Introduction
1Premier secteur en matière de consommations énergétiques avec 45% des consommations totales et 25% des émissions de CO2, le bâtiment existant représente un enjeu majeur à l’échelle nationale. En France, les résultats obtenus en matière de réduction des consommations énergétiques des bâtiments existants restent faibles depuis de nombreuses années (CGDD, 2015). Un exercice de prospective mené par EDF (Marchand et al, 2008) montre que la dépense à consentir par les ménages français pour la rénovation du parc bâtiment et s’extraire des énergies fossiles d’ici 2050 pourrait s’élever de 1000 à 1500 milliards d’euros, soit un budget de 40’000 à 60’000 euros par ménage. Cela représente un effort au moins huit fois supérieur à celui que les ménages réalisent actuellement (ADEME, 2015).
2Les raisons qui expliquent le faible engouement pour des travaux de rénovation par les maîtres d’ouvrage en France sont multiples. Premièrement, il existe une incertitude sur le gain probable obtenu en matière de réduction des coûts énergétiques faisant suite à la réalisation de travaux de rénovation. Deuxièmement, le montant des travaux à effectuer peut paraître prohibitif, sans tenir compte des aides publiques ou des montants d’économies probables futures. Troisièmement, la sélection et la coordination de multiples entreprises (ex : chauffagistes, maçons, etc.) peuvent s’avérer complexes et risquées. Quatrièmement, il semble difficile d’obtenir pour les maîtres d’ouvrage une garantie sur l’efficacité des travaux réalisés auprès de différentes entreprises. Par ailleurs, les différentes entreprises ayant œuvré sur un même chantier pourraient ensuite éventuellement se rejeter la responsabilité de travaux potentiellement défectueux, et de ce fait freiner nombre de maîtres d’ouvrage dans leur intention de rénovation.
3À l’aune de ce constat, nous défendons l’idée que les seuls progrès technologiques ou les nombreux dispositifs sont insuffisants pour insuffler une dynamique de rénovation des bâtiments français. Notre problématique peut être formulée ainsi : « comment favoriser la transition énergétique dans la rénovation des bâtiments via l’implication des parties prenantes ? ». Sur base d’un cas unique appréhendé à travers une recherche-action, nous suggérons qu’une approche séquentielle de contractualisations multilatérales est nécessaire. Dans les sections suivantes, nous discutons le rôle des parties prenantes (stakeholders) dans un contexte de transition énergétique et des liens entre parties prenantes, en adoptant une approche contractuelle. Nous poursuivons avec une présentation de la méthodologie suivie pour appréhender le cas de Savecom. Nous décrivons ensuite l’origine de Savecom, son contexte et son évolution pendant 42 mois. Enfin, nous discutons les principaux apprentissages de cette étude, et nous envisageons des pistes de recherche future.
Revue de littérature
4Selon Albert Einstein, « le monde que nous avons créé est le résultat de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu’il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau ». Ceci pourrait s’appliquer parfaitement à la transition énergétique : alors que ce sont des comportements individuels qui ont engendré une situation environnementale alarmante, il est nécessaire de changer de « niveau de réflexion » pour favoriser une transition énergétique et prendre conscience au niveau collectif qu’il s’agit à présent de développer de la « valeur de système » (system value) en impliquant les différentes parties prenantes (Grünewald et al. 2012). Un changement de fonctionnement industriel aussi large requiert d’initier une « déstabilisation de régime » (industriel) où plusieurs parties prenantes jouent un rôle important – les consommateurs, industriels, politiques, médias, entrepreneurs, citoyens, etc. – non seulement en faisant la promotion des énergies vertes et des économies d’énergie en général, mais également en affaiblissant les industries produisant des dérivés de produits fossiles (Turnheim & Geels, 2012). Ainsi, l’implication de multiples parties prenantes dans les questions environnementales est primordiale, et en particulier dans le secteur de la construction et du bâtiment (Rodriguez-Melo & Mansouri, 2011) qui consomme un peu moins de la moitié de la production énergétique. D’une part, l’implication des parties prenantes permet en général une meilleure compréhension partagée des compromis (trade-offs) dans des projets liés à l’environnement (Tompkins et al, 2008). D’autre part, le secteur de la construction semble avoir une réputation éthique relativement pauvre, étant souvent considéré comme un secteur avec des pratiques douteuses, des problèmes de sécurité, et causant des dommages pour l’environnement (Moodley et al, 2008). Il s’agit donc d’un secteur où l’implication des parties prenantes semble plus difficile et où pourtant le besoin de relations éthiques, de transparence et de compréhension partagée est certainement intense. Dans ce contexte, le défi est donc d’impliquer davantage les différentes parties prenantes (Chinyio, Olomolaiye, 2010) afin de promouvoir plus efficacement la rénovation énergétique des logements.
