Réseaux 2002/1 no 111

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Article de revue

La presse francophone en mediterranee

Anomalie d'un média de masse national en langue non nationale

Pages 194 à 214

Notes

  • [1]
    Cahiers de la Documentation marocaine, n° 2, novembre 1995.
  • [2]
    CHEVALDONNÉ, 1988.
  • [3]
    « Médias et marché de l’image dans l’Orient arabe. Un champ d’activité (participation) ‘globalisé’ dans une région ‘mondialisée’ (insertion) » est un programme transdisciplinaire animé par le Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain de Beyrouth (CERMOC), le centre du CNRS de Lyon (GREMMO) et l’Université libanaise.
  • [4]
    Souriau-Hoebrechts Christiane, La presse maghrébine, Paris, CNRS, 1969.
  • [5]
    Il s’agit d’El-Watan, Le Matin, La Tribune, Liberté et Le Soir d’Algérie qui totalisent en 2000 près de 400 000 exemplaires de tirage par jour. Toutes ces enquêtes ont été effectuées dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue à l’Institut français de presse de l’Université de Paris II en avril 2001.
  • [6]
    Roger MUCCHIELLI, L’analyse de contenu des documents et des communications, Paris, ESF, 1998.
  • [7]
    Revue Tunisienne de communication, n° 22, juillet-décembre 1992, p. 38.
  • [8]
    TUQUOI, Le Monde, 17 novembre 2000.
  • [9]
    NAILI, 1998, p. 158.
  • [10]
    MALTI, 1999, p. 33.
  • [11]
    Troisième secteur du système mass-médiatique canadien (à côté du privé et du public), les « médias communautaires » y sont définis comme un mode de propriété d’organismes sans but lucratif – ce qui n’est pas exportable en Méditerranée – mais aussi comme des médias au service d’une communauté, voire d’un cause, dans un environnement majoritaire, diffusant de l’information à caractère résolument local ayant trait à la vie des organismes du milieu, à certains enjeux culturels, politiques ou économiques importants pour la communauté dont il s’agit de protéger la cohésion contre toute assimilation (voir BEAUCHAMP, DEMERS et WATINE).
  • [12]
    ABOU, 1996, p. 108.
  • [13]
    Voir à ce propos, les lettres de condamnation à mort envoyées par le Groupe islamique armé (GIA) aux journalistes de Maghreb-Hebdo, publiées par LABTER, 1995, p. 201-210. Voir aussi MOUFFOK, 1996, p. 95-100. Berrah Mouny fait le point sur « Le parti de la France », Panoramiques, n° 3, troisième trimestre 1992, p. 23-28.
  • [14]
    Cité par Tuquoi Jean-Pierre, « Le débat sur l’arabisation provoque de nouveaux remous en Algérie », Le Monde, mercredi 17 juin 1998, p. 4.
  • [15]
    Le thème de la vacuité de la presse tunisienne est d’autant plus commun que le président Ben Ali lui-même l’a développé dans plusieurs déclarations depuis 1996, largement reprises dans les médias. Ridha Kéfi en rappelle les termes dans un article sans ambages : « Tunisie : inusable langue de bois » (Jeune Afrique, n° 2029,30 nov./6 déc. 1999, p. 30-31). Dans un article « A la recherche de la Tunisie nouvelle », le directeur de l’hebdomadaire marocain Demain cite même – sous couvert de l’anonymat – le rédacteur en chef d’un quotidien national qui confie que « le journalisme est mort en Tunisie. Mort et enterré » (Courrier International, n° 517,28 sept./4 oct. 2000, p. 52).
  • [16]
    Selon une correspondance d’Alger du quotidien Le Monde, le 9 février 2001, p. 2.

1On trouve, en 2000, plus d’une cinquantaine d’hebdomadaires et de quotidiens d’expression française au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Egypte, au Liban – sans compter les autres périodiques au nombre de 114 recensés en 1995 rien qu’au royaume chérifien [1] ! Ce phénomène, qui ne peut guère être réduit à un résidu d’une histoire coloniale, puisque plus de la moitié d’entre eux n’existait pas en 1989, ne va pas de soi. Accroc au schéma classique de communication dans un Etat souverain disposant d’une seule langue nationale et officielle (une information de masse nationale en langue nationale), la permanence de cette presse francophone arabe est d’autant plus surprenante que le Machrek comme le Maghreb ont vu se succéder, depuis les indépendances parfois chèrement acquises, les processus de réappropriation de l’identité nationale, les politiques d’arabisation, les idéologies du panarabisme et de l’islamisme, etc.

2C’est toute l’originalité de cette presse francophone en Méditerranée – nous dirons « PFM » en y comptant essentiellement les quotidiens et les hebdomadaires – que d’être un cas de média authentiquement national mais rédigé en langue non nationale (ce qui exclut la presse française ou monégasque). La seconde originalité tient à l’absence d’études européennes, américaines ou orientales de ce phénomène transnational. Il faut bien reconnaître qu’il est plutôt négligé au profit de recherches sur les conséquences politiques, sociales et culturelles de la télévision satellitaire sur la zone méditerranéenne ou de l’éclosion – autrement marginale – des pratiques des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Déjà en 1988, François Chevaldonné tente de pallier le manque de regroupement de recherches comparatives et multidisciplinaires sur les médias arabes dans un ouvrage collectif [2] qui, curieusement, fait l’impasse sur la presse écrite. Les études qui suivent, jusqu’aux grands programmes internationaux comme celui lancé en 1999 au Liban par le CNRS, n’associent plus aux médias que l’audiovisuel et l’électronique [3]. Certains chercheurs comme la Canadienne Lise Garon (1998) reprennent les études très pointues sur la presse maghrébine qu’a menées dans les années 1960 Christiane Souriau-Hoebrechts [4]. Il existe aussi de nombreux ouvrages de témoignage (Malti, Labter, Mouffok...) mais aucun ne pose la problèmatique de la francophonie, c’est-à-dire de l’usage d’une langue étrangère – ou plus justement « seconde » – pour l’expression d’un média de masse en Méditerranée.

