Introduction
1L’Intermédiaire D’Innovation (IDI) est une organisation ou une personne qui agit comme acteur intermédiaire dans tous les aspects du processus d’innovation faisant intervenir plusieurs parties (Howells, 2006). Les études ayant été conduites sur les intermédiaires d’innovation sont particulièrement variées et portent de façon indifférente sur divers contextes (Howells, 2006), ou sur certaines industries : la mode (Tran et al., 2011), les énergies et la construction (Polzin et al., 2016), les entreprises technologiques (De Silva et al., 2018), l’agriculture (Klerkx et Leeuwis, 2008). Cependant, ces études ne pointent pas les spécificités des secteurs étudiés, ce qui ne permet pas de cerner les rôles – et les difficultés – des intermédiaires d’innovation dans ces différents contextes.
2En particulier, l’innovation en contexte traditionnel pose des questions qui apparaissent comme suffisamment spécifiques pour mériter l’attention des chercheurs. En effet, dans un tel contexte, l’innovation n’est généralement pas au cœur des stratégies des organisations du fait de l’attachement, de l’expérience ou encore de l’image de qualité que les procédés et les produits traditionnels apportent (Shils, 1981 ; Zarca, 1988 ; Sennett, 2010).
3Quels rôles jouent les intermédiaires d’innovation dans des contextes traditionnels ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons étudié un projet d’innovation collective d’arrosage connecté intelligent dans le métier traditionnel des entreprises de paysage. Ce projet s’est développé au sein d’une organisation syndicale de branche, dans un groupement d’entrepreneurs bénévoles actifs en matière d’innovation né en 2013 : la Commission Innovation et Expérimentation (CIE). L’objectif de ce projet était d’aboutir à un produit commercialisable, mais il a été abandonné suite à sa conception.
4En étudiant ce cas d’échec, cette recherche vise à analyser les rôles qu’a joués la CIE en tant qu’IDI dans ce contexte traditionnel et les difficultés qu’elle a rencontrées. Après avoir présenté les rôles de l’IDI dans les projets d’innovation collective et les objectifs de la recherche, nous précisons le contexte d’étude empirique et le dispositif méthodologique. Nous tentons ensuite d’expliquer l’échec du projet via ce prisme d’analyse pour en tirer des enseignements, tant pour le monde académique que pour les praticiens de métiers traditionnels désireux d’innover.
1 – Les rôles joués par les IDI en contexte traditionnel : revue de littérature et objectifs de recherche
1.1 – Les rôles joués par l’intermédiaire d’innovation
5Le développement d’un projet d’innovation impose souvent aux entreprises (notamment de petite taille) de coopérer au sein de collectifs pour acquérir les compétences difficiles à développer en interne et minimiser les coûts de R&D en partageant les ressources nécessaires. Les intermédiaires d’innovation (IDI), sont « des organisations qui fournissent un rôle de soutien à la collaboration entre deux parties ou plus, à différentes étapes du processus d’innovation » (De Silva et al., 2018).
6Dans un projet collectif, plus les organisations sont hétérogènes, plus les ressources accessibles sont différenciées et complémentaires, mais plus le risque d’isolement est grand et la coopération difficile : les objectifs divergent (Das et Teng, 1998), la distance se creuse (Battistella et al., 2016). Dans le but d’optimiser l’hétérogénéité dans ces collectifs, l’IDI intervient au moment de sa création (Assens, 2003), afin de créer du lien. Il doit anticiper les besoins en ressources et compétences qui seront nécessaires au cours du projet d’innovation (Howells, 2006) et sélectionner les partenaires avant de les intégrer (Leroux et al., 2014). La mise en relation ainsi faite n’a pas pour vocation de disparaître à l’issue du projet, mais plutôt de s’inscrire dans la durée pour offrir des capacités d’innovation relationnelles à plus long terme (Howells, 2006). Le rôle de l’IDI relève également de l’entretien de ces relations durables (Klerkx et Leeuwis, 2008).
7Au cours du projet, les objectifs individuels peuvent supplanter les attentes collectives. Il s’agit d’un problème clé mis en exergue par de nombreux travaux sur les collectifs d’innovation. En particulier, les travaux d’Adner (2017) montrent que ces structures doivent réussir l’alignement d’un ensemble de partenaires variés qui interagissent pour qu’une proposition de valeur se matérialise. Le collectif créé autour de l’IDI est, pour ses membres, le lieu de la création de valeur mais aussi de sa captation. Évoluer au sein d’un tel ensemble implique donc pour les acteurs de trouver un équilibre subtil entre les intérêts particuliers et collectifs, notamment de combiner la maîtrise et la valorisation des droits individuels à l’innovation collaborative (Gandia et al., 2011). Pour limiter les risques d’appropriation unilatérale, l’IDI cherchera à réduire les distances entre les membres, en particulier la distance culturelle. Une proximité culturelle signale le partage de règles du jeu spécifiques amenant à une compréhension commune du rôle collectif (Battistella et al., 2016).