5Au sein de l’approche économique des contrats (Brousseau et Glachant, 2000), l’adaptation de la théorie de l’agence permet de repenser la théorie des parties prenantes sous un angle contractuel (Shankman, 1999), permettant ainsi d’impliquer davantage les parties prenantes. Historiquement, la théorie de l’agence a été pensée sur base d’un contrat entre deux acteurs : un « principal » (mandataire) qui demande à un « agent » (mandaté) de réaliser certaines prestations spécifiques en son nom. Une illustration usuelle est celle de l’actionnaire (principal) et du dirigeant d’entreprise (agent). Les difficultés de cette configuration contractuelle résultent de différences probables entre le principal et l’agent : (1) des objectifs conflictuels (problème d’agence), (2) des aversions au risque différentes (partage du risque), (3) des coûts de contrôle et perte potentielle de richesse chez le principal (coûts d’agence). Ainsi, la théorie de l’agence a été souvent utilisée pour expliquer que le dirigeant d’entreprise (agent) doit se concentrer sur la seule maximisation du profit au bénéfice des actionnaires (principal). En révisant la théorie de l’agence, Shankman (1999) propose de l’élargir afin d’aboutir « logiquement » à la théorie des parties prenantes. Pour y parvenir, l’auteur doit cependant faire sauter trois postulats de la théorie de l’agence. Premièrement, l’auteur explique que la propriété privée implique une responsabilité envers de multiples parties prenantes et pas uniquement les propriétaires. Deuxièmement, il étend la portée de la responsabilité des acteurs – responsabilité strictement économique dans la théorie de l’agence – à des impératifs moraux plus larges, en s’appuyant sur quatre principes : (1) honorer ses engagements, (2) ne pas mentir, (3) respecter l’autonomie d’autrui et (4) ne pas faire de tort à autrui. Troisièmement, il défie le paradigme comportemental de la théorie de l’agence qui supposait tous les acteurs égoïstes, et propose une perspective contingente qui pose que les individus peuvent être capables aussi bien d’actes égoïstes que d’actes non égoïstes. En posant la théorie des parties prenantes et la théorie de l’agence de part et d’autre d’un continuum (selon deux dimensions : qui est partie prenante ? et quelle interprétation des quatre principes moraux ?), Shankman (1999) considère que la théorie des parties prenantes intègre une approche contractuelle de facto. Or, afin d’impliquer plusieurs parties prenantes dans la transition énergétique, il importe de créer des liens entre elles. Le contrat, par définition, crée un lien fort constitué de droits et obligations entre plusieurs acteurs. Par là même, une approche contractuelle est un vecteur potentiellement puissant d’implication des parties prenantes. Dans cette lignée, Chapman et Ward (2008) ont souligné l’importance d’une approche contractuelle pour gérer les risques, incertitudes et incitants dans les projets liés à la construction. Pour autant qu’une approche contractuelle soit pertinente, il reste encore néanmoins à s’interroger sur l’identification des co-contractants et la finalité des contrats potentiellement envisageables.