METHODOLOGIE ET MODELES ANTERIEURS D’ANALYSE

3Reposant sur le postulat que la PFM assume un rôle que ne joue pas la presse de langue nationale, une enquête par entrevues systématiques auprès d’informateurs-clés comme les directeurs de la rédaction ou les rédacteurs en chef de 32 quotidiens et hebdomadaires de la PFM, entre 1997 et 1999, au travers d’une même série de 64 questions, a conduit à constater plusieurs tendances lourdes. Ce choix, même s’il a été limité par l’impossibilité de se rendre en Algérie en pleine « décennie rouge » (seuls les responsables des cinq principaux quotidiens privés, en déplacement en France ou au Liban, ont pu être interrogés [5] ), a permis de tendre vers une certaine exhaustivité et d’éviter la construction d’un échantillon sans représentativité. En effet, il ne manque à notre enquête que les entretiens avec une vingtaine de rédacteurs en chef algériens des rares quotidiens étatiques et de nombreuses publications privées apparues après 1990 qui n’atteignent pas, pour la plupart, des tirages ou une influence importants. Nous avons complété ces entretiens systématiques par une cinquantaine d’interviews de journalistes, de chercheurs et de diplomates.

4En l’absence de toutes études d’audiences respectées et fiables dans des pays, où même le tirage d’un journal fait l’objet de secret ou de rumeur, la méthode a consisté en l’analyse de la stratégie des acteurs principaux confrontée aux résultats d’une étude de contenu sur la couverture d’événements révélateurs. En nous inspirant de Roger Mucchielli [6], nous avons étudié la couverture de ces journaux à l’occasion de la Conférence euro-méditerranéenne des ministres des Affaires étrangères des 15 pays de l’UE et de leurs 12 homologues sud-méditerranéens à Stuttgart en avril 1999 (59 articles), et du Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement francophones à Hanoi, en novembre 1997 (68 articles).

5Ces méthodes comparatives n’empêchent pas d’apporter de nombreuses nuances entre les paysages médiatiques des différents pays ainsi qu’entre les titres au sein d’un même Etat. Pour empiriques qu’elles soient, elles offrent un recours face à l’absence d’études récentes sur le sujet et aux limites – sinon au caractère caduc – des rares modèles antérieurs d’interprétation.

6La PFM, un média au service du développement ?

7Ainsi, depuis l’abandon par l’ONU de sa doctrine du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC) à la fin des années 1980, les chefs de rédaction de la PFM ne revendiquent plus le rôle assigné alors à la presse de « vecteur du développement ». Même si les pays concernés sont toujours en voie de développement et que les disparités entre médias du Sud et du Nord perdurent, il n’y a guère que le directeur du quotidien marocain proche du Palais, Le Matin du Maghreb et du Sahara, pour reprendre les termes du NOMIC. « Eduquer les gens » est ainsi la vocation principale du titre. Dans les faits, le relais fidèle de l’Etat, voire sa célébration rituelle, qui ont tellement marqué les journaux de l’ère NOMIC, restent très présents dans les titres officiels du Maghreb et de l’Egypte. D’autres titres étatiques égyptiens (Al-Ahram Hebdo et Le Progrès égyptien) ou partisans marocains (Temps présent, Al-Maghrib, Al-Bayane) revendiquent, par ailleurs, une sensibilité tiers-mondiste.

8Mais la plupart des nouvelles publications marocaines – plus ouvertes sur l’économie que la politique – ou algériennes qui se veulent « indépendantes » entendent rompre avec ce modèle qui plaçait l’information au seul service du pouvoir. Les journaux francophones s’adressent généralement à un lectorat appartenant aux classes sociales élevées, bilingue (voire trilingue) et occidentalisées dans ses références comme dans ses modes de vie, pour lequel le paradigme du développement est dépassé.

9La PFM demeure-t-elle au service de l’Etat ?

10Au-delà de ce schéma développemental, un modèle d’analyse des relations presse/pouvoir, couple indissociable et difficile à dépasser dans plusieurs pays méditerranéens à la tradition étatique forte, pourrait s’imposer dans le cas de la PFM. Comme le remarque le chercheur tunisien Larbi Chouikha : « Ces deux champs (journalistique et politique) interfèrent, se complètent et même se confondent intimement pour aboutir à une dépendance totale, voire à une subordination des habitus des journalistes et de leur production symbolique, au monde politique incarné par l’institution étatique, c’est-à-dire : parti au pouvoir et gouvernement tous confondus, ainsi que les personnes qui agissent en leur nom [7]. »

11Les quotidiens et les hebdomadaires de la PFM peuvent d’ailleurs se ranger selon trois genres en relation directe avec le pouvoir central : les titres étatiques ou assimilés ; les titres partisans, organes de partis politiques ou d’organisations religieuses ; les titres dits « indépendants » et qu’il est préférable d’appeler « privés » tant leurs liens avec les hommes au pouvoir sont parfois souterrains. De nombreuses études portent sur les « liaisons dangereuses » entre les journaux et les pouvoirs au Maghreb comme au Machrek. Outre les publications étatiques qui ne peuvent s’essayer à un discours pluraliste que dans un pays comme l’Egypte où la presse francophone reste ultra-minoritaire, les titres partisans ou privés demeurent souvent intimement liés aux gouvernants.

