Couverture de RESG_140

Article de revue

La recherche-intervention en marketing : le cas de l’utilisation des « nudges » dans les politiques publiques durables de gestion des déchets ménagers

Pages 231 à 255

Notes

  • [1]
    Feuille de route pour l’économie circulaire, 50 mesures pour une économie 100% circulaire, Rapport du Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2018.

Introduction

1Dans un contexte de prise de conscience environnementale généralisée, les entreprises et les pouvoirs publics doivent repenser en profondeur leur manière d’appréhender leur relation au consommateur-usager. Les stratégies et outils marketing classiques sont questionnés et l’une des remises en cause principales a trait à la manière de considérer les individus. La recherche exploratoire, sur laquelle s’appuie cet article, s’intéresse à certains aspects de cette relation dans le contexte spécifique de la collecte et de la gestion des déchets ménagers, qui incombe aux collectivités locales. Elle se propose d’étudier les leviers d’action que constituent les nudges, ou « coups de pouce » permettant d’orienter en douceur les individus vers un choix plutôt qu’un autre. En s’appuyant sur les apports de l’économie comportementale, Khaneman et Thaler, prix Nobel d’économie en 2002 et 2017, ont été les pionniers de cette approche novatrice. Ils ont posé les bases théoriques rendant possible le renouvellement des politiques publiques mises en œuvre, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, dans des domaines variés (santé, consommation d’énergie, retraites, environnement). Les retours d’expériences tendent à montrer que les nudges peuvent devenir des leviers d’action intéressants pour les institutions publiques qui cherchent à faire évoluer les individus vers des comportements plus vertueux grâce à ce type d’incitation comportementale. Mais peu d’études de terrain sont menées pour comprendre comment intégrer ces outils au vu des problématiques particulières auxquelles toute organisation est confrontée. Nous verrons que la recherche engagée avec la Communauté de Communes Cœur Côte Fleurie (4CF), si elle nous met face à des difficultés, permet aussi progressivement de dégager des résultats qui n’auraient pas pu être obtenus avec une approche méthodologique autre que la recherche-intervention (R-I).

2Dans une première partie, nous présentons le cadre d’évolution du marketing au sein duquel s’inscrit notre travail de recherche et les perspectives nouvelles offertes par les nudges pour le renouvellement des politiques publiques. La présentation de notre terrain et de la méthode d’analyse choisie fait l’objet de la deuxième partie. L’exposé des résultats, dans une troisième partie, nous permet de conclure cet article par une discussion portant sur la production de connaissances rendue possible par cette R-I.

1 – Vers un renouvellement des approches du marketing public ?

3Dans le domaine du marketing public, une approche renouvelée du comportement des administrés est en effet peu à peu préconisée pour faire évoluer les pratiques dans le sens des objectifs de la puissance publique (Dujin et Maresca, 2012). Les enjeux écologiques majeurs auxquels est confrontée la société constituent le contexte actuel de son action, qui vise à favoriser et généraliser le passage aux actes écocitoyens.

1.1 – Un nouveau consommateur-usager dans une société en mutation

4Selon Lipovetsky (2006), nous assistons « à la fin de l’âge de l’hyperconsommation dévoratrice d’énergie non renouvelable et polluante » et sommes entrés dans une nouvelle ère, qu’il qualifie « d’hyperconsommation soutenable ». Selon lui, si les comportements de consommation évoluent inexorablement, nous ne nous sommes pas pour autant orientés vers une culture d’abstinence. La prise de conscience des enjeux écologiques contemporains, progressivement intervenue de l’Etat au citoyen, reste à concrétiser dans de nombreux domaines.

1.1.1 – Une prise de conscience à tous les niveaux de la société : l’exemple des déchets ménagers

5Des évolutions majeures ont lieu à l’échelle nationale. L’économie circulaire, qui passe notamment par la nécessité de sortir de l’ère du « tout jetable », est au cœur des préoccupations et intéresse autant l’Etat que les responsables publics locaux. À la lecture du plan gouvernemental prévoyant l’optimisation de la gestion des déchets, on perçoit la volonté de voir éclore un nouveau système économique. Parmi les mesures qu’elle contient, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte vise l’objectif de lutte contre le gaspillage et de promotion de l’économie circulaire, en particulier en développant le tri à la source et les filières de recyclage et de valorisation. Selon la Feuille de Route pour l’Economie Circulaire [1] (FREC) (2018), les collectivités territoriales sont « les pièces maîtresses du dispositif visant à sortir des poubelles tous les déchets qui peuvent être recyclés ou valorisés ». L’évocation de quelques données chiffrées permet de prendre la mesure des progrès à réaliser : la France, qui a produit 324,5 millions de tonnes de déchets en 2015, dépense des sommes extrêmement élevées pour leur collecte et leur gestion. Par exemple, en 2015, la propreté et la gestion des déchets à Paris (plus d’un million de tonnes collectées, des dizaines de milliers de mètres carrés de graffitis nettoyés, 350 tonnes de mégots ramassés) ont généré 500 millions d’euros de dépenses. Comment freiner la prolifération des déchets en faisant en sorte de responsabiliser les consommateurs ?