6L’approche économique des contrats a été principalement développée dans la littérature sur base d’une relation entre deux parties, c’est-à-dire des contrats bilatéraux. Toutefois des contrats multilatéraux sont également envisageables, comme c’est le cas dans les négociations politiques. Il peut arriver également que des contrats soient effectués entre concurrents afin de coopérer sur un domaine précis pendant une période déterminée, ce qui n’empêche pas alors les contractants de rester simultanément en concurrence par ailleurs (Dumez & Jeunemaitre, 2005 ; Yami, Chappert et Mione, 2015). En outre, le rôle d’un acteur tiers peut également être intégré dans un contrat. En effet, le rôle d’un acteur tiers dans une configuration contractuelle permet de plus facilement (1) initier des relations, (2) faciliter leur développement et (3) garantir le bon fonctionnement de ces relations (Geindre, 2005). En l’occurrence, un acteur tiers agissant comme intermédiaire entre un maître d’ouvrage et de multiples entreprises pourrait remplir les trois rôles précédemment cités. En ce qui concerne leur finalité, les contrats économiques peuvent être classés selon leurs objectifs en deux catégories. D’une part, on distingue les contrats de type « fédérateur » dont l’objet est la création par différents acteurs d’une nouvelle organisation régie par des statuts officiels. Dans la lignée de la théorie des coûts de transactions (Brousseau et Glachant, 2000), il est préférable dans certains cas de créer une firme plutôt que de recourir à des opérations ponctuelles sur le marché. En effet, ceci permet alors de minimiser les coûts de transaction, par exemple pour encadrer des transactions fréquentes. Ainsi, une rénovation énergétique peut être coûteuse à concevoir et mettre en œuvre dès lors que la configuration est celle d’un maître d’ouvrage interagissant avec de multiples entreprises du bâtiment. En effet, les coûts « ex ante » (sélection des entreprises, coût de négociation, etc.) et les coûts « ex post » (vérification des résultats délivrés, et recours le cas échéant) peuvent s’avérer rapidement prohibitifs pour le maître d’ouvrage qui n’envisage qu’une seule transaction, c’est-à-dire qu’une seule rénovation de bâtiment. La création d’une firme lui permettra de bénéficier d’une courbe d’apprentissage et de capitaliser sur la construction d’un réseau d’entreprises performantes pour amortir les coûts initiaux « ex ante » de contractualisation sur un plus grand nombre de transactions (rénovations) effectuées. D’autre part, on distingue les contrats de type « certificateur » dont l’objet est de garantir aux cocontractants des caractéristiques propres à une transaction. Dans la lignée de l’économie de fonctionnalité (Stahel & Garini, 1986), un contrat de type « certificateur » pourra requérir une coproduction des acteurs et un objectif de performance pour la solution délivrée (Tertre, 2011). Par exemple, il paraît utile pour un maître d’ouvrage d’obtenir une garantie contractuelle en matière de réduction de consommation énergétique afin de l’inciter à effectivement entreprendre des travaux de rénovation (contrat dit « de performance énergétique »). Un contrat certificateur peut également garantir que des revenus soient produits conjointement par diverses parties prenantes et ensuite partagés selon des règles acceptées initialement par ces mêmes parties prenantes.
7Une approche contractuelle pour impliquer les parties prenantes dans la transition énergétique semble à la fois prometteuse et nécessaire. A terme, une telle approche pourra conduire à réduire le manque de crédibilité (credibility gap) de la gestion des parties prenantes (stakeholder management) dans le secteur de la construction (Smyth, 2008). Dans la section suivante, nous décrivons la méthodologie suivie dans notre recherche.
