Notes
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[1]
Cette sélection présente l’analyse originelle (McKinsey – General Electric) et les deux démarches de référence (Abell et de Bodinat).
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[2]
Ansoff distingue trois stratégies de croissance particulièrement intéressantes pour notre analyse : le développement de produit, le développement de marché et la diversification totale (nouveau produit pour un nouveau marché).
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[3]
Helfer et al. avancent qu’un FCS dépend de l’environnement et conditionne le diagnostic interne (p. 121).
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[4]
Johnson et al. considèrent que les DAS font [généralement] référence aux différents métiers d’une grande compagnie diversifiée (p. 198).
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[5]
La logique stratégique relevant ici de l’adéquation, nous sommes invités à donner plus de poids aux conditions environnementales (critères D et O).
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[6]
La logique stratégique relevant ici de l’adéquation, nous sommes invités à donner plus de poids aux conditions environnementales (critères D et O).
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[7]
Deville (2008, p. 45) parle, suite à l’utilisation de cette méthode dans une petite entreprise mauricienne, d’une augmentation du chiffre d’affaires de 70 % en moins d’un an.
La segmentation stratégique revisitée
1Développée à la fin des années 1960 par General Electric et McKinsey, la segmentation stratégique a pour objet de regrouper au sein d’une entreprise les activités qui peuvent bénéficier d’une même logique organisationnelle, industrielle et/ou commerciale pour aborder un marché. Concrètement, il s’agit de fractionner - si besoin - l’entité étudiée en domaines d’activité stratégique (DAS) et de définir, ensuite, la meilleure stratégie possible pour chacun des domaines identifiés.
2Si certains spécialistes considèrent que cette démarche est un préalable indispensable au diagnostic de l’environnement (interne et externe) et à l’analyse du marché (offre et demande), l’intérêt de la segmentation stratégique semble aujourd’hui occulté par l’approche développée par les analystes financiers (Lehmann-Ortega et al., 2013). Cette approche consiste à comparer la performance de l’entreprise diversifiée (plusieurs métiers) à la somme des performances atteintes par des entreprises spécialisées (un seul métier).
3Cette démarche, qui peut être qualifiée d’exogène, ne permet pas d’apprécier les particularités de l’entreprise étudiée (ses objectifs, ses buts, ses ressources…) qui définissent pourtant la nature même des actions envisagées. Les cadres dirigeants peuvent-ils être précis dans leurs analyses si la référence utilisée pour segmenter leur entité est extérieure à celle-ci ? Peuvent-ils allouer efficacement les ressources au sein de leur firme si la base de réflexion proposée renvoie à la simple moyenne des performances observées dans l’industrie ? Peuvent-ils être novateurs si le référentiel repose sur un amalgame sans reliefs de résultats obtenus par des profils d’entreprises hétérogènes ? Peuvent-ils efficacement élaborer un plan d’action pour le futur si la base retenue pour fractionner leur compagnie renvoie aux seules conséquences des mesures prises dans le passé ?…
4Considérant que la segmentation exogène est trop déconnectée de la politique générale et des conditions de fonctionnement de la firme, nous proposons dans cet article de revaloriser la segmentation traditionnelle (Hall, 1978 ; Abell et Hammond, 1979 ; Abell, 1980 ; de Bodinat, 1980…) ; segmentation qui peut être qualifiée d’endogène car centrée sur l’entreprise et son environnement.
5Dans ce but, nous présenterons, dans un premier temps, le cadre d’analyse qui permet de revisiter les principes traditionnels de la segmentation stratégique. Nous proposerons, ensuite, de définir les contours et les principes de construction d’un nouvel outil de segmentation. Nous préciserons, enfin, les conditions de mise en œuvre de l’outil aux niveaux national comme international.
Les fondements du cadre d’analyse
6Les mutations profondes, qui ont marqué le milieu d’affaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (intégration supranationale des économies, avènement de la société du savoir…), concernent aussi bien les multinationales que les petites et moyennes structures. Engendrant de nombreux défis et offrant de nouvelles opportunités, elles invitent à repenser les politiques de développement mises en œuvre par les entreprises. Pour aller dans ce sens, il semble essentiel de proposer un cadre d’analyse stratégique capable d’intégrer les différentes interactions qui animent le monde des affaires.