1.1.2 – Un consommateur-usager paradoxal

6Toujours plus conscients de la responsabilité qui leur incombe vis-à-vis des générations futures, les consommateurs reconnaissent la nécessité de modifier leurs comportements mais ne passent pas systématiquement de la parole aux actes (Martin et Pautard, 2018). Car si, selon l’ADEME, les Français sont environ un sur deux à se dire « sensibles » et un sur trois à se dire « très sensibles » à l’environnement (sur la période 1995-2017), ils ne sont pas pour autant prêts à changer leurs habitudes, souvent peu vertueuses. A ce constat s’ajoute un autre phénomène qui touche plus largement l’évolution du comportement du consommateur actuel. Celui-ci, devenu acteur de sa propre consommation, ne peut plus être appréhendé comme s’il était passif. Il donne son avis, contribue à la personnalisation des produits et services qui lui sont destinés, conseille et influence ses homologues. D’un point de vue marketing, cela a des conséquences. La sensibilité accrue aux questions environnementales et à l’intérêt collectif, combinée à une volonté de participation des citoyens, provoque un renouvellement des approches des institutions publiques, qui cherchent à communiquer autrement pour provoquer une modification des comportements. En tant que citoyen, également, chaque individu souhaite que son opinion soit prise en considération et fait parfois preuve d’un réel engagement. Ainsi, de la même façon que les consommateurs s’habituent à traiter d’égal à égal avec les marques, les citoyens veulent avoir accès aux élus et souhaitent même participer aux décisions. Le rapport de pouvoir qui organisait les relations entre les uns et les autres laisse progressivement la place à de nouveaux liens parfois déstabilisants mais qui conduisent à se poser de nouvelles questions : n’est-ce pas l’occasion, pour les pouvoirs publics, d’envisager un nouveau mode de relation avec les citoyens ? Faut-il, en ce qui concerne le comportement face à la production de déchets, faire de la prévention en organisant des campagnes de marketing public visant à une meilleure sensibilisation ? Est-il préférable de continuer à utiliser les méthodes classiques, qu’elles soient coercitives ou incitatives, ou de s’inspirer de l’économie comportementale ?

1.2 – La nécessité d’expérimenter de nouvelles approches

7L’analyse de la littérature ainsi que des rapports et enquêtes réalisés sur le sujet montrent toute l’ambiguïté du phénomène. S’il apparaît clairement que l’utilisation du marketing classique est utile mais ne suffit pas, les autres outils traditionnellement utilisés ne permettent pas non plus de parvenir à des résultats pleinement satisfaisants.

1.2.1 – Les outils traditionnels

8Les approches traditionnelles oscillent entre deux stratégies : « le bâton », c’est-à-dire la contrainte (législation et application de sanctions en cas de non-respect des règles) et « la carotte », moyen moins coercitif offrant des avantages financiers aux citoyens qui s’efforcent de modifier leurs comportements en les rendant plus vertueux. Ainsi des contraventions parfois élevées peuvent sanctionner des comportements répréhensibles (laisser des poubelles dans la rue, ne pas ramasser les déjections de son chien) ou, au contraire, des tarifications favorables peuvent être appliquées aux usagers qui parviennent à réduire leur production de déchets. Les collectivités publiques chargées de la gestion des déchets ménagers alternent entre ces deux moyens, tout en communiquant pour expliquer les conséquences négatives des comportements et en faisant preuve d’exemplarité (tri, consommation responsable de papier dans les administrations, …). Si des progrès sont à noter, un écart subsiste cependant entre les déclarations d’intention et les comportements réels, preuve du caractère insuffisant de ces moyens d’action. Le concept de « mode de décision dual des individus » est proposé par Kahneman (2012) pour expliquer l’inefficacité relative de ces moyens, et notamment celle des campagnes de communication éco-responsables. Même s’ils sont capables de raisonnements rationnels, les individus utiliseraient dans leurs comportements quotidiens un mode de décision rapide et automatique, sans traitement d’information, qui limiterait l’impact positif des techniques classiques du marketing et des sanctions ou incitations financières. Le postulat classique de rationalité des citoyens, sur lequel reposent classiquement les politiques publiques, serait à reconsidérer. Il justifierait l’intérêt récent manifesté à l’égard des travaux de l’économie comportementale (Thaler et Sunstein, 2003, 2010) et des incitations douces (nudges) visant à stimuler l’adoption d’actions bénéfiques pour les individus, la collectivité et la planète (Singler, 2008). Convaincus avant la France de l’intérêt de ce concept, certains pays anglo-saxons, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, ont créé des « nudge units », instances chargées de promouvoir de telles approches.

1.2.2 – Le nudge marketing

9Partant du constat que nos décisions sont irrationnelles et que la prise en compte de nos émotions et des biais cognitifs auxquels nous sommes soumis est essentielle pour expliquer nos comportements, la « behavioral economics » prend pour point de départ l’analyse des comportements réels (Ariely, 2008) pour en déduire des dispositifs adaptés. Par exemple, l’observation des passants a incité des villes à dessiner sur le sol des traces de pas qui les orientent vers les poubelles et les dissuadent sensiblement de jeter leurs déchets n’importe où dans la rue. Par cette mesure simple et peu coûteuse, on assiste à une évolution des comportements. Plus vertueux, ces derniers vont dans le sens d’une plus grande propreté des rues des villes, sans qu’on n’oblige à rien directement. Constatant que nous privilégions le plus souvent la facilité, Thaler et Sunstein (2010) proposent de concevoir des architectures de choix (par exemple, option par défaut, référence à une norme sociale, matérialisation des risques encourus ou encore présentation ludique) qui garantissent une liberté d’action tout en incitant à choisir les « bonnes options ». C’est l’approche du « paternalisme libertarien », posture consistant à influencer la prise de décision des individus afin qu’ils fassent les choix jugés bons pour eux (paternalisme) tout en préservant leur liberté d’action (libertarien) (Thaler et Sunstein, 2003, Orobon, 2013, Désaunay et al., 2016). Les perspectives offertes par cette nouvelle approche conceptuelle sont réelles et de nombreux exemples de nudges repris par la littérature démontrent qu’ils permettent de diversifier l’action publique. Cependant, les nudges sont souvent présentés comme manipulatoires et font aussi l’objet de certaines critiques en ce qui concerne leur efficacité, c’est-à-dire leur capacité à générer les comportements attendus. Leur influence s’exerce en effet comme autant de « coups de pouce », dont les individus, dans une posture passive, n’ont le plus souvent pas conscience. C’est ce qui peut les rendre critiquables d’un point de vue éthique. De plus, la définition du caractère vertueux d’un comportement peut être sujette à caution et ne pas faire consensus. Par ailleurs, il est reproché à ces outils de produire des résultats aléatoires (Schultz et al, 2007, Costa et Kahn, 2013, Allcott, 2011), temporaires (Galle, 2017) et difficilement transposables d’un cas à l’autre. En outre, s’il est possible de mesurer ponctuellement les progrès réalisés grâce à un nudge, une évaluation globale de leur contribution dans un dispositif comme celui de la collecte des déchets ménagers est complexe. Quelle contribution efficace et durable peuvent apporter une poubelle sonore, des traces de pas menant à des poubelles ou des conceptions de réceptacles ludiques (donnant envie notamment aux enfants, de les utiliser, comme la SNCF l’a fait dans ses trains) en plus des moyens coercitifs et/ou incitatifs déjà utilisés ? Comment mesurer cet apport et trouver un équilibre global entre tous les moyens mobilisés ? De nombreuses questions demeurent quant à l’articulation des nudges avec les politiques publiques déjà mises en œuvre. Loin d’être un outil miracle, le nudge universel et systématiquement efficace n’existerait pas.