Méthodologie
8Nous illustrons notre propos grâce à une recherche-action (Geels et al., 2016 ; Roy et Prévost, 2013) ayant conduit à la création de l’entreprise Savecom. Plus précisément, la recherche-action a été réalisée sur le terrain par le premier auteur, en poste chez EDF, de septembre 2009 à février 2013, soit durant 42 mois. Son rôle était de proposer des solutions (processus, outils financiers, organisation, …) aux acteurs en présence pour mettre en œuvre un programme d’efficacité énergétique allant vers le « zéro énergie fossile ». L’étude des origines et de l’évolution de Savecom permet d’illustrer concrètement l’intérêt d’une approche contractuelle afin de favoriser l’implication de diverses parties prenantes dans la rénovation des bâtiments. Savecom est en outre la première société française – à notre connaissance – à avoir proposé des contrats axés sur une performance garantie pour des particuliers. Conformément aux principes de la recherche-action, cette étude a été réalisée en réfléchissant avec les gens plutôt que sur les gens (Reason et Bradbury, 2008). Ancrée dans la nécessité d’agir pour changer les choses, la démarche s’appuie sur une approche cyclique (planification, action et réflexion) qui a débuté, dans le cas d’espèce, avec une initiative « Villages 2050 » (premier cycle) et s’est poursuivie par la création de Savecom (deuxième cycle). Ce travail de recherche a été financé par EDF en collaboration avec les acteurs des territoires. Géographiquement, ce travail a été concentré sur les départements de Meuse et Haute-Marne. Quelques 15 réunions entre EDF et les collectivités territoriales (région Lorraine, départements de Meuse et Haute-Marne, communautés de communes du Pays de Commercy et ville de Commercy) sur 6 mois, chacune d’une durée moyenne de 2 heures, ont été suivies en amont du lancement de Savecom, ainsi que les deux premières assemblées générales et trois réunions du conseil d’administration. De manière pratique, la recherche a été développée à travers : (1) la participation à 12 réunions regroupant EDF, des professionnels du bâtiment, des fabricants de matériels pour le bâtiment (ex : isolants, ventilation), des acteurs du financement (banques, Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat) échelonnées pendant une période de 3 mois, à raison d’une journée par semaine ; (2) la participation à 4 réunions publiques avec les habitants ainsi qu’un ensemble de 20 entretiens individuels d’une durée moyenne d’une heure avec des maîtres d’ouvrage ont permis de mieux appréhender leurs ressentis. Par ailleurs, la recherche menée s’appuie sur 950 pages de notes qui ont été prises lors de l’ensemble de ces réunions. Enfin, cette recherche-action a permis d’aboutir à une thèse de doctorat (CIFRE) soutenue par le premier auteur. Les données postérieures à 2013 ont été collectées sur la base d’informations disponibles sur Internet.
Étude de cas : Savecom
9La société Savecom est née suite à une première expérimentation intitulée « Villages 2050 » menée sur le même territoire – le département de la Meuse – et initiée par EDF. Cette expérience est fondamentale pour comprendre les relations entre certaines parties prenantes qui ont conduit à l’émergence de Savecom. En effet, depuis 2006, EDF mène un programme d’efficacité énergétique des bâtiments sur les départements de Meuse et Haute-Marne, dans le cadre de la loi de programme n°2006-739 du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. Cette loi oblige les industriels du nucléaire (EDF, AREVA, CEA) à accompagner économiquement les territoires de Meuse (52) et Haute-Marne (55) accueillant le site de recherche sur le stockage en couche géologique profonde, géré par l’ANDRA et situé sur les communes de Bure (55) et Saudron (52). De 2006 à 2008, ce programme a permis de fortement dynamiser la filière locale grâce aux aides proposées aux ménages pour rénover leurs logements. Suite à la crise économique de 2008, les carnets de commande des entreprises ont sérieusement décliné, conséquence d’un budget des ménages de plus en plus exsangues. Le besoin d’une offre de rénovation réduisant significativement la facture énergétique afin de financer une part importante de l’investissement des ménages devenait nécessaire. Cependant, une réduction importante de la consommation nécessite de traiter le bâtiment globalement, faisant ainsi travailler plusieurs corps d’état d’entreprises du bâtiment, avec un coût de chantier élevé pour les ménages. Malheureusement, ces entreprises n’ont pas l’habitude d’avoir un objectif global pour un chantier, se contentant de répondre aux exigences qu’elles ont à pourvoir en fonction du lot de rénovation (ex : isolation des murs, remplacement des fenêtres ou du système de chauffage) qui leur incombe. C’est dans ce contexte qu’a été créé le programme « Villages 2050 » en 2010 sur deux villages, avec EDF, les deux conseils départementaux, une dizaine d’entreprises locales du bâtiment, un bailleur social, les organisations professionnelles CAPEB et FFB et plusieurs associations (ex : Conseil en Architecture Urbanisme et Environnement (CAUE), Organisation Nationale des Forêts (ONF), Architecte des Bâtiments de France (ABF)) pour créer les conditions favorables à l’émergence d’une telle offre. Entre 2011 et 2012, plus d’une trentaine de chantiers ont été réalisés, avec une progression des résultats en matière de performance énergétique. À l’aune de ceux-ci, les acteurs de ce programme ont souhaité pouvoir étendre ce dispositif à d’autres collectivités. Cependant, EDF assurait l’accompagnement des particuliers, la coordination des entreprises et aucune garantie contractuelle des résultats n’était proposée. Ces contraintes limitaient la possibilité d’essaimer ce dispositif sur d’autres territoires. La question de créer un nouvel acteur tiers, porteur de cette offre, était posée. Ce besoin donnera naissance à Savecom.
