Introduction
1 L’adéquation entre la stratégie de l’entreprise et ses besoins informationnels est un enjeu continu, source d’efficience (Fimbel, 2007). Cet enjeu est notamment vrai pour les petites et moyennes entreprises qui connaissent des évolutions de leur activité et pour lesquelles leur système d’information peut devenir inadapté ou obsolète (Street et al., 2017 ; Zach et al., 2014). Ces PME peuvent alors se lancer dans un projet de système de gestion intégré (SGI), projet informatique d’envergure qui n’est pas sans risques (Mourrain et Deltour, 2016).
2 Mis en œuvre dans les grandes entreprises depuis près d’une vingtaine d’année, les SGI - assimilables à des logiciels de type ERP (Entreprise Resource Planning) - bénéficient aujourd’hui d’un effet d’expérience significatif. Pourtant, leur implantation dans les entreprises de taille plus réduite reste l’objet de nombreux questionnements (Haddara et Zach, 2012). Initier un tel projet peut affecter le fonctionnement et engager l’avenir de toute l’entreprise. Cette dimension stratégique des SGI en PME, associée aux forts risques existants, peut s’interpréter en termes d’alignement stratégique du projet. Cet alignement, c’est-à-dire l’adéquation entre la stratégie générale de l’entreprise et son système d’information (SI) (Henderson et Venkatraman, 1993), questionne l’ambition du projet et donc sa pertinence. Ambition et pertinence du projet doivent être analysées dès l’initiation du projet, avant même l’entrée dans une phase opérationnelle. Il s’agit de savoir à quels besoins répond le projet d’implanter un SGI, et suivant quels objectifs le projet est conduit. La cohérence entre la stratégie d’affaires de la PME et le développement de son SI peut se trouver renforcée par le projet (alignement), tout comme elle peut être remise en cause (désalignement). La transformation qui s’opère peut être source de bénéfices comme de difficultés. En conséquence, la question de recherche posée dans notre article est la suivante : quels processus d’alignement sont visés lors du lancement d’un projet SGI en PME ?
3 Pour répondre à notre question, nous commençons par revenir sur les spécificités des projets de SGI, notamment pour des organisations de taille réduite. Nous mobilisons le cadre d’analyse de l’alignement stratégique au travers de la notion de co-alignement (Partie I). Nous présentons ensuite la méthode de recherche qualitative retenue, par étude de cas multiples. Les quatorze cas mobilisés sont décrits, ainsi que les traitements et les codages réalisés dans le cadre de la recherche (Partie II). La troisième partie détaille les résultats obtenus via la distinction de quatre trajectoires de co-alignement (Partie III). Ces résultats sont ensuite analysés et discutés quant à leurs apports conceptuels et managériaux (Partie IV).
1 – Projet SGI : l’alignement stratégique comme cadre d’analyse
1.1 – SGI, un projet à enjeux élevés pour les PME
4 Un Système de Gestion Intégré (SGI) correspond à un système d’information d’entreprise bénéficiant d’une mise en cohérence technologique et organisationnelle. Le SGI constitue une alternative à des systèmes et des applications juxtaposés dans l’organisation, généralement issus d’un fonctionnement en silos fonctionnels. La version la plus intégrée du SGI est certainement le système ERP, puisque ce dernier consiste en une seule application « paramétrable, modulaire et intégrée, qui vise à intégrer et à optimiser les processus de gestion de l’entreprise en proposant un référentiel unique et en s’appuyant sur des règles de gestion standards » (Reix et al., 2016 p. 358). Lorsque toutes les activités de l’entreprise sont gérées via les modules d’un ERP, on peut dire que l’intégration est complète. D’une manière générale, les SGI sont un élément de renforcement de la transversalité dans l’entreprise, entre les différents métiers comme la production, la vente, la finance, les ressources humaines, les achats, etc. En adoptant un SGI, les entreprises recherchent l’optimisation des différents flux nécessaires à leur activité (flux d’informations, physiques, financiers) ; elles cherchent notamment à éviter différents écueils tels que les saisies multiples d’informations, les redondances et fréquentes incohérences d’informations ou le manque de données pour le pilotage des affaires. Un projet SGI est donc un projet qui concerne un grand nombre de services de l’entreprise, voire toute l’entreprise.
