel Drucker est contradictoire. De plus, la tendance à la petite phrase, si décriée, est ouvertement assumée par Judith Waintraub.
78La légitimation du divertissement semble par conséquent encore loin d’être totale, puisque la presse semble conserver ses réflexes face à cette nouvelle forme de communication politique. Pourtant, Gérard Miller traduit au cours de cet échange l’impression que l’on peut avoir en observant aujourd’hui la télévision française : « Le message des hommes politiques traverse toute la télévision française. » Pourquoi la participation aux divertissements actuels ne serait-elle pas en France, un signe de maturité dans les rapports entre télévision et politique ? Cette maturité peut se confirmer à travers le changement de nature des participations politiques. Hier les politiques participaient essentiellement à des variétés. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : ils participent beaucoup plus massivement aux talk-shows dits « culturels ».
79Du côté des animateurs de divertissement, nous assistons bien au développement d’une logique de légitimation de leurs invitations. Thierry Ardisson estime par exemple que « privée de sa composante politique, l’émission a dérivé vers le show-biz [21] ». L’animateur inclut donc la dimension politique dans le principe même de son émission : de son point de vue, elle est institutionnalisée et rituelle. Au début de la décennie, les animateurs de divertissement ne recevaient qu’épisodiquement des personnalités politiques ; l’institutionnalisation n’était alors pas évidente. A l’inverse, il est aujourd’hui certain que les invitations prennent une importance politique.
80A ce sujet, il faut noter que le livre n’est plus le seul prétexte à des invitations politiques dans ces émissions. Les invitations y sont parfaitement politiques : il n’est plus question, ni pour les politiques ni pour les animateurs, de trouver un alibi aux invitations.
81Dans ce même mouvement, la démocratisation des participations, qui découle logiquement de la fin du monopole du livre, est un élément qui concourt à la légitimation du phénomène.
Participations aux émissions de divertissement classées selon la fonction de l’invité politique (exprimées en %)
Participations aux émissions de divertissement classées selon la fonction de l’invité politique (exprimées en %)
82Même si elle est partielle, la figure 11 illustre une forte démocratisation des invitations. Les députés sont beaucoup plus régulièrement présents à l’antenne qu’hier. Nous sommes en réalité passés d’une communication hors cadre « spasmodique » de type « gouvernementale », à une communication « démocratisée », « rituelle » et « normalisée ». Au début de la décennie, la répartition des types d’invités politiques est très inégale et erratique. A l’inverse, la fin de la décennie offre une répartition beaucoup plus stable et régulière, ce qui confirme une forme d’institutionnalisation et de maturité du phénomène. Une telle évolution est à l’avantage des animateurs de divertissement qui reçoivent ainsi un nouveau type d’invités susceptible de renouveler leurs émissions. Les hommes politiques gagnent aussi en terme de visibilité : ils ont la possibilité de court-circuiter les journalistes traditionnels et de donner un peu plus de complexité à leur image. De plus, il s’agit clairement d’un moyen d’action sur les canaux politiques classiques. Contre l’avis de tous, Lionel Jospin a refusé d’en user lors de la campagne présidentielle de 2002, alors qu’il devait participer à l’émission Vivement dimanche. Tout était engagé pour que l’émission soit tournée. Les émissions de divertissement prennent ici quasiment une dimension de contre-pouvoir face à la représentation véhiculée par les médias « historiquement légitimes ». Le plus étonnant dans le cas de Lionel Jospin est que le reportage Comme un coup de tonnerre de Jérôme Casa et Stéphane Meunier contient un certain nombre d’éléments constitutifs d’une émission de divertissement, en particulier sous la forme du dévoilement de l’intimité. Autrement dit, Lionel Jospin a moralement refusé de s’afficher dans un divertissement pendant la campagne électorale alors qu’il a accepté une certaine mise en scène de sa campagne à travers le documentaire diffusé par Envoyé spécial. Nous le voyons, même si la démocratisation et l’institutionnalisation du divertissement sont une réalité, il subsiste des réticences chez certains hommes politiques à participer aux divertissements.