10L’analyse de la littérature met bien en évidence les obstacles auxquels se heurte la recherche. Trop peu d’études de terrain sont menées et ce sont le plus souvent des exemples qui sont succinctement présentés (Désaunay et al., 2016). Objectifs, descriptifs des dispositifs et résultats sont repris pour illustrer l’intérêt de l’outil « nudge » et des démarches de nudge marketing, mais l’étude des liens avec les politiques publiques n’en est qu’au stade embryonnaire. Nous avons eu l’opportunité de mener une étude pouvant répondre à cette exigence grâce à une collectivité territoriale déjà à l’initiative d’approches innovantes ouvrant de nouvelles perspectives.

2 – Présentation du terrain et de la méthode d’analyse

11Nous avons fait preuve d’opportunisme méthodique (Girin, 1989) en développant des relations avec le terrain d’étude. La Communauté de Communes Cœur Côte Fleurie (4CF) avec laquelle nous avons déjà collaboré lors de précédentes recherches est présentée tout d’abord. Cette pré-connaissance du terrain a rendu possible la démarche méthodologique mobilisée et a permis une compréhension plus fine de l’objet de recherche ensuite.

2.1 – La Communauté de Communes Côte Cœur Fleurie (4CF)

12La 4CF, située en Normandie, est constituée de douze communes d’une centaine à 5 000 habitants. Elle peut accueillir jusqu’à 150 000 personnes sur son territoire durant la pleine saison compte tenu de ses sept communes côtières. La Côte Fleurie est effectivement attractive pour les touristes autant au niveau national avec la proximité géographique de l’Ile de France qu’au plan international. La notoriété mondiale de Deauville en témoigne. Le caractère touristique de ce territoire implique une certaine émulation notamment économique. Depuis la création du District du canton de Trouville-Deauville et sa transformation au 1er janvier 2002 en communauté de communes « Cœur Côte Fleurie », ce territoire n’a eu de cesse de se développer avec cette volonté d’être une vitrine à l’international. Cette dynamique s’inscrit dans la durée, comme en témoignent la création du festival du film américain (1975), le Centre International de Deauville (1992) et le Pôle International du Cheval (2010). Cet état d’esprit présent dans l’ensemble des secteurs dont la 4CF a la charge, en particulier celui du développement durable, implique un niveau d’exigence. C’est pourquoi, en 2006, par exemple, elle a été l’un des premiers territoires français à s’engager pour installer des compteurs d’eau intelligents avec, en 2018, l’apparition de la 3ème génération d’équipements. Les initiatives menées expriment la sensibilité des décideurs successifs du territoire à traiter de nouvelles problématiques et vont dans le sens d’une implication des usagers dans le suivi et la maîtrise de leurs consommations. En 2016, elle a également mis en place un ensemble d’actions de communication auprès des habitants sur le thème de l’eau (« Rapport de consommation d’eau »). Soucieuse de persévérer dans sa volonté d’innover, mais consciente que les changements de comportement nécessitent du temps et ne se décrètent pas, elle a souhaité engager une réflexion sur les nudges et une coopération avec le monde universitaire. En 2017, dans le cadre de sa prise de compétence de la collecte, du tri et du traitement des Déchets Ménagers et Assimilés (DMA), précédemment dévolue aux communes, suite à la loi NOTRe du sept août 2015, elle a entrepris des changements substantiels externes et internes. En externe, elle a testé la tarification incitative, en établissant une redevance spéciale dont le montant varie en fonction du volume de verre et de carton généré par les usagers professionnels. Pour l’ensemble des usagers, un dispositif d’écoute avec un numéro de téléphone dédié géré par un opérateur privé, la société Home Friend, en lien avec Véolia, a été mis en place. En interne, ce transfert obligatoire de compétences a été l’occasion de concevoir une nouvelle organisation de la politique de prévention, de tri et de collecte des DMA. Ainsi, dès 2017, l’organisation du service « eau, assainissement, travaux » de la 4CF, dont dépend le centre de collecte et de gestion des DMA, a été repensé. Cette réorganisation a nécessité l’embauche d’une trentaine de personnes et le transfert de 25 agents des communes membres, chiffrant les effectifs à une soixantaine d’employés. Au-delà des salariés, la structuration même des services témoigne d’une certaine « philosophie » de la part de la présidence et de la direction de la 4CF. L’organigramme présenté en figure 1 met en évidence le lien entre les services « communication » avec celui de « l’eau, assainissement, travaux ». Cette proximité est matérialisée sur le terrain par diverses opérations de sensibilisation à l’image des campagnes de communication auprès des syndics de copropriété, des habitants, et par des interventions d’ambassadeurs de tri dans les écoles. Par ailleurs, toujours au sein du service communication, un poste dédié au nudge marketing a été ajouté depuis le 1er janvier 2019 démontrant l’esprit dans lequel sont pensés le tri, la collecte et le retraitement des DMA au sein de la 4CF.