5 Adopter un SGI représente aujourd’hui une option crédible pour les PME qui ambitionnent de rationaliser et de mieux intégrer leur système d’information. Les PME font d’ailleurs l’objet d’une attention particulière de la part des éditeurs informatiques qui, après avoir équipé les grandes entreprises, se tournent vers cette nouvelle niche de marché. Pourtant, ces projets d’intégration sont complexes et mobilisateurs d’importantes ressources externes et internes. Ces ressources sont particulièrement conséquentes au regard des moyens modestes dont disposent généralement les PME (Zach et al., 2014). De plus, les SGI risquent d’être éloignées du modèle de fonctionnement des PME, sociétés généralement « familiales » de 10 à 250 personnes gérées par un propriétaire dirigeant autour duquel se centralise la gestion, une stratégie pas toujours formalisée, une organisation simple et des processus opérationnels peu documentés (Torres, 1999 ; Zach et al., 2014). Les projets SGI constituent un engagement de long terme pour les PME qui affecte l’alignement stratégique de leur système d’information, positivement ou négativement. Si des situations de désalignement du SI sont parfois constatées (Fimbel, 2007), des gains sont généralement associés à ces projets : Mabert et al., (2003) listent et évaluent différents apports des ERP et montrent que, comparativement aux grandes entreprises, les petites entreprises retirent de plus fortes améliorations opérationnelles (gestion des commandes, des livraisons, interaction avec les clients…), tout en dégageant un retour sur investissement comparable aux grandes entreprises, lorsqu’il est calculé.
6 Dans la littérature académique sur l’intégration des SI en PME (Haddara et Zach, 2012), les chercheurs ont majoritairement suivi une démarche qualitative et très rarement mobilisé des cadres théoriques, cette faiblesse théorique pouvant s’expliquer par la complexité des aspects techniques. Plusieurs recherches établissent un lien entre ERP et dimension stratégique (Beard et Sumner, 2004 ; Deltour et al., 2014 ; Ragowsky et Gefen, 2008 ; Yen et Sheu, 2004), sans pour autant directement mobiliser l’alignement stratégique. Nous complétons la littérature existante en faisant le choix d’analyser l’alignement stratégique associé au projet SGI, ce qui constitue notre apport à la littérature existante.
1.2 – Principe d’alignement stratégique des SGI et proposition d’enrichissement
1.2.1 – Retour sur le modèle d’alignement stratégique
7 L’alignement stratégique peut être appréhendé comme l’adéquation entre la stratégie générale de l’entreprise et son système d’information. Ce principe d’alignement s’est développé durant les années 1990, avec la montée en puissance de la dimension stratégique des SI. Il ne s’agit plus de savoir si les SI possèdent un rôle stratégique mais plutôt de comprendre comment appréhender et exploiter ces technologies dans une perspective de management stratégique (Venkatraman, 1989).
8 L’alignement stratégique a fait l’objet de nombreuses conceptualisations et modélisations différentes (Fimbel, 2007 ; Avila et al., 2009). Parmi celles-ci, le Strategic Alignment Model (SAM) proposé par Henderson et Venkatraman (1993) est un modèle de référence malgré des hypothèses et des prémisses fortement normatifs (Renaud et al., 2016). Henderson et Venkatraman postulent que l’alignement correspond à une double adéquation, via une intégration stratégique centrée sur une articulation interne / externe, couplée à une intégration fonctionnelle centrée sur l’articulation affaires / SI. Il en découle l’identification de quatre domaines dont le degré de « fit » détermine le niveau d’alignement stratégique :
- Le domaine « stratégie d’affaires ». C’est là que sont identifiées les orientations de long terme relatives aux produits et services offerts, les compétences stratégiques distinctives de l’entreprise qui sont la source de son avantage concurrentiel, ainsi que les décisions stratégiques ;
- Le domaine « infrastructure et processus organisationnels ». Il se définit par les processus et les structures opérationnels de l’organisation ;
- Le domaine « stratégie SI ». Il est le lieu de définition des grands choix technologiques, des fonctionnalités critiques du SI ainsi que des modes de gouvernance ;
- Le domaine « infrastructure et processus SI ». Il définit les moyens opérationnels du système d’information en termes d’architectures applicatives, techniques, de processus opérationnels et de compétences.
9 Selon le modèle SAM, l’entreprise procède à des alignements continus de ces quatre domaines afin de garantir sa performance. Ainsi, les décisions prises dans un domaine spécifique de l’entreprise doivent se faire en cohérence avec les autres domaines de la firme. Analysé dynamiquement, cet alignement des SI passe par des phases cycliques de stabilité et d’instabilité, engendrant des situations d’alignement comme de désalignement (Sabherwal et al., 2001).
1.2.2 – Enrichissement du modèle d’alignement stratégique
10 Le modèle SAM, en tant qu’outil de référence pour comprendre le principe d’alignement, a fait l’objet de travaux confirmant sa pertinence, proposant des extensions ou montrant ses limites (Fimbel, 2007 ; Renaud et al., 2016).