12Ainsi, nombre d’anomalies existent dans les publications comme, au Maroc, le cumul des titres de ministre et de directeur de publication (le Premier ministre Youssoufi avec Al-Ittihad Al-Ichtiraki ; son ministre chargé de l’aménagement du territoire avec Libération et le ministre de l’Education nationale avec Al-Bayane). Au Liban, le président directeur général du groupe de L’Orient-Le Jour, journal privé, a également été, sept ans durant, ministre de la Culture et de l’Enseignement supérieur.

13En Algérie, nombreux sont les spécialistes qui constatent que « l’existence de plus de trente quotidiens francophones ou arabophones (dont les deux tiers en français) à vocation nationale est un non-sens économique [8] ». Comment autant de titres parviennent-ils à survivre alors que seuls quelque six quotidiens peuvent compter sur leur diffusion pour se maintenir ? Les liens de certains avec des cercles du pouvoir qui fourniraient informations et argent sont dénoncés par des journalistes ou des chercheurs (Garon, Chalabi, Malti, Mouffok). Ainsi, selon la directrice de l’ancien hebdomadaire partisan du dialogue démocratique avec les islamistes, La Nation, la suprématie de la presse francophone serait d’ordre politique.

14« Il s’agit d’une prétendue supériorité qui repose sur le soutien du pouvoir à la presse francophone, car la majorité des hommes au pouvoir penchent pour la langue française. Il y a en effet un discours sur l’arabisation, mais il n’y a pas une volonté politique qui se traduirait concrètement par une aide ou une politique de soutien [9]. » Très majoritairement opposée au projet islamiste, cette presse se serait transformée, depuis les premières victoires électorales du Front islamique de salut (FIS), en alliée objective du régime dans sa stratégie d’affaiblissement de ce courant politique et social. La presse arabophone, qui lui était largement favorable, aurait fait les frais de cette coloration.

15Cette analyse – pour intéressante qu’elle soit – fait un peu vite l’impasse sur les multiples pressions politiques, judiciaires et économiques dont ont été victimes les principaux titres francophones pendant toute la décennie. Elle semble aussi négliger le meurtre de plusieurs de leurs journalistes, vite attribué à « des terroristes armés » sans qu’il soit possible pourtant d’écarter totalement la thèse – dans certains cas – d’actes commandés par des responsables au pouvoir. Mais de façon à être reçu partout (en dehors de l’Algérie en pleine « décennie rouge »), sans mettre en difficultés nos interlocuteurs et sans risquer de nous heurter toujours à des secrets bien gardés, nous avons choisi délibérément de placer l’analyse au-delà d’une seule étude des relations presse-pouvoir.

16La PFM, média de minorités ou de communautés ?

17Aussi, plutôt que de poser l’impossible question de Djallal Malti, « La presse algérienne est-elle indépendante [10] ? » – question qui peut être élargie à tous les pays – est-il possible d’importer du Québec un autre modèle d’analyse, celui de « presse minoritaire » ou « communautaire [11] » dans un environnement majoritaire. En effet, ce phénomène d’un média national en langue non nationale se place d’emblée en situation « marginale », puisqu’il s’exprime dans une langue qui n’est pas la langue de l’Etat. D’ailleurs, les pays étudiés ont tous un régime d’unilinguisme officiel.

18Certains journaux font référence plus ou moins explicitement à cette « conscience communautaire » exprimée par voie de presse qu’ont étudiée plusieurs chercheurs au Canada (Watine, Johnson, Beauchamp, Demers). Ainsi, des publications s’inscrivent dans la fonction que Francis Balle (1987) associe au médias des milieux minoritaires en direction d’audiences « closes » ou « demi-closes » (c’est-à-dire disposant d’un public considéré comme acquis) de propager une identité ou une cause.

19Au Liban où le communautarisme a conduit autant à l’élaboration d’un Etat dont le pouvoir est partagé suivant les confessions qu’à seize ans de guerre civile intercommunautaires (1975-1990), contribuant à grossir une vaste diaspora, les minorités sont une réalité. L’Anatomie de la francophonie libanaise conclut que : « Le français n’est plus, s’il l’a jamais été, l’apanage d’une seule communauté religieuse. Cependant si la plus forte avancée du français s’est faite dans la communauté chiite, ce sont les communautés chrétiennes qui sont les plus représentées dans l’échantillon de francophones réels dont près de 50 % sont maronites [12]. »

20Aussi, des traditions de pratiques culturelles restent vivaces et le chef du bureau de l’Agence France Presse, Jacques Lhuillery, peut estimer en 1998 qu’en dehors d’Al-Nahar (arabophone), toutes les publications libanaises sont des « journaux de communautés » ; les titres francophones étant essentiellement orientés vers une population chrétienne. Palliant le manque d’enquête de lectorat par confessions, nous avons étudié les appartenances religieuses des principaux responsables des dix-huit périodiques francophones libanais.

21En mars 2000, sur les quarante cinq personnes qui possèdent ou dirigent un tel titre, deux seulement sont musulmanes dans un groupe de mensuels de jeunes (Echo génération) et un hebdomadaire culturel donnant les programmes TV (Vision). Si des médias audiovisuels appartenant majoritairement à des chiites (National Broadcasting Network de Nabi Berri et ses proches) ou à des sunnites (Future TV et Radio Orient des proches de Rafic Hariri) offrent des programmes en français notamment en direction des Libanais rentrés de France ou d’Afrique francophone après la guerre, la presse écrite francophone demeure l’apanage des chrétiens.

22En Algérie, les violences étatiques et le terrorisme islamiste radicalisent les approches et développent des réflexes identitaires semblables à ceux des minorités persécutées. Même si les journalistes francophones n’ont pas plus été la cible des terroristes que les arabophones – la télévision algérienne surtout ayant payé un lourd tribut –, il n’en reste pas moins que deux fois plus d’employés de journaux en langue française ont été assassinés que d’employés de titres arabophones (moins nombreux par ailleurs).

