Couverture de RERU_205

Article de revue

Vers une institutionnalisation de la co-construction des politiques publiques en économie sociale et solidaire ?

L’exemple de la Nouvelle-Aquitaine

Pages 887 à 908

Notes

  • [1]
    « La démocratie participative » devient en 2005 la signature du logo de la région Poitou-Charentes.
  • [2]
    Loi n° 2014-173 du 21 février 2014 relative à la ville — Article 9 : « Les habitants ainsi que des représentants des associations et des acteurs économiques sont associés à la définition, à la mise en œuvre et à l’évaluation des projets de renouvellement urbain, selon les modalités prévues dans les contrats de ville. Chaque projet de renouvellement urbain prévoit la mise en place d’une maison du projet permettant la co-construction du projet dans ce cadre. »
  • [3]
    Selon L. Fraisse (2019), le premier texte officiel faisant mention du terme semble être l’Arrêté du 27 novembre 2009 portant approbation des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux des parties françaises des districts hydrographiques du Rhin et de la Meuse et arrêtant les programmes pluriannuels de mesures correspondants. L’extrait où il apparait est le suivant : « L’élaboration des SDAGE et des programmes de mesures est un processus de co-construction ayant associé de nombreux acteurs, tant dans le cadre du comité de bassin et de ses commissions (commission SDAGE, commissions géographiques) qu’au sein des multiples groupes de travail associés ».
  • [4]
    L’interprétation diverge selon les régions. Il n’existe pas en Nouvelle-Aquitaine de document publié intitulé « Stratégie régionale de l’ESS » (SRESS). En revanche, ce document existe par ailleurs. Dans les Pays de la Loire., « la SRESS s’adresse à l’ensemble des acteurs de l’ESS et concerne le développement de l’ESS dans son sens le plus large » (Région Pays de la Loire, 2017) quand « le SRDEII concerne uniquement le développement économique (stabilisation, mutation ou croissance économique) des entreprises de l’ESS » (Ibid., 2017). En Bretagne, la stratégie de l’ESS est un document rédigé par la CRESS. Ce document, postérieur à la conférence de l’ESS 2016, est une synthèse des priorités retenues par les diverses parties prenantes (élus, structures de l’ESS) en matière de politiques publiques du secteur (CRESS Bretagne, 2017).
  • [5]
  • [6]
  • [7]
    Axe Entreprendre : Soutien à la création/reprise d’entreprise ; Soutien au développement et à la consolidation des entreprises ; Développement de la finance solidaire et participative ; Sensibilisation à l’ESS et à l’entrepreneuriat collectif ; Montée en compétence des dirigeants et des salariés de l’ESS.
    Axe Coopérer : Coopération économique (entre entreprises classiques et acteurs de l’ESS) ; Coopération territoriale ; Coopération dans l’entreprise.
    Axe Innover : Recherche et développement social ; Soutien aux initiatives de l’innovation sociale ; Aide et accompagnement à l’émergence de l’innovation sociale ; Transfert d’innovations ; Sensibilisation à l’innovation sociale ; Financement de l’innovation sociale.
  • [8]
    Par exemple, il apparait inopportun de discuter les politiques de solidarité au niveau régional, la compétence revenant aux départements.
  • [9]
    Les structures les plus sensibilisées ont été sélectionnées par les chargés d’études de la CRESS, selon des critères pratiques (localisation, facilité à programmer une interview…) et affinitaires (liens préalables, bonne entente).
  • [10]
    Sauf pour le questionnaire, les structures ayant réalisé un entretien ont pu estimer le questionnaire redondant.
  • [11]
    Il n’a pas été possible de récupérer les feuilles d’émargement pour déterminer une typologie des structures présentes.
  • [12]
    Nous avons délibérément limité l’étude aux dispositifs concernant spécifiquement le secteur de l’ESS ou une de ses composantes. Certaines propositions de la CRESS trouvent cependant des réponses par ailleurs dans le SRDE2I. C’est par exemple le cas de la demande de « simplifier les démarches administratives ».
  • [13]
    Il est encore trop tôt pour s’assurer de la mise en place effective des mesures co-construites (critère 7). Nous décelons cependant des signes positifs en Nouvelle-Aquitaine, avec l’émergence de politiques publiques correspondant aux orientations retenues par le SRDE2I. À noter également que la Nouvelle-Aquitaine est actuellement la seule région qui a institué une Direction en charge de l’économie sociale et solidaire et de l’innovation sociale.
  • [14]
    Les chambres régionales possèdent en effet des histoires et des moyens très variables. Il est indéniable que celles-ci ont des « capacités très inégales pour […] mettre en œuvre » la Loi ESS (Brassens, 2016 : 3).
  • [15]
    Fin juin 2018, le Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine et le Conseil départemental de Gironde ont signé la première convention de partenariat en France en faveur du soutien à l’Économie sociale et solidaire (ESS).

Points-clés

1

  • Nous confrontons un modèle de co-construction des politiques publiques au cadre législatif concernant l’ESS.
  • Nous analysons la conférence de l’ESS de Nouvelle-Aquitaine de 2016 qui se décrit comme co-construite.
  • Le caractère co-construit du dispositif néoaquitain est limité par les possibilités d’implication des parties prenantes par son aspect plutôt confidentiel et corporatiste.

1.  Introduction

2Le cumul des Lois ESS (2014) et NOTRe (2015) a considérablement modifié le mécanisme de production des politiques territoriales en matière d’économie sociale et solidaire (ESS). En créant une conférence régionale de l’ESS bisannuelle, le législateur a mis en place un espace d’expression qui ouvre la possibilité d’une co-construction des politiques territoriales du champ de l’ESS. De plus les conclusions de cet événement doivent être prises en compte dans le schéma régional de développement de l’économie, d’innovation et d’internationalisation (SRDE2I), qui prescrit l’ensemble des axes de développement des politiques en matière d’économie et d’innovation au niveau régional sur cinq ans.