Un modèle composite : le cadre ESO
7Un modèle tripartite (Milliot, 2013), s’inscrivant dans la logique des travaux de Galunic et Eisenhardt (1994), peut être proposé pour traduire la nature interactive et dynamique des relations liant environnement-stratégie-organisation (ESO). Présentons sommairement ce cadre d’analyse (figure 1).
- Relations environnement-stratégie. Selon le principe d’adéquation (Learned et al., 1965 ; Porter, 1980…), le cadre des affaires conditionne, au moins partiellement, le choix stratégique de l’entreprise (diversification/spécialisation, compétition/coopération…). A l’opposé, le principe d’intention (Hamel et Prahalad, 1989) avance que la stratégie peut, parallèlement et de manière séquentielle, influencer la dynamique (légale, technologique…) et la nature relationnelle (tendance conflictuelle, symbiotique…) de l’environnement.
- Relations environnement-organisation. Les caractéristiques du secteur d’activité (contraintes légales, aspects culturels…) imposent souvent un mode organisationnel particulier (Chandler, 1962). Parfois, les entreprises, par leur capacité d’innovation et d’adaptation, modifient en retour cet environnement en développant des logiques de travail et des profils de compétences originaux (Hall et Saïas, 1980). Les causalités séquentielles qui définissent les liens entre environnement et organisation relèvent, comme pour le premier axe, de l’adéquation ou de l’intention.
- Relations stratégie-organisation. La politique de développement retenue détermine la forme organisationnelle (fonctionnelle, divisionnelle…) qui permet sa mise en œuvre. Inversement, la structure choisie renforce la politique stratégique de la direction. Il y a ainsi, au niveau stratégico-organisationnel, des interactions récurrentes qui traduisent le besoin de synchroniser les choix et les modes d’action développés. Il s’agit ici de mettre en cohérence les objectifs, les buts, les plans, la structure, les procédures, les ressources, la culture et le style de leadership adoptés pour atteindre la performance recherchée face aux conditions de marché rencontrées. Cette synchronisation complexe et évolutive de multiples dimensions internes traduit le principe d’alignement managérial. Cet alignement renvoie à la coordination intra et inter-fonctionnelle qui permet de développer des avantages concurrentiels durables face aux rivaux.
Model ESO
Model ESO
8Galunic et Eisenhardt (1994) insistent sur la nature complexe et multivariée des relations appréhendées dans ce type de paradigme. Comme eux, nous pensons qu’une approche systémique doit être adoptée pour éviter tout déterminisme réducteur.
Les impacts du modèle sur les principes de segmentation
9Le modèle ESO nous invite à envisager une variété de stratégies et de modes organisationnels pour atteindre, dans un environnement contrasté, différents types de performance (technologique, commerciale…). C’est à ce niveau qu’il peut aider à définir les bases d’une nouvelle méthode de segmentation (figure 2).
- En présentant la stratégie développée comme la résultante d’interactions triangulaires, il propose un cadre de réflexion endogène qui replace l’entreprise au cœur de l’analyse.
- En offrant un éclairage particulier sur les multiples dimensions que les gestionnaires doivent intégrer, il permet d’identifier plus précisément les principes et conditions de fractionnement de l’entreprise.
- En soulignant l’importance de l’alignement managérial, il justifie la création d’une catégorie de critères de segmentation directement liés à l’organisation.
- En distinguant les interactions fondées sur l’adéquation et l’intention, il invite à relativiser le poids de certains critères mobilisés pour la segmentation.
- En liant les dimensions environnementales et organisationnelles, il invite à préciser le concept de facteurs clés de succès souvent placé au cœur des méthodes de segmentation stratégique.
- En valorisant l’alignement stratégico-organisationnel, il invite à vérifier, de manière particulière, la pertinence de la segmentation retenue.