23Ainsi, selon un décompte de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) qui dispose d’un bureau à Alger, sur la centaine de cadres, journalistes, ouvriers du livre, photographes ou techniciens tués entre 1993 et 1997,36 appartenaient à des publications francophones contre 15 à des arabophones. Rien d’étonnant dès lors que nombre de journalistes francophones estiment être pris entre deux feux, celui des nationalistes du pouvoir qui les accusent d’être des « traîtres du Hizb’França » (du parti de la France) et celui des islamistes qui les traitent de « renégats du parti de Satan [13] ».

24Révélateur de la fracture entre les composantes de la société algérienne : la loi sur la généralisation de la langue arabe entrée en vigueur le 5 juillet 1998. Benamar Zerhouni, ancien ministre de la Communication chargé du dossier de l’arabisation au gouvernement, n’hésite pas à déclarer que la presse francophone « n’a rien à voir avec le peuple algérien, sa culture et ses traditions, sauf le fait qu’elle est domiciliée à Alger. (...) L’existence de cette presse francophone est en nette contradiction avec la Constitution [14] ».

25Le gouvernement algérien le limogera discrètement face au tollé de la presse (francophone accompagnée de quelques titres arabophones) et de certains partis politiques. Il s’agit surtout de ceux proches des Kabyles comme le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) qui dénoncent « cette loi scélérate » et appellent à la désobéissance civile. D’ailleurs, des titres comme Liberté, dont l’actionnaire principal est un homme d’affaire berbère partisan du RCD, ou Le Matin qui dispose d’une édition « Kabylie » avec son titre en caractères berbères, sont très clairement porteurs d’une « conscience communautaire », tout en ayant un positionnement et un lectorat national.

TROIS TRAITS COMMUNS

26Au Liban comme au Maghreb, ces particularismes de « média communautaire » ou « de minorités » ne définissent toutefois pas une règle générale ni un modèle assimilable à tous les titres francophones méditerranéens ou par rapport auquel ils doivent tous se positionner. En revanche, l’enquête par interviews systématiques révèlent des traits communs qui vont parfois à l’encontre des idées reçues.

Des chefs de rédaction jeunes dans des titres jeunes

27Il ne se rencontre pas de chefs de rédaction de la PFM abattus et perpétuant de façon misérable la publication d’un titre dont seule l’histoire garde la trace de son rayonnement. Au contraire, ces responsables sont jeunes, compte tenu de leurs fonctions (44 ans en moyenne en 1998, avec près d’un tiers de moins de 39 ans) et leurs titres plus jeunes encore puisqu’une majorité est née après 1990 (18 sur 32). La proportion serait d’ailleurs bien supérieure si nous avions pu enquêter en Algérie auprès de la trentaine de quotidiens qui existent à la fin de la décennie 1990 et dont nous n’avons que cinq représentants parmi les répondants.

28Certes, le plus ancien titre de la PFM est de loin Le Progrès égyptien (1893), suivi des titres libanais comme La Revue du Liban (1928) ou L’Orient-Le Jour (1971) issu de la fusion de deux quotidiens des années 1924 et 1934. De rares publications se maintiennent depuis la période coloniale (La Presse de Tunisie en 1936) ou sont nées dans la clandestinité des mouvements indépendantistes (Le Renouveau/L’Action en 1933, El-Moudjahid en 1956). Si plusieurs publications de la PFM ont été créées aux lendemains des déclarations d’Indépendance (L’Opinion en 1962, Libération en 1964), nombreux datent de la fin de la bipolarisation du monde. Le plus jeune étudié de la décennie est marocain (Le Reporter, 1998) mais d’autres titres ont paru depuis comme les hebdomadaires marocains Tel Quel (2001) ou Demain (2000) et plusieurs quotidiens algériens comme La Nouvelle république (1998) ou L’Expression (novembre 2000). Le secteur de la PFM perpétue au début de la décennie 2000 son dynamisme des premières années 1990.

29Les chefs de ces rédactions sont plutôt des hommes (28 sur 32) mais les femmes peuvent être à la tête de titres influents comme Magazine au Liban, L’Economiste au Maroc, Le Matin en Algérie. Ils disposent très majoritairement d’une formation universitaire dans leur pays (20 sur 32) ou complétée à l’étranger (15), essentiellement en France. Toutefois, ils ne sont qu’un peu moins d’un tiers à avoir suivi des études – théoriques ou pratiques – spécifiquement journalistiques, ce qui tend à prouver que la profession reste ouverte en Méditerranée. En moyenne, l’expérience de ces chefs de rédaction en 1998 est de dix-sept ans et une grande majorité d’entre eux ne sont entrés dans leur journal que durant la décennie 1990 (23 sur 32). Nous pouvons voir là une réelle mobilité, bien éloignée de tout paysage médiatique figé.

30Quel que soit le statut de leur journal – étatique, partisan ou privé –, les responsables de la PFM restent conscients du rôle que joue leur titre dans la société et voient l’avenir avec confiance. Ainsi, l’optimisme prédomine quant à leur vision sur cinq ans (20 sur 32) tandis qu’un seul reste franchement pessimiste (le reste demeurant partagé). En revanche, leur vision de l’avenir à dix ans pour la presse francophone nationale en général est plus mitigée mais reste majoritairement confiante (11 optimistes, 13 partagés, 5 pessimistes). La différence entre les deux tendances est plutôt signe de dynamisme et d’émulation. Elle semble montrer que, malgré la conscience de la baisse progressive du lectorat francophone (du fait de l’arabisation de l’enseignement au Maghreb essentiellement), les responsables interrogés pensent que leur journal est mieux armé que leurs concurrents francophones pour se maintenir.