8Si différents types de ressources doivent être détenus par le réseau d’innovation, il faut également que leur quantité soit suffisante pour répondre aux besoins au cours du processus, permettre de bénéficier d’économies d’échelle, partager les risques, accroître des investissements et accélérer le processus d’innovation (Halliday et al., 1987). La recherche d’accumulation de ressources communes incite des organisations concurrentes à collaborer au sein de collectifs, c’est-à-dire à s’engager dans la coopétition. Accepter ce registre relationnel n’est pas toujours naturel car coopérer avec ses concurrents représente un risque (Le Roy et al., 2013) et la confiance est plus difficile à instaurer (Whitley, 2002). Face à la nécessité d’accumuler des ressources pour mener à bien le processus d’innovation, l’IDI pourra développer la confiance entre les organisations en coopétition en créant des normes partagées (Lynn et al., 1996) et en s’établissant comme une institution légitime à-même de formaliser les collaborations en termes de contractualisation (Howells, 2006 ; Leroux et al., 2014). L’IDI garantit la qualité des relations en se plaçant comme un tiers de confiance grâce à sa capacité à mettre en place des règles du jeu et à les garantir (Geindre, 2005). Pour être légitime dans ce rôle, l’IDI doit définir des objectifs communs aux membres du collectif tout en n’en captant aucun bénéfice, en étant indépendant et impartial (Klerkx, Leeuwis, 2008). Pour Leroux et al. (2014), il ne peut s’agir que d’un acteur public, alors que Provan et Kenis (2008) intègrent les associations à but non lucratif, tandis que Lynn et al. (1996) envisagent plus particulièrement les associations professionnelles. Sans cette légitimité, la présence d’un IDI ne pourra contribuer au développement de la confiance entre les organisations en coopétition.
9Une fois le collectif formé, il est nécessaire d’assurer son bon fonctionnement. Afin de réaliser ses objectifs, le collectif doit être piloté par une instance de gouvernance. La gouvernance peut être interne ou externe au collectif, mais également centralisée ou décentralisée (Assens, 2003). Ainsi, Provan et Kenis (2008) distinguent les réseaux à pilotage en interne (centralisé ou décentralisé) des réseaux pilotés en externe. Dans des réseaux impliquant des concurrents, le transfert de connaissances peut être ralenti et les conflits sont plus susceptibles de survenir, mettant en péril la stabilité et la pérennité du collectif. La gouvernance par un tiers permet d’étendre le réseau tout en évitant son déclin (Assens, 2003). Elle comprend la mobilité des connaissances (Dhanaraj et Parkhe, 2006), l’arbitrage des conflits (Leroux et al., 2014 ; Howells, 2006), notamment sur l’appropriation de l’innovation et la recherche de stabilité (Dhanaraj et Parkhe, 2006 ; Howells, 2006).
10L’incertitude inhérente aux projets d’innovation implique l’entrée et la sortie de membres du collectif, non prévisibles en amont, pour répondre aux besoins du projet chemin faisant. Afin d’éviter l’effritement du collectif par l’isolement de ses membres, leur migration vers un réseau concurrent, et afin d’éviter la formation de clans au sein du réseau, le collectif doit acquérir une stabilité pour compenser ces entrées et départs de membres : il s’agit de la stabilité dynamique (Dhanaraj, Parkhe, 2006). L’IDI pourra ainsi générer des « barrières à l’entrée », améliorer la réputation du réseau pour conserver ses membres et restructurer le réseau s’il est perturbé (Howells, 2006 ; Lynn et al., 1996 ; Dhanaraj, Parkhe, 2006 ; Leroux et al., 2014) en augmentant le nombre d’interactions entre le maximum de membres.
11Le tableau 1 récapitule les différents rôles mis en exergue dans la littérature.
Synthèse des rôles d’un IDI
Synthèse des rôles d’un IDI
1.2 – Objectifs de la recherche
12La littérature sur les rôles des IDI est conséquente. Cependant, bien que les études aient été menées dans une grande diversité de contextes, les spécificités de ces derniers ne semblent pas avoir été abordées. L’état de l’art actuel ne permet pas de savoir si les problématiques auxquelles sont confrontées les IDI, et, par suite, les rôles qu’ils jouent, sont les mêmes dans tous les contextes.
13Notamment, qu’en est-il dans un contexte traditionnel où l’innovation n’est généralement pas au cœur des stratégies des organisations ? Innovation et tradition apparaissent souvent comme contradictoires, d’autant plus lorsque sont invoquées les nouvelles technologies. D’une part, la tradition renvoie à une certaine continuité avec le passé contribuant à un sentiment d’appartenance à une communauté (Shils, 1981) et à des savoir-faire établis inspirant respect et soutien dans ces communautés (Zarca, 1988). D’autre part, un secteur traditionnel se définit comme ne reposant pas sur des technologies émergentes (Dumoulin et Simon, 2008). Ainsi, les innovations qui se développent dans les contextes traditionnels s’apparentent généralement à de l’adaptation ou de l’innovation de service, permettant de ne pas rompre avec les atouts qu’apporte la tradition (Bréchet et al., 2008 ; D’Ippolito et Timpano, 2016). L’innovation technologique, et a fortiori radicale (Davila et al., 2006), est possible mais reste donc plutôt marginale car elle peut remettre en cause l’appartenance à la communauté. L’innovation collective peut permettre de dépasser ces difficultés car elle permet l’innovation technologique, sans pour autant perdre l’appartenance à la communauté et le respect des pairs. Ce processus d’innovation collective est notamment facilité par l’intervention d’un IDI. L’objectif de ce travail est donc de comprendre quel rôle peut jouer un IDI en contexte traditionnel. Pour l’atteindre, nous avons suivi et étudié un projet d’innovation collective dans un contexte traditionnel faisant intervenir un IDI. Il s’agit du projet d’arrosage connecté intelligent dans le secteur du paysage – projet qui, comme nous le verrons, a échoué.