Figure 1

Organigramme de la Communauté de Communes Cœur Côte Fleurie (4CF) au 01/01/2019

Figure 1

Organigramme de la Communauté de Communes Cœur Côte Fleurie (4CF) au 01/01/2019

13Dans la mesure où elle cherche à actionner de nouveaux leviers relevant de l’incitation comportementale dans sa politique de gestion et du tri des DMA, la 4CF offre des conditions d’étude privilégiées.

2.2 – Le choix de la R-I et ses différentes étapes

14La R-I s’est révélée être l’approche méthodologique la plus adéquate, alors même que les approches de ce type, basées sur le pragmatisme, ne sont que peu mobilisées dans le domaine du marketing (Eng et Dholakia, 2019). C’est à partir d’une sollicitation du terrain, précisément des acteurs de la 4CF, que nous avons engagé notre recherche. Ces derniers s’interrogent depuis la loi NOTRe sur la mise en œuvre de leur nouvelle compétence. La pression des élus municipaux récemment destitués de leur compétence en matière de gestion des DMA participe aussi à la réflexion engagée par la 4CF. Cette problématique terrain a nécessité que nous prenions différentes postures (observateurs, participants, animateurs) tout au long de notre étude. Une réelle fusion avec le terrain a dû s’opérer à tous les niveaux hiérarchiques de la 4CF et ce en ayant une liberté de réflexion, d’opinion et d’action, inscrite dans le cahier des charges élaboré avec elle. Ce dernier traduit l’intention stratégique commune entre l’organisation et nous (Eng et Dholakia, 2019). En effet, en tant qu’« aide sur le terrain à concevoir et appliquer des modèles, des outils de gestion, à partir d’un projet de transformation plus ou moins défini » (David, 2000, p. 14), la R-I est adaptée au « parcours » souhaité par nos commanditaires et nous-mêmes. Il s’agit bien d’accompagner la 4CF dans sa transformation, tant du point de vue de sa structure (passage de relais des communes à l’intercommunalité) que des comportements de l’ensemble des parties prenantes, qui ne se résume pas aux seuls consommateurs-usagers mais bien aussi aux acteurs de la 4CF dans sa globalité (Buono et al., 2018). Si la R-I se distingue de la recherche-action par l’existence dans le processus de recherche de phases de formalisation (David, op. cit.), elle s’en rapproche en constituant « une approche collaborative de changement favorisant la démocratisation des milieux de travail grâce à la participation des divers groupes d’intérêts… » (Roy et Prévost, 2013, p. 137). Cet « idéal démocratique » ou « principe d’isonomie » selon David (2000, p.11) a participé au choix de la R-I. Lorsqu’il s’agit d’inciter les consommateurs-usagers à modifier leurs comportements, il est essentiel que le personnel soit lui-même inclus dans le processus d’incitation. C’est pourquoi nous avons interviewé tous les profils évoluant au sein de la 4CF, à savoir les ripeurs, les décideurs, en passant par les techniciens et les encadrants. A l’image de Roy et Prévost (2013), nous avons, très tôt, considéré que ces acteurs du terrain devaient avoir le statut de « co-chercheurs » dans la production de connaissances scientifiques. C’est cette diversité des profils observés, interrogés, étudiés et des types d’intervention (immersion, veille, enquêtes, interviews et réunions de groupe) engagés qui offrent des conditions optimales de validation des savoirs mobilisés. Cette dernière est d’autant plus aboutie que nous intervenons régulièrement auprès de la 4CF depuis le début du transfert de compétences des communes aux communautés de communes imposé par la loi NOTRe au 1er janvier 2017.

15La recherche actuelle dépasse, selon David (2000), « le premier niveau de connaissances » sur le système étudié, à savoir la gestion des DMA par la 4CF et son ambition d’inciter les consommateurs-usagers à un comportement plus vertueux en la matière. Toutefois, le « second niveau de connaissances », lié à la conception, à l’implémentation de l’outil et à ses implications organisationnelles, n’est quant à lui pas totalement atteint puisque seule la conception de l’outil nudge a été amorcée à ce jour.

3 – Résultats

16Tour à tour ces deux niveaux de connaissances sont détaillés. Le premier révèle les dysfonctionnements présents sur le territoire et le second renseigne sur le processus de construction de l’outil à implémenter.

3.1 – Un premier niveau de connaissances

17Depuis 2017, nous avons recensé un certain nombre de difficultés inhérentes au territoire lui-même, au type de tri (encombrants, déchets verts, sacs noirs, sacs jaunes), à la tradition jacobine française dans le service public et à la nouvelle organisation de la compétence « gestion des DMA ». Ces dysfonctionnements, expliquant l’écart entre le comportement vertueux souhaité et le réel, ont émergé grâce à la mise en place d’un protocole précis mis en œuvre par deux chercheurs.