Une concurrence assumée

31Face à la concurrence des quotidiens ou des hebdomadaires en langue nationale, les chefs de la PFM gardent de sérieux atouts. Un journal étant vendu sur deux marchés, celui du lecteur-acheteur et celui des annonceurs, les journaux francophones bénéficient à la fois, selon leurs responsables, de la plus grosse part du marché publicitaire du secteur privé (20 répondants sur 32) et de la meilleure couverture de l’actualité économique (24 sur 32). Ce secteur à la fois vital pour un pays et rendu très dynamique actuellement du fait de la mondialisation et des partenariats euro-méditerranéens, est un vecteur de développement pour la PFM.

32Ainsi, les chefs de rédaction constatent-ils la faiblesse de la publicité du secteur privé dans les titres arabophones à grands tirages du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, tandis qu’au Liban, les titres francophones revendiquent les plus fortes parts de marché publicitaire dans le secteur très rentable des produits de luxe. Les raisons d’un tel déséquilibre sont multiples, parmi lesquelles la tradition de la presse coloniale, la référence à la presse européenne, la formation des publicitaires, la maîtrise des technologies ou la croyance populaire en « une langue qui vend mieux » sont les plus évidentes au Maghreb.

33Même si le marché publicitaire, sous l’action discrétionnaire de l’Etat comme en Algérie ou en Tunisie, peut être faussé, il ne semble pas que ces tendances observées soient remises en cause, d’autant que l’appel aux investisseurs européens et l’ouverture des marchés nationaux tendent à s’exprimer dans une langue autre que l’arabe, en anglais parfois et en français surtout. Mais les titres en langue nationale partagent avec les publications francophones essentiellement étatiques ou partisanes (quand il s’agit du ou des partis au pouvoir) les faveurs de la publicité publique (communication institutionnelle, annonces d’entreprises étatiques, appels d’offre). Surtout, les petites annonces classées sont largement le fait des publications en langue nationale, comme le confirment 22 chefs de rédaction sur 32. Plusieurs d’entre eux avancent des raisons purement économiques : ces annonces ne les intéressent pas parce qu’elles rapportent beaucoup moins que la publicité qu’ils diffusent.

Une élite ciblée

34Contrairement à une idée répandue, les chefs de rédaction de la Méditerranée ne sont pas démunis dans l’appréhension de leur lectorat. Malgré le regret souvent exprimé par les Marocains, les Algériens, les Tunisiens, les Egyptiens ou les Libanais de l’absence d’un organisme du type de l’OJD français pour contrôler la diffusion et les tirages, plusieurs instituts de sondages étudient les audiences des médias en s’appuyant sur une méthodologie de plus en plus sérieuse au Machrek comme au Maghreb. Ces organismes n’ont fait leur apparition qu’à la fin de la décennie (comme l’Institut Abassa qui a proposé la première étude multimédia sur l’Algérie en 1997). Leurs enquêtes font l’objet de vives polémiques dans un secteur encore habitué au secret des chiffres. Toutefois, il se trouve une large majorité de chefs de rédaction à avoir commandé une étude sur leur lectorat (22 sur 32) et plus d’un tiers l’ont confiée, au cours de la décennie 1990, à un organisme spécialisé (11 sur 32).

35L’appréciation que les chefs de la PFM portent sur leur lectorat le définit clairement comme appartenant aux catégories sociales les plus élevées. Il s’agit d’abord d’une élite politique (sauf en Egypte), puis d’une élite universitaire et intellectuelle, d’une élite économique enfin (surtout au Maroc et au Liban, un peu en Tunisie et à peine ailleurs). En Tunisie, une part essentielle du lectorat francophone semble composée par les fonctionnaires. Ceci s’explique à la fois par le développement de la classe moyenne et la part importante de la fonction publique dans le pays mais aussi par des habitudes d’abonnements « de soutien » dans toutes les administrations tunisiennes. Enfin, à de rares exceptions près (comme en Egypte), les chefs de rédaction revendiquent un lectorat d’actifs (la part des retraités n’y étant que modeste), ce qui contredit un peu la vision générale d’un lectorat vieillissant. Quant à la part internationale du lectorat, elle est essentiellement composée d’expatriés des milieux diplomatiques ou d’affaires dans les pays mêmes (essentiellement en Egypte, au Liban et en Tunisie) tandis que les exportations restent infimes pour la majorité des titres.

36Toutefois, les limites du renouvellement du lectorat son perceptibles dès aujourd’hui et l’état de l’enseignement national en est le révélateur. Les lois sur l’arabisation généralisé au Maghreb, la crise de l’enseignement public au Maroc, en Algérie, et même en Tunisie, le manque de débouchés en français au sortir des écoles francophones en Egypte, la baisse du niveau de maîtrise du français en dépit de sa diffusion plus large au Liban constituent de réels motifs d’inquiétude pour les responsables de la PFM. Cependant, le constat amer de certains d’entre eux, quant à la baisse des habitudes de lecture et à l’accroissement d’un certain « analphabétisme bilingue » (en Algérie et au Maroc), peut être partagé par leurs confrères arabophones.

TROIS HYPOTHESES

37La presse francophone méditerranéenne est placée dans une situation paradoxale par son statut même. Presse nationale en langue non nationale, elle doit à la fois rester proche d’un lectorat surtout avide d’informations locales et qui suit l’actualité mondiale au travers des radios internationales ou de la multitudes de chaînes de télévision par satellite, mais elle doit lui apporter aussi une ouverture privilégiée sur le monde que lui permet son expression en langue autre que nationale. Le postulat d’une fonction spécifique et irremplaçable assumée par PFM à côté de la presse en langue nationale – la permanence d’un lectorat de masse ne s’expliquerait pas sinon – conduit à poser trois hypothèses. Celle de son rôle particulier au plan national, mais aussi au-delà où elle suivrait de façon privilégiée deux axes internationaux et géopolitiques contemporains : l’élaboration du partenariat euro-méditerranéen et l’émergence de la francophonie politique de Boutros Boutros-Ghali.