2 – Dispositif méthodologique
14Les techniques d’investigation mises en œuvre pour étudier ce cas sont des entretiens semi-directifs auprès des principales parties prenantes, ainsi qu’une observation participante et la collecte de données secondaires. Huit entretiens semi-directifs approfondis ont été menés avec différentes parties prenantes du projet (FP, DI, UP1, UP2), des acteurs de l’innovation dans le métier (P&C1, P&C2), ainsi que d’autres acteurs travaillant sur la même technologie mais non intégrés au projet (FU, BU). Cette collecte s’est accompagnée d’une observation participante qui a consisté à suivre pendant trois mois le processus de conception du dispositif d’arrosage connecté intelligent. Nous avons suivi quotidiennement le travail des acteurs et avons participé aux réunions de suivi organisées par la CIE. Cette observation a permis d’étudier le projet au plus près et de considérer l’ensemble des acteurs et leurs interactions. Les enregistrements et les comptes rendus des réunions hebdomadaires (RHx) ainsi que les échanges de mails (@x) ont été conservés comme données secondaires à analyser, et un journal de bord a été tenu tout au long de l’observation. Enfin, nous avons collecté et analysé les comptes rendus (CRx) des réunions de la CIE depuis sa création, ainsi que les rapports d’activités du syndicat (RA) et le conseil d’administration du syndicat (CA) actant la création de la CIE.
3 – Présentation du contexte d’étude
3.1 – L’enjeu de l’innovation technologique pour le secteur du paysage
15Parce qu’elles en rassemblent les caractéristiques les plus typiques, les entreprises de paysage s’inscrivent dans un métier traditionnel : il s’agit principalement de TPE artisanales (95% d’entre-elles possèdent moins de 10 salariés) disposant d’un savoir-faire manuel transmis de maître à apprenti de génération en génération (Zarca, 1988), inscrites dans un métier bien établi avec ses propres institutions (Dumoulin et Simon, 2008).
16Dans ce contexte, l’innovation apparaît tout d’abord comme une réponse face à un contexte turbulent : règlementation accrue en matière de réduction d’utilisation des pesticides chimiques, pression urbaine croissante, baisse de la commande publique directement corrélée à la baisse des dotations, etc. Au sein de l’organisation syndicale de branche des entreprises du paysage, et en vue de s’adapter à cet environnement, la recherche et l’innovation sont apparues comme stratégiques pour les entreprises qui doivent faire évoluer leurs savoir-faire et leurs outils traditionnels, alors même que la génération d’innovations par ces entreprises reste marginale. Le plan d’action stratégique 2014-2016 développé par le syndicat précise notamment le but stratégique de « Développer l’innovation technique, commerciale, environnementale » (point 3.1).
17En outre, l’enjeu de l’innovation technologique est lié à un double constat : d’une part, le retard pris par les professionnels du paysage quant à l’utilisation d’applications connectées dans l’exercice de leur travail, vis-à-vis d’autres métiers parfois considérés comme concurrents à l’image du BTP ; et d’autre part, l’engouement des consommateurs pour les objets connectés. C’est dans ce contexte que le projet de conception d’arrosage connecté intelligent s’est développé, grâce à un IDI qui a assuré la structuration et le fonctionnement d’un collectif d’innovation. Les principales étapes de ce projet sont représentées dans la figure 1.
Principales phases du cas étudié
Principales phases du cas étudié
3.2 – Les grandes phases du projet « arrosage intelligent »
Phase 1 : Création de l’intermédiaire d’innovation
18Depuis 2013, le syndicat tente de jouer un rôle actif en matière d’innovation afin d’« insuffler l’innovation comme moteur de la profession » [1]. L’objectif est de créer un environnement favorable à l’innovation collective, dans lequel les différents acteurs hétérogènes du métier (entrepreneurs, fournisseurs, instituts de recherche, utilisateurs, etc.) partageront des objectifs communs. Au sein du syndicat, un groupe d’entrepreneurs très actifs en matière d’innovation s’est ainsi constitué, la Commission Innovation et Expérimentation (CIE), composée d’entrepreneurs bénévoles accompagnés d’un chargé de mission salarié par le syndicat. Ces entrepreneurs sont à la tête d’entreprises de paysage allant de TPE à des PME de plusieurs centaines de salariés, dans des régions variées, et présentent le point commun d’être passionnés par l’innovation. Il s’agit d’entrepreneurs « marginaux » voire « extraterrestres » par rapport au reste de la profession, pour reprendre la façon dont certains membres s’auto-définissent (FP). La CIE a ainsi vu le jour en juin 2013 dans le but de développer cet environnement innovant et d’y jouer un rôle d’IDI. Les premières actions de la CIE ont été le lancement d’un concours d’innovation destiné aux entreprises de paysage et la rédaction du « Guide pratique de l’innovation » en 2014 visant à « démocratiser et vulgariser l’innovation, faire tomber les idées reçues » (UP1) ; pour « faire comprendre que même dans les métiers du paysage on peut innover » (FP).