Les fonctions et invitations des différentes émissions de divertissement
83Les différentes émissions de divertissement ne partagent pas le même vivier de personnalités politiques : il s’agit d’un nouvel élément renforçant l’idée d’une démocratisation et d’une normalisation du phénomène. Nous pouvons aisément dégager des fonctions remplies par les diverses émissions. Tout le monde en parle ou On ne peut pas plaire à tout le monde invitent principalement des députés ou plus rarement, des ministres. A leurs débuts, ces émissions invitaient des politiques pour un ouvrage. Aujourd’hui, ce n’est plus exclusivement le cas, ils peuvent aussi l’être pour une position qui les caractérise dans l’espace médiatique. Le but de ces invitations est essentiellement polémique, Thierry Ardisson oppose ainsi bien souvent des avis extrêmes. Marc-Olivier Fogiel invite quant à lui plus les politiques pour évoquer leur parcours que pour leur position politique dans l’espace médiatique. Ses invitations sont beaucoup plus souvent motivées par l’évocation de la personnalité et du parcours d’un politique. Laurent Ruquier, qui est produit par Thierry Ardisson, utilise quant à lui les politiques comme supports de dérision, mais en liaison avec l’information du moment. L’heure de programmation de son émission explique très certainement le traitement beaucoup plus superficiel des personnalités politiques. Cependant, l’animateur les invite en fonction de l’information du moment. Le format quotidien permet de rapides réactions en fonction de l’agenda médiatique. Ses invitations s’étendent du maire d’un village au ministre en exercice.
84Ces trois émissions sont à peu près similaires en volume total d’invitations. De même, le contexte en est proche : les politiques cohabitent avec des invités de diverses spécialités. Marc-Olivier Fogiel et Michel Drucker sont les animateurs qui mélangent le plus les genres, puisqu’ils invitent généralement en simultané politiques et personnes du show-business. Thierry Ardisson se démarque cependant, puisqu’il a tendance à faire sortir du plateau la personnalité politique qui vient s’exprimer à propos d’un sujet grave, avant de faire entrer les personnalités du spectacle. S’il en ressent le besoin, il cloisonne son émission.
85Michel Drucker est celui qui propose le plus long temps d’antenne aux politiques. Il se place dans la lignée d’émissions telles que Questions à domicile ou Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? Le cadre est beaucoup plus chaleureux que celui des autres émissions. De même, les invitations y sont beaucoup plus consensuelles. La position de l’animateur est sans ambiguïté [22] : il affirme en effet avoir « sorti les politiques de leur ghetto ». Il conçoit son émission comme un remède contre le « tous pourris » ambiant. Le dessein premier de l’animateur a donc été de réhabiliter les hommes politiques aux yeux de l’opinion, du moins de les montrer sous un autre jour. Le trait d’humour de Guillaume Durand lors de son journal du 28 août 2002 sur Europe 1, à propos de Michel Drucker, est aussi révélateur d’un glissement télévisuel : « Je recevrai dans ce journal le nouvel Anne Sinclair de la télévision ». Il est vrai que même si la composante informationnelle en est quasiment absente, l’émission de Michel Drucker rappelle le 7 sur 7 d’Anne Sinclair. Quant aux invitations, elles sont moins nombreuses que dans les autres émissions de divertissement, mais les mandats des invités y sont beaucoup plus importants.