3.1.1 – La 4CF, un territoire à vocation touristique

18En période estivale, la 4CF doit assumer l’afflux de touristes, synonyme de besoins particuliers d’équipements, de circulation, de sécurité ou de propreté. Il s’agit d’accueillir favorablement les touristes tout en préservant pour les habitants un territoire où il fait bon vivre. Cet enjeu de la gestion des déchets dans un tel contexte est fondamental pour les pouvoirs publics. La vocation touristique du territoire implique de distinguer plusieurs cibles, notamment celle des bi-résidents, qui partagent leurs temps professionnels et personnels entre Paris et la province et qui constituent une tendance caractéristique des nouveaux modes de vie. Des entretiens exploratoires et des observations, se dégagent cinq profils d’individus : les habitants réguliers, les bi-résidents, les résidents secondaires, les touristes et les professionnels (commerçants, restaurateurs et hôteliers). A chacun de ces profils correspondent des attentes et des comportements face au tri et à la collecte des déchets différents. Cette disparité s’accroît avec les profils socio-culturels (milieux sociaux aisés, intermédiaires et défavorisés) présents sur le territoire et la catégorie d’âge. La plus sensible au tri semble être les jeunes (moins de 40 ans) ainsi que les retraités et la plus récalcitrante, la catégorie des 45/60 ans. En outre, une veille des réseaux sociaux au cours de l’été 2018 a permis d’observer que le thème des déchets faisait l’objet de publications spontanées par les habitants et de mettre en exergue l’attachement au lieu comme variable importante.

3.1.2 – À chaque type de déchet, un comportement particulier

19Les entretiens montrent également que les Ordures Ménagères Résiduelles (OMR), les sacs jaunes, les déchets verts et les encombrants sont à l’origine de difficultés de plusieurs natures à traiter au cas par cas. Pour les encombrants, par exemple, des incivilités persistent avec des dépôts sauvages ou qui ne respectent pas le calendrier de collecte alors même que la 4CF n’a de cesse de communiquer sur les jours de ramassage. S’agissant des sacs jaunes, six agents ont parcouru les rues des communes de la 4CF pendant trois semaines entre janvier et février 2019 afin de sensibiliser les consommateurs-usagers au tri des déchets en porte-à-porte. En effet, certains d’entre eux, par manque d’information, ne respectaient pas les nouvelles consignes de tri depuis le 1er janvier 2017. Les agents ont alors examiné le contenu des sacs jaunes de recyclage et y ont apposé un autocollant, en cas de non-respect des règles de tri, mentionnant les raisons du non-enlèvement. Ils ont constaté qu’un manque de communication est souvent à l’origine de ces problèmes de tri, notamment au niveau des emplacements de points de collecte. Pour ce qui est de déchets verts, le calendrier d’enlèvement ne tient pas compte des conditions climatiques, or le décalage constaté dans les saisons participe à des pratiques douteuses comme des sacs noirs insoulevables car remplis de déchets verts. Contrairement aux sacs jaunes, les contenants des déchets verts n’ont pas été uniformisés et n’ont pas été distribués gratuitement aux habitants, n’incitant pas à une meilleure prise en charge. Enfin, s’agissant des sacs noirs, au-delà du problème majeur de réduction de leur tonnage et d’une sensibilisation au tri, persiste celui du respect des jours de collecte en particulier pour les vacanciers. Ces derniers, en fin de séjour, sortent leurs poubelles alors même que le jour de ramassage est passé. Or, ils n’ont pas toujours la connaissance, le réflexe ou bien l’envie de se déplacer jusqu’au point d’apport volontaire le plus proche. C’est à l’occasion de « tournées » avec les ripeurs, auxquelles nous avons participé, que ces constats ont pu être établis.

3.1.3 – La gestion des déchets sous influence jacobine

20La tradition jacobine en France est ancrée, c’est pourquoi les répondants, au cours des entretiens individuels, ont spontanément proposé les moyens coercitifs et les incitations financières comme solutions à la modification du comportement des usagers. Plusieurs d’entre eux affirment qu’aucun résultat significatif ne pourra être obtenu sans intervention des municipalités. Pour autant, l’échange et l’explication sont parallèlement évoqués par les ripeurs comme étant des moyens d’améliorer les comportements. Ce phénomène explique que la 4CF n’ait pas eu de difficultés à trouver de agents volontaires pour informer et expliquer, en porte-à-porte, les enjeux et les règles du tri en début d’année 2019. Finalement, les avis recueillis convergent pour dire que plusieurs moyens d’incitation doivent être combinés entre eux en fonction du contexte et du type d’usager concerné.

3.1.4 – Une refonte organisationnelle encouragée par la loi NOTRe

21En ce qui concerne cette nouvelle compétence, il n’était pas rare, avant la loi NOTRe, que sur une même commune il y ait trois collectes en fonction de la configuration du territoire : une collecte journalière sur la plage en haute saison, un ramassage bi-hebdomadaire voire quotidien dans les centres des communes et un autre hebdomadaire sur l’arrière-pays, quand la commune est étendue. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, une uniformisation du tri au sein de chacune des intercommunalités s’est imposée sans toutefois s’appliquer aux intercommunalités entre elles. Cette liberté donnée ne permet pas de bénéficier des effets d’expérience d’une intercommunalité à une autre et explique l’incompréhension des résidents secondaires qui ne retrouvent pas sur leur lieu de vacances les mêmes règles de tri que dans leur habitat principal. En outre, notons que pour ce qui est des plages, la gestion des DMA reste toujours de la compétence des communes. Les interviewés font d’ailleurs référence à la période qui a précédé le transfert des compétences et à une forme « d’esprit de clocher » qui, selon certains répondants, persiste encore au niveau des élus du territoire et ne milite pas en faveur d’une vision claire sur la notion de tri. Toutefois, globalement, un fort intérêt pour le traitement des déchets et un réel souci de contribuer à une amélioration des résultats en termes de propreté du territoire sont présents. Par ailleurs, signalons que si plusieurs répondants, notamment les ripeurs, ont en tête des explications et des idées de solutions, ils sont souvent convaincus qu’ils ne seront pas écoutés et ne souhaitent ou n’osent pas les proposer. Ces phénomènes de résistance au changement et le manque de dialogue entre les acteurs en amont de la relation « usager » conduisent à s’interroger sur les actions à mener auprès de l’organisation et des acteurs eux-mêmes.

