Notes
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[1]
Sur le nouveau rapport au temps introduit par la Renaissance, puis singulièrement par Calvin, voir l’ouvrage classique de Max Engammare (2004).
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[2]
Et, selon le principe de l’imputation, le prix du bien capital dépend du prix de son service (le prix du bien capital dépend du prix que l’on est disposé à payer pour son usage).
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[3]
Et c’est bien là, soit dit en passant, la difficulté d’intégrer la monnaie dans la théorie des prix. Pour une introduction à cette problématique théorique complexe, voir Bridel, 2014.
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[4]
Qui l’emprunte naturellement à la chrématistique d’Aristote. Dans sa Critique de l’économie politique, avec le passage d’un échange M-A-M à un échange A-M-A (« la forme prédominante de la production bourgeoise »), Marx se situe également dans une parfaite continuité de la tradition aristotélicienne (« L’argent, qui apparaît comme simple moyen dans la première formule, apparaît dans la dernière comme but final de la circulation, alors que la marchandise, qui apparaît comme le but final dans la première formule, apparaît dans la deuxième comme simple moyen » [Marx, 1957 (1859), p. 89]).
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[5]
Dans l’un de ses sermons sur Esaïe, Calvin mentionne aussi cette asymétrie. Il parle d’un prêteur qui tient l’emprunteur « en ses cordages » (Sermon 291 sur Esaïe 58, 6-9, du samedi 27 août 1558 in Calvin, 2012).
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[6]
Cet argument a été récemment développé par Amos Witztum (2019). Bâtissant sur la distinction wébérienne classique entre rationalité instrumentale (Zweckrationalität) et rationalité « en valeur » ou « expressive » (Wertrationalität), Witztum distingue utilement une société purement fonctionnelle liée au premier concept, d’une société dans laquelle les agents font preuve d’un degré substantiel de sociabilité. Pour ne pas dire insurmontable, le passage d’une rationalité instrumentale à une rationalité « en valeur » est pour le moment bien au-delà des capacités des modèles économiques existants.
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[7]
Clairement, et contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, la doctrine de la prédestination ne conduit pas logiquement au fatalisme.
1En dépit des travaux pionniers d’André Bieler (1959) et de certains de ses successeurs comme André Lapidus (1987), l’économiste contemporain peine encore à accepter l’idée que Calvin soit à l’origine de la théorie moderne du taux de l’intérêt. La légitimation du taux d’intérêt dans la théorie économique moderne est beaucoup plus qu’un simple abandon d’une attitude morale à l’égard du prêteur. L’apparition des économies capitalistes de marché à la fin du xviiie siècle et la généralisation parallèle du développement d’institutions financières reposent sur une relation au temps et à une définition de l’agent économique faisant des choix intertemporels complètement étrangères à Calvin. Ce bouleversement conceptuel continue de poser des problèmes aux auteurs qui tentent d’expliquer la légitimation du taux d’intérêt comme une simple introduction par Calvin d’un degré de tolérance dans la position scolastique traditionnelle.
2En revanche, dans le lent processus de construction de la théorie moderne de l’intérêt basée sur la théorie du choix rationnel, et à la suite des travaux d’Arnaud Berthoud (2005), on peut s’interroger sur le rôle qu’y joue la doctrine calviniste de la prédestination. La Réforme protestante et Calvin en particulier dressent contre le catholicisme la figure d’un Dieu dont la volonté est apparemment d’une liberté souveraine. Comprendre la relation moderne à l’argent, aux banques, à la monnaie de crédit ou au prêt à intérêt, c’est aussi comprendre comment la doctrine de la prédestination pénètre la délibération et le choix rationnel de l’agent économique. Cette intuition philosophique (que certains attribuent à Max Weber) sert de cadre au cheminement de cette étude. Pour passer d’une définition négative à une définition positive de la théorie du taux d’intérêt, la doctrine de la prédestination semble jouer un rôle de condition théorique.
3Dans la longue et tortueuse histoire de la théorie de l’intérêt, Calvin ne serait alors plus considéré comme plus « tolérant » que les scolastiques à l’égard de la classe des agents prêteurs, mais bien comme contribuant par sa doctrine de la prédestination à une étape dans la construction de l’homo œconomicus moderne capable de faire rationnellement des choix intertemporels au moyen d’une évaluation d’un taux de l’intérêt qui n’est, pour lui, qu’un prix comme un autre, qu’une « préférence pour le présent », le prix du temps.