11 En 2013, une contribution significative a été apportée par Walsh, Renaud et Kalika (2013) qui établissent un Translated Strategic Alignment Model (TSAM) issu d’une approche par les pratiques et la mobilisation de la théorie de l’acteur réseau. Ce nouveau modèle complète SAM quant aux aspects sociaux des SI, c’est-à-dire les usages et l’interprétation qu’en font les utilisateurs (Ciborra, 1997). Leur recherche prend en compte les quatre domaines du modèle SAM tout en ajoutant deux éléments d’analyse supplémentaires que sont les « tâches des utilisateurs » et la « culture Technologie de l’Information (TI) des utilisateurs ». Le modèle identifie alors sept besoins d’alignement auxquels il faut répondre pour réussir la démarche d’alignement. Comme le constatent les auteurs, certains de ces alignements sont habituellement investigués dans les recherches, alors que d’autres sont ignorés. Un des apports du modèle TSAM est de mettre en exergue pour le co-alignement la nécessité d’alignement de la culture TI des utilisateurs avec, d’une part les besoins TI managériaux et d’autre part des tâches réalisées par les utilisateurs. Cette perspective culturelle dans la réussite de projets de type ERP a d’ailleurs été mise en avant par Beeler et St Léger (2014) via la notion de « valeurs saillantes » que les utilisateurs mobilisent lors d’une implantation d’ERP. S’appuyant sur les travaux de Leidner et Kayworth (2006) et Walsh et al., (2010), Walsh et al., (2013) appréhendent la définition de la culture TI comme “the set of IT values espoused by individuals and groups that may come into play and interfere with IS management and governance” (p. 47). Plus récemment, les mêmes auteurs précisent la définition et les incidences de la culture TI des utilisateurs : c’est « l’aptitude des utilisateurs à s’approprier de nouveaux outils et à accepter un nouveau rôle des technologies dans l’organisation, dans leur activité et dans leur métier. Elle définit la capacité des utilisateurs à comprendre la nécessité du changement et influence positivement tant leur implication dans le projet, que la qualité de la définition de leurs besoins contextuels » (Renaud et al., 2014, p. 17).
12 A la suite du TSAM, nous prenons en compte une dimension sociale des SI dans les projets au travers d’un domaine supplémentaire mobilisé pour la recherche du co-alignement : Le domaine « Culture SI/TI des utilisateurs »
1.3 – Mobilisation de la notion de co-alignement
13 Le cadre d’analyse de l’alignement stratégique peut faire l’objet de différentes formes d’opérationnalisations (Avila et al., 2009). Dans la lignée de Bergeron, Raymond et Rivard (2004), nous mobilisons la notion de co-alignement, qui s’appuie sur l’alignement respectif de différents domaines. La notion de co-alignement apparaît pertinente pour comprendre les incidences de la mise en place d’un Système de Gestion Intégré. Elle est surtout plus riche que d’autres approches qui étudient des alignements par paires car elle favorise une approche globale (Bergeron et al., 2004).
1.3.1 – Les profils de co-alignements
14 Sur la base d’une investigation empirique auprès de 110 PME, Bergeron et al., (2004) identifient quatre clusters représentatifs de quatre formes distinctes de co-alignement. Le regroupement se base sur l’intensité d’alignement entre les quatre domaines du modèle SAM : stratégie d’affaires, infrastructure organisationnelle, stratégie SI et infrastructure SI. Sur la base de cette classification, nous retenons le classement en quatre profils typiques qui prennent en compte les quatre domaines initiaux, ainsi que la culture SI/TI des utilisateurs (Walsh et al., 2010) comme dimension supplémentaire. Ces quatre profils sont présentés dans le tableau suivant (tableau 1). A l’inverse des profils A, B et D, le profil C est un profil désaligné.
Quatre profils typiques de co-alignement (sur la base des travaux de Bergeron et al., 2004 et Walsh et al., 2010)
Quatre profils typiques de co-alignement (sur la base des travaux de Bergeron et al., 2004 et Walsh et al., 2010)
15 Dans notre recherche, l’alignement stratégique est réalisée dans une logique de progression de l’entreprise d’un état initial sur les cinq dimensions à un état de co-alignement cible. Cette cible est celle que l’entreprise doit atteindre à moyen terme en tenant compte de l’état initial et des objectifs visés par le lancement du projet d’intégration du système d’information.
2 – Méthode de recherche qualitative
16 Notre recherche se focalise sur le lancement du projet SGI. C’est lors de cette phase de lancement que des choix sont actés qui déterminent les formes d’alignement. Comme l’indiquent Walsh et al., (2013, p.61), les alignements doivent être atteints avant l’implantation, principalement via une formalisation écrite des objectifs et des engagements.