Éclairages du modèle ESO sur les principales méthodes de segmentation stratégique [1]
Éclairages du modèle ESO sur les principales méthodes de segmentation stratégique [1]
10Avant d’aborder les aspects pratiques, précisons que la méthode proposée sur cette base est le résultat d’une recherche-action menée pendant plus de dix ans en France et à l’étranger. Cette recherche, qui valorise la stratégie de diversification des activités et/ou des marchés (Ansoff, 1957) [2], s’est fondée sur des échanges réguliers avec des cadres (directeurs d’entreprise, directeurs de projet, directeurs de site…). La plupart des responsables sollicités, inscrits dans un Master de gestion en formation continue, ont appliqué la méthode dans leur mémoire de fin d’études. Au cours des années, les contraintes d’application observées et les résultats obtenus ont permis d’affiner progressivement les modes de fonctionnement de l’outil présenté ci-après.
Un outil de segmentation : la méthode MIDO(F)
11Le cadre d’analyse ESO permet d’étudier, sous un angle quelque peu original, les logiques de segmentation stratégique. Reprenant le principe cartésien de résolution des problèmes, la démarche consiste à analyser une réalité complexe en fractionnant une entreprise confrontée à différentes logiques organisationnelles (dimension O) et conditions environnementales (dimension E).
Deux bases possibles de segmentation
12Pour de Bodinat (1980), le fractionnement envisagé peut se justifier au niveau du métier exercé et/ou de la zone géographique ciblée. Reprenons ces deux bases de segmentation stratégique de l’entreprise.
Segmentation par métier
13Un métier est défini par de Bodinat (1980) comme un domaine d’activité qui a une demande spécifique, une offre spécifique, et donc des facteurs de succès spécifiques et indépendants des autres métiers (p. 99). Sans remettre en cause la base proposée, il semble utile de préciser cette définition pour établir une claire distinction entre la segmentation par métier et la segmentation par zone. En effet, si nous reprenons les termes de l’auteur, les deux options peuvent être définies de la même manière et sur les mêmes principes ; il suffit de remplacer le terme métier par le terme zone.
14Pour éviter cet écueil, le métier sera présenté dans cet article comme un ensemble de savoir-faire complémentaires permettant de répondre à des conditions particulières de marché au sein d’une industrie. Concrètement, la segmentation stratégique peut se fonder sur un secteur d’activité (tourisme balnéaire, tourisme culturel…), un type de produit (tablettes tactiles, imprimantes 3D…) ou un profil de client (administrations publiques, particuliers…). Une combinaison de ces différents éléments peut être utile pour fractionner les entreprises diversifiées.
15La segmentation par métier peut également se justifier pour lancer une innovation majeure qui pourrait contribuer au développement de l’entreprise.
Segmentation par zone
16Cette base est particulièrement utile quand une entreprise spécialisée dans un métier fait face à des conditions de marchés hétérogènes à l’échelle internationale. La culture locale (dimension E) peut, par exemple, inviter le siège à adapter son management (dimension O). De même, l’intensité concurrentielle et la nature des contraintes de cette zone (dimension E) peuvent inviter les responsables de l’entreprise à rechercher un positionnement particulier (dimension S).
Quatre catégories fondamentales de critères
17Comme pour toute segmentation, il convient d’identifier les critères utiles pour regrouper les activités sur le plan stratégique. Abell (1980), sur la base d’une réflexion plus ancienne (Abell, 1977 ; Abell et Hammond, 1979), propose trois dimensions particulièrement pertinentes. Ces dernières sont :
- les groupes clients (qui ?),
- les besoins à satisfaire (quoi ?),
- les technologies utilisées (comment ?).
18Dans la pratique, cependant, cette liste d’items canalise trop l’attention des dirigeants vers la seule dimension commerciale de la stratégie. Si cette démarche est particulièrement justifiée pour une approche fondée sur l’adéquation (réponse aux conditions du marché), elle a moins de légitimité pour une approche qui relève de l’intention. Pour dépasser le cadre proposé par Abell, il semble utile d’assoir la segmentation stratégique sur des critères liés aux environnements interne (dimension O) et externe (dimension E). Quatre catégories, dont la hiérarchisation peut varier d’une entité à l’autre, sont ainsi retenues pour l’outil proposé. Elles renvoient respectivement à l’organisation managériale (M), à l’organisation industrielle (I), aux particularités de la demande (D) et aux particularités de l’offre (O). Une cinquième catégorie est envisageable pour vérifier la pertinence de la segmentation ; elle concerne les facteurs clés de succès (F).