4Cette note ne se propose donc pas d’examiner une fois encore la longue critique de la doctrine scolastique du taux de l’intérêt ni d’examiner ses rapports avec la démarche plus fine et théoriquement beaucoup plus solide de Charles Dumoulin en 1547 (voir Thireau, 1980, chap. VI). À la suite de Lapidus (1987 ; 1991), il semble en fait que l’on disposait déjà depuis longtemps au xvie siècle d’une théorie complète du taux de l’intérêt. Pour cela, il faudra établir une claire distinction entre les modalités de l’interdiction du prêt à intérêt et son explication comme catégorie économique. Il sera finalement moins question de la théorie calvinienne du taux de l’intérêt que de l’apparition chez cet auteur, par le biais de la prédestination, de l’ancêtre de l’agent rationnel et maximisateur sur lequel repose la quasi-totalité de la théorie économique moderne des prix et donc du taux de l’intérêt (qui exclut naturellement tout jugement moral). De plus, réduisant encore le champ d’analyse de cette note, il sera presque exclusivement question du comportement microéconomique de ce proto-agent rationnel et peu de son aspect macro-économique lié à la thèse wébérienne classique de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme.
5En bref, il s’agit de s’intéresser modestement à l’une des origines possibles de l’autonomisation progressive du concept d’agent rationnel, l’une des pièces centrales de la mécanique catallactique de la théorie moderne des prix basée sur la logique de l’échange (dont le taux de l’intérêt n’est finalement qu’une dérivation).
6L’auteur n’est que trop conscient de l’extrême difficulté de rendre compte d’une manière succincte et cohérente de la doctrine calvinienne de la prédestination. Quittant clairement sa zone de confort intellectuel, sa tentative de relier une question théologique difficile avec la théorie du choix rationnel ne peut faire appel qu’à une version simplifiée, pour ne pas dire primitive, d’une doctrine qui semble encore faire sérieusement débat parmi les spécialistes. L’interrogation soulevée dans le titre de cette note semble néanmoins permettre une discussion dont les conclusions ne sauraient être que provisoires.
7L’auteur se propose 1) de rappeler brièvement la conception ancienne de l’interdit scolastique ; 2) de discuter la portée théorique de la définition moderne du taux de l’intérêt ; 3) d’examiner quel rôle pourrait avoir joué l’idée calviniste de la prédestination dans le bouleversement conceptuel qui mènera à la théorie moderne de l’intérêt de laquelle est exclu par définition tout jugement moral.
1. La théorie de l’intérêt et l’interdit scholastique
8Pour un économiste d’aujourd’hui, la relecture des textes de Calvin et de leur analyse pénétrante par Bieler (1959) ainsi que la découverte des superbes écrits de Dumoulin et des savants commentaires de Jean-Louis Thireau (1980) ne laissent pas de surprendre. En effet, quelle que soit la position que l’on puisse adopter sur le rôle de Calvin dans la levée de l’interdit moral de la scholastique, sur le plan strictement théorique, il semble bien que l’on disposait alors déjà depuis longtemps au xvie siècle d’une théorie complète du taux de l’intérêt. Comme l’a montré Lapidus dans deux articles savants (1987 ; 1991), il semble bien « que ce n’est pas l’intérêt comme catégorie analytique que proscrivait la pensée économique médiévale mais seulement une interprétation particulière de celle-ci » (1987, p. 1095). En d’autres termes, pour comprendre la position scholastique dont Calvin (et, une fois encore, surtout Dumoulin) se détachera, il faut établir une claire distinction entre les modalités de l’interdiction du prêt à intérêt et son explication comme catégorie économique. La démonstration de Lapidus est absolument sans ambigüité lorsqu’elle affirme, textes à l’appui, que le concile d’Elvire (vers l’an 300) était parvenu à élaborer à grands traits une théorie économique de l’intérêt, « celle-ci devant se reconnaître tant à travers ce qui fut toléré qu’à travers ce qui fut proscrit » (ibid., p. 1096). Plus simplement, la confusion systématique des propositions normatives et descriptives dans l’argumentation médiévale, et notamment la confusion entre usure et intérêt, revenait à fournir une théorie de l’intérêt qui expliquait ce que l’Église… ne réprimait pas. En particulier, c’est bien comme rente absolue (synonyme d’usure) que l’Église condamne l’intérêt. Tout autre compréhension de l’intérêt, même analytiquement recevable, était suspectée d’être un simple déguisement pour une opération usuraire. La condamnation de la « vente du temps » (une propriété commune et non exclusive et donc ne relevant pas d’une catégorie économique) semble ainsi plus dépendre d’une conception de la monnaie réduite à un instrument d’échange et à une unité de compte qui évacue normativement et complètement la troisième fonction de réserve de valeur de la monnaie (logiquement complètement inséparable du reste de sa fonction transactionnelle). En évacuant cette notion de réserve de valeur, on évacue ainsi par définition l’idée d’un intérêt sans usure, sans rente absolue. La monnaie prêtée est « détruite » par l’usage, même si elle demeure, comme la monnaie remboursée, un instrument de mesure mais qu’elle ne saurait être ni une même marchandise à deux dates successives, ni deux marchandises distinctes. Elle demeure une mesure identique à travers deux sommes parfaitement substituables. En termes modernes, une telle approche exclut ex definitio de considérer le taux d’intérêt comme le prix de la renonciation à la liquidité (et ceci non pour des raisons théoriques, mais bien en raison d’un interdit moral).
9Ce bref argumentaire n’implique pas pour autant que le couple Calvin‑Dumoulin allait, en introduisant un assouplissement de la condamnation morale, lever un interdit séculaire et justifier ainsi le taux de l’intérêt – ou plus précisément découpler intérêt et usure. En effet, l’introduction, ou devrait-on dire la réintroduction, de la fonction de réserve de valeur de la monnaie et donc d’une relation au temps [1] bien particulière impliquait une révolution intellectuelle beaucoup plus fondamentale : l’agent économique devenait soudainement en mesure de calculer et de faire des choix comme s’il était au-dessus du temps ; et dans cette nouvelle vision du comportement de l’agent économique, le taux d’intérêt ne pouvait que jouer un rôle important. Dans cette évolution philosophique fondamentale, le rôle de Calvin et de sa doctrine de la prédestination semble alors jouer un rôle central.
10Avant d’examiner ce point principal de la présente contribution, un bref rappel d’une version simplifiée de la théorie moderne de l’intérêt (celle inaugurée par Walras et Jevons dans les années 1870) devrait permettre de clarifier cette évolution plus philosophique qu’analytique de la théorie du taux de l’intérêt dont les prolégomènes se cristallisent au xvie siècle.
2. La théorie de l’intérêt comme une composante (intertemporelle) de la théorie du choix rationnel
11Au cours du vieux débat post-keynésien pour savoir si le taux de l’intérêt est déterminé sur le marché de la monnaie (Keynes) ou sur le marché des fonds prêtables (Robertson), John Hicks mettra presque tout le monde d’accord en invoquant un raisonnement hérité de la théorie de l’équilibre général walrasien (Bridel, 2021). Savoir si le taux d’intérêt est un phénomène strictement monétaire ou le résultat de l’interaction de variables réelles agissant sur le marché des fonds prêtables est une pure question de convenance : compte tenu de l’interdépendance de tous les marchés, savoir si le taux de l’intérêt est déterminé sur un marché ou un autre est aussi vide de sens que de se demander sur quel marché est déterminé le prix des cacahuètes. En effet, et utilisant le degré de liberté accordé par la loi de Walras de négliger l’une des n équations de demande excédentaire nette, si l’on néglige l’équation du marché monétaire, on aboutit à une théorie « réelle » des fonds prêtables ; si l’on abandonne l’équation des fonds prêtables, le taux de l’intérêt est alors formellement déterminé sur le marché monétaire. Dans les deux cas, et ceci est central pour notre argument, le taux de l’intérêt est un prix déterminé sur un marché comme pour n’importe quel autre bien ou service. Et ce taux de l’intérêt représente l’ultime étape d’une série de choix rationnels effectués par l’agent économique. En termes un peu vieillis, et à l’équilibre, l’agent égalise l’utilité marginale des divers biens et services présents et futurs dont il désire disposer sous la contrainte de son revenu et de son patrimoine. Plus techniquement, il égalise le taux marginal de substitution entre les biens et services présents (consommation) avec le taux marginal de transformation dans le domaine de la production avec le taux de l’intérêt qui n’est que son taux marginal intertemporel de substitution entre des biens présents et des biens futurs. En bref, le taux de l’intérêt n’est qu’une extension intertemporelle du choix rationnel effectué sous la contrainte de leurs dotations initiales qu’effectuent les deux échangistes de poires et de pommes dans le cadre de la célèbre équation de Jevons.