10Lancée en 2012, Savecom est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) sur Commercy (Meuse, 55). En tant que SCIC, Savecom respecte le principe de la « coopérative » – un homme égal à une voix – quel que soit le capital engagé. De plus, les réserves d’une SCIC sont impartageables. À l’époque du lancement de Savecom, il a été nécessaire de regrouper différents acteurs pour composer le capital de la société. On retrouve : EDF (35%), Safidi (filiale d’EDF, 33%), SIFA (Société d’Investissement France Active, 4%), les collectivités (commune, communauté de communes et conseil départemental, 18%), les professionnels et équipementiers du bâtiment (9%), les salariés (0,01%) et les bénéficiaires (0,02%). Savecom propose des travaux de rénovation énergétique des bâtiments aux particuliers avec une obligation de résultats (voir Figure 1).
Le processus commercial de Savecom
Le processus commercial de Savecom
11Pendant la première année, Savecom devait réaliser un faible nombre de chantiers (5) afin de vérifier sa capacité à valider les réductions de consommations contractualisées avec les maîtres d’ouvrage. Cette hypothèse une fois validée, Savecom a dû augmenter son volume de chantiers avec pour objectif d’en atteindre une cinquantaine, niveau nécessaire pour atteindre son seuil de rentabilité. Pour les 5 premiers chantiers, Savecom avait dépassé le niveau de performance prévu avec des objectifs de réduction des consommations allant jusqu’à dix fois celle avant travaux. Le système de mesure des consommations en temps réel (SAVESYS), source d’inquiétude pour les maîtres d’ouvrage avant travaux, s’est révélé comme très utile pour les occupants des bâtiments. En effet, les gains supplémentaires réalisés par les maîtres d’ouvrage leur permettent de réduire encore leur facture énergétique. Cependant, la garantie contractuelle délivrée par Savecom ne s’appliquant que pendant 3 ans, il n’est pas assuré que les gains réalisés couvrent l’ensemble de la période de remboursement des emprunts contractés par les maîtres d’ouvrage.
12Encore trop peu de maîtres d’ouvrage osent se lancer dans ces projets de rénovation globale, généralement rebutés par le montant des travaux. Pour ceux qui acceptent de faire le pas, ils apprécient être « accompagnés tout au long du processus » (maîtres d’ouvrage M3 et M5), surtout aux étapes de « montage des dossiers d’aides qu’ils ne connaissent pas toujours » (maître d’ouvrage M3), et lors de l’exécution des travaux. Ils ressentent rapidement une « amélioration du confort » (maître d’ouvrage M5) et sont « rassurés » de pouvoir suivre et « agir sur leur consommation énergétique en temps réel » (maître d’ouvrage M5). Enfin, le statut de SCIC qui rassemble tous les acteurs permet au maître d’ouvrage de remonter d’éventuelles difficultés rencontrées lors des assemblées générales et/ou réunions du conseil d’administration.