38Ces hypothèses ont le mérite aussi d’inscrire l’analyse directement dans la dernière décennie du XXe siècle. Le processus de Barcelone pour un partenariat entre les pays du pourtour méditerranéen ne date, en effet, que de novembre 1995 tandis que la dimension politique de la francophonie n’est officiellement revendiquée que depuis la conférence des ministres des Affaires étrangères à Marrakech (décembre 1996). L’ensemble des résultats issus du discours des chefs de rédaction et de l’analyse des contenus médiatiques permet de tester ces trois hypothèses.

Rôle national spécifique

39Parmi les différentes fonctions de la presse dans un Etat démocratique ou en phase de démocratisation, il est significatif que la plupart des chefs de rédaction de la PFM revendiquent en priorité les rôles de « surveillance » et de « forum assurant la reliance sociale » bien avant l’apport d’une image du monde, la transmission de la culture ou la dimension économique. Ils se placent ainsi au cœur des débats en cours dans des sociétés généralement en transition.

40Cette tendance est confirmée par les estimations des chefs de la PFM sur leur plus large couverture de la politique intérieure (14 répondants la jugent supérieure à celle de leurs concurrents arabophones et 12 égale) et de l’économie (24 sur 32 estiment la traiter plus que leurs homologues en langue nationale). La dimension d’ouverture sur le monde, si nécessaire au développement d’une société, est par ailleurs mieux revendiquée ici puisqu’il se trouvent 15 chefs de rédaction sur 32 pour estimer lui accorder une plus grande place que leurs confrères arabophones et seulement 8 pour affirmer le contraire. En revanche, la presse de langue nationale semble beaucoup plus riche en faits divers (selon 28 répondants), en divertissements (13 répondants sur 32 tandis que 11 estiment en fournir autant), et plus modérément en sport (19 répondants jugent leur couverture sportive équivalente et 8 inférieure).

41Cette différence de profil général – qui conduirait globalement à voir dans la presse francophone un « média élitiste » face à une presse en langue nationale plutôt « populaire » – trouve une nouvelle illustration au travers des rubriques proposées par les journaux francophones. Sept styles de rubriques, totalement originales suivant les pays, distingueraient ainsi, selon les chefs de rédaction, la PFM de sa consœur arabophone dans le domaine de la finance et de la bourse, des médias, de l’humour, des échos et des indiscrétions, de la jeunesse, de la francophonie culturelle et de l’histoire. Quant aux genres journalistiques, la presse francophone aurait plus recours aux grands genres dits « d’information » (le reportage, l’enquête) là où sa consœur est plus versée dans ceux « de commentaire » (éditorial, tribune, chronique).

42De plus, quatorze chefs de rédaction de la PFM assurent que le français permet d’aborder des sujets que la langue nationale exclut ou rend difficiles. Les raisons évoquées sont d’ordre techniques ou culturelles – il y a plus de facilité à parler de découvertes scientifiques en français qu’en arabe, pauvre en termes et en concepts contemporains – mais aussi de l’ordre du tabou religieux ou politique. Souvent rappelées, les « valeurs arabo-musulmanes » inspirent très largement la presse arabophone et lui interdisent le plus souvent les sujets comme la laïcité, l’analyse de l’islamisme, l’avenir de la monarchie au Maroc, la sexualité, etc. Plus nombreux encore sont les chefs de rédaction qui pensent que le français permet d’aborder différemment un même sujet (26 répondants dont 5 de façon très nuancée). Les qualités distinctives reconnues au français selon les uns ou les autres dans le domaine de la métaphore, la tradition, la précision, la clarté, la modération, la neutralité, l’efficacité, la liberté et la modernité, illustrent cette différence que nous cherchons à révéler.

La question méditerranéenne

43Bien que la plupart des titres de la PFM soient surtout attachés à couvrir l’actualité nationale ou régionale, la dimension internationale que représente la Méditerranée fait partie intégrante de leur ligne éditoriale de façon prioritaire (21 répondants) ou secondaire (8 répondants sur 32).

44La Méditerranée, en dehors de quelques définitions égocentrées, est essentiellement synonyme de relation à l’Europe (plus précisément, aux pays de l’Europe du sud dont la France) dans la bouche des chefs de rédaction de la PFM. Il y a d’ailleurs un lien direct à établir entre la sensibilité des titres à cette thématique et l’avancée des accords euro-méditerranéens d’association dans le cadre du processus de Barcelone. Ainsi, la Méditerranée fait réellement partie de l’agenda politique et journalistique de la Tunisie et du Maroc qui sont les seuls pays du Sud (avec PFM) à avoir leur accord de partenariat avec l’Union européenne entré en vigueur (respectivement en mars 1998 et en mars 2000). L’Egypte et l’Algérie n’ont signé qu’en 2001 (il faut encore la ratification des parlements) tandis que le Liban poursuit toujours ses négociations.

45Si la représentation de la Méditerranée que se font les chefs de la PFM mélange le lyrisme au réalisme, conduisant à constater souvent l’échec actuel du projet de meilleure intégration de l’Europe et de son Sud, ils sont plus des deux tiers à y voir l’axe principal de la relation à l’Europe, plus de la moitié à la considérer porteuse d’avenir pour leur pays et près d’un tiers à réclamer une meilleure coopération. Toutefois, ils ne sont qu’une minorité à participer à des échanges ou des réseaux euro-méditerranéens ou méditerranéens; et encore ne s’agit-il souvent que d’initiatives européennes avec financements européens (12 répondants sur 32). Nous voyons là assurément les limites du thème et de la militance de ces acteurs.