12Première complication essentielle pour notre propos, l’emprunt comme échange intertemporel implique une double opération d’achat au comptant et de vente à terme d’une certaine somme pour l’emprunteur et de vente au comptant et d’achat à terme de cette même somme pour le prêteur. L’emprunteur achète un bien dont le paiement/remboursement est différé ; et pour cela il paie un intérêt qui reflète la préférence pour le présent des deux échangistes ou le prix du service de la mise à disposition d’une somme par le prêteur à l’emprunteur. Seconde complication essentielle qui en découle naturellement, le service du prêt mesuré par le taux de l’intérêt est un service marchand clairement distinct du capital prêté. Comme pour tout bien capital qui implique une épaisseur de temps, le prêt à intérêt distingue le capital du service du capital, le prix du service du prêt [2].
13Finalement, l’utilité intertemporelle du prix du service de ce prêt (distincte de l’utilité du prêt lui-même) correspond à une « préférence pour le présent » sur laquelle le prêteur et l’emprunteur sont tombés d’accord. À l’équilibre, le service offert et demandé est mesuré par le taux de l’intérêt qui est la variable d’ajustement entre la demande et l’offre de temps d’attente mesuré en quantités de temps historique (la durée du prêt). Tout comme pour le prix de n’importe quel bien physique, la variation du taux de l’intérêt ajuste, objectivise, les préférences subjectives, les impatiences subjectives des deux agents pour le présent. La fonction de réserve de valeur de la monnaie, ou alternativement sa capacité à transférer intertemporellement de la valeur, du pouvoir d’achat, est bien présente : elle est même l’envers de la pièce dont l’avers est sa caractéristique de moyen d’échange. L’un ne va pas sans l’autre et vice-versa [3].
14Comme Bieler, Lapidus et Berthoud le démontrent séparément (et différemment), il semble bien que, pour la pensée médiévale, au moins depuis Thomas d’Aquin [4], ce service distinct du prêt lui-même n’existe pas ; ou, plus clairement encore, qu’un prêt ne relève pas de la logique de l’échange : un prêt n’est pas un échange intertemporel. Dans le cadre de la vente d’un bien de consommation physique, le prix représente le service librement rendu par un individu à un autre en raison de la cession de l’objet, mais ce prix concerne à la fois l’objet et l’usage de l’objet. Demander un taux d’intérêt pour l’usage d’un prêt (qui n’est pas ici un bien capital comme un immeuble ou une terre), alors que l’on ne prête que l’objet monnaie, équivaudrait à prétendre vendre deux choses différentes alors que l’on ne prête que pour un temps déterminé l’usage d’une somme d’argent. Bien entendu Thomas admet sans hésitation qu’un contrat de prêt à la consommation ou à la production peut être assorti de conditions de paiement supplémentaires liées en particulier aux risques pris par le créancier ; mais il ne s’agit en tous cas pas d’un paiement pour le service du prêt. En fait, et c’est là le point central de la dispute entre Thomas d’Aquin et ses adversaires, dans le cas d’un échange de biens, les deux échangistes sont dans une situation d’égalité ; la justice commutative est respectée. Dans une situation de prêt (qui n’est une fois encore pas assimilable à un échange) l’inégalité des positions, l’asymétrie entre les agents, le fait que le créancier dispose d’un temps que le débiteur n’a pas, impliquent que le contrat ne pourrait être que léonin.
15Ce n’est qu’après cette constatation analytique que le prêt n’est pas réductible à la logique d’un échange marchand que Thomas d’Aquin introduit un argument moral pour redresser une relation d’inégalité et éviter que le prêteur ne rançonne l’emprunteur [5]. De plus, vouloir racheter du temps pour effacer sa dette est en complète contradiction avec le temps limité dont chacun dispose sur terre. Sans même mentionner des taux usuraires, la pensée médiévale dominante considère le taux d’intérêt comme un faux prix (Berthoud, p. 66) car il ne relève pas de la théorie de l’échange qui repose pour elle ex definitio sur l’idée de justice commutative.