13Concernant les professionnels du bâtiment, une vingtaine à avoir participé, ce programme a permis « d’accéder à de nouveaux marchés » (installateur d’équipements électriques I2) grâce à des projets de rénovation globale avec un budget moyen par chantier de 78’000€ bien supérieur à la moyenne nationale. De plus, ce nouveau type de chantier a renforcé la coopération entre professionnels « qui travaillent ensemble et non plus chacun de leur côté » (responsable d’une entreprise d’isolation E3) avec l’obligation de répondre en groupement avec un mandataire désigné comme responsable du chantier. Néanmoins, il reste difficile pour les professionnels d’être soumis à des contrôles qui remettent en question « la qualité du travail qu’ils réalisent » (installateur d’équipements électriques I2). À ce stade, les possibilités de recours envers eux en cas de malfaçons restent limitées car l’obligation de résultats s’applique exclusivement à Savecom et ne peut être reportée sur les entreprises malgré la convention de travaux. Pour limiter les besoins en trésorerie des entreprises, EDF leur verse les aides directement au début de travaux. En outre, EDF a fortement capitalisé au démarrage la société Savecom pour faciliter son lancement. Grâce aux différents programmes menés, EDF a renforcé ses partenariats avec les acteurs du territoire, permettant également la constitution de nouvelles offres qui ont pu être déployées sur d’autres départements. Malgré les moyens importants consentis par EDF, le renforcement de ces relations, notamment avec les collectivités, représente un atout important « sur un territoire à fort enjeu pour le Groupe EDF pour sécuriser la production électronucléaire française » (responsable EDF) et favoriser l’acceptation par les élus du futur site de stockage des déchets radioactifs dont les coûts surpassent largement les moyens mis en œuvre localement. Nous proposons une synthèse des incitants et freins qui ont conduit les différents acteurs à coopérer au sein de la société Savecom dans le tableau 1.
Les incitants et freins pour chaque partie prenante impliquée dans le projet de Savecom
Incitants | Freins |
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Collectivités locales | |
- Service apporté par les collectivités aux habitants - Investissement limité en capital pour la collectivité au regard du service apporté et du pouvoir détenu (présidence) - Création d’emplois endogènes - Amélioration du parc de logements - Ressource locale mieux utilisée (bois) | - Image négative en cas de défaillance de Savecom |
Professionnels du bâtiment | |
- Chiffre d’affaires supplémentaire avec des budgets moyens par chantier plus élevés que la moyenne nationale - Développement des compétences de la filière - Renforcement des coopérations entre professionnels avec l’obligation de répondre aux projets de rénovation en groupement | - Manque de formation des professionnels - Difficultés pour répondre à la demande (manque de professionnels disponibles) - Peu d’intérêt pour réaliser des travaux soumis à des contrôles - Faible implication en matière de risques juridiques pris si les travaux ne respectent pas les obligations contractuelles (risque porté par Savecom) - Besoin en trésorerie important pour amorcer les travaux |
Acteurs du financement | |
- Difficulté à s’engager sur des durées supérieures à 15 ans pour le remboursement des emprunts | |
EDF | |
- Création de nouvelles offres commerciales - Renforcement des partenariats avec les organisations professionnelles (EIE, CAPEB, FFB) et les collectivités - Image positive auprès des collectivités sur un territoire à fort enjeu (déchets radioactifs à Bure) | - Montant investi important au regard des gains générés pour EDF sans logique de retour sur investissement et d’un pouvoir limité du fait du statut de la SCIC |
Client/Maître d’ouvrage | |
- Accompagnement tout au long du processus - Recherche et montage des dossiers de financement (aides, subventions, emprunts) - Garantie sur les économies d’énergies et donc du remboursement de l’emprunt (contrat) - Baisse des consommations énergétiques et de la facture énergétique d’un facteur moyen de 3,8 - Amélioration du confort | - Pas d’assurance sur les économies d’énergies au-delà de la période des 36 mois de garantie contractuelle - Besoin d’adapter certains comportements et usages des occupants pour rester dans les dispositions contractuelles |
Savecom | |
- Développement du territoire d’activité en 2015 grâce à des partenariats avec d’autres collectivités (sud meusien) | - Modèle vivant majoritairement sur budget apporté par EDF et pas encore sur son activité en 2015 - Nombre de chantiers insuffisant pour atteindre l’équilibre financier (objectif 50/an) - Risque juridique avec des chantiers qui s’appuient sur des groupements momentanés d’entreprises |
Les incitants et freins pour chaque partie prenante impliquée dans le projet de Savecom
14Après trois années d’activité, Savecom a réalisé 29 chantiers ayant permis d’économiser un peu moins de 900MWh d’énergies et d’éviter 260 tonnes de CO2, grâce à une meilleure isolation des bâtiments et des systèmes de chauffage plus performants, et limiter ainsi les rejets de gaz à effet de serre. En comptabilisant chantier par chantier, cette baisse représente une réduction par quatre (3,8) de la facture énergétique des ménages après travaux tout en conservant une température de confort dans le logement (entre 19°C et 21°C). Une synthèse des chiffres clés de Savecom depuis son lancement en 2012 est présentée dans le tableau 2.