2.1 – La collecte des données sur les 14 cas
17 La méthode de recherche suivie est qualitative et multi-cas. Cette approche est notamment adaptée lorsqu’il s’agit d’analyser un ensemble de décisions, la façon dont elles ont été mises en œuvre et les résultats obtenus (Hlady-Rispal, 2002). La sélection des différents cas respecte les critères d’échantillonnage énoncés par Hlady-Rispal (2002) : (1) le critère de représentativité théorique via la sélection uniquement de cas de PME qui ont lancé un projet d’intégration ; (2) les critères de la variété et de l’équilibre en ayant des cas d’entreprise de 10 à 250 personnes et de différents secteurs d’activité ; (3) le critère déterminant qui est l’opportunité de participer à la démarche commerciale précédant le lancement effectif du projet et la possibilité d’avoir accès aux données produites en amont par les agences de développement : un cabinet de conseil a été sollicité pour accompagner les PME dans une démarche d’acquisition d’un SGI et a proposé pour tous ces projets une méthode similaire. En définitive, un corpus de 14 cas a pu être constitué sur une période allant de 2004 à 2013. Ce nombre conséquent de cas offre une richesse de situations à même de couvrir les différents types d’alignement rencontrés par les PME.
18 La collecte des données s’est faite à partir d’entretiens semi-directifs menés auprès des personnes à l’origine du projet, c’est-à-dire soit le dirigeant de la PME, soit un ou plusieurs cadres de direction. Chacun des entretiens visait à connaître le contexte interne et externe, les objectifs du projet et les raisons principales qui faisaient que l’entreprise souhaitait déclencher ce projet d’intégration. De plus, ces entretiens ont été complétés par l’analyse des documents collectés lors de ces interviews, notamment des documents de diagnostic TIC rédigés par des agences de développement intervenant auprès des PME. L’analyse se situant en amont du projet, à son lancement, les informations financières ou de durée des projets ne sont pas encore connues. Ces informations seront estimées ultérieurement, une fois la phase d’étude de pré-implémentation (PPI) réalisée (Mourrain et Deltour, 2016). Les documents disponibles lors du lancement sont ceux produits par le cabinet de conseil portant sur une proposition technique et financière d’accompagnement de la société dans son processus de pré-implémentation. L’analyse des cas est réalisée à partir de ces entretiens menés par un des auteurs comme consultant et de ces sources documentaires. Il s’agit d’une recherche de type recherche-action où le chercheur et les acteurs se trouvent impliqués afin de produire des connaissances terrain qui auraient difficilement émergé dans un autre contexte (Pasmore, 2006).
2.2 – Codage des cas et identification de différents niveaux de maturité
19 L’important volume des données multi-cas recueillies induisant des difficultés d’analyse, le recours aux matrices a alors été privilégié (Miles et Huberman, 2003). Ces matrices facilitent la classification et la comparaison de données par thème et par cas. L’analyse et la synthèse des données permettent alors la confrontation à la grille de lecture issue du modèle SAM étendu qui intègre la culture SI/TI. La validité de la recherche est obtenue grâce à la validité de construit, la validité interne et la validité externe. La validité de construit repose sur les grilles de lecture issues de la littérature qui sont adaptées. La validité interne s’appuie sur le fait que les documents qui sont interprétés pour la recherche ont été également en grande partie validés par les PME. De plus, la présence de deux auteurs, dont un seul ayant directement participé aux observations, a permis de limiter les biais d’interprétation : l’auteur ayant participé aux observations a effectué le premier codage qui a ensuite été mis en discussion et affiné avec l’autre auteur. Enfin, la validité externe concerne le domaine de validité de la recherche qui traite de l’alignement stratégique lors du moment du lancement PPI d’un projet SGI dans le contexte des PME. En définitive, la grille de lecture qui est produite à vocation à être utilisable sur d’autres cas.
20 Pour le codage des cas, un niveau de maturité est défini pour chacune des cinq dimensions, en accord avec les analyses déjà menées par Bergeron et al., (2004) et Walsh et al., (2010). Pour chaque dimension, le niveau de maturité peut être élevé, moyen ou faible (Tableau 3, en annexe). Afin d’affiner l’appréciation, la graduation retenue dans notre recherche s’étend sur six niveaux - numérotés de 0 à 5 - selon que la maturité correspond pleinement au niveau identifié ou ne correspond que de façon incomplète. Ces niveaux de maturité ont permis de procéder à une cotation de chaque cas (Tableau 4, en annexe).