3Trois traits font de l’ESS un terrain d’expérimentation favorable à l’implantation d’une co-construction. En premier lieu, l’ESS est empreinte d’un idéal démocratique local fort (Demoustier, 2003 ; Ndiaye, 2010) qui permet d’espérer une meilleure implication des parties prenantes que par ailleurs. En second lieu, certains secteurs de l’ESS — notamment une grande partie du champ associatif (Tchernonog et Prouteau, 2019) — sont directement dépendants des politiques publiques. L’implication de ses bénévoles, salariés et bénéficiaires dans le processus de création des politiques publiques est donc un enjeu qui peut sembler central. Enfin, l’ESS est partie prenante des processus d’innovation sociale (Klein et al., 2019). Le recours à un champ des acteurs habitué à innover semble pertinent, puisqu’une co-construction des politiques publiques reste une tentative d’innovation sociale.

4Sur le plan juridique, il y a bien une institutionnalisation du processus de conception des politiques régionales de l’ESS. Mais sur le terrain, les Régions ont-elles effectivement répondu à l’incitation de co-construction du législateur ? Comment ont-elles mis en œuvre cette co-construction ? Les acteurs de l’ESS se sont-ils mobilisés ? Peut-on mesurer le niveau de co-construction atteint ?

5Pour répondre à ces questions, il est tout d’abord nécessaire d’exposer comment le terme de co-construction est apparu dans le prolongement de débats plus anciens autour de la démocratie participative. Puis nous confronterons dans une seconde partie le dispositif mis en place par les lois ESS et NOTRe à une grille interprétative du concept de co-construction. Nous verrons ensuite dans une troisième partie comment la Région Nouvelle-Aquitaine a procédé. Enfin, nous tirerons un bilan du processus en montrant que la co-construction a été incomplète.

2.  Des interrogations sur la démocratie représentative à la co-construction des politiques publiques

6Le terme de co-construction se diffuse en France au cours de la décennie 2010. Cette montée en puissance s’opère dans un contexte de crise de légitimité des régimes de démocratie représentative (Rosanvallon, 2008) et de défiance envers les élus comme le montrent les vagues d’enquête du CEVIPOF depuis 2009 (CEVIPOF, 2019). Cette crise politique se caractérise entre autres par la hausse tendancielle de l’abstention électorale, la concentration d’origine socio-professionnelle des élus nationaux, la remise en cause de la place des experts et de leur neutralité, la multiplication des luttes environnementales contre de grands projets d’aménagement, la montée des populismes…

7La co-construction est ainsi à replacer dans la continuité d’un débat plus large autour de la participation des citoyens aux prises de décisions en démocratie, débat qui parcourt les mouvements sociaux, la vie politique, les sciences sociales et la législation depuis un demi-siècle. Concernant le débat en France, il semble possible de dégager synthétiquement quatre périodes.

2.1.  Les années 1960 : mouvements sociaux et revendications de participation citoyenne

8La revendication de la participation surgit à la fin des années 1960 au sein des mouvements étudiants, urbains ou communautaires, de contestation aux États-Unis et au Québec (Bacqué et Sintomer, 2011). C’est dans ce contexte qu’Arnstein (1969) écrit son article de référence proposant une échelle à huit degrés de la participation citoyenne, allant du premier niveau, la manipulation au degré le plus élevé, le contrôle citoyen, en passant par la thérapie, l’information, la consultation, la pacification (placation), le partenariat et le pouvoir délégué.

9En France, la demande de participation est portée par certains courants de la gauche non communiste comme le PSU et la CFDT en articulation avec celui pour l’autogestion des entreprises par les travailleurs. Au niveau communal, le mouvement des GAM (Groupes d’action municipale) en est la concrétisation, avec notamment en 1965 l’élection à la mairie de Grenoble d’Hubert Dubedout.

2.2.  Les années 1990 : les ouvertures participatives des lois sur les politiques de la ville, de décentralisation et d’environnement

10Près de vingt ans plus tard, sur la demande du Premier Ministre Pierre Mauroy, Hubert Dubedout (1983 : 34) remet un rapport intitulé « Ensemble, refaire la ville » où il souligne le rôle clé de la « présence active des habitants et des associations dans les décisions qui concernent leur cadre de vie ». Cette ambition de « faire des habitants les acteurs du changement » (Bacqué et Mechmache, 2013 : 16) se concrétise dans la Loi d’orientation pour la ville de 1991. De même, la loi de février 1992 sur l’administration territoriale dispose que les « électeurs de la commune peuvent être consultés sur les décisions que les autorités municipales sont appelées à prendre pour régler les affaires de la compétence de la commune. »

11Dans un autre champ, le Titre I de la Loi Barnier de 1995 est entièrement dédié aux « dispositions relatives à la participation du public et des associations en matière d’environnement » et crée notamment une « commission nationale du débat public ». La loi constitutionnelle relative à la Charte de l’environnement consacre ce principe à travers son Article 7 : « Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement. »

12Comme le souligne Blondiaux (2008 : 16), ces lois se placent dans « un mouvement descendant : ce sont les autorités publiques élues qui en sont les moteurs ». Et si elles posent le principe d’une participation des citoyens, elles ne précisent pas les termes employés - information, consultation, débat ou concertation – et elles laissent les autorités responsables libres d’en définir les conditions de réalisation.