3.2 – Au-delà du premier niveau de connaissances

22Le premier niveau de connaissances atteint, nous présentons, tout d’abord, le processus d’implémentation des nudges. Cette présentation permet de comprendre comment nous sommes passés ensuite au second niveau de connaissances.

3.2.1 – Le protocole d’implémentation des nudges

23Les dysfonctionnements identifiés ci-dessus (tableau 1), l’ont été suite aux entretiens individuels menés aux différents échelons hiérarchiques de la 4CF (14 en tout) et à l’occasion de réunions de travail avec les chefs du service « Communication » (8 réunions) et du service « Eau, assainissement, travaux et collecte DMA » (2 réunions). Lors de ces réunions, a été évoqué avec les chefs de service l’impact en termes d’image et financier de ces dysfonctionnements. Le matériau obtenu a été organisé selon la technique de « l’effet miroir », « c’est-à-dire la reconnaissance par les acteurs d’une certaine représentation des situations concrètes qu’ils ont vécues et sur lesquelles ils se sont exprimés » (Savall et Zardet, 1996, p. 180).

Tableau 1

Exemple « d’effet-miroir » concernant le dysfonctionnement lié au territoire touristique

VerbatimIdées clés
1/ « L’été, il y a des gens qui mettent quand même des sacs à côté …. Quand il est plein, ils devraient plus en mettre à côté, parce que les mouettes, ça fait des dégâts … ». « Ils sont en vacances donc voilà, ils laissent tomber et n’ont pas envie de trier du tout, ça, c’est très souvent » (Accueil). « Le pire, c’est l’été, les gens qui viennent deux jours, ils vont pas s’amuser à trier ! » (Ripeur2).
2/ « Les comportements des habitants et des touristes n’ont rien à voir. Le touriste ne fait que passer. Et je ne parle pas des résidences secondaires, qu’on ne peut pas comparer non plus aux habitants « classiques » (Direction). « Nous avons aussi ceux que nous appelons les bi-résidents. Ils arrivent ici le jeudi soir pour ne partir que le lundi, par exemple. Ils sont encore différents en termes de comportement » (Direction). « Vous avez vu ma voiture ? Je ne vais quand même pas mettre une poubelle dans ma Bentley ! » (Accueil).
3/ « Les habitants n’ont pas été pris en charge comme pour le jaune, les déchets verts restent un vrai problème » (Technicien).
Cinq profils de consommateurs-usagers
Habitants réguliers
Résidents secondaires
Touristes
Professionnels
Bi-résidents
Trois profils socioculturels
Classes sociales défavorisées
Catégories intermédiaires
PCS +
Deux classes d’âge
Moins de 40 ans et retraités (sensibilité accrue au développement durable)
45/60 ans (sensibilité plus modérée)
Quatre types de tri, quatre comportements
Ordures Ménagères Résiduelles (OMR)
Sacs jaunes
Déchets verts
Encombrants

Exemple « d’effet-miroir » concernant le dysfonctionnement lié au territoire touristique

D’après Savall et Zardet (1996)

24Au préalable, des phases d’observation de la collecte dans chacun des domaines (déchets verts, sac noirs, sacs jaunes, encombrants) ont été réalisées. Concrètement, il s’est agi d’accompagner les ripeurs dans leurs missions de collecte (4 tournées) et de constater où le bât blessait. Cette phase d’immersion est apparue comme fondamentale dans la mesure où elle a permis de rendre compte de la diversité des situations rencontrées par les professionnels lors des ramassages, mais aussi de donner de la crédibilité à chacun des deux chercheurs dans la mise en œuvre du protocole d’implantation. C’est sans doute ce rite de passage et par là même cette interaction originale chercheurs-ripeurs qui a contribué à un taux de retour très satisfaisant (70 %) du questionnaire soumis aux ripeurs de la 4CF, s’agissant des solutions proposées pour réduire les dysfonctionnements. Ce pourcentage ne s’explique pas seulement par un sentiment d’empathie ou de gratitude que les ripeurs auraient développé à notre égard, mais bel et bien par une implication personnelle réelle sur le sujet de la gestion des déchets, comme en témoigne leur participation active dans la campagne d’information dispensée en début d’année auprès des habitants. La R-I mobilisée a dès lors permis d’identifier des informations sur la dynamique collective réelle des ripeurs, plus difficile à cerner à partir d’une approche classique (Buono et al., 2018).

Tableau 2

Le protocole d’implémentation de l’outil nudge

Types d’intervention
Profils
Méthode de l’immersionAutres méthodes (veille, enquêtes, interviews, réunions de groupe)
Ripeurs4 tournées de ramassage des DMA avec les ripeurs (encombrants, déchets verts, sacs noirs et sacs jaunes)Enquête : questionnaire réalisé auprès de l’ensemble des ripeurs
6 interviews
TechniciensDécouverte et manipulation du logiciel de dispatche des ripeurs et de suivi GPS des tournées et du logiciel de redevance incitative (STYX).2 interviews
EncadrantsDéfinition du nouveau profil de poste orienté « Nudge »
Analyse des données CRM et compte rendu d’analyse auprès du service communication
4 interviews
8 réunions de groupe avec le service communication et 2 réunions avec le service « eau, assainissement, travaux »
DécideursAllers-retours successifs sur l’évolution du projet2 interviews
Consommateurs-usagersVeille : réseaux sociaux
Enquêtes : étude Customer Relationship Management « Home Friend »

Le protocole d’implémentation de l’outil nudge

D’après Savall et Zardet (1996)

25C’est donc ce protocole détaillé dans le tableau 2 qui a permis, d’une part, de préciser le processus d’implémentation des nudges que nous avons choisi d’adopter et, d’autre part, de construire de la connaissance.