86Avec Le Vrai Journal, Karl Zéro réussi enfin ce qu’aucune émission de divertissement n’a osé faire jusqu’ici : l’humour de l’animateur et les modules truqués côtoient les reportages d’investigation les plus graves de l’agence Capa. Cette cohabitation n’est pas sans poser de problèmes, puisque le lourd travail de l’agence est très souvent noyé dans la dérision [23]. Quant aux invitations politiques à ces émissions, elles sont très souvent en rapport direct avec l’actualité. Ainsi, la partie entretien de l’émission se rapproche d’une interview politique (ici encore, il est difficile de ne pas penser à 7 sur 7). Seul le style de l’animateur (tutoiement et questions directes) diffère de celui d’un journaliste politique. Au-delà du simple classement dans le domaine divertissant, cette émission constitue une véritable incongruité au sein du paysage audiovisuel.
Peut-on parler d’une volonté de rupture ?
87Malgré le développement de cette logique de divertissement, il ne faut pas oublier le temps électoral. Ce dernier produit un effet de rupture dans la représentation hors cadre des personnalités politiques. Ainsi, les émissions de divertissement cessent d’inviter des personnalités politiques, non seulement pendant les campagnes, mais aussi généralement jusqu’à la fin des saisons télévisuelles (juin). Il s’opère donc une cassure à la suite de chaque échéance électorale médiatisée. La relance des invitations politiques, généralement à la rentrée télévisuelle, fait l’objet d’une très forte volonté de la part des différents animateurs. Il est indéniable que l’absence d’une telle législation permettrait une continuité plus naturelle et une normalisation plus rapide du phénomène. De plus, au-delà de la simple application des textes, il semble que cela crée une ambiance particulière. Thierry Ardisson a ainsi dû arrêter d’inviter des personnalités politiques à partir du mois de janvier à son émission Tout le monde en parle :
A l’approche des élections, la direction de France Télévisions nous a demandé dès janvier d’arrêter d’inviter des responsables politiques, quatre mois plus tôt que ce que réclamait le CSA [24].
89C’est contre cet état de fait que s’insurge le communicateur Jacques Séguéla :
On nous interdit les émissions de fond. On veut aller chez Durand, on nous l’interdit ! On veut aller chez Chain, chez des journalistes qui ont un peu de profondeur, un peu de talent, un peu de culture, et on ne peut pas y aller !
Mais qu’est-ce que c’est que ce pays où l’on n’a pas le droit d’aller s’exprimer quant on a écrit un livre, parce qu’on se présente à une candidature ! C’est terriblement scandaleux ! Il faut agir sur le CSA ! Il faut agir dans les journaux [25] !
91De telles déclarations illustrent l’effet inhibiteur des élections sur les directions des chaînes de télévision. Cette peur est d’autant plus grande qu’en France, le phénomène de divertissement politique appartient au secteur public, particulièrement sensible aux pressions et critiques politiques et journalistiques. Quant à Thierry Ardisson, sa déclaration traduit le glissement qu’il a initié dans le secteur du divertissement.
Conclusion
92L’étude sur dix ans de la représentation politique révèle bien un glissement vers le divertissement. De plus, et contrairement au début de la décennie, le phénomène concerne un plus grand nombre de personnalités et les différentes émissions de divertissement n’invitent pas les mêmes élus. Chacune remplit une fonction précise dans le paysage audiovisuel. Un tel positionnement ne fait que confirmer la légitimation progressive de la représentation politique hors cadre à la télévision française.
93Pourtant, il ne faut pas oublier la volatilité d’un phénomène qui est massivement le fait de quatre animateurs : Thierry Ardisson, Marc-Olivier Fogiel, Michel Drucker et Laurent Ruquier. Son évolution dépend pleinement de leur présence, et il est donc difficile d’en mesurer l’institutionnalisation. Nous l’avons vu, la rupture provoquée par le temps électoral est un facteur supplémentaire atténuant le phénomène du divertissement politique. Malgré cela, il ne faut pas oublier l’importance d’animateurs tels que Michel Drucker ou Thierry Ardisson, qui ont une longue histoire télévisuelle et une influence importante dans le milieu du spectacle.