13Or, la mise en place d’un dispositif participatif ne semble pouvoir se faire sans l’acculturation et la formation des autorités aux outils, méthodes et enjeux. En effet, « la simple mise en place de procédures participatives et délibératives » ne permettra pas de juguler la crise de la représentation (Savidan, 2008 : 183). Allant dans le même sens, Dubedout (1983 : 10) constate que « la participation des habitants à la conception des opérations et au suivi de leur déroulement n’a guère eu le succès et les effets escomptés. Au comportement traditionnel des responsables locaux s’ajoute la méfiance des occupants face aux changements provoqués en dehors d’eux. Il en a résulté une incapacité à reconnaître l’originalité et la spécificité des pratiques des aspirations et des revendications des populations concernées » (Ibid., 1983 : 10).

2.3.  Les années 2000 : la promotion de la « démocratie participative »

14Le débat va ensuite se déplacer de la sphère législative à la vie politique autour de la promotion de la « démocratie participative », portée médiatiquement par Ségolène Royal, en tant que Présidente du Conseil régional du Poitou-Charentes de 2004 à 2014 [1] (Mazeaud, 2012) puis lors de sa candidature à l’élection présidentielle de 2007 (Lefebvre, 2007). Pour Blondiaux (2008 : 15) se constitue alors une sorte de nouvel « impératif participatif », avec une multiplication de dispositifs : conseils de citoyens, de quartier, de jeunes, débats publics, conférence de citoyens, jurys de citoyen, états généraux, référendum citoyen, budgets participatifs… Les effets positifs espérés sont d’obtenir des politiques publiques mieux adaptées, plus réactives et conformes aux besoins des citoyens.

15Dans le même temps, se développe un ensemble de critiques de la démocratie participative, que Blondiaux (2007) regroupe autour de cinq arguments : la négation du conflit, le renforcement des inégalités sociales, l’effacement des groupes organisés, la manipulation et le simulacre.

2.4.  Les années 2010 : l’émergence de la co-construction

16La notion de co-construction relève d’abord de la sociologie des techniques et est employée à partir des années 1980 pour caractériser des choix techniques impliquant l’ensemble des acteurs concernés, des concepteurs aux utilisateurs. Puis elle évolue en sociologie et en science politique pour désigner « l’existence d’une pluralité d’acteurs impliqués dans la production d’une politique, d’un projet, d’une catégorie, d’un dispositif technique ou de connaissances » (Akrich, 2013). Pour Monbeig (2007 : 52), la co-construction est une des « conditions nouvelles de production des politiques publiques », qui renforce le lien social, permet le dialogue entre les institutions, incite à l’action collective et permet une construction identitaire.

17En France, l’utilisation politique du terme est récente. Akrich (2013) souligne que la presse écrite l’utilise une fois par an avant 2003, une fois par mois en 2005 et presque quotidiennement en 2013.

18Lors des débats de l’Assemblée Nationale, le terme apparaît en moyenne cinq fois par an entre 2004 et 2011, sous la présidence de l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire). Il est ensuite utilisé 94 fois entre 2012 et 2014, lors de l’accession de la majorité socialiste au pouvoir. Il est enfin employé 161 fois par an entre 2014 et 2017. Cette tendance se confirme en 2018, avec 335 occurrences (Colomes, 2019). Par ailleurs, deux lois (loi de programmation pour la Ville et la cohésion urbaine de 2014 [2], et loi ESS de 2014), et 53 textes réglementaires prescrivent ou suggèrent diverses co-constructions de normes ou de processus [3]. Mais l’emploi du terme est le plus souvent peu distinguable de notions voisines déjà utilisées dans des textes précédents : débat public, participation, coopération, partenariat, consultation, négociation, concertation, co-production, dialogue civil ou structuré… (Fraisse, 2019).

19Fraisse (2017 : 106), s’appuyant sur les travaux de Vaillancourt (2012), définit la co-construction comme « un processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs de la société civile à l’élaboration, au suivi et à l’évaluation des politiques publiques ». Il distingue également trois types de co-construction : institutionnelle, impliquant l’État, les collectivités locales et les corps intermédiaires dits « représentatifs » ; professionnelle, autour de la structuration sectorielle et territoriale « d’interlocuteurs légitimes » des pouvoirs publics ; et citoyenne, impliquant « une pluralité d’acteurs et d’organisations au-delà des têtes de réseaux mais surtout les populations concernées par les problèmes discutés ».

3.  Du cadre institutionnel à une grille d’appréciation

20La loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014 pose les jalons des « politiques territoriales de l’économie sociale et solidaire ». Par articulation avec les dispositions concernant le schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi NOTRe) de 2015, s’esquisse un dispositif institutionnel de co-construction des politiques régionales d’ESS.

3.1.  Articulation des lois ESS et NOTRe

21Les articles 7 et 8 de la Loi ESS (2014) jalonnent deux éléments d’un nouveau dispositif de conception des politiques publiques du champ :

22

  • La conférence régionale de l’ESS organisée « au moins tous les deux ans » par « le représentant de l’État dans la région et le président du conseil régional », vise à « débattre les orientations, les moyens et les résultats des politiques locales de développement de l’économie sociale et solidaire » (article 8) afin de donner « lieu à la formulation de propositions pour le développement de politiques publiques territoriales de l’économie sociale et solidaire ». L’article précise également que « les politiques publiques des collectivités territoriales et de leurs groupements en faveur de l’économie sociale et solidaire peuvent s’inscrire dans des démarches de co-construction avec l’ensemble des acteurs concernés », notamment via « la mise en place d’instances associant les acteurs concernés ou de démarches associant les citoyens au processus de décision publique ».
  • La stratégie régionale de l’ESS a contrario, n’est que « concertée » avec « la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire [CRESS] ainsi qu’avec les organismes et entreprises de l’économie sociale et solidaire » (article 7). Et la Région « peut contractualiser avec les départements, les communes et les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre pour la mise en œuvre des stratégies concertées et le déploiement de l’économie sociale et solidaire sur le territoire régional ». À la lecture de la seule loi ESS, la stratégie régionale semble s’inscrire dans une logique d’opérationnalisation des « propositions » de la conférence de l’ESS.