Phase 2 : Définition du projet
19La CIE, dès sa création, amorce des liens avec divers acteurs dans le but de constituer un environnement favorable à l’innovation. Cela passe notamment par le renforcement des relations déjà entretenues avec l’institut technique chargé de la recherche dans le paysage et la création de nouveaux liens avec la formation. La collaboration avec le collectif d’écoles d’ingénieur, Yncréa Hauts-de-France, est très vite apparue comme une solution adéquate, de par sa stratégie en termes de co-design (centre de co-design inauguré en 2010, compétences internes et dispositif ADICODE® [2] éprouvé).
20C’est dans ce contexte qu’un projet d’arrosage connecté intelligent a été lancé en 2015.
Phase 3 : Déploiement du projet
21En septembre 2015, suite à l’obtention de fonds « dans le cadre du plan d’action financé sur la taxe d’apprentissage non affectée » (CR15-09), la CIE décide de lancer un projet d’innovation au sein du dispositif Adicode®. La CIE s’est concentrée sur un projet relatif aux objets connectés, décrit ainsi : « Le syndicat professionnel est à la recherche d’un système d’arrosage intelligent […] qui pourra être commercialisé et dont les entrepreneurs du paysage adhérents du syndicat professionnel pourront proposer les services d’installation et de maintenance » (CR15-09).
22De février à mars 2016, six étudiants du collectif d’écoles Yncréa Hauts-de-France ont travaillé à la conception d’un dispositif d’arrosage connecté et intelligent. Ce projet a finalement abouti à la création d’un démonstrateur en avril 2016. Ce dernier intègre des technologies issues du secteur de la domotique et un dispositif connecté lié à une intelligence artificielle. L’objectif est de corriger un problème rencontré dans l’arrosage automatique, celui de la surconsommation d’eau. Pour les entrepreneurs du paysage, les technologies intégrées sont nouvelles. En effet, le projet ne consiste pas seulement à gérer l’arrosage à distance via une technologie sans fil, mais également à intégrer des technologies récentes. Le prototype conçu contient un système embarqué connecté permettant la mise en relation de capteurs installés in situ, et la vanne d’arrosage. L’intelligence artificielle du prototype permet de « décider » des actions d’arrosage à entreprendre, à partir des données collectées par les capteurs et leur traitement par un algorithme. Parallèlement, l’impact en termes de modèle d’affaires parait d’emblée important, à la fois sur la proposition de valeur faite au client (baisse de la consommation d’eau), l’architecture de valeur (compétences nouvelles à maitriser, nouveaux partenaires, etc.) et les modèles de revenus envisageables (abonnements, forfaits, valorisation des données collectées, etc.). Il est donc possible de considérer que ce projet correspond, pour les acteurs, à une innovation radicale au sens de Davila et al. (2006). Cependant, malgré la mise en relation avec une entreprise disposée au rachat des résultats obtenus à l’issue du projet, toute poursuite de développement ou de cession à une entreprise a finalement été abandonnée en janvier 2017.
4 – Analyse de l’échec du cas
23La CIE a non seulement été à l’initiative du projet, mais elle a également contribué à le faciliter tant en phase de structuration du collectif qu’en terme de gouvernance. Les rôles qu’elle a occupés relèvent de l’IDI. L’analyse des données a mis en évidence différents points de fragilité dans ces rôles, et concernent des lacunes dans la construction de l’objectif commun, la survenue d’une crise de légitimité et des difficultés à assurer la mobilité des connaissances.
4.1 – Glissement de l’objectif commun mal défini en amont
24L’objectif initial de la CIE était de porter un projet d’innovation collectif, de nature non-concurrentielle, afin de montrer l’exemple à la profession et renforcer les liens avec d’autres institutions actives dans l’innovation du métier. Concernant le projet, la construction de l’objectif commun au sein du collectif a plutôt porté sur l’aspect technologique de l’arrosage connecté. Deux objectifs ont ainsi été concomitants : celui du syndicat professionnel et de la CIE, concernant la diffusion de ce que l’organisation nomme le « réflexe d’innovation » au sein du métier, valorisant également l’image de l’organisation ; et celui apporté au collectif, concernant le développement d’une innovation technologique. Ce dernier objectif semble, à première vue, peu compatible avec l’aspect non-concurrentiel visé par le syndicat professionnel, à moins qu’un modèle d’affaires soit développé en conséquence.
25Le projet d’arrosage connecté intelligent représente une innovation radicale pour le métier traditionnel des entrepreneurs du paysage. Or, aucun modèle d’affaires n’a été construit, ni en amont, ni en fin de projet. Le concept même de modèle d’affaires n’a pas été évoqué malgré les éléments soulevés : Qui doit vendre le dispositif étant donné que ce n’est pas la vocation d’un syndicat professionnel ? Faut-il développer un partenariat commercial ? Qui sont les clients ? Etc.