3 – Résultats : mise en évidence de quatre trajectoires de co-alignement
21 Notre recherche étudie quatorze PME localisées dans l’Ouest de la France. L’effectif des entreprises se situe entre 12 et 230 salariés et elles réalisent entre 0,7 et 30 millions d’euros de chiffre d’affaires. Une large majorité (80%) appartient au secteur industriel. Une présentation succincte de chaque cas est faite en annexe (Tableau 4, première colonne du tableau).
22 Sur la base des différents profils identifiés conceptuellement (profils A, B, C et D) (tableau 1) et des critères de cotation retenus (numérotés de 0 à 5), nous avons réalisé l’analyse et la cotation des quatorze cas (Tableau 4, en annexe). Ce traitement permet d’identifier pour chaque entreprise quel est l’alignement stratégique au moment du lancement du projet (« alignement initial ») et celui qui est visé au terme du projet (« alignement cible »). Il en ressort quatre trajectoires de co-alignement. Chacune met en jeu une transformation de l’entreprise sur différents aspects. Chaque transformation peut être vue comme un cheminement qui doit amener la PME d’un état vers un autre. Ce cheminement peut alors relever des quatre trajectoires suivantes : (1) « l’intégration comme aboutissement » ; (2) « l’intégration comme rupture » ; (3) « l’intégration sans bouleversement » ; (4) « l’intégration comme progression » (Tableau 2).
Les quatre trajectoires de co-alignement identifiées lors des projets SGI
Les quatre trajectoires de co-alignement identifiées lors des projets SGI
23 Avant de détailler les différentes trajectoires mises en lumière par le codage des cas, nous pouvons souligner plusieurs constats. Premièrement, parmi les quatorze cas, aucun ne relève initialement du profil D. Ce profil rassemble les entreprises qui ont une faible maturité sur l’ensemble des cinq domaines ; il est adapté d’un groupe identifié empiriquement par Bergeron et al., (2004). En fait, ce cas correspondrait certainement plus à une Très Petite Entreprise (TPE) de moins de dix salariés où tout le fonctionnement l’entreprise est très peu formalisé. Ce type d’entreprises peut effectivement faire face à des problématiques d’alignement stratégique des SI, mais ces TPE ne sont pas (ou très peu) concernées par des problématiques d’adoption de SGI. D’où leur absence de l’étude. Deuxièmement, le constat inverse est possible : aucune firme n’est initialement positionné sur le profil A. Ceci peut s’expliquer doublement par la taille et le caractère industriel d’une large majorité des cas sélectionnés. Etre à la pointe en termes de systèmes d’information n’est pas une condition sine qua none de la conduite de leurs activités. Il ne s’agit pas ici d’entreprises de type ‘jeunes pousses technologiques’. Le projet d’intégration vise pour une majorité d’entre elles à atteindre ce profil A. Troisièmement, le tableau 2 souligne qu’aucune trajectoire n’est « descendante », c’est-à-dire amenant, par exemple, une entreprise du profil B vers le profil C. Cette trajectoire pourrait s’interpréter comme une forme de désalignement. L’implantation d’un SGI est menée avec une ambition plus ou moins forte, mais qui reste tournée vers une amélioration de la situation dans l’espoir d’en retirer différents bénéfices. Au stade de la pré-implémentation, le désalignement n’est pas la cible visée.
3.1 – Trajectoire 1 - l’intégration comme aboutissement
24 Six cas (cas 3, 8, 9, 11, 12 et 13) sont concernés par cette trajectoire qui vise à passer d’un profil B à un profil A. Ce sont des entreprises qui sont déjà bien équipées en SI avec des utilisateurs généralement familiers des outils de gestion. Leur organisation est stabilisée et leurs processus commencent à être formalisés ; celles qui se sont engagés dans une démarche qualité ont même une formalisation assez poussée (cas 3 et 13). Leur stratégie SI/TI est peu ou pas formalisée mais ces PME reconnaissent la nécessité des outils de gestion et sont prêtes à investir pour élever le niveau d’équipement, pour mieux partager l’information et pour disposer de nouvelles fonctionnalités. Certaines de ces sociétés veulent se servir de ce projet d’intégration pour développer leur chiffre d’affaires (cas 8) et réussir l’intégration des différentes entités (cas 12). Leur développement des SI/TI s’est fait au fur et à mesure des besoins et de la volonté des managers des différentes directions.