23Le cadre de cette éventuelle co-construction reste assez flou. Les termes de débat, proposition, concertation, contractualisation sont juxtaposés. Si la Région est très clairement tête de file, l’emploi cumulé des adjectifs régional, local et territorial dans l’article 8 et la citation de l’ensemble des catégories de collectivités territoriales dans l’article 7 est à noter. Enfin, les autres acteurs concernés sont à la fois les réseaux, organismes et entreprises de l’ESS et les citoyens. La rédaction du texte donne en tout cas une très large marge d’interprétation à la Région.

24Les députés, lors du débat, ont largement relevé l’aspect peu contraignant du texte. Pour Brottes (député PS), « en l’espèce, très franchement, il s’agit d’une déclaration d’intention insérée dans un texte de loi ! Il en résulte que la législation n’est plus la législation, mais tout à fait autre chose. » (Assemblée Nationale, 2014). Le recours au terme provoque par ailleurs quelques réactions hostiles, qui peuvent expliquer l’imprécision du texte. Aubert (député LR) précise ainsi, au cours du même débat, que « nous élisons des hommes et des femmes pour diriger les collectivités territoriales et non pour négocier de manière permanente avec des acteurs de terrain, fussent-ils légitimes ! La légitimité à représenter un secteur ne leur donne pas le droit de décider d’une quelconque coconstruction ! » (Ibid., 2014).

25La Loi pour la Nouvelle Organisation du Territoire de la République (dite Loi NOTRe) va donner au dispositif mis en place par la Loi ESS un rôle bien plus central. En effet, son texte précise que le schéma régional de développement de l’économie, d’innovation et d’internationalisation (SRDE2I) est rédigé, pour sa part ESS, en s’appuyant « notamment sur les propositions formulées au cours des conférences régionales » et « fait l’objet d’une présentation et d’une discussion au sein de la conférence territoriale de l’action publique mentionnée à l’article L.1111-9-1, avec les chambres consulaires et avec la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire ». Selon les interprétations des CRESS et des Régions, le SRDE2I peut remplacer, incorporer ou compléter [4] la stratégie de l’ESS dans son rôle de dispositif d’opérationnalisation des propositions issues de la conférence de l’ESS (Figure 1).

Figure 1

Articulations des lois ESS et NOTRe

figure im1

Articulations des lois ESS et NOTRe

Source : Colomes (2019), p. 85.

3.2.  Proposition d’une grille d’appréciation : la coconstruction « impliquante » des politiques publiques

26En matière d’ESS, la conceptualisation de la co-construction s’opère d’abord au Québec au sein du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) [5], avec les travaux notamment de Vaillancourt (2012) qui distingue trois modes de co-construction des politiques publiques : libérale, corporatiste, et démocratique. Cette dernière nous semble approcher plus justement le concept que nous souhaitons définir. Plus exigeante, elle nécessite un certain nombre de conditions : la mise en place d’un processus délibératif (1), impliquant une variété de parties prenantes (2), dans le but de travailler ensemble (3) pour construire des politiques publiques répondant aux besoins sociaux (4). Ce concept délimite également une temporalité (5) en définissant la co-construction comme pertinente à la genèse d’une politique, mais aussi à son évaluation, son examen de suivi ou ses contrôles. Elle précise aussi un public (6) : la société civile et la société politique.

27Fraisse (2019 : 46) repère quant à lui cinq « séquences relativement récurrentes dans le processus de co-construction » :

28

  • Étape 1 : État des lieux, diagnostic partagé, expertise citoyenne et observatoire participatif : vers une coproduction des savoirs ;
  • Étape 2 : Débattre publiquement des enjeux, dégager des thématiques prioritaires et préciser les modalités de la co-construction ;
  • Étape 3 : Valider des objectifs et les propositions, décider d’un plan d’action et en déterminer les moyens ;
  • Étape 4 : Les enjeux du suivi et de la mise en œuvre ;
  • Étape 5 : Bilan commun et évaluation partenariale.

29En croisant les conditions posées par Vaillancourt et les étapes décrites par Fraisse, nous proposons la constitution d’une grille autour de trois impératifs (A, B et C) et 11 critères (numérotés 1 à 11) (Figure 2), qui permet d’évaluer le caractère effectif d’une co-construction de politique publique.

Figure 2

Grille d’analyse de l’effectivité d’une co-construction impliquante

figure im2

Grille d’analyse de l’effectivité d’une co-construction impliquante

Source : Colomes (2019), p. 69.

30Impératif A : La nécessité d’identifier le périmètre des co-constructeurs, et de les impliquer

311. Une co-construction doit nécessairement identifier et faire appel à une pluralité de parties prenantes. La mise en commun des apports d’acteurs nombreux et diversifiés est en effet au centre du concept.

322. Toute partie prenante concernée, c’est-à-dire pouvant être affectée par la mise en place de la politique, peut y prendre part.

333. S’il s’avère nécessaire de limiter le nombre de co-constructeurs, afin de rendre le dispositif matériellement, humainement et temporellement réalisable, l’organisateur peut mettre en place une juste sélection à certaines étapes du processus. La sélection est juste si la diversité des parties sélectionnées est respectée, et si elle n’est ni limitée aux groupements intermédiaires (syndicats, lobbies, unions…) ni aux seuls dirigeants. Le but est d’atteindre un équilibre entre représentativité des co-constructeurs et l’implication d’un maximum de sensibilités différentes.