Les chiffres clés de Savecom de 2012 à 2015
Chiffres clés Savecom de 2012 à 2015 | |
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Économies d’énergies (MWh économisés cumulés) | 870 |
Économies d’énergies moyennes par logement | De 406 KWhep/m2/an à 108 KWhep/m2/an |
Ratio moyen de baisse de la facture des ménages | 3,8 |
Économies GES (tCO2 économisées cumulées) | 260 |
Nombre de chantiers/clients | 29 |
Coût moyen par chantier (en €) | 78’000 |
Apport moyen en subventions par chantier (en €) | 38’000 |
Montant moyen emprunté par chantier (en €) | 28’000 |
Nombre de professionnels associés | 20 |
Évolution du capital de SAVECOM | De 83K€ (2012) à 410K€ (2015) |
Durée moyenne du processus hors garantie (en mois) | 6 |
Durée de la garantie de performance (en mois) | 36 |
Les chiffres clés de Savecom de 2012 à 2015
Analyse
15Comment favoriser la transition énergétique dans la rénovation des bâtiments via l’implication des parties prenantes ? La recherche-action menée met en lumière deux points essentiels. Premièrement, la création d’une organisation spécifique comme la société coopérative Savecom permet de fédérer différentes parties prenantes autour d’un objectif commun. Le cas étudié suggère en outre qu’une solution efficace peut nécessiter un acteur tiers de confiance (en l’occurrence Savecom) qui agit comme l’interface entre les maîtres d’ouvrage et des entreprises du bâtiment, offrant une performance livrée garantie au client final. La recherche montre en sus l’importance d’un acteur tiers dans certaines relations économiques bilatérales, où les coûts de transaction seraient trop élevés pour chaque partie sans ce tiers intermédiaire. Dans le cas présent, notons que la décision de création de Savecom a pu émerger grâce à l’expérience acquise dans le projet « Village 2050 » et la réalisation de ses propres limites.
L’Approche Séquentielle de Contractualisations Multilatérales (ASCM) suivie par Savecom
L’Approche Séquentielle de Contractualisations Multilatérales (ASCM) suivie par Savecom
16Deuxièmement, l’implication des parties prenantes dans la transition énergétique peut bénéficier d’une approche séquentielle de contractualisations multilatérales (voir Figure 2). En effet, dans le cas étudié, un premier contrat de type « fédérateur » a été conclu afin de créer une première entité agissant ultérieurement comme acteur tiers dans les opérations de rénovation énergétiques, à savoir Savecom. Ensuite, un deuxième contrat de type « fédérateur » constituant un groupement d’entreprises du bâtiment a permis aux entreprises d’être solidaires dans la réalisation de chantiers. Notons que cette étape peut être ignorée s’il s’agit d’une entreprise générale du bâtiment, intégrant déjà tous les corps de métier nécessaires. Un troisième contrat de type « certificateur » dit de « performance énergétique » permet de clarifier les objectifs et sanctions entre un maître d’ouvrage et Savecom. C’est dans ce contrat que Savecom s’engage par rapport à des niveaux de performance énergétique à atteindre pendant une durée déterminée, faute de quoi Savecom doit payer pour le défaut de performance. Un tel contrat peut être perçu comme une « assurance » pour le maître d’ouvrage, et a vocation à faciliter le démarrage des travaux. Enfin, un quatrième contrat de type « certificateur » permet de garantir à Savecom que le groupement d’entreprise du bâtiment respecte une série de standards de qualité dans la réalisation des chantiers. Toutefois, dans le cas de Savecom, ce quatrième contrat ne lie pas directement le groupement d’entreprises à l’objectif de performance énergétique à atteindre. Une fois la première rénovation réalisée, le processus peut se répéter et reprend de manière itérative à la deuxième étape (contrat fédérateur, consistant en un groupement d’entreprises) afin que Savecom puisse configurer contractuellement une nouvelle situation entre différents acteurs pour faire réaliser le chantier suivant.