25 Certaines de ces sociétés ont des utilisateurs ayant une culture SI/TI forte (cas 3, 9, 11, 12 et 13) avec des habitudes de collaboration par le partage d’informations. Deux de ces entreprises ont recruté une ou plusieurs personnes pour s’occuper de la partie informatique afin de décharger les utilisateurs des tâches purement « techniques » (cas 11 et 13). Ces sociétés ambitionnent d’aller progressivement vers un meilleur co-alignement mais moyennant des investissements non pas simplement sur l’infrastructure SI qui est au cœur même du projet d’intégration des SI/TI mais aussi sur les dimensions les moins matures.
26 Le risque pour ces sociétés est alors de créer un désalignement par le choix d’une nouvelle solution sans avoir élevé le niveau de maturité des autres dimensions qui doivent être en co-alignement avec l’infrastructure SI qui sera retenue.
Vignette 1 – Illustration de la trajectoire d’intégration comme aboutissement
3.2 – Trajectoire 2 - l’intégration comme rupture
27 Trois PME (cas 1, 2 et 14) sont concernées par cette trajectoire qui amène à passer d’un profil C à un profil A. Elles ont en commun d’être des sociétés récentes (ou reprises récemment avec de nouvelles orientations) qui sont ambitieuses en termes de croissance (développement international, intégration des clients/fournisseurs à leur SI). Elles sont conscientes de l’intérêt des SI/TI pour accompagner ou accélérer leur développement. Les SI/TI n’ont pas été à ce jour leur préoccupation majeure, ce qui fait que l’alignement est faible, la culture SI/TI relative au partage d’information ou à la maîtrise des SI de gestion n’est pas très évoluée. Leurs processus sont généralement peu formalisés. Une des entreprises investiguées appartient au secteur des équipementiers télécom et a intérêt, du fait de son métier, à se montrer exemplaire sur les SI/TI. Elle doit aussi pouvoir répondre aux sollicitations d’informations de son environnement d’affaires (cas 14). Le développement international, la création de filiale à l’étranger et les besoins en termes d’informations de pilotage et de transparence demandés par des investisseurs lors de ces opérations de croissance peuvent aussi provoquer ce besoin urgent de passer d’un niveau d’alignement faible à élevé (cas 1). Cette volonté de passage ambitieux du profil C au profil A est aussi constaté par la volonté de dirigeant de s’appuyer sur les SI/TI pour mieux répondre, atteindre et fidéliser ses clients.
28 Lors de ce cheminement, le risque est d’acquérir des solutions d’infrastructure SI/TI avec un niveau de maturité élevé et de rester à un niveau de maturité faible en ce qui concerne l’infrastructure organisationnelle et de la culture SI/IT, ce qui constituerait un désalignement fort. Si l’entreprise ne réussit pas rapidement sa transformation, elle peut connaître une dégradation de son fonctionnement, en perdant en souplesse et en démotivant ses utilisateurs.
Vignette 2 – Illustration de la trajectoire d’intégration comme rupture
3.3 – Trajectoire 3 - l’intégration sans bouleversement
29 Deux entreprises (cas 4 et 6) envisagent le projet d’intégration de telle manière qu’elles conservent leur profil initial, le profil B. Ce sont des entreprises qui sont déjà équipées en SI mais avec des outils limités et peu évolutifs en termes de fonctionnalités et/ou d’intégration. Ces deux sociétés ont des applications informatiques réalisées spécifiquement ou des progiciels qui ne sont plus maintenus par l’éditeur. En cas de dysfonctionnement majeur de ces outils, l’entreprise risque d’être fortement perturbée dans ses activités, d’où le lancement du projet. Leurs utilisateurs sont généralement familiers des outils de gestion conçus pour leurs activités. L’organisation est stabilisée, les processus sont peu formalisés. Le niveau de maturité de leur stratégie SI/TI est moyen. Ces PME souhaitent avant tout disposer d’outils plus modernes, plus flexibles et plus sécurisés avec au moins la couverture des fonctionnalités déjà existantes mais elles veulent que ce changement se fasse sans perturber leur organisation et leurs processus.
Vignette 3 – Illustration de la trajectoire d’intégration sans bouleversement
3.4 – Trajectoire 4 - l’intégration comme progression
30 Ces sociétés (cas 5, 7 et 10) visent un passage du profil C vers le profil B. Elles savent que leurs SI/TI ne sont pas optimisés, les technologies ne sont pas toujours bien utilisées ou maîtrisées et comportent des manques pour répondre aux besoins organisationnels. Elles veulent donc renforcer cet alignement mais ne sont pas disposées à investir fortement dans les SI/TI. Leur stratégie SI/TI est inexistante, leur culture SI/TI est faible et leurs processus peu ou pas formalisés. Le risque projet est faible : la principale difficulté pourrait venir du choix d’une solution surdimensionnée (type véritable ERP) comparativement aux caractéristiques de polyvalence des salariés dans une entreprise de taille réduite.