26L’absence de définition de modèle d’affaires traduit un manque de compétence au sein du collectif. Il s’agit d’une compétence qui concerne le développement d’innovations radicales et qui est habituellement peu nécessaire dans ce métier qui se définit par son caractère traditionnel. Dans le « guide pratique de l’innovation » publié par la CIE en 2014, le modèle d’affaires n’est décrit que comme un moyen d’innover dans les services. Cette lacune de compétence, non identifiée par la CIE, n’a pas fait l’objet d’intégration de nouveaux acteurs dans le collectif. Définir un modèle d’affaires aurait sans doute permis de stabiliser l’objectif du projet et d’éviter un certain nombre de questionnements qui se sont révélés être des freins.
27À mesure que le projet s’est déployé, certains membres de la CIE ont vu leur objectif de départ, communiquer sur l’innovation auprès des pairs, glisser vers celui proposé au collectif. Certains membres voulaient que l’innovation conçue trouve son marché et puisse être commercialisée : « Pour certains membres, cette expérience a un goût d’inachevé. Il est cependant rappelé que le rôle de la commission innovation est de transmettre des sources d’innovation aux adhérents pour les inciter à innover » (CR17-01).
28L’idée de laisser ouvert à tous le résultat du travail mené collectivement a été évoquée (CR16-09), mais encore une fois, l’objectif commun étant instable au fil du projet, la position adoptée en termes de protection intellectuelle a suscité beaucoup d’interrogations, inédites dans ce métier traditionnel : « Il est soulevé à plusieurs reprises la dualité dans laquelle on peut se retrouver entre partage d’innovation et concurrence. Comment mutualiser les innovations sans pour autant trop en divulguer et conserver ses avantages concurrentiels ? » (CR14-02). Ces questions sont restées sans réponse, et des connaissances sur la propriété intellectuelle auraient été d’un grand secours.
29L’absence d’un objectif partagé au sein de la CIE à la fin du projet aura finalement été fatale au projet. Personne n’a décidé l’abandon du projet, mais c’est bien la difficulté à s’accorder sur un consensus qui a mené à son abandon : « Cette première expérience d’ADICODE n’a pu déboucher sur un partenariat avec [l’entreprise 1] notamment à cause de l’absence de procédure en interne » (CR17-01). Derrière la « procédure interne » sont regroupés le manque de connaissances au sujet de l’innovation technologique développée dans le cadre d’une organisation qui n’a pas pour vocation à faire des bénéfices, et l’impossibilité à se mettre d’accord sur l’issue à donner au projet, et ainsi, à prendre une décision. Le caractère centralisé de la prise de décision vers l’instance centrale du syndicat est au cœur même de la crise de légitimité vécue par la CIE.
4.2 – Crise de légitimité
30À un stade avancé du projet, la CIE prend conscience qu’elle ne peut pas prendre de décisions sans l’aval du bureau permanent du syndicat professionnel. Ce dernier est, en effet, seul habilité à contracter des accords avec des entreprises : « Si une personne est intéressée [pour reprendre le projet], il faudra l’accord du bureau » (CR17-01).
31Malgré l’enjeu stratégique lié à l’innovation au sein du syndicat, le propos suivant d’un membre de la CIE semble être un symptôme de l’absence d’alignement entre le bureau du syndicat et la CIE : « Peut-être que le syndicat professionnel n’avait pas envie de s’engager dans le cadre du monde des objets connectés dans le paysage avec une seule personne, moi je n’ai jamais su car je ne suis pas membre du bureau » (DI). Les préoccupations des deux entités semblent si distantes que les membres de la CIE finissent par ne plus s’identifier au syndicat, comme le suggère le verbatim précédent.
32Cette crise de légitimité va plus loin encore, et questionne la validité du rôle joué par le syndicat. Ce dernier est en effet un syndicat loi 1884, qui ne peut avoir comme seul « objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts. » (code du travail, article L2131-1). Même si l’arrosage fait partie du large champ d’action du syndicat, il n’en est pas le spécialiste, ce que le syndicat professionnel spécialisé dans l’arrosage a d’ailleurs déploré au cours du projet.
33La tradition peut être identifiée à l’origine de cette crise de légitimité. En effet, c’est bien parce que les professionnels des entreprises du paysage n’innovent pas par eux-mêmes que le syndicat professionnel, et en particulier la CIE, s’est lancée dans une action d’innovation qui outrepasse le rôle que peuvent attendre les professionnels de leur organisation professionnelle. Mais cette implication est indirecte, car c’est bien la centralisation de la prise de décision et un manque d’alignement entre le bureau du syndicat et la CIE qui est à l’origine de la crise de légitimité observée.