94De plus, même si nous n’avons pas beaucoup de recul par rapport à ce phénomène, il a connu une croissance ininterrompue depuis 1997. Outre la courbe du nombre d’émissions, nous constatons à la lecture des tableaux des professionnels que le domaine politique se tarit sérieusement. Quant au divertissement, il s’inscrit au contraire dans une nouvelle dynamique. Cette dernière est marquée par la forte participation de personnalités politiques à des émissions de divertissement à dominante « culturelle ». Au début de la décennie, les politiques participaient à des jeux et variétés. D’une part, le phénomène se massifie mais, d’autre part, il s’approfondit considérablement. Nous pouvons soutenir que le traitement des politiques dans les divertissements est actuellement dans un processus de politisation de la parole. La configuration du divertissement est telle qu’à l’heure actuelle, deux logiques coexistent : l’une est superficielle et s’intéresse à la personne politique. L’autre, plus récente, se cherche une place dans le débat démocratique. Nous avons vu également qu’il s’est produit en 2000 une inversion des cadres d’accueil. Le divertissement est aujourd’hui le principal genre de mise en scène du politique.
95Enfin, nous sommes encore loin des campagnes électorales américaines dans lesquelles les candidats apparaissent sur des chaînes de télévision telles que MTV. Ceci résulte en partie de la structure administrative, plus rigide en France ; aux Etats-Unis, elle est en effet beaucoup plus souple [26]. Mais au-delà de la simple question administrative, il est indéniable que le public, la culture, en réalité toutes les spécificités nationales, ont un poids non négligeable sur le phénomène. C’est dans une telle logique que le président Chirac, en visite aux Pays-Bas, s’est rendu dans l’un des talk-shows en vogue à la télévision néerlandaise [27], en refusant toute interview politique. Ainsi, le Président de la République, qu’aucune émission française de divertissement n’a réussi à inviter pendant toute la décennie 1990-2002 (mis à part Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? en 1991), aurait facilement cédé à la tentation du divertissement à l’étranger. Cela mérite réflexion…
Bibliographie
RÉFÉRENCES
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Notes
-
[1]
Cité in CHATELIER, 2002, p. 52.
-
[2]
Voir « Méthodologie ».
-
[3]
NEVEU, 1995, p. 145-162.
-
[4]
Le temps de l’information comprend tous les journaux télévisés. Nous le différencions essentiellement des magazines, qui, dans une telle logique, relèveraient d’un « temps des magazines ».
-
[5]
Nous renvoyons le lecteur à l’article publié dans ce numéro ainsi qu’aux trois autres articles qui ont nourri une polémique internationale avec Jay G. BLUMLER : BRANTS 1998,1999 ; BLUMLER 1999.
-
[6]
« Echelle d’info-divertissement » BRANTS, 2003.
-
[7]
Cité in AMALOU, 2002.
-
[8]
Cité in CORNU, KERVIEL et PSENNY, 1999.
-
[9]
NEVEU, 2001, p. 8-26.
-
[10]
« De l’art de rendre la politique populaire… », BRANTS, 2003.
-
[11]
NEVEU, 1995.
-
[12]
BRANTS, 2003.
-
[13]
BLUMLER, 1999, p. 241-249.
-
[14]
KRUGMAN, HARTLEY, 1970.
-
[15]
GUO, MOY, 1998.
-
[16]
PETTY, CACIOPPO, 1981.
-
[17]
SCHOENBACH, WEAVER, 1985.
-
[18]
BLUMLER, 1970, p. 86.
-
[19]
BAUM, 2002, p. 91-109.
-
[20]
SCHNEIDERMANN, 2001.
-
[21]
Cité in CORNU et KERVIEL, 2002, p. 4.
-
[22]
Cité in KERVIEL, PSENNY, 2001.
-
[23]
LINGAARD, SIANKOWSKI, 2002, p. 52-60.
-
[24]
Cité in CORNU, KERVIEL, 2002, p. 4.
-
[25]
MEUNIER, CASA, 2002.
-
[26]
BERTRAND, 1989.
-
[27]
BRANTS, 2003.