Vignette 4 – Illustration de la trajectoire d’intégration comme progression
4 – Discussion
31 La littérature a montré qu’il existait une diversité de situations pouvant influencer les PME dans leur adoption d’un ERP (Chang et al., 2010 ; Zach et al., 2014) ou dans leur modalités d’implantation (Yen et Sheu, 2004). Nous prolongeons ces résultats au travers du prisme de l’alignement stratégique, encore peu mobilisé dans le contexte des PME (Street et al., 2017).
4.1 – Une approche renouvelée de l’alignement stratégique
32 D’un point de vue théorique, notre recherche s’appuie sur les domaines identifiés par le modèle SAM (Henderson et Venkatraman, 1993), enrichis d’un domaine supplémentaire issu du modèle TSAM (Walsh et al., 2013). Ces deux modèles - d’inspiration conceptuelle différente - identifient une série de mécanismes d’alignement stratégique. Notre approche amène également à identifier des cheminements d’alignement empruntés par les entreprises (les quatre « trajectoires »), mais leur ambition est différente des mécanismes antérieurement proposés. Cela s’explique par un positionnement de recherche singulier, où il ne s’agit pas d’établir un « nouveau modèle » d’alignement mais plutôt d’être capable d’appréhender la diversité des projets d’intégration des systèmes d’information. Dans ce contexte, il s’agit de mettre en lumière toute l’importance qu’a la maturité initiale de l’entreprise, ainsi que l’ambition qu’elle porte au projet. Maturité initiale et ambitions vont différer d’une entreprise à une autre et vont conditionner la concrétisation du projet et son aboutissement. Nos résultats montrent clairement une diversité de situations amenant à adopter un SGI et identifient des niveaux d’ambition différents. L’alignement stratégique qui en découle – et le risque de désalignement associé – ne prend pas les mêmes formes.
33 Un parallèle peut être mené avec les analyses de Besson (1999). Sa recherche a permis d’observer trois types de comportements face à la complexité d’adoption d’un ERP : tout d’abord les prudents pour qui l’implémentation d’un ERP doit permettre d’optimiser sans chercher une rupture, puis les ambitieux qui visent à réorganiser et adoptent une approche en rupture par la mise en place de l’outil et enfin les téméraires qui adoptent les mêmes stratégies que les ambitieux mais dans des contextes organisationnels difficiles. Nos résultats sont en cohérence avec les constatations de Besson, à la différence qu’ils offrent une analyse plus complète, du fait des cinq domaines évalués simultanément.
4.2 – Le caractère opérationnel est prioritaire pour les PME
34 Les trajectoires de co-alignement des projets d’intégration sont obtenues dans un contexte de PME. Ce contexte induit que le projet d’intégration n’aura pas les mêmes ambitions ou les mêmes effets que dans les grandes entreprises (Mabert et al., 2003 ; Zach et al., 2014) : l’objectif stratégique n’est pas primordial, alors que l’accent est mis sur les incidences opérationnelles. Cet accent opérationnel se traduit dans notre recherche par le fait que les PME sont en premier lieu en recherche d’un système qui répond à leurs ambitions et leurs besoins, notamment lorsqu’il s’agit de remplacer les outils en place. Elles lancent ce projet en précisant qu’elles recherchent un ERP, or il s’avère que la notion d’ERP n’est pas très bien comprise (Deltour et al., 2014). De plus, le message est brouillé par les éditeurs et intégrateurs qui désignent sous le nom d’ERP des progiciels de gestion ayant une conception d’origine fonctionnelle. Nos études de cas confirment cette confusion faite par les PME et mise en avant par Poba-Nzaou et Raymond (2011). Ces auteurs font ressortir cette diversité de systèmes retenus pour répondre à une recherche de solution de SGI : des systèmes de type progiciel intégré mais aussi des développements spécifiques ou de l’open source.
4.3 – Implications managériales pour la conduite de projets SGI en PME
35 La première implication de notre recherche est la disponibilité d’un outil d’aide au diagnostic des situations. Lors d’un projet d’intégration des systèmes d’information, les incertitudes sont très fortes, notamment en PME (Poba-Nzaou et Raymond, 2011). Suite à notre recherche, ces incertitudes peuvent être réduites par l’identification de profils d’alignement ainsi que l’identification de trajectoires permettant le cheminement d’un profil à l’autre. Ce diagnostic peut être mené en interne mais il peut aussi être mené par des acteurs externes qui accompagnent la démarche, notamment les cabinets de conseil. De plus, dans le cas où le dirigeant s’implique directement dans le projet, sa connaissance de la situation de l’entreprise peut l’amener à avoir bien conscience du cheminement nécessaire en interne et des risques en jeu. Il peut ainsi être amené à revoir les ambitions du projet d’intégration, pour en assurer la faisabilité. Notre recherche participe donc à l’évaluation amont des risques (Mourrain et Deltour, 2016).