344. La participation doit être favorisée. Cela peut se faire par divers moyens, en informant et en sensibilisant les parties prenantes, voire en les indemnisant pour les frais engagés, mais aussi en les valorisant, en vue qu’ils s’impliquent dans le dispositif.

35Impératif B : La mise en place d’un cadre organisationnel

365. Il est nécessaire de formaliser un cadre organisationnel. À ce titre, l’information préalable sur les objectifs et les moyens, la communication sur les diverses étapes du processus, l’affichage des règles décisionnelles et la réalisation de comptes rendus réguliers sont indispensables.

376. La co-construction nécessite le recours à arbitre, afin notamment de limiter la durée des débats et de la prise de décision. Si prendre en compte l’apport de l’ensemble des parties prenantes est essentiel pour créer la nécessaire implication, cela ne doit pas bloquer le dispositif.

387. Le respect des décisions issues d’une co-construction est essentiel. Les mesures illusoires doivent être bannies. Par mesure illusoire, nous entendons des mesures prises uniquement pour gagner l’approbation des co-constructeurs, sans intention de réalisation.

398. La temporalité doit être définie. La co-construction est possible à la création de la politique publique, mais aussi au moment de son évaluation ou encore de son suivi.

409. Le recours aux instances et aux parties prenantes infrarégionales doit être encouragé. Il est nécessaire de les impliquer en les hissant au rang d’expertes du quotidien et du local.

41Impératif C : La satisfaction d’objectifs potentiellement antagonistes

4210. La co-construction vise à arriver à un ensemble de décisions consenties. La réalisation d’un débat contradictoire est indispensable. Le consentement ne doit cependant pas rendre les débats interminables ; il est du rôle de l’arbitre de faire le juste choix entre durée des débats et obtention d’un consentement de chaque acteur.

4311. Chaque co-constructeur doit percevoir l’existence d’une co-construction, et comprendre les raisons des choix de l’arbitre. Si le dispositif est perçu comme étant « de façade », sans impact réel, il engendrera la désimplication des parties prenantes.

44Le modèle repose sur une interaction entre deux éléments centraux : l’implication des parties prenantes (et notamment de celles habituellement exclues de la conception des politiques publiques) et la légitimité du dispositif. Il est escompté que la première facilite la satisfaction de la seconde, et vice et versa, ce qui donne son nom au processus que nous cherchons à apprécier : la co-construction impliquante des politiques publiques. Autrement dit, la légitimité de la co-construction impliquante est à la fois procédurale, à travers les techniques de participation mises en œuvre, et substantielle, sous l’angle des principes démocratiques qui la fondent (Hatzfeld, 2013).

4.  La déclinaison néoaquitaine de la co-construction de la politique régionale ESS

45La Région Nouvelle-Aquitaine constitue un territoire d’étude intéressant pour deux raisons. Elle est l’une des deux seules Régions, avec la Bretagne, à être restée gouvernée par le parti socialiste après les élections de 2014. Or, la lecture des débats à l’Assemblée Nationale lors du vote de la loi montre que les députés LR (Les Républicains) se sont opposés à une co-construction, quand les députés socialistes et verts s’y montraient favorables. C’est aussi une Région issue de la fusion de trois Régions antérieures, ce qui nécessitait de co-construire une nouvelle politique unifiée, là où auparavant il en existait trois différentes (Caire et Colomes, 2020).

46En Nouvelle-Aquitaine (Figure 3), la première étape consultative a été déléguée à la CRESS locale (1). L’ensemble des apports récoltés a été analysé par la CRESS Nouvelle-Aquitaine, qui en a fait la synthèse (2). Le document a ensuite été publié [6] et transmis à la Région (3), qui l’a amendé (4), puis présenté lors de la conférence de l’ESS du 4 juillet 2016 (5). Enfin la Région, en concertation avec la CRESS et la Préfecture de région, a procédé à la transcription de certaines propositions dans le SRDE2I, en tenant compte des compétences limitées que lui octroie la Loi NOTRe (6).

Figure 3

Les étapes de la procédure en Nouvelle-Aquitaine

figure im3

Les étapes de la procédure en Nouvelle-Aquitaine

Source : Colomes (2019), p. 95.

Sources et méthodologie de l’étude

La CRESS Nouvelle-Aquitaine a en partie documenté l’organisation de la conférence régionale en juillet 2016 ; par ailleurs, l’un de nous a directement été impliqué la mise en œuvre de la phase de consultation préalable. Nous avons ainsi eu l’accès à un large corpus de données privées, qui nous ont permis de mesurer le niveau de participation aux différentes composantes de la consultation (4.1) et d’évaluer la représentativité (par aire géographique et par statut juridique) des participants à la consultation CRESS (5.1).
Nous avons dans un second temps assisté en tant qu’observateur à la Conférence régionale (4.2).
Nous avons ensuite comparé les mesures répertoriées dans le SRDE2I aux propositions faites par la CRESS à la Région Nouvelle-Aquitaine, en recherchant le degré de correspondance (4.3), puis appliqué la même procédure pour deux autres Régions, PACA et Normandie (5.2).
Enfin, nous avons conduit en parallèle une enquête quali-quanti portant sur la perception de ce dispositif auprès de certains acteurs ayant participé au dispositif (29 questionnaires, 17 entretiens) (Colomes, 2019).

4.1.  Avant la conférence

47La consultation préalable s’est déroulée sur quatre mois (mars à mai 2016). Il s’agissait d’une étude qualitative complexe, adressée par la CRESS à 347 parties prenantes : les structures adhérentes à la CRESS et les structures ayant participé l’automne précédent au Salon national de l’ESS à Niort. Quelques ajouts manuels (techniciens publics, autres structures) ont été effectués.