16La théorie économique moderne fera œuvre de « révolution » en basant son concept de taux d’intérêt comme prix du service du prêt sur une généralisation de la théorie de l’échange à l’ensemble des actes de consommation, de production, de distribution et bien sûr de l’échange intertemporel que représente un prêt à intérêt.
17En particulier, et construisant toute son argumentation sur l’individualisme méthodologique hérité des Lumières, le concept d’échange ne sera plus considéré comme une relation mettant en rapport deux agents qui tirent ensemble parti d’une transaction réciproque, mais bien une simple relation externe qui coordonne la maximisation sous contrainte menée indépendamment par chacun d’eux pour atteindre une situation individuellement Pareto supérieure. Un choix rationnel individualiste sous-tend alors complètement la théorie de l’échange. L’agent devient ainsi une machine à maximiser son utilité sans passion ni sens de la justice à l’égard de l’autre échangiste (Bridel, 2009) [6].
18Quel rôle peuvent alors jouer Calvin et sa théorie de la prédestination dans la construction d’un agent dont les axiomes de la théorie du choix rationnel sont les seuls guides de comportement ?
3. La théorie de la prédestination est-elle à l’origine de la théorie du choix rationnel ?
19Contrairement à l’explication habituelle de la transition calvinienne dans le domaine de la théorie du taux de l’intérêt, la réflexion proposée ici n’est pas une nouvelle glose sur la thèse de Weber. Il ne s’agit pas non plus de s’interroger une fois encore sur le bien-fondé de la thèse de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme. Il ne va pas être principalement question de l’origine « sociale », historique ou religieuse de cette poursuite par l’agent économique d’un « désir d’argent » ou d’une obsession d’une accumulation chrématistique sans limites. Cet aspect « macroéconomique » et historiquement contextualisé a été souvent discuté et rediscuté avec talent notamment par Mohamed Cherkaoui (2003) et Arnaud Berthoud (2005). Les écrits de James Coleman (1990) sont aussi souvent appelés à la rescousse et le très récent Handbook of Rational and Social Choice (2019) reflète élégamment l’état de la recherche chez les économistes.
20Notre propos ici est d’emprunter quelques pistes de réflexion plus « microéconomiques » liées à l’histoire des idées et des concepts. En particulier, dans quelle mesure est-il possible de trouver dans les règles de comportement individuel découlant de la doctrine de la prédestination les fondements de la théorie du choix rationnel ? En d’autres termes, la résolution du sophisme aquinien entre le prêt et le service du prêt ne trouve-t-il pas ses origines chez Calvin et Dumoulin qui auraient jeté les bases sur lesquelles la théorie économique moderne finira par construire l’hypothèse de l’agent économique rationnel ?
21Le but du réformateur est le salut des âmes et non une quelconque morale ou éthique du comportement. Hérité de la discipline monastique, le comportement ascétique adopté par l’agent économique qui gère rationnellement son emploi du temps fini à sa disposition dérive clairement d’abord d’un sentiment religieux particulier.
22La doctrine de la prédestination par décret d’un Dieu tout puissant et dont les raisons sont insondables est une réponse rationnellement satisfaisante à la question de l’incohérence entre le destin et le mérite. Et c’est bien cette doctrine qui est la base de l’éthique capitaliste et qui explique par conséquent pourquoi le comportement moral de l’homme n’a plus pour objectif de modifier son sort dans ce monde et dans l’au-delà mais seulement d’agir et de voir dans toutes les actions dans l’exercice quotidien de son métier, même les plus anodines, des signes d’élection. Pour le chrétien réformé, son élection éternelle est une certitude. Il avance ainsi sans peur sur le chemin de la sanctification sur lequel il répond à cette élection. Sous le signe de la productivité, de la rigueur et surtout de la raison, la doctrine de la prédestination rend intelligible un mode de vie traversé par une recherche des signes de l’élection divine dans la réussite des affaires temporelles : l’accumulation des richesses donne à l’élu sous le regard de Dieu un signe que ce dernier le bénit. À travers la doctrine de la prédestination, cet agent se considère aussi, et peut-être surtout, comme une individualité souveraine dont le souci de soi, son amour propre, le « jettent dans une comparaison angoissée avec le sort des autres » (Berthoud, 2005, p. 68). L’agent économique considère lui-même ses actes et ses choix comme l’expression d’un acte et d’un choix de Dieu : même si je n’en aurai jamais la certitude, ne dois-je pas rationnellement considérer que l’augmentation continue de ma richesse terrestre confirme bien que je fais partie des élus de Dieu ? La cohérence logique de la doctrine calvinienne, sa rationalisation, est transposée à la fois au niveau des valeurs morales et des conduites individuelles. Parmi ces valeurs cardinales, on comptera celles de gagner plus d’argent sans en jouir, accumuler et investir, traiter le travail comme vocation aussi bien pour l’entrepreneur que pour l’ouvrier, contrôler méthodiquement les conduites individuelles dans le monde et dans la gestion des affaires, ne pas dilapider sa fortune en donnant trop aux pauvres, rationaliser l’existence et l’usage de son temps, rejeter toutes les formes ritualistes ou magiques [7].