Critères liés à l’organisation managériale (dimension O du modèle ESO)
19A ce niveau, les items possibles pour segmenter l’entreprise sont le profil des compétences recherchées, le degré de formalisme des procédures développées, le niveau de centralisation/décentralisation du pouvoir de décision, la structure de coûts, les objectifs financiers des centres de profit…
20A l’échelle internationale, nous pouvons ajouter le degré de coordination développée entre le siège et les filiales, la nature des informations traitées au sein de la zone considérée, les valeurs culturelles adoptées pour gérer les opérations sur ces marchés…
Critères liés à l’organisation industrielle (dimension O du modèle ESO)
21Concernant l’activité de production, nous pouvons fonder l’analyse sur les technologies utilisées (courbes d’apprentissage particulières), le degré de flexibilité/rigidité de l’outil industriel, la capacité productive requise, le degré d’intégration verticale des opérations, le profil des fournisseurs sollicités, les objectifs en termes d’apprentissages industriels…
22Pour les opérations développées à l’étranger, les critères suivants peuvent être utiles : les conditions de gestion de la logistique amont, la répartition géographique des activités de production, la gestion de la protection des savoir-faire industriels sur les sites délocalisés…
Critères liés aux particularités de la demande (dimension E du modèle ESO)
23Au niveau des logiques de commercialisation, les éléments mobilisables sont le ciblage des groupes clients, les besoins à satisfaire, les modes de distribution à privilégier, la gestion de l’image de marque, le positionnement souhaité…
24Concernant les marchés extérieurs, citons : le degré de maturité des marchés visés, les coûts liés à la logistique aval à l’échelle internationale, le niveau d’adaptation des produits aux attentes locales…
Critères liés aux particularités de l’offre (dimension E du modèle ESO)
25Le dernier ensemble de facteurs à prendre en considération concerne la concurrence. Les modes d’affrontement qui en découlent peuvent être étudiés à partir des critères suivants : degré d’intensité concurrentielle, nombre et profils des concurrents actuels et potentiels, barrières à la mobilité, topographie concurrentielle, types d’environnement définis au sens du Boston Consulting Group (BCG, 1980)…
26Au niveau international, les critères restent globalement les mêmes. Seules la nature et l’intensité de la concurrence, particulièrement observables au niveau des groupes stratégiques, peuvent sensiblement varier et justifier la mise en place d’un plan d’action adapté.
Des critères supplétifs : les facteurs clés de succès (dimensions E, S et O du modèle)
27A ces quatre catégories fondamentales de critères de segmentation, il est possible d’ajouter les célèbres facteurs clés de succès (FCS). Ces facteurs, qui lient l’environnement (dimension E) et l’entreprise (dimensions S et O), sont généralement désignés comme des éléments essentiels pour justifier la segmentation d’une entreprise (de Bodinat, 1980 ; Marmuse, 1996 ; Atamer et Calori, 2003 ; Garette et al., 2009…). Avec la méthode MIDO(F), ils ne sont pourtant pas considérés comme des critères centraux et incontournables. Ils sont présentés comme des éléments qui permettent de vérifier l’intérêt de la segmentation envisagée. Pour comprendre cette prise de position, il faut brièvement revenir sur la forte évolution qu’a connue le concept de FCS depuis son origine.
28Avancé par Daniel en 1961 et développé par une équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à la fin des années 1970 (Rockart, 1979 ; Bullen et Rockart, 1981…), le terme a été proposé, dans un premier temps, pour aider les gestionnaires à identifier leurs besoins prioritaires en matière de système d’information. Il a, dans les années 1980, rapidement évolué vers la détermination des priorités managériales et la définition des politiques de l’entreprise (Forster et Rockart, 1989). Intégrant progressivement les conditions environnementales, les FCS ont été présentés, dans les années 1990 et au début des années 2000, comme des sources incontournables pour développer les atouts compétitifs de l’entreprise face à la concurrence (Allouche et Schmidt, 1995 ; de Bruecker, 1995 ; Atamer et Calori, 2003…). Cette définition, sur laquelle repose les principales méthodes de segmentation actuelles, présente une faiblesse ; elle ne distingue pas clairement FCS et avantages concurrentiels. Or, les gestionnaires ont besoin de concepts différemment positionnés pour étudier la dimension E du modèle ESO.