36 Une seconde implication managériale porte sur la place des utilisateurs dans le projet d’intégration. La participation des utilisateurs est reconnue de longue date comme un facteur de succès des projets informatiques. Il s’agit ici d’élargir le propos en soulignant la place ambivalente tenue par les utilisateurs dans de tels projets d’intégration. D’un côté, l’investigation confirme qu’un projet d’intégration est un projet favorable à l’initiation d’une stratégie en termes de SI ; de l’autre côté l’intégration amène à perdre en flexibilité organisationnelle, ce qui affecte l’activité des utilisateurs. Sur les quatorze cas, un seul (cas 9) met en avant la satisfaction et la facilitation du travail des utilisateurs comme argument d’adoption d’un système intégré. Selon le diagnostic initial et les ambitions affichées, les initiateurs doivent solliciter des personnes différentes, soit du pôle managérial ou technique (selon la dénomination de Walsh et al., 2013).
37 En relation avec la place des utilisateurs, une dernière implication concerne le rôle de la culture SI/TI. Au-delà de l’influence de cette culture sur la décision d’adoption d’un ERP (Chang et al., 2010 ; Zach et al., 2014), nos résultats montrent qu’elle est également prééminente dans les ambitions du projet : la question du niveau de maturité SI/TI des utilisateurs est intégrée à part entière à l’alignement. Ainsi, les entreprises qui souhaitent mieux piloter leur activité via le SGI vont être amenées à solliciter les utilisateurs pour qu’ils soient capables de faire de l’analyse de données. La culture SI/TI joue un rôle à ce niveau et doit être élevée : les utilisateurs doivent posséder un certain niveau d’expertise ; par exemple via la pratique avancée d’excel qui apparaît comme plus favorable que l’habitude de la simple saisie sur écrans.
Conclusion
38 Aujourd’hui encore, seule une minorité de PME s’est lancée dans la mise en place de systèmes de gestion intégrés. Les quatorze études de cas menées nous permettent d’apprécier la diversité des motivations et des modalités de mise en place des SGI. Afin de mettre en évidence cette diversité, nous avons mobilisé la notion de co-alignement, qui porte sur l’adéquation entre cinq domaines cruciaux que sont la stratégie d’affaires, l’infrastructure organisationnelle, la stratégie SI, l’infrastructure SI et la culture SI/TI des utilisateurs. Les études de cas multiples mettent en évidence quatre trajectoires de co-alignement parmi les PME, plus ou moins ambitieuses, donc plus ou moins risquées : ‘l’intégration comme aboutissement’, ‘l’intégration comme rupture’, ‘l’intégration sans bouleversement’ et ‘l’intégration comme progression’. Notre recherche contribue ainsi analyser l’alignement stratégique dans le contexte spécifique des PME (Street et al., 2017).
39 Au terme de la recherche, les résultats obtenus pourront donner lieu à des prolongements. Premièrement, il s’agit d’analyser le déroulement effectif des projets d’intégration de SI. Notre recherche concerne le lancement du projet qui permet d’afficher les ambitions initiales, dimensionnant le projet en conséquence. Néanmoins, ces ambitions peuvent être révisées lors du processus de pré-implémentation, à la hausse comme à la baisse. Par exemple, les projets initialement ambitieux en termes d’alignement peuvent devenir plus modestes dès lors que les acteurs se rendent compte des impacts (coûts, charges internes, réorganisation) pour atteindre le co-alignement visé. Un second prolongement visera à intégrer les questions de performance à l’analyse déjà réalisée. En effet, la littérature sur l’alignement stratégique confirme que l’obtention d’un co-alignement est source de performance (Bergeron et al., 2004). Or notre recherche n’a pas pu questionner les retombées effectives des projets initiés.
Grille pour la cotation du niveau de maturité de chaque dimension*
Grille pour la cotation du niveau de maturité de chaque dimension*
* Chaque niveau de maturité donne lieu à deux gradations selon que le cas correspond pleinement ou partiellement au niveauLa cotation des 14 cas : situation initiale et situation cible associée aux projets SGI
La cotation des 14 cas : situation initiale et situation cible associée aux projets SGI
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : système de gestion intégré, alignement stratégique, PME, gestion de projet ERP
Mise en ligne 02/01/2018
https://doi.org/10.3917/resg.120.0047