4.3 – Blocages en termes de mobilité des connaissances
34L’objectif premier du projet, comme nous l’avons déjà décrit précédemment, était de montrer l’exemple et d’ouvrir la voie aux autres professionnels. Pour ce faire, un projet concret d’innovation devait être mené à bien. Le dispositif Adicode® a rencontré du succès car il a permis la conception d’un système d’arrosage connecté. Ce succès, d’après certains membres de la CIE, vient d’un suivi régulier du groupe d’étudiants et une bonne mobilité des connaissances avec ces derniers. Ainsi, le résultat obtenu donne satisfaction à la plupart des membres de la CIE, d’autant que ce projet semble avoir inspiré d’autres entrepreneurs : « Pour moi, c’est une expérience réussie ! […] Il y a des méthodes d’innovation, à la limite on a fait la démonstration que c’est faisable. Si vous avez un sujet, confiez-le. Ce n’est pas le sujet qu’on a fait qui est important, c’est ce qui s’est passé, ça a débouché sur trois sujets d’Adicode. C’est susciter des vocations, en quelques mois on est pratiquement sûr du résultat et ça ne coûte pas très cher » (DI).
35Cependant, le projet n’a pas fait l’objet d’une communication importante en dehors de la commission, et les projets d’innovation qui ont été inspirés par cette expérience ont été lancés par un membre de la CIE. La diffusion des connaissances en dehors de la CIE a, en effet, connu des blocages.
36Tout d’abord, la communication autour du projet visant à valoriser l’innovation au sein de la profession a été freinée par le manque de connaissances du collectif en termes de propriété intellectuelle, et le projet est resté relativement confidentiel. La CIE s’est rapidement installée dans un paradoxe. Le désir initial relevait d’une certaine ouverture de l’innovation et de ses résultats, le syndicat n’ayant pas pour vocation à faire des bénéfices mais plutôt à favoriser l’évolution de la profession. Une journée de co-design a d’ailleurs permis de regrouper une vingtaine de professionnels, à titre bénévole, afin d’échanger sur le sujet. Mais, au fur et à mesure de l’avancement du projet, une fermeture s’est opérée : « On aurait dû faire signer un papier de confidentialité car [l’organisation 1] pourrait utiliser le fruit de notre recherche sans qu’on puisse le développer aujourd’hui » (RH03-03).
37Des questions en termes de confidentialité et de propriété des droits sont restées sans réponse. Lorsqu’un partenaire a finalement été identifié, et que ce dernier était disposé à acheter la technologie, ce manque de connaissances n’a pas permis de prendre une décision définitive : « Ça a traîné, au syndicat ça a piétiné, ils n’arrivaient pas à trouver comment faire en tant qu’association professionnelle. Donc ça, ça a foiré, on n’a pas pu donner suite à ce gars-là, et c’est resté sans suite » (DI). Ces questions semblent ne pas être, aujourd’hui encore, réellement résolues si d’autres projets venaient à se développer. Ces connaissances sont inhérentes à la forte intensité technologique du projet, et traduisent une lacune spécifique à l’ancrage traditionnel du métier des entreprises de paysage.
38Enfin, c’est le caractère incertain inhérent au projet d’innovation, et en particulier à l’issue qui serait donnée au projet, qui a freiné la communication aux autres professionnels du métier : « Il y a eu un article dans le dernier rapport d’activité […] mais au final il y a eu peu de communication. Il y a eu une grosse période d’incertitude, on ne savait pas vraiment si on allait pouvoir lancer, il y avait une piste de partenariat et on ne voulait pas trop communiquer tant que ce n’était pas fait, mais au final il n’y a rien eu » (UP2).
39Un article sur le projet a ainsi été publié dans le rapport d’activité annuel du syndicat et a valorisé l’image du syndicat professionnel et l’innovation et permis ainsi de répondre aux objectifs fixés par la CIE. Cependant, il reste le seul article publié sur le sujet, et ce, dans un support à diffusion limitée.
40Le projet, une fois achevé, a conduit à un démonstrateur – plutôt qu’un prototype – et un fichier de lignes de codes. La mobilité des connaissances au sein de la CIE étant bonne, le projet aurait pu être repris par un de ses membres, mais cela aurait, une fois de plus, remis en cause la neutralité de l’organisation et sa légitimité : « On aurait pu l’exploiter, nous, mais on ne peut pas faire ça en tant que partie prenante du syndicat professionnel, ce serait vicieux » (DI).
41Le développement d’un partenariat avec une entreprise a été également étudié mais la mobilité des connaissances entre le bureau du syndicat, décisionnaire, et la CIE, engagée dans la relation, n’a pas été permise : « Vu le sujet, l’importance du développement de l’innovation au sein du syndicat, on aurait dû être convié à une réunion du bureau pour pouvoir s’exprimer. On n’a pas pris le temps de nous écouter, on aurait pu demander à [l’entreprise 1] de venir rencontrer le bureau pour s’exprimer sur ses intentions » (DI).
42Enfin, l’ouverture des résultats à l’ensemble de la profession a été évoquée mais n’a jamais vraiment été envisagée. Ainsi, le projet a été abandonné à la suite de sa phase de conception : « Le bilan était un peu terni par le fait que finalement ça a abouti à un fichier numérique sur un PC et personne ne va l’utiliser » (UP2).