29Aujourd’hui, pour aider les décideurs à structurer finement leurs analyses, un consensus semble émerger pour distinguer les avantages concurrentiels des facteurs clés de succès (Helfer et al. [3], 2013 ; Lemaire, 2013…). Parce qu’il est essentiel en stratégie d’avoir une palette d’outils précis et complémentaires, nous adhérons à ce mouvement. Dans cet article, les deux concepts sont donc définis comme suit :
- les avantages concurrentiels (particulièrement valorisés lorsque l’approche relève de l’intention stratégique) sont des actifs, des capacités, des compétences, des soutiens externes… permettant à une entreprise de se démarquer durablement des rivaux, en termes de prix ou de différenciation, sur un marché particulier ;
- les facteurs clés de succès (particulièrement valorisés lorsque l’approche relève de l’adéquation stratégique) sont des contraintes essentiellement externes (accès aux ressources [matières premières, technologies, savoir-faire…], accès aux circuits de distribution, normes techniques et sanitaires, exigences des prospects [rapport qualité prix, services associés, localisation…], valeurs culturelles et religieuses…) qui doivent être maîtrisées, sous peine d’échec, par tous les acteurs impliqués dans un secteur d’activité.
30Cette définition actualisée nous invite à ne plus placer les FCS au cœur du système de segmentation ; ceci pour quatre raisons.
- Premièrement, parce leur nature transversale permet de les utiliser dans les quatre catégories de critères (MIDO) présentées précédemment.
- Deuxièmement, parce que ces facteurs, ou leur combinaison, ne sont pas toujours discriminants. Certains éléments se retrouvent souvent dans de nombreux domaines d’activité ; ils ne permettent donc pas de justifier clairement le fractionnement de l’entreprise en DAS.
- Troisièmement, parce qu’ils ont moins d’impacts sur la segmentation lorsque l’entreprise s’inscrit dans une logique d’intention. Les facteurs clés de succès, définis comme contraintes environnementales, peuvent alors être contournés, neutralisés ou modifiés par la stratégie développée pour faire évoluer les conditions de marché.
- Quatrièmement, parce qu’un métier peut être défini comme un ensemble homogène de facteurs clés de succès (Garrette et al., 2009, p. 30). Si la segmentation se fait sur cette base (métier), il devient alors redondant de faire explicitement référence aux FCS. Seule la segmentation par zone justifie leur utilisation. Ces facteurs peuvent, en effet, varier d’un pays (ou d’un ensemble de pays) à l’autre. Les différences peuvent concerner le degré de maturité du secteur d’activité, la phase du cycle de vie du produit, les conditions politico-réglementaires, les valeurs culturelles…
31Comme nous le voyons, le concept de FCS reste quelque peu ambigu. Cette ambiguïté peut expliquer pourquoi les méthodes de segmentation stratégique, qui positionnent souvent ce concept au cœur de l’analyse, sont aujourd’hui parfois délaissées au profit de l’approche financière.
Un tableau synoptique
32Pour donner à l’outil proposé un caractère opérationnel, il est utile de le présenter sous la forme d’un tableau (figure 3). Les critères utilisés pour élaborer ce tableau doivent être appréciés en fonction du type de causalité vécu avec l’environnement. Si le DAS relève d’une logique d’intention, il est probablement judicieux de se concentrer davantage sur les critères liés à l’organisation managériale et industrielle (MI). Si le DAS s’inscrit dans une logique d’adéquation, il est possible de donner plus de poids aux critères liés à la demande et à l’offre (DO).