3.2.2 – De la connaissance construite à la connaissance à construire

26Les dysfonctionnements ont été validés, pour certains, par l’ensemble des acteurs et pour d’autres, par une catégorie uniquement comme en témoigne le tableau 3. En effet, il est important de relever par exemple que même si les ripeurs, à savoir 25 personnes sur la soixantaine composant le service de collecte, dénoncent un dysfonctionnement, il ne sera pas pris en charge de la même manière que s’il avait été soulevé par les élus. Quand les ripeurs demandent à ce que des élus viennent réaliser des tournées avec eux pour qu’ils se rendent compte de la réalité du terrain, c’est ce décalage qu’ils revendiquent et de la considération qu’ils réclament. Ce n’est pas tant le nombre d’individus qui prime dans la validation du dysfonctionnement que le pouvoir de celui qui l’affiche au sein du système étudié. Ainsi, certains problèmes auxquels sont confrontés les ripeurs peuvent être laissés sans suite s’il y a un manque de reconnaissance par la hiérarchie. A ce titre, Roy et Prévost (1999, p.137) rappellent qu’une recherche-action ne doit pas « pour autant remettre en question l’ordre établi dans la société ou encore contester le droit de gérance des dirigeants des organisations ». Cela se vérifie aussi dans notre R-I qui présente des similitudes avec la recherche-action. Nous avons aussi veillé à indiquer le niveau de validation dégagé pour chacune des observations, que ce soit par le discours (niveau 1), par les actes (niveau 2), par les effets des discours et des actes (niveau 3) afin d’expliquer le processus de production de connaissances dégagé (Savall et Zardet, 1996, p. 184).

Tableau 3

La production de connaissances

DysfonctionnementsAuteurs du discoursPositions d’acteur dans l’organigrammeNiveaux de validation
Territoire touristiqueElus, encadrants, techniciensfaible à élevée1
Types de déchetsRipeurs, techniciensfaible à moyenne2 et 3 pour certains des déchets
Tradition jacobineRipeurs, techniciensfaible à moyenne1
Nouvelle organisationElus, ripeursfaible à élevée1, 2 et 3

La production de connaissances

D’après Savall et Zardet (1996)

27L’ensemble de nos investigations sur le terrain nous a conduit à réfléchir à la création et à la mise en place de nudges pour inciter le consommateur-usager à agir dans le sens de la collectivité. Cet outil a un double attrait, il intervient à la fois auprès des cibles pour les sensibiliser mais aussi en amont auprès des acteurs de la 4CF en les inscrivant dans la démarche. En effet, nous envisageons de réaliser des ateliers mobilisant la participation concomitante de certains acteurs, à l’image des ripeurs, des techniciens, et de consommateurs-usagers comme les professionnels ou bien encore les résidents secondaires. Nous nous sommes rendu compte que bien que ces ateliers n’aient pas encore eu lieu, le fait même de les penser et de faire participer les acteurs au processus induit des changements notables qui vont dans le sens de « l’orthofonctionnement, c’est-à-dire le fonctionnement recherché, attendu ou souhaité par les acteurs » (Savall et Zardet, 1996, p. 178). C’est donc le processus de co-conception de l’outil que nous présentons dans la recherche, plutôt que les résultats en termes d’application des nudges. Dans le but de réaliser différents ateliers, un par cible identifiée, nous avons demandé aux acteurs de la 4CF de sélectionner des consommateurs-usagers susceptibles d’y participer et de faire office de relais auprès de leur « communauté » (professionnels, bi-résidents, résidents secondaires…). De cette façon nous avons impliqué et responsabilisé tous les membres de l’intercommunalité. Cette sollicitation a été l’occasion de comprendre combien les ripeurs en particulier, étaient enclins à participer à ce dispositif. Une fois la liste des probables participants obtenue, il est prévu de les convier pour deux types de séances, un pour discuter de leur conception du tri et un autre pour co-créer les futurs nudges du territoire. Nous souhaitons en particulier réaliser des ateliers avec des touristes de passage lors de périodes de congés. En effet, les nudges obtenus ne seront pas destinés à toutes les cibles, l’élaboration d’outils universels n’étant pas réaliste (Bénavent, 2016) comme le souligne le tableau 4.

Tableau 4

De l’état d’observation à l’état de connaissance

Tableau 4
Interactivité cognitive Formulation des hypothèses (H) et phase d’immersion (I) Intersubjectivité contradictoire Phase d’immersion (I) Contingence générique Phase de distanciation (D) et phase de formulation des hypothèses (H)

De l’état d’observation à l’état de connaissance

Tableau 4
Territoire touristique : Différents profils (touristes, résidents secondaires, bi-résidents, professionnels et habitants) H : pas de nudge universel mais un nudge pour un profil I : diagnostic, interviews et réunions I : Réunions, veille des réseaux sociaux, analyse des appels téléphoniques Distanciation : Réunions Hypothèse 1 : A un nudge correspond une cible Hypothèse 2 : Un nudge impactant est un nudge combiné Hypothèse 3 : Un nudge co-construit comme rempart à la manipulation des volontés Types de déchets : Comportements de consommateurs-usagers différents selon les déchets H : pas de nudge universel mais un nudge pour chaque déchet I : diagnostic et « tournées » avec les ripeurs Tradition jacobine : Réflexe de la coercition mais pas seulement H : le nudge en tant qu’outil complémentaire I : diagnostic et interviews Nouvelle organisation : Importance des parties prenantes en amont de la relation usager H : co-construction du nudge I : diagnostics interviews, enquêtes et réunions
D’après Cappelletti (2010)

28En effet, adapter un success nudge à l’ensemble des cibles est illusoire, celles-ci n’ayant pas un profil homogène mais développant bel et bien des biais cognitifs et comportementaux hétérogènes. Les différentes observations menées ont rendu compte de multiples perceptions d’un comportement citoyen en termes de gestion des DMA. Les cibles considèrent que ce n’est pas à elles qu’incombe cette charge soit parce qu’elles paient, à l’image de la redevance spéciale pour les professionnels, soit parce qu’elles renvoient la responsabilité aux pouvoirs publics pour les habitants réguliers, bi-résidents et résidents secondaires ou bien encore parce qu’elles se sentent peu concernées, comme la cible des touristes.