48La consultation se composait de quatre sous-dispositifs : des entretiens semi-directifs en présentiel (60 interviews réalisées), des questionnaires et des fiches-actions administrés par mail (respectivement 74 et 46 réponses) et des ateliers-débats (67 participants). Ces 247 contributions ont été adressées par 136 structures différentes sur les 347 préalablement contactées. Par ailleurs, un questionnaire ouvert a été publié sur le site des CRESS ; 36 réponses spontanées ont été adressées par ce canal.

49Chaque participant avait pour consigne d’intégrer son apport dans un des trois axes prédéterminés par la Région et la CRESS : coopérer, innover ou entreprendre. Cette obligation, portée par la Région, avait pour but de guider les propositions. Dans les faits, toute proposition ne s’inscrivant pas dans un axe, ainsi que dans un sous-axe limitatif [7], ne pouvait être prise en compte par la CRESS. Ce cadre limitatif peut être considéré alternativement comme nécessaire ou injustifié [8].

50Le protocole d’enquête mis en place par la CRESS a différé suivant les structures [9]. Certaines ont été sensibilisées par téléphone et/ou invitées à passer des entretiens (A, Tableau 1) quand d’autres n’ont reçu que deux mails informatifs (B, Tableau 1). Cet état de fait a considérablement affecté le niveau d’implication des structures les plus sensibilisées, qui enregistre des taux de participation bien plus élevés [10].

Tableau 1

Taux de participation à l’enquête CRESS

tableau im4

Taux de participation à l’enquête CRESS

Source : Retraitement de données à diffusion limitée CRESS Nouvelle-Aquitaine.

51Ces limites, liées pour l’essentiel à l’inexistence d’une base de données fiable recensant les structures actives et leurs coordonnées et à la brièveté des délais, ont affecté la consultation dans des proportions difficilement estimables. Pour autant, il est indéniable que la chambre régionale a tenté de favoriser l’implication des parties prenantes qu’elle a été en capacité d’identifier et de contacter. Celles-ci sont par ailleurs relativement représentatives en termes de répartition territoriale (par anciennes régions) et de statuts juridiques (Colomes, 2019).

52Les critères 1 à 5 de notre grille de lecture sont donc partiellement satisfaits. Notamment, une pluralité de parties prenantes a été impliquée (critère 1), et leur participation a été favorisée (critère 4). Pour autant, seul 0,2 % des structures de l’ESS de la région ont été sensibilisées et moins de 0,02 % ont bénéficié de la meilleure sensibilisation possible. Ainsi si toute partie prenante était en capacité théorique de participer (critère 2), il s’avère que les asymétries d’informations ont, en pratique, été limitantes. En étant contrainte à n’interroger que les individus sur lesquelles elle avait une visibilité, puis en recourant à une sensibilisation différenciée, la CRESS a été forcée d’opérer une double sélection que l’on peut qualifier d’injuste (critère 3). Si le processus s’explique par un manque d’informations, de temps et de moyens humains, il ne peut qu’affecter le niveau de co-construction et la légitimité du dispositif.

53Le cadre apparaît donc comme certes formalisé (critère 5), mais bien trop confidentiel. Ce constat s’étend également au processus de rédaction du document de synthèse réalisé par la CRESS, puisqu’il n’a pas permis aux participants d’en discuter le contenu avant de le transmettre à la Région.

4.2.  La Conférence

54La conférence s’est tenue sur une journée simultanément sur quatre lieux : Bordeaux, où se trouvaient les élus régionaux (une dizaine), et par visioconférence à Poitiers, Limoges et Tarnos. Le carton d’invitation annonçait : « Afin de favoriser la participation de tous, l’État et la Région vous proposent cette conférence en transmission simultanée participative dans les territoires. » et « Cette conférence permettra de formuler des propositions pour le développement de politiques publiques territoriales dans le domaine de l’économie sociale et solidaire en région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes. Elles alimenteront le schéma régional de développement économique, d’internationalisation et d’innovation (SRDEII) qui sera adopté fin 2016 ». L’information a été largement diffusée par la Région, que ce soit par mail ou via son site institutionnel.

55Sur chacun des quatre lieux, il y avait approximativement entre 70 et 100 personnes présentes [11]. Après les discours d’ouverture du Président de Région, de la secrétaire d’État à l’ESS (élue de Charente) et du Président de la CRESS Nouvelle-Aquitaine, un panorama statistique de l’ESS régionale et une synthèse des apports de la phase consultative ont été présentés par la CRESS. Puis trois temps se sont succédé autour des trois thèmes entreprendre, coopérer et innover. Chacun de ces temps a été introduit par l’exemple d’une structure venue présenter ses actions (respectivement la SCIC Culture & Santé, le programme Junior Coopérative, la plateforme de financement participatif J’adopte un projet). Rythmé par la présence d’un animateur journaliste, chacun des temps s’est poursuivi par des questions librement posées par les 4 salles. En tant qu’observateurs, le déroulement de l’événement nous a paru plus proche d’une conférence-débat informative (apports d’experts suivis de questions) que d’une conférence-délibérative, de négociation où des parties placées sur un pied d’égalité cherchent à se mettre d’accord sur un plan d’action commun.

4.3.  Après la Conférence

56Si la phase de consultation est très documentée, le reste du processus l’est moins. Les arbitrages effectués par la Région, en concertation avec la CRESS et la Préfecture de région, avant la publication du SRDE2I n’ont fait l’objet d’aucune publicité. Deux documents majeurs ont en revanche été publiés : la synthèse de la CRESS (c’est-à-dire l’input transmis à la Région), la SRDE2I (c’est-à-dire l’output).