23La gestion rigoureuse et rationnelle de son temps est ainsi l’une des caractéristiques centrales de l’élu touché par la grâce de la prédestination. On est encore loin de l’agent économique moderne qui considère le temps comme extérieur à lui-même, comme un bien rare dont l’usage se paie d’un prix, le taux de l’intérêt. Néanmoins, et comme l’écrit brillamment Berthoud : « Ce que la spiritualité luthérienne et plus encore calviniste apporterait dans les temps modernes, c’est précisément l’idée selon laquelle l’agent économique peut faire du temps quelque chose dont il compte de l’extérieur la rareté en prix, parce qu’il se définirait d’abord lui-même hors du temps de sa vie par un choix inscrit dans l’éternité de la décision de Dieu » (ibid., p. 69).
24En termes moins théologiques, cela ne reviendrait-il pas à considérer que les choix rationnels de l’agent économique sont en fait constitués par la décision initiale de Dieu de le compter au nombre des élus ? Que le choix rationnel de l’agent économique ne serait que simple acceptation d’un choix qui a été fait pour lui, mais sans qu’il le sache et hors du temps historique dans lequel il vit ? Le temps compté et organisé de l’agent économique calvinien ne doit-il pas alors être usé rationnellement dans tous les choix qu’il effectue puisqu’il lui serait « extérieur » car il ne serait finalement que le temps de Dieu ? Ce temps rare et désirable à la disposition des élus ne devrait-il alors pas finalement être considéré comme n’importe quel autre bien rare et désirable doté d’un prix et dont l’utilisation est soumise à un choix rationnel ? Berthoud démontre sans ambiguïté que ce n’est pas (encore) de cette manière que les Réformateurs, et singulièrement Calvin, légitimise l’existence du taux de l’intérêt : on est encore à cent lieues de la préférence pour le présent de l’agent économique moderne. La légitimisation moderne du taux de l’intérêt ne trouve pas son origine directe dans la théorie calvinienne de la prédestination.
25En revanche, la doctrine de la prédestination nous met sans aucun doute sur la voie de la logique du choix rationnel de l’agent économique dont découlera trois siècles plus tard la théorie moderne du taux de l’intérêt. Dans cette logique du choix rationnel en environnement certain de la théorie moderne, l’agent économique à qui l’on attribue cette capacité thaumaturgique de choisir ne peut aboutir qu’à un seul et unique choix prédéterminé : celui qui satisfait au mieux ses préférences et qui maximise ainsi son utilité totale. La théorie du choix rationnel est complètement conséquentialiste et déterministe ; la liberté de choix n’appartient pas à l’agent mais à la structure de préférence que la théorie lui attribue. Il n’y a pas d’autre choix possible que celui qui est prévu ex definitio par la théorie. L’agent n’est finalement qu’une utility machine au sens de Francis Ysidro Edgeworth qui ne saurait produire un autre programme de consommation que celui qui maximise son utilité individuelle. Comme on l’a vu, la théorie de l’intérêt n’échappe pas à cette logique. En fait, la distinction entre prêt et service du prêt et le taux d’intérêt comme prix du temps considéré comme un bien comme un autre découle nécessairement de l’hypothèse que le choix de l’agent est en fait le choix de la théorie.