Tableau de segmentation stratégique
Tableau de segmentation stratégique
33Concernant l’alignement managérial, la réflexion peut être développée au niveau intra et inter-DAS. Au niveau intra-DAS, il est nécessaire de rechercher une cohérence stratégico-managériale suffisamment stable pour atteindre les objectifs fixés (organisation permettant de servir la stratégie retenue, pratiques adaptées à l’offre et la demande, compétences conformes à l’outil industriel mobilisé…). Au niveau inter-DAS (entreprise), il s’agit de rechercher une congruence permettant d’assurer à l’ensemble une image homogène et d’éviter les conflits internes liés à des divergences de vues ou d’intérêts (valeurs culturelles partagées, principes de gestion des ressources humaines perçus par le personnel comme cohérents, recherche de synergies…).
34Le tableau proposé ne doit pas occulter le fait que la segmentation est, par nature, évolutive. Prenant en considération les conditions environnementales (dimension E), il convient de ne pas s’enfermer dans une définition et une articulation particulières de DAS. Même si la segmentation invite l’entreprise à s’engager dans la durée, puisqu’une stratégie traduit un plan d’actions à terme, elle ne doit pas empêcher les cadres dirigeants d’identifier les adaptations possibles ou nécessaires dans un contexte protéiforme et instable.
35Cette segmentation est logiquement remise en cause lorsque la stratégie de l’entreprise est réévaluée. Elle doit être assez souple pour permettre de saisir les opportunités et faire face aux menaces de l’environnement externe. Dell est souvent cité en exemple à ce niveau ; cherchant à être flexible dans un contexte très concurrentiel, l’entreprise redéfinit régulièrement ses domaines d’activité stratégique.
Le mode de fonctionnement de l’outil
36Après avoir identifié les DAS possibles au sein de l’entreprise, il convient de vérifier le degré de similarité ou de divergence de ces DAS en utilisant les quatre (ou cinq) catégories de critères présentées précédemment (MIDO[F]).
La démarche opérationnelle
37L’utilisation du tableau de segmentation permet d’aboutir, comme pour les autres méthodes, à trois situations.
- Si des différences majeures sont notées entre les DAS potentiels, il y a bien fractionnement stratégique. Les responsables de l’entreprise sont alors invités à développer une politique industrielle et/ou commerciale spécifique à chaque DAS.
- Si peu de différences fondamentales sont notées, il n’y a pas de segmentation stratégique car l’entreprise bénéficie d’une cohérence des conditions internes et externes suffisante pour développer une seule stratégie.
- Si la situation est ambiguë, du fait de fortes similitudes et divergences constatées à partir des critères mobilisés, il est alors utile de faire référence aux critères de vérification (facteurs clés de succès). Les résultats de cette analyse complémentaire peuvent faciliter la prise de décision concernant la segmentation.
38Comme nous pouvons le constater, la difficulté concernant l’utilisation de l’outil réside dans le niveau d’agrégation des compétences, des capacités, des ressources et des missions de l’entreprise (de Bodinat, 1980). Si la segmentation est trop étroite, elle conduit à compliquer inutilement la gestion globale du groupe et gêne la recherche de synergies entre activités. Si elle est trop large, elle risque de déboucher sur la formulation d’une stratégie partiellement inadaptée et d’entraver la performance des actions menées. Pour trouver un compromis acceptable, il convient de s’intéresser au degré d’indépendance des activités identifiées et aux synergies potentielles liées au niveau d’agrégation retenu.
Des applications
39Contrairement à ce qui est présenté dans certains travaux (Heany et Weiss, 1983 ; Aaker, 1995 ; Christensen, 1997 ; Johnson et al. [4], 2011…), la segmentation n’est pas réservée (ou essentiellement réservée) aux grosses structures diversifiées. Sur le plan stratégique, la méthode que nous préconisons montre qu’il n’est pas utile d’avoir une taille critique pour agréger des ressources, des capacités, des compétences et des missions particulières. La direction générale d’une entreprise accorde en principe, au domaine d’activité identifié - quelle que soit sa dimension -, les moyens nécessaires pour organiser son action.