5 – Le rôle de l’intermédiaire d’innovation : des enseignements
43Les syndicats professionnels sont des organisations qui ne sont pas structurées pour mener des projets entrepreneuriaux, et la question du statut de l’IDI peut se poser – le rôle joué par la tradition dans l’échec pouvant ainsi être minimisé. Cependant, les travaux de Lynn et al. (1996) et Geindre (2005) ont montré que le statut de l’organisation ne peut être considéré comme une cause à part entière de l’échec. En effet, les auteurs ont souligné les caractéristiques favorables d’un syndicat professionnel pour mener ce type de projet : il est capable de coordonner les investissements d’une communauté de professionnels innovante, de la soutenir en termes d’infrastructures, de diffuser les informations, mais également d’être un garant de confiance en restant un acteur tiers qui ne tire pas de bénéfice de la relation. Notre analyse se concentre ainsi sur la gestion de la tradition du métier et les apprentissages à développer.
5.1 – Améliorer la gestion de la tradition par l’IDI
44Les cas d’échec d’innovation dans des métiers traditionnels sont habituellement expliqués par des réticences culturelles des professionnels et du marché à l’encontre de ce qui rompt avec la tradition (Asselineau, 2010 ; Celhay et Cusin, 2011). Dans le cas étudié, le rôle joué par la tradition n’est pas en reste mais se traduit plus en amont du projet, en termes de ressources et de légitimité, plutôt qu’en termes de réticence culturelle. Celle-ci est apparue, notamment chez un membre temporaire du collectif, mais il a rapidement été exclu du projet et ne l’a pas freiné.
45Ayant été abandonnée à l’issue de sa phase de conception, la technologie n’a pas été confrontée à son marché, mais le rôle de l’IDI dans la diffusion de l’innovation peut se poser. Le co-fondateur d’une start-up ayant lancé une technologie similaire, témoigne de la réticence de certains segments de son marché à l’encontre des nouvelles technologies : « Je disais que [les gestionnaires d’espaces verts] n’étaient pas prêts, mais il y a des disparités, c’est très hétérogène, mais l’objection qu’on nous renvoie souvent c’est : “si c’est trop technologique, ça peut devenir trop compliqué”. Il y a des représentations comme ça qui existent parmi les gestionnaires, nos clients, nos cibles. Et donc, quand je dis qu’ils ne sont pas préparés à ça, c’est qu’ils ont des outils à disposition et qu’ils n‘en ont pas conscience et n’y sont pas préparés » (FU).
46De par le statut de l’IDI étudié, des ressources auraient pu être déployées pour gérer les réticences liées à la tradition. En effet, le caractère institutionnalisé du syndicat, le nombre important d’adhérents qui lui accordent sa confiance, ses publications qui possèdent un lectorat régulier, sont autant de ressources qui auraient pu permettre de préparer les professionnels à l’arrivée de cette technologie. Le syndicat professionnel aurait, par exemple, eu les moyens de réaliser des démonstrations lors de son congrès annuel, pendant des journées techniques organisées localement en région, ou encore dans des salons qu’il organise. Le rôle d’intermédiation en phase de diffusion de l’innovation est nécessaire en métier traditionnel pour dépasser la barrière culturelle. Le statut de syndicat légitime et de confiance, et les ressources de réseaux et de communication à disposition, auraient pu être une force de l’IDI.
47La tradition a joué un rôle dans l’échec du projet car elle a contribué à des lacunes en termes de ressources et a été à l’origine d’une crise de légitimité. Des connaissances sur la propriété intellectuelle étaient manquantes et cette lacune a été identifiée. De même, des connaissances sur le modèle d’affaires auraient été requises mais celles-ci n’ont, à l’inverse, pas été perçues comme manquantes par l’IDI. L’absence de ces connaissances a induit une difficulté à construire un objectif commun clair et a généré des incertitudes à l’origine de blocages en termes de mobilité des connaissances. Ces ressources sont généralement inhérentes à la sphère des technologies, et ces lacunes peuvent directement être imputées à la « traditionalité » du métier. Les acteurs n’avaient jamais été confrontés à ces problématiques et les formations dispensées dans le métier n’offrent pas cet élargissement. L’IDI s’est concentré sur la nature technologique et technique du projet, tout en ayant conscience de négliger les compétences juridiques nécessaires mais sans identifier le besoin en connaissances managériales.
48Par ailleurs, c’est la nature traditionnelle du métier qui a mené à ce projet et qui l’a déclenché. Mais la légitimité de la CIE, qui dispose d’un faible pouvoir de décision au sein du syndicat, a été remise en cause. En outre, la nature même du syndicat, qui n’a pas pour vocation première de générer de l’innovation, a posé problème. L’innovation technologique en métier traditionnel nécessite une légitimité d’autant plus grande qu’elle risque de bousculer la profession.
49Ainsi, gérer la tradition pour un IDI confronté à un projet d’innovation radicale relève, en premier lieu, de la recherche de partenaires experts des questions juridiques et managériales, qui semblent peu répandus dans ce type de métier. De plus, un syndicat professionnel possède des atouts relationnels et des compétences techniques, mais manque de connaissances et n’a pas le droit d’exploiter. Un institut technique, agricole ou industriel, serait ainsi plus à même d’avoir cette légitimité et pourrait profiter des atouts du syndicat professionnel en travaillant de pair avec lui. Par exemple, l’institut technique du paysage, Plante & Cité, est « une interface, une structure qui collabore avec la recherche mais aussi avec les professionnels pour, à partir des problématiques identifiées par les professionnels, trouver des solutions, mettre en place des innovations, etc. » (P&C1).