46La Conférence euro-méditerranéenne des ministres des Affaires étrangères à Stuttgart les 15 et 16 avril 1999 a donné lieu – à l’exclusion d’une partie des quotidiens algériens tout occupés par l’élection du président Bouteflika – à une couverture importante de la part des titres marocains, tunisiens, égyptiens et libanais. Toutefois, malgré cinq envoyés spéciaux et quelques éditoriaux, le traitement d’un sujet qui engage l’avenir même des sociétés du pourtour méditerranéen reste encore très institutionnel et rarement proche des lecteurs (à l’exception d’articles économiques pour les hommes d’affaires au Maroc).

47La relative jeunesse du processus de Barcelone (1995), même s’il s’appuie sur des décennies de diplomatie de rapprochement, et le blocage des négociations de paix israélo-palestiniennes expliquent sans doute que ce sujet ne soit pas, malgré l’intérêt affiché des chefs de rédaction, plus largement couvert. Il est cependant, de par la langue européenne qu’est le français et l’abondance des dépêches des agences internationales (AFP et Reuter), plus traité par la PFM que par les journaux de langue nationale. La couverture de ce thème ne saurait d’ailleurs que s’accroître dans les titres, ne serait-ce qu’au rythme des signatures d’accord de partenariat entre l’Union européenne et les pays tiers-méditerranéens.

Francophonie politique

48La majorité des chefs de rédaction de la PFM n’intègrent pas, ou alors de façon secondaire, la francophonie dans leur ligne éditoriale (16 répondants sur 32 contre 9 qui la revendiquent). Ce constat est surprenant alors que nous aurions pu imaginer que la nomination d’un grand Méditerranéen comme Boutros Boutros-Ghali à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) aurait galvanisé les chefs de rédaction du Maghreb et du Machrek.

49Au-delà des quatre sens habituels du concept de francophonie (notion linguistique, géographique, spirituelle et institutionnelle), plusieurs chefs de la PFM restent sensibles à sa dimension conflictuelle. Majoritairement, les Algériens la rejettent pour la connotation postcoloniale de prolongation de l’empire français qu’ils croient y déceler, tandis que plusieurs, au Maroc notamment, y voient le vecteur d’une hégémonie culturelle et économique de la France. Pourtant, les reproches vont plutôt au manque de clarté des institutions francophones et à la petitesse des moyens mis en œuvre pour la défense de la langue française sur la planète en général, au regard du développement irréversible de l’anglais, et surtout au niveau de chaque pays en particulier. Nombreux sont les Marocains et les Tunisiens qui voient une incohérence de la France à parler de francophonie tout en poursuivant un retrait de ses coopérants des systèmes éducatifs locaux et en maintenant des procédures lourdes d’attribution de visa pour son territoire.

50Si une très large majorité des répondants revendiquent une participation personnelle ou de leur titre à un réseau francophone (24 sur 32), force est de constater qu’elle ne débouche pas forcément sur une solidarité effective qui aille au-delà de la simple participation à quelques conférences ou colloques internationaux. Surtout, il y a une absence de coopération francophone entre les pays du Sud. Il semble bien, malgré les nuances apportées, qu’il nous faille partiellement infirmer notre troisième hypothèse selon laquelle la presse francophone participerait de façon privilégiée à l’émergence d’une francophonie internationale et politique qui entend être active dans la recherche d’un nouvel équilibre mondial.

51Cependant, les contenus de la PFM nuancent les déclarations des chefs de rédaction. En effet, la couverture du Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement ayant le français en partage à Hanoi du 14 au 16 novembre 1997, a été très importante dans la PFM du Machrek et de Tunisie. En revanche, la presse francophone du Maroc, prise par des élections législatives, n’en a transmis qu’un écho modéré de tonalité générale plutôt factuelle, tandis que les quotidiens algériens l’ont ignoré ou critiqué. Même si la nomination du diplomate international Boutros Boutros-Ghali à la tête de la francophonie lui a garanti une médiatisation mondiale dans laquelle les titres de la PFM ont pris toute leur part, il n’en demeure pas moins que certains sont passés à côté de l’information principale (comme La Tribune algérienne ou Libération au Maroc) !

52Preuve s’il en est que, en dehors d’un réel mouvement de sympathie de la PFM machrékienne (et dans une moindre mesure tunisienne) pour le francophone et Méditerranéen Boutros Boutros-Ghali, il n’existe pas encore de réel sentiment de solidarité et d’appartenance commune en Méditerranée dans le cadre du projet francophone. Cette absence est aussi illustrée par le manque de coopération inter-PFM.

UN PROCHE AVENIR ASSURE

53Quel avenir dès lors pour ce média spécifique à la fois national et de langue non nationale ? Il semble acquis, pour les deux premières décennies du XXIe siècle au moins, que la PFM appartienne solidement au paysage médiatique des sociétés maghrébines, libanaise et égyptienne. Le dynamisme du secteur, toujours porteur de créations de titres en Algérie, au Maroc ou au Liban au début du XXIe siècle, reste prometteur. Quand bien même les lecteurs ne se renouvelleraient pas – ce qui est loin d’être assuré malgré les politiques d’arabisation au Maghreb – et que la francophonie essentiellement éducative ailleurs ne passerait pas plus largement à d’autres secteurs, les générations actuelles qui achètent la PFM lui garantissent encore deux à trois décennies de lectorat quasi captif.

54De plus, l’intensification des échanges de toutes natures entre l’Union européenne et les pays sud-méditerranéens est susceptible d’apporter un flot d’informations qui la favorise. Nous pouvons même estimer que, dans la foulée du secrétariat général de l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali et du Sommet de la francophonie à Beyrouth en octobre 2002, le courant francophone méditerranéen se renforce encore, plaçant là aussi la PFM en première ligne. Certains, comme le libanais L’Orient-Le Jour, illustrent déjà pleinement cette orientation. Dans une moindre mesure, les titres égyptiens s’y essayent sans cependant compter sur une quelconque influence politique ou une assise sociale. Mais au Maghreb, dans un mouvement autant de professionnalisme que d’aspiration à « faire référence », les publications les plus sérieuses comme El-Watan en Algérie, L’Economiste, Le Journal ou La Vie économique au Maroc ou Réalités en Tunisie font de gros efforts pour couvrir des événements euro-méditerranéens qui conditionnent l’avenir de leur pays. Nous pouvons raisonnablement voir un accroissement de cette tendance, porté par la concurrence que se livrent les titres, dans un avenir proche.