17La recherche menée permet donc de mettre en évidence une séquence de contrats de types différents (fédérateur ou certificateur). Bien que la séquence du cas étudié ne puisse pas être généralisée en l’état à toute autre situation semblable, elle suggère néanmoins une approche intéressante pour impliquer différentes parties prenantes dans un enjeu comme la transition énergétique. En particulier, l’application de cette approche séquentielle de contractualisations multilatérales implique de répondre aux questions suivantes : (1) quelles parties prenantes doivent établir un contrat de type fédérateur ? (2) quels sont les différents contrats de type certificateur à envisager, entre quels acteurs, et à quel moment dans la séquence ? La voie à suivre pour impliquer des parties prenantes semble reposer sur une séquence sagement mûrie de contrats, de type fédérateur ou certificateur. Dans le cas étudié, on peut toutefois se demander si un acteur de taille moindre qu’EDF – et avec une motivation autre qu’une contrainte légale – pourrait répliquer cette expérience, de manière rentable, dans une autre localisation. Par ailleurs, la sélection des « parties prenantes » est une étape cruciale, où EDF avait choisi des partenaires de qualité : comment faire en sorte que cela soit le cas, dans une situation où EDF ne serait plus présente ? Ces questions constituent autant de voies de recherche future.
Conclusion
18L’implication des parties prenantes est capitale pour favoriser la transition énergétique via la rénovation dans le secteur de la construction. Malgré les progrès techniques récents en matière d’isolation, de nombreuses barrières économiques subsistent et empêchent un mouvement en masse vers des rénovations de bâtiments en France permettant de diminuer effectivement la consommation d’énergie. Dans ce cadre, seule une recherche-action nécessitant « un engagement volontaire des parties prenantes qui croient que leur implication et leur collaboration au processus de recherche permettront de remettre en question le statu quo existant et d’améliorer les choses » (Roy & Prévost, 2013 :137) était à même de tester et proposer une solution concrète. L’implication des parties prenantes étant une caractéristique propre d’une recherche-action, force est de constater qu’il s’agissait en outre ici de la finalité même du dispositif étudié, à savoir comment favoriser l’implication des parties prenantes dans la transition énergétique. Etudier cette question sans impliquer ces mêmes parties prenantes dans la réflexion aurait pu paraître à tout le moins surprenant. D’une certaine manière, faire une recherche-action est en soi une manière de répondre à la question posée.
19Cette étude offre plusieurs contributions significatives, à la fois théorique en soulignant l’intérêt d’une approche séquentielle de contractualisations multilatérales avec des parties prenantes, et à la fois sociétale en ayant contribué à la création d’un modèle d’organisation à même de contribuer à relever un défi majeur actuel : la rénovation énergétique des bâtiments en France. Evoluant à travers différents cycles, la recherche-action menée a permis de suivre l’expérience de « Village 2050 » puis la création de Savecom. Il peut être intéressant de s’interroger sur l’intérêt et la forme d’un troisième cycle. En l’occurrence, vu les limites et contraintes spécifiques à Savecom, il est judicieux de réfléchir à ce qu’il conviendrait de faire pour atteindre un plus grand volume de chantiers de rénovation. S’agit-il d’étendre Savecom géographiquement, ou d’en dupliquer la structure dans d’autres régions ? Au-delà d’une approche contractuelle, quels mécanismes de collaboration entre parties prenantes peuvent aider à atteindre les objectifs énergétiques des travaux de rénovation ? Autant de questions qui méritent à leur tour réflexion et action, en impliquant les parties prenantes concernées.
Références bibliographiques
- Ademe (2015), Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie, Observatoire permanent de l’amélioration énergétique du logement, Enquête OPEN, Résultats 2013, Campagne 2014.
- Brousseau E., Glachant J.M. (2000), « Economie des contrats et renouvellements de l’analyse économique », Revue d’économie industrielle, vol.92, n°2, p.23-50.
- Cgdd (2015), Commissariat Général du Développement Durable, Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, Bilan énergétique de la France pour 2014, juillet, p.72-73.
- Chapman C., Ward S. (2008), « Developing and implementing a balanced incentive and risk sharing contract », Construction Management and Economics, vol.26, p.659-669.
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Mots-clés éditeurs : transition énergétique, contrat, parties prenantes
Date de mise en ligne : 13/02/2019
https://doi.org/10.3917/resg.127.0059