26La doctrine de la prédestination ne serait-elle alors simplement qu’un ancêtre de la théorie du choix rationnel ? Il semble bien que le choix des actions profondes de l’agent ne relève finalement pas de son choix propre, de son libre-arbitre, mais bien d’un choix qui lui échappe puisqu’il est fait de toute éternité par Dieu. En d’autres termes, avec la théorie de la prédestination et le comportement rationnel qu’elle implique des élus, Calvin nous met sur la voie de l’homo œconomicus rationnel à l’origine des modèles économiques modernes. La rationalité instrumentale attribuée à l’agent économique par le théoricien l’empêche de se comporter autrement que ne le veut le modèle : le conséquentialisme du modèle théorique prive ainsi l’agent de tout libre arbitre. Toujours extérieure au choix propre et autonome de l’agent, la théorie du choix rationnel semble ainsi remplacer dès la fin du xviiie siècle, simplement et modestement, la prédestination du Dieu de Calvin. Ou, plus brutalement encore, le remplacement de Dieu par le marché n’offre guère plus d’indépendance, de libre arbitre au fidèle de la théologie néo-libérale…
Bibliographie
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- BRIDEL P., 2021, « The Part Played by General Equilibrium in the Liquidity Preference vs Loanable Funds Episode (1936-1956) », The European Journal of the History of Economic Thought [online] : <doi : 10.1080/09672567.2021.1893778>.
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- CHERKAOUI M., 2003, « Les transitions micro-macro. Limites de la théorie du choix rationnel dans les Foundations of Social Theory », Revue française de sociologie, 44, p. 231-254.
- COLEMAN J.S., 1990, Foundations of Social Theory, Cambridge (Mass), Harvard University Press.
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- THIREAU J.-L., 1980, Charles du Moulin (1500-1566), Genève, Droz.
- WEBER M., 2003 (1904-1905), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
- WITZTUM A., 2019, The Betrayal of Liberal Economics, London, Palgrave-Macmillan, 2 vols.
Mots-clés éditeurs : Jean Calvin, prédestination, taux de l’intérêt, choix rationnel
Mise en ligne 31/05/2021
https://doi.org/10.4000/ress.7475Notes
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[1]
Sur le nouveau rapport au temps introduit par la Renaissance, puis singulièrement par Calvin, voir l’ouvrage classique de Max Engammare (2004).
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[2]
Et, selon le principe de l’imputation, le prix du bien capital dépend du prix de son service (le prix du bien capital dépend du prix que l’on est disposé à payer pour son usage).
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[3]
Et c’est bien là, soit dit en passant, la difficulté d’intégrer la monnaie dans la théorie des prix. Pour une introduction à cette problématique théorique complexe, voir Bridel, 2014.
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[4]
Qui l’emprunte naturellement à la chrématistique d’Aristote. Dans sa Critique de l’économie politique, avec le passage d’un échange M-A-M à un échange A-M-A (« la forme prédominante de la production bourgeoise »), Marx se situe également dans une parfaite continuité de la tradition aristotélicienne (« L’argent, qui apparaît comme simple moyen dans la première formule, apparaît dans la dernière comme but final de la circulation, alors que la marchandise, qui apparaît comme le but final dans la première formule, apparaît dans la deuxième comme simple moyen » [Marx, 1957 (1859), p. 89]).
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[5]
Dans l’un de ses sermons sur Esaïe, Calvin mentionne aussi cette asymétrie. Il parle d’un prêteur qui tient l’emprunteur « en ses cordages » (Sermon 291 sur Esaïe 58, 6-9, du samedi 27 août 1558 in Calvin, 2012).
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[6]
Cet argument a été récemment développé par Amos Witztum (2019). Bâtissant sur la distinction wébérienne classique entre rationalité instrumentale (Zweckrationalität) et rationalité « en valeur » ou « expressive » (Wertrationalität), Witztum distingue utilement une société purement fonctionnelle liée au premier concept, d’une société dans laquelle les agents font preuve d’un degré substantiel de sociabilité. Pour ne pas dire insurmontable, le passage d’une rationalité instrumentale à une rationalité « en valeur » est pour le moment bien au-delà des capacités des modèles économiques existants.
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[7]
Clairement, et contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, la doctrine de la prédestination ne conduit pas logiquement au fatalisme.