55Le danger essentiel pour la PFM dès lors serait plutôt de perdre sa spécificité de contenu. Par l’étouffement de l’autocensure, de la répression judiciaire, de la pression économique ou de la persécution politique, le risque est grand en effet de voir ses pages se vider de toute matière. Un rédacteur de Tunis-Hebdo, dans un pays où la presse – arabophone comme francophone – est décriée partout pour sa vacuité [15], ne s’y est pas trompé. « Son avenir (de la PFM tunisienne) dépend de sa crédibilité. Il y a pour la langue française un regain d’intérêt du fait de la télévision française dans les foyers et du maintien du français dans les lycées et les universités. En apportant un ton plus critique face au système politique, économique et culturel, elle peut gagner en crédibilité et assurer son développement. »

56La grève de la faim du journaliste Taoufiq Ben Brik pendant l’année 2000 témoigne du malaise général qui oppresse la presse tunisienne. En Algérie, le nouveau projet de Code de l’information que le président Bouteflika fait adopter, le 16 mai 2001, prévoit la suspension administrative des journaux, le rétablissement de l’autorisation préalable, des peines plus lourdes pour punir « la diffamation et l’insulte contre les institutions et les corps constitués [16] ». Au Maroc, après les promesses de l’intronisation de Mohammed VI, interdictions, condamnations, amendes s’abattent depuis décembre 2000 sur trois titres hebdomadaires (Le Journal, As-Sahifa et Demain) – dont le francophone Le Journal est le leader – qui rouvrent tous les dossiers des « années de plomb » pour accélérer la démocratisation du régime. Ils parviennent toutefois à reparaître, sur papier comme sur l’internet, avec le soutien d’une opinion publique naissante et de grands titres internationaux. La liberté de la presse est un combat permanent que des journaux de la PFM marocaine comme algérienne mènent en première ligne.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Cahiers de la Documentation marocaine, n° 2, novembre 1995.
  • [2]
    CHEVALDONNÉ, 1988.
  • [3]
    « Médias et marché de l’image dans l’Orient arabe. Un champ d’activité (participation) ‘globalisé’ dans une région ‘mondialisée’ (insertion) » est un programme transdisciplinaire animé par le Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain de Beyrouth (CERMOC), le centre du CNRS de Lyon (GREMMO) et l’Université libanaise.
  • [4]
    Souriau-Hoebrechts Christiane, La presse maghrébine, Paris, CNRS, 1969.
  • [5]
    Il s’agit d’El-Watan, Le Matin, La Tribune, Liberté et Le Soir d’Algérie qui totalisent en 2000 près de 400 000 exemplaires de tirage par jour. Toutes ces enquêtes ont été effectuées dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue à l’Institut français de presse de l’Université de Paris II en avril 2001.
  • [6]
    Roger MUCCHIELLI, L’analyse de contenu des documents et des communications, Paris, ESF, 1998.
  • [7]
    Revue Tunisienne de communication, n° 22, juillet-décembre 1992, p. 38.
  • [8]
    TUQUOI, Le Monde, 17 novembre 2000.
  • [9]
    NAILI, 1998, p. 158.
  • [10]
    MALTI, 1999, p. 33.
  • [11]
    Troisième secteur du système mass-médiatique canadien (à côté du privé et du public), les « médias communautaires » y sont définis comme un mode de propriété d’organismes sans but lucratif – ce qui n’est pas exportable en Méditerranée – mais aussi comme des médias au service d’une communauté, voire d’un cause, dans un environnement majoritaire, diffusant de l’information à caractère résolument local ayant trait à la vie des organismes du milieu, à certains enjeux culturels, politiques ou économiques importants pour la communauté dont il s’agit de protéger la cohésion contre toute assimilation (voir BEAUCHAMP, DEMERS et WATINE).
  • [12]
    ABOU, 1996, p. 108.
  • [13]
    Voir à ce propos, les lettres de condamnation à mort envoyées par le Groupe islamique armé (GIA) aux journalistes de Maghreb-Hebdo, publiées par LABTER, 1995, p. 201-210. Voir aussi MOUFFOK, 1996, p. 95-100. Berrah Mouny fait le point sur « Le parti de la France », Panoramiques, n° 3, troisième trimestre 1992, p. 23-28.
  • [14]
    Cité par Tuquoi Jean-Pierre, « Le débat sur l’arabisation provoque de nouveaux remous en Algérie », Le Monde, mercredi 17 juin 1998, p. 4.
  • [15]
    Le thème de la vacuité de la presse tunisienne est d’autant plus commun que le président Ben Ali lui-même l’a développé dans plusieurs déclarations depuis 1996, largement reprises dans les médias. Ridha Kéfi en rappelle les termes dans un article sans ambages : « Tunisie : inusable langue de bois » (Jeune Afrique, n° 2029,30 nov./6 déc. 1999, p. 30-31). Dans un article « A la recherche de la Tunisie nouvelle », le directeur de l’hebdomadaire marocain Demain cite même – sous couvert de l’anonymat – le rédacteur en chef d’un quotidien national qui confie que « le journalisme est mort en Tunisie. Mort et enterré » (Courrier International, n° 517,28 sept./4 oct. 2000, p. 52).
  • [16]
    Selon une correspondance d’Alger du quotidien Le Monde, le 9 février 2001, p. 2.
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