57Rechercher les similitudes et différences entre l’input et l’output permet cependant, dans une certaine mesure, de quantifier le niveau de prise en compte de l’apport des parties prenantes. Cette comparaison (Tableau 2) permet d’identifier dans le SRDE2I des éléments de textes directement copiés-collés depuis la synthèse transmise par la CRESS [12]. 15 % des mesures proposées par la CRESS ont ainsi été directement incorporées (cat. 1). Deux sous-parties du SRDE2I concernant l’insertion par l’activité économique (IAE) et la Silver Economy sont même titrées par des éléments repris mot-à-mot de la synthèse CRESS.

Tableau 2

Prise en compte des propositions émises par la CRESS dans la partie ESS du SRDE2I Nouvelle-Aquitaine 2017

tableau im5

Prise en compte des propositions émises par la CRESS dans la partie ESS du SRDE2I Nouvelle-Aquitaine 2017

Source : Colomes (2019).

58Pour 18 % des propositions, elles ont été incorporées avec des modifications mineures (réécriture, contextualisation… ; cat. 2). Ainsi, en réponse à une proposition de la CRESS portant sur la nécessité de « disposer d’une chaine d’accompagnement visible et efficace pour les porteurs de projets », la Région précise le mode d’action : « Créer des partenariats entre CRESS, prescripteurs et acteurs de l’accompagnement pour s’assurer d’un niveau d’information minimum de tous les porteurs de projet » et « Créer avec les partenaires (CAE, Incubateurs…) un « parcours du créateur » reprenant les caractéristiques des structures ESS, les acteurs et dispositifs présents sur le territoire ».

59Par ailleurs, 31 % des propositions sont intégrées avec des modifications majeures (cat. 3 : reprise partielle de la proposition, utilisation d’un autre moyen que celui préconisé par la CRESS…). Ainsi, « Faire se rencontrer les acteurs de l’ESS » devient « Développer les compétences des dirigeants par et pour l’ESS par mise en relation de pair à pair » ; ou « Faire connaître aux porteurs de projet l’ESS et ses possibilités » se transforme en « Sensibiliser le jeune public à l’entrepreneuriat dans l’ESS ».

60Ces ajustements semblent avoir été surtout de nature à opérationnaliser certaines propositions, mais cela a conduit parfois à en limiter, plus ou moins, la portée. En tout état de cause, le haut taux de reprise démontre la prise en compte globale de l’apport effectué par la CRESS. La Région a donc bien joué un rôle d’arbitre, et satisfait ainsi le critère 6 de notre grille de lecture. Les ajouts de la Région se résument à une seule politique publique, tirée des anciens schémas régionaux (SRDE) : la politique de développement des achats responsables. En revanche, elle n’a pas consenti à certaines propositions de la CRESS : 34 % des mesures proposées n’ont pas été reprises (cat. 4), comme « Accompagner les bénévoles dans la gestion d’entreprise » ou « Informer le grand public, les élus, techniciens et acteurs économiques de l’ESS ».

5.  Bilan : une coconstruction partiellement impliquante

61Finalement, le dispositif co-conçu par la CRESS et la Région Nouvelle-Aquitaine relève-t-il d’une co-construction des politiques publiques ? A-t-il favorisé l’implication de parties prenantes habituellement exclues de leur conception ?

5.1.  Appréciation du dispositif sur la base des critères posés

62Nous l’avons constaté supra, le processus satisfait à un certain nombre des critères d’une co-construction impliquante. Il engage une pluralité de parties prenantes (critère 1), dont il essaie de favoriser la participation (critère 4). Il crée un cadre partiellement formalisé (critère 5), dans lequel la collectivité régionale joue un rôle d’arbitre (critère 6). Nous constatons également l’existence d’une sélection, certes partiellement injuste (critère 3), mais explicable par des contraintes temporelles et matérielles.

63Le manque de visibilité sur l’ensemble du dispositif interroge cependant. Par exemple, seuls les chargés d’études de la CRESS avaient connaissance du planning des phases de concertation antérieures à la conférence. Et seules les équipes de la Région, de la CRESS et de la Préfecture de région ont eu connaissance du planning de la phase d’écriture du SRDE2I. Toutes les autres parties prenantes n’avaient accès qu’à une information tardive et parcellaire, affectant la libre participation (critère 2). Une visibilité (voire un contrôle) sur le cadre est pourtant essentielle pour faciliter l’implication (car il favorise l’anticipation) et la légitimité procédurale (car il permet aux acteurs de contrôler le bon déroulement des opérations).

64Autre écueil : si les structures interrogées comme répondantes sont assez représentatives du champ de l’ESS néoaquitain (selon les critères de répartition par anciennes régions et des statuts juridiques), très peu sont issues des territoires ruraux et des villes petites et moyennes. Les villes les plus importantes sont largement surreprésentées, et notamment les trois anciennes capitales régionales (Bordeaux, Limoges et Poitiers), alors même que la vitalité de l’ESS est souvent inversement proportionnelle à la vitalité économique d’un territoire (CNCRESS, 2014). Ces deux points, qui correspondent aux critères 5 (cadre), 8 (temporalité) et 9 (proximité) de notre grille d’analyse, nous démontrent que le niveau de co-construction réel du dispositif néoaquitain est en partie limité [13].

65De plus, l’arrivée à un ensemble de décisions consenties (critère 10) apparaît comme incertaine. Les parties prenantes socioéconomiques n’ont en effet jamais eu l’occasion d’interférer sur la rédaction du SRDE2I. Ils ont uniquement gardé un rôle « d’input initial ». Si leurs apports ont été indéniablement pris en compte par la CRESS (dans sa synthèse) et la Région (dans son SRDE2I), on ne peut ici parler de décisions consenties.