4 – Discussion : quand l’outil méthodologique impulse des connaissances nouvelles

29Le choix de la R-I n’est pas neutre, tant dans l’outil mobilisé auprès de la 4CF que dans les résultats. S’agissant de l’adhésion de notre objet d’étude aux nudges, elle fait écho à un certain état d’esprit évoqué précédemment. La volonté des décideurs de la 4CF de se faire accompagner dans la prise en charge de leur nouvelle compétence (gestion des DMA) n’est pas anodine et le faire suivant les conditions d’une R-I l’est encore moins. Cela démontre que notre donneur d’ordre intègre et accepte l’idée d’un travail collaboratif passant par des phases d’immersion, d’observation, par exemple, et l’idée que chacun des acteurs de la structure étudiée puisse participer, au-delà de son rôle formel, au processus de changement. Le fait même que la 4CF initie et finance un tel dispositif induit d’emblée un spectre plus large d’outils susceptibles d’être déployés en son sein. Par conséquent, il ne nous est pas apparu inapproprié ou illusoire de proposer le nudge comme outil d’incitation au tri des DMA et de faire référence à l’économie comportementale pour justifier son emploi. Nous savions, dès lors, que les décideurs seraient perméables à ce courant et accepteraient de le tester. Le concept de nudge, rappelons-le, est peu développé en France contrairement aux pays anglo-saxons. Au-delà d’une certaine audace dans l’outil mobilisé, les résultats de la recherche démontrent un lien entre la méthodologie et l’outil proposé. En effet, nos résultats révèlent que le nudge devait être co-construit aussi bien en amont qu’en aval de la relation consommateur-usager, faisant appel dès lors au nudge management (Singler 2018) en complément du nudge marketing (Singler, 2015). Il semble prometteur de faire appel aux usagers en leur proposant de mettre leur « expertise » au service du territoire selon plusieurs modalités (entretiens, individuels ou réunions de groupe par exemple). Peu de chercheurs vont dans cette voie et formulent de telles propositions. Pourtant, orienter le marketing public dans le sens d’un marketing collaboratif présenterait de nouvelles perspectives (Dujin et Maresca, 2012) et rendrait la démarche plus transparente. En effet, la manipulation souvent dénoncée à l’encontre du « paternalisme libertarien » de Thaler et Sunstein (2003) n’aurait plus lieu d’être. Nudge marketing et nudge management (Singler 2015 et 2018) produiraient une combinaison féconde faisant, des usagers, d’une part, et des différents intervenants de la collectivité, d’autre part, les co-concepteurs des nudges du territoire et plus largement de la politique publique. Autrement dit, le processus d’implémentation de l’outil importerait autant que son résultat en permettant de mettre en lumière les éléments d’une certaine performance collective (Buono et al., 2018). C’est comme s’il était possible de transposer cette conclusion à la R-I dont le processus méthodologique constitue un avantage différenciateur souvent défendu par les chercheurs, en tant que recherche collaborative (Roy et Prévost, 2003 ; David, 2000). Les employés et élus passent donc tour à tour de la posture de co-chercheur au sein de la R-I, à celle de co-concepteur de l’outil d’aide à la gestion des DMA en passant par celle de co-producteur de connaissances.

30Dans cette recherche, nous sommes confrontés à des difficultés à ce jour non totalement surmontées, relevant de la complexité de la méthodologie utilisée. Nous percevons cependant l’apport de cette dernière, souligné par Savall et Zardet (1996), Cappelleti (2010) et David (2010), et mesurons le chemin parcouru entre les constats réalisés au cours des premiers mois de coopération avec les acteurs de notre terrain d’étude et les résultats intermédiaires auxquels nous parvenons aujourd’hui. Ceux-ci produisent un niveau de connaissances allant au-delà de nos attentes. En effet, cette première étape de la R-I rend compte d’une nécessaire intervention en amont des équipes de terrain et d’encadrement dans la création des nudges pour en favoriser l’impact alors qu’au commencement de cette recherche, notre réflexion portait sur une possible collaboration des usagers seuls. Notre objectif initial était d’étudier les conditions de mise en œuvre des nudges dans une organisation et de mieux faire le lien avec les politiques publiques. Finalement, nos préoccupations, qui s’exprimaient en termes de nudge marketing, semblent également, et de manière liée, relever du nudge management (Singler, 2018). Le travail mené en commun permet à la 4CF d’aborder la question de l’intégration des nudges à sa politique de gestion des DMA de manière innovante. Ainsi, nous allons dans le sens de ce que préconisent Eng et Dholakia (2019) en poursuivant l’implémentation des nudges et en revendiquant que le « temps long » ne constitue en rien une contre-indication à l’emploi d’approches pragmatiques, à l’image de la R-I, dans le domaine du marketing. Nous nous inscrivons également dans leurs prolongements en explorant les interconnexions entre la recherche-action, la connaissance tacite et le marketing interne pouvant faire progresser le cadre de la recherche-action en marketing (Eng, Dholakia, op. cit., p. 761). Dans notre étude c’est, en effet, la combinaison nudge marketing/nudge management qui semblerait générer des changements de comportements durables.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : recherche-intervention, « nudge », économie comportementale, marketing, politiques publiques

Mise en ligne 01/06/2021

https://doi.org/10.3917/resg.140.0231

Notes

  • [1]
    Feuille de route pour l’économie circulaire, 50 mesures pour une économie 100% circulaire, Rapport du Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2018.
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