40Pour justifier cette affirmation, nous proposons d’appliquer la méthode MIDO(F) à deux petites structures - moins de 50 personnes - impliquées dans des secteurs aux conditions de fonctionnement et aux facteurs clés de succès très différents. Le premier cas, suite à une stratégie de développement de produit (Ansoff, 1957), illustre la segmentation par métier ; le deuxième, suite à une stratégie de développement de marché (Ansoff, 1957), présente l’exemple d’une segmentation par zone.
Segmentation par métier
41Pour le premier cas de figure, prenons l’exemple d’une petite entreprise touristique implantée dans la région de Diégo Suarez au Nord de Madagascar. Dans cette région relativement sauvage, un entrepreneur construit – dans les années 1990 - un hôtel trois étoiles pour accueillir une clientèle essentiellement internationale. Pour élargir sa gamme de services, il décide – quelques années plus tard – d’organiser des circuits permettant aux touristes de son hôtel de découvrir le Nord de la Grande Ile. Malgré le souci de répondre avec soin aux exigences des clients, il constate que les taux d’occupation de son établissement et de ses véhicules sont inférieurs à ses attentes.
42L’utilisation de la grille MIDO(F) permet rapidement de comprendre qu’il est nécessaire d’organiser la PME en deux segments stratégiques fondés sur des métiers différents (figure 4).
- Le premier est lié à l’hébergement et aux activités balnéaires qui y sont associées.
- Le deuxième concerne la découverte de la région Nord de Madagascar. Pour visiter cette région, qui manque d’infrastructures touristiques, les clients partent à l’aventure (bivouac) pour un périple qui peut durer plusieurs jours.
Cas d’une PME du secteur touristique segmentée par métier [5]
Cas d’une PME du secteur touristique segmentée par métier [5]
43Cette segmentation a invité le chef d’entreprise à développer deux démarches commerciales (segmentation du marché, ciblage, positionnement [SCP]) pour des activités considérées au départ comme complémentaires. Les synergies potentielles entre les deux catégories de services étant limitées, la définition précise des démarches SCP par DAS a permis d’augmenter le chiffre d’affaires de l’entreprise de plus de 30 % en moins d’un an.
Segmentation par zone
44Pour illustrer ce type de segmentation, nous pouvons donner l’exemple d’une petite entreprise française spécialisée dans la réhabilitation d’espaces verts et la stabilisation des sols (Melle et Ulvoas, 2004). Faisant face à un marché domestique arrivé à maturité, la direction décide de développer ses opérations à l’international. Après plusieurs échecs en Europe, le président-directeur général comprend que les conditions climatiques, réglementaires et budgétaires l’invitent à développer une stratégie particulière sur un marché prometteur : le Maroc. Sur ce marché, il espère répondre aux attentes locales en utilisant l’engazonnement par projection (EPP). Cette technique intéresse les autorités marocaines car elle permet, notamment, de gérer le problème de l’érosion des sols.
45Pour assurer le succès des opérations menées à l’international, et suite à l’analyse des dimensions ESO qui l’intéressent, le président-directeur général est invité à segmenter son entreprise (document 5).
- Le premier DAS concerne les actions développées sur le marché d’origine où l’entreprise est bien implantée
- Le deuxième concerne le marché marocain où la concurrence n’est pas encore présente et où la technique doit être adaptée pour réduire les coûts et répondre à un cahier des charges précis.
Cas d’une PME du secteur de la réhabilitation des espaces verts segmentée par zone [6]
Cas d’une PME du secteur de la réhabilitation des espaces verts segmentée par zone [6]
46Là aussi, le recours à la méthode MIDO(F) permet de justifier la segmentation de l’entreprise pour développer des stratégies industrielles et/ou commerciales ajustées au contexte ciblé. Après plusieurs tentatives d’internationalisation qui ont échoué, l’entreprise a finalement pu entrer sur un marché étranger et créer sa première filiale.
47Les informations recueillies montrent, dans les deux cas, que les dirigeants doivent gérer des segments stratégiques et non une entreprise considérée comme un tout homogène. Le faible niveau de synergies potentielles entre domaines identifiés indique qu’il faut développer, pour chacun d’eux, un ensemble d’actions spécifiques.
48Les chefs d’entreprise sont également conviés à distinguer, au niveau des segments stratégiques, les principales logiques d’alignement managérial à respecter. A différentes questions clés (Quels sont les profils de compétences les mieux adaptés ? Quels sont les matériels ou outils industriels à mobiliser ? Quels sont les modes de distribution à privilégier ?…), il faut avancer des réponses qui facilitent la mise en œuvre des plans d’action définis pour le domaine d’activité.
49L’utilisation de la méthode MIDO(F) permet ainsi de déterminer, à partir d’une lecture par ligne du tableau, les conditions de l’alignement managérial intra-DAS. Les logiques organisationnelles, industrielles, commerciales et concurrentielles doivent ainsi être corrélées pour mutuellement se renforcer.
Conclusion
50Comme nous pouvons le constater, au travers des cas présentés, la méthode MIDO(F) n’exclut pas les petites entreprises. Fondée sur quatre ou cinq catégories de critères, elle permet de s’adapter aux particularités de l’entité étudiée. Sa mise en œuvre est relativement simple et rapide pour les structures spécialisées et/ou de petites tailles (critères moins nombreux) ; elle est plus sophistiquée pour les structures diversifiées et/ou de grandes tailles (critères plus nombreux).
51Au-delà du mode d’application, le cadre MIDO(F) se distingue des méthodes traditionnelles de segmentation stratégique sur différents points.
- Fondé sur le modèle ESO, il prend explicitement en considération l’organisation (dimension O [critères M et I]) pour identifier les DAS de l’entreprise.
- Distinguant les principes d’adéquation et d’intention stratégique, il invite à pondérer les facteurs de segmentation (environnementaux [critères D et O] ou organisationnels [critères M et I]) en fonction de la démarche stratégique adoptée.
- Reposant sur une définition actualisée des facteurs clés de succès, il permet de préciser que la prise en considération des contraintes extérieures est particulièrement intéressante pour la segmentation par zone et moins utile pour la segmentation par métier.
- Soulignant l’importance des causalités synchrones qui lient Stratégie et Organisation, il valorise les conditions d’alignement managérial intra-DAS pour vérifier la pertinence du fractionnement de l’entreprise.
- Prenant en compte l’alignement managérial horizontal pour vérifier la pertinence du découpage stratégique retenu, il peut aider à lever certaines ambiguïtés sur les contours des DAS à retenir (partage peu précis des activités, association d’activités peu ou mal liées…).
- Structuré à partir de critères adaptés à chaque entreprise, il est aisément mobilisable par les praticiens.
52Pour que cette segmentation porte ses fruits, il convient de définir, pour chaque DAS, un ensemble clair d’objectifs servant une stratégie adaptée au marché visé. Si ce principe de base est respecté, les logiques d’action et de fonctionnement de l’entreprise peuvent alors être considérablement affinées [7].
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : facteurs clés de succès, intention stratégique, domaine d'activité stratégique (DAS), segmentation stratégique, adéquation stratégique
Date de mise en ligne : 01/07/2014
https://doi.org/10.3917/resg.100.0023Notes
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[1]
Cette sélection présente l’analyse originelle (McKinsey – General Electric) et les deux démarches de référence (Abell et de Bodinat).
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[2]
Ansoff distingue trois stratégies de croissance particulièrement intéressantes pour notre analyse : le développement de produit, le développement de marché et la diversification totale (nouveau produit pour un nouveau marché).
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[3]
Helfer et al. avancent qu’un FCS dépend de l’environnement et conditionne le diagnostic interne (p. 121).
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[4]
Johnson et al. considèrent que les DAS font [généralement] référence aux différents métiers d’une grande compagnie diversifiée (p. 198).
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[5]
La logique stratégique relevant ici de l’adéquation, nous sommes invités à donner plus de poids aux conditions environnementales (critères D et O).
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[6]
La logique stratégique relevant ici de l’adéquation, nous sommes invités à donner plus de poids aux conditions environnementales (critères D et O).
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[7]
Deville (2008, p. 45) parle, suite à l’utilisation de cette méthode dans une petite entreprise mauricienne, d’une augmentation du chiffre d’affaires de 70 % en moins d’un an.