66Nous avons caractérisé un niveau (limité) de co-construction réel, qui doit être distingué du taux de co-construction perçu. La nuance est d’importance : le premier s’intéresse à l’organisation du dispositif ; il relève de la légitimité procédurale. Le second s’intéresse à la perception qu’ont les parties prenantes potentielles (ici, les structures de l’ESS du territoire) de la co-construction ; elle relève de la légitimité substantielle. Cette condition de perception (critère 11) n’est pas satisfaite selon une enquête quali-quanti réalisée auprès de parties prenantes de l’ESS néoaquitaine. Celles-ci s’avèrent en demande de dispositifs participatifs, et considèrent ne pas avoir eu un impact réel sur la conception des politiques publiques à l’occasion de la conférence de l’ESS (Colomes, 2019).

67Dans son interprétation la plus large, le dispositif néoaquitain peut être considéré comme une coconstruction, c’est-à-dire une construction commune. Du fait de ses limites, il ne peut en revanche être qualifié que de co-construction impliquante des politiques publiques. En suivant Vaillancourt (2012), il s’agit plutôt d’une co-construction corporatiste ou selon la typologie de Fraisse (2019) d’une co-construction institutionnelle.

5.2.  Et dans les autres régions ?

68La marge interprétative laissée aux Régions par le législateur rend le mode d’organisation de chaque conférence de l’ESS unique. Les stratégies de l’ESS répondent également à des cadres très différents.

69Cette liberté favorise indéniablement l’innovation démocratique. Elle rend également l’analyse plus complexe, les dispositifs étant incomparables. Certes, ils répondent tous aux obligations légales. Ainsi, tous les SRDE2I incorporent une partie dédiée à l’ESS. Chaque Région a organisé une conférence de l’ESS, et chaque CRESS a réalisé un état des lieux des besoins et attentes de son champ. Les similitudes s’arrêtent ici.

70Dans les faits, la partie « ESS » du SRDE2I peut être un pan majeur du schéma ou sans envergure. Elle peut être – ou ne pas être – le fruit d’une réelle co-construction avec les parties prenantes et/ou la CRESS. Elle peut être très précise et restrictive ou évasive et ouverte, comme l’indiquent les exemples de trois régions (Tableau 3).

Tableau 3

Comparaison sommaire entre les parties ESS de quelques SRDE2I

tableau im6

Comparaison sommaire entre les parties ESS de quelques SRDE2I

Source : Colomes (2019)

71De nombreux éléments expliquent de tels résultats. Les principaux sont liés au développement et aux moyens de la CRESS locale [14] et à l’état de ses relations avec la Région, à la vitalité de son réseau, et à l’histoire et l’orientation politique du conseil régional.

72L’intention initiale du législateur se heurte indéniablement à la résistance de certains élus locaux. Les motivations des parties prenantes politiques (c’est-à-dire les élus et les techniciens de l’administration publique) importent au moins autant que les motivations des autres parties prenantes (structures de l’ESS et autres individus concernés). Si un de ces deux groupes est majoritairement réticent à mettre en place une co-construction, celle-ci ne peut prendre place. Dans le cas contraire – nous le constatons en Nouvelle-Aquitaine – le dispositif permet tout au moins de réaliser une co-construction commune de politiques publiques.

6.  Conclusion

73À notre questionnement initial, la réponse est positive. Il y a indéniablement une institutionnalisation d’un processus de co-construction des politiques régionales d’ESS. C’est l’État qui a été force instituante, par la normalisation d’un périmètre de parties prenantes (les structures reconnues d’ESS par la loi de 2014), d’un échelon territorial (rôles clés de la Région, de la CRESS et de la préfecture de région), d’un cadre opérationnel et d’une temporalité (convocation d’une conférence tous les deux ans et rédaction du SRDE2I). Mais cette institutionnalisation ne semble pas encore contribuer à l’ensemble des effets espérés de la participation à savoir « de meilleures politiques, de meilleurs citoyens, de meilleures communautés, associations et fonctionnaires » (Font, 2013). Elle reste en effet problématique sur quatre points.

74Les groupes cités par la loi ESS comme parties prenantes potentielles sont extrêmement vastes. Or dans les faits, la co-construction n’est pas « citoyenne » au sens où ce sont les têtes de réseaux et les organisations les plus structurées qui en sont les parties prenantes effectives, et non les citoyens, les habitants, les salariés, les militants, les bénévoles ou les usagers. La possibilité ouverte par la loi de mise en place de « démarches associant les citoyens » n’a pas été saisie. Comme le note Fraisse (2019), la coconstruction réalisée favorise « une société civile dite « organisée » et « représentative » (…) Elle suppose l’importation et la diffusion du principe du gouvernement représentatif dans le fonctionnement des corps intermédiaires ».

75En second lieu, la loi ESS désigne comme principal interlocuteur des pouvoirs publics la CRESS, qui joue un rôle clé dans l’interprétation et la réalisation de la co-construction. Un des enjeux est de savoir si la CRESS développe une pratique « corporatiste » de la co-construction en monopolisant la relation aux pouvoirs publics locaux ou « démocratique » en assurant une participation large, diversifiée et décentralisée des acteurs de l’ESS selon un processus ouvert et public.

76Le choix de l’échelon régional pour la co-construction peut également être discuté. Si depuis la loi NOTRe la Région est compétente pour définir les politiques publiques en ESS dans leur dimension économique, rappelons que parmi les secteurs économiques où l’ESS est particulièrement présente figurent l’aide sociale qui relève des départements, et le tourisme, la culture et le sport qui font partie des compétences partagées. De plus, au regard de la taille des