50Même si la CIE a plutôt bien rempli ses rôles d’IDI dans ce premier projet, des points de vigilance sont à prendre en compte et un nouveau rôle de préparation à la diffusion est à envisager. La figure 2 récapitule les points d’attention spécifiques aux IDI opérant dans des projets d’innovation radicale en métiers traditionnels.
La gestion de la tradition par l’IDI
La gestion de la tradition par l’IDI
5.2 – Développer un rôle d’apprentissage
51De Silva et al. (2018) reconnaissent que chaque nouveau projet collectif permet de développer l’IDI. Les relations entretenues entre l’IDI et les membres du collectif ont créé de la valeur pour le projet sur le moment, mais aussi dans la durée, notamment en termes de développement de réseaux de relations (Klerkx, Leeuwis, 2008). Même si cela prend du temps, une absorption et une appropriation des nouvelles connaissances et pratiques par l’IDI est possible et relève d’un apprentissage post-projet.
52Des mois après la fin du projet d’arrosage connecté intelligent, la CIE paraît toujours intéressée : « Cette discussion fait également suite au projet Adicode et au partenariat avec [l’entreprise 1] qui n’avait pas abouti, notamment pour des raisons de procédures juridiques. Si à l’avenir l’occasion se représente, il faudra savoir gérer la situation plus rapidement » (CR17-10). Cependant, un tel IDI est voué à se renouveler. Des procédures pourraient être mises en place pour systématiser l’apprentissage et en permettre l’archive. Il revient à l’IDI de développer cette compétence d’identification des problèmes, de les transformer en apprentissages et d’archiver ces nouvelles connaissances.
53Notre analyse permet cependant d’émettre des réserves sur la nature des actions menées par l’IDI. Les cibles étaient tous les entrepreneurs du paysage susceptibles d’innover et l’objectif était de les inspirer. Pourtant, il a été fait le choix du développement d’un projet d’innovation radicale, par un collectif d’entrepreneurs particulièrement investis et renseignés. Aucun entrepreneur du paysage extérieur à la CIE n’a été intégré à ce projet et la communication est restée restreinte, ce qui peut donner un sentiment de confidentialité dans lequel les entrepreneurs ciblés risquent de ne pas se sentir concernés. Cela questionne ainsi la pertinence du moyen engagé par la CIE pour redynamiser le métier en termes d’innovation.
Conclusion
54L’objectif était d’identifier les particularités du rôle d’un IDI en contexte traditionnel. Le projet d’innovation étudié était hors norme dans le métier traditionnel au sein duquel il s’est développé, puisqu’il s’agissait d’une innovation technologique, et mené par un collectif lui-même atypique. Le projet n’ayant pas abouti, nous avons également étudié la part de responsabilité de la tradition de l’IDI dans cet échec. Nous avons pu tirer des enseignements pour le monde académique, en approfondissant les rôles théoriques de l’IDI, mais aussi pour le monde des professionnels de métiers traditionnels qui sentent parfois leurs efforts d’innovation bloqués par la tradition.
55La réticence culturelle liée à l’attachement à la tradition est souvent vue comme une cause d’échec (Celhay et Cusin, 2011). Mais nos résultats ont plutôt révélé que la tradition avait des implications en termes de ressources – en particulier de connaissances – et de légitimité. Il n’en reste pas moins que la réticence doit être anticipée, et qu’un rôle spécifique aux IDI opérant en métier traditionnel est apparu : celui de la préparation à la diffusion de l’innovation.
56Notre recherche indique que la construction d’un objectif commun est primordiale dans l’exécution d’un tel projet, et requiert des connaissances que l’IDI doit identifier pour intégrer de nouveaux membres au collectif. Alors que les connaissances techniques sont inhérentes au métier traditionnel et que les connaissances technologiques apparaissent comme évidentes dans un projet d’innovation radicale, d’autres briques de connaissances sont apparues comme nécessaires : des connaissances juridiques et managériales.
57L’autre aspect important que notre recherche a mis en exergue est la légitimité. Face à des problèmes d’alignement entre l’organisation commanditaire et l’entité porteuse du projet, la légitimité de l’intermédiaire a été remise en cause. Le manque de connaissances juridiques a également été source de questionnements sur la place jouée par l’intermédiaire. Cela a généré des incertitudes à l’origine de problèmes de mobilité des connaissances, confinant le projet dans une relative confidentialité.
58La recherche menée s’appuie sur l’étude d’un cas unique et nos résultats sont étroitement liés au contexte étudié. La mise en évidence des facteurs d’échec aurait bien entendu plus de force si nous avions comparé notre cas à un projet ayant réussi. Il reste cependant possible de mettre en exergue des recommandations relatives à la gestion de la tradition par un IDI au cœur d’un projet d’innovation technologique : préparer la diffusion de l’innovation, ouvrir le collectif à des compétences juridiques et managériales, développer les conditions propices à l’apprentissage, questionner le statut de l’intermédiaire avant que n’apparaisse une crise.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : métier traditionnel, intermédiaire d’innovation, innovation technologique
Mise en ligne 25/12/2020
https://doi.org/10.3917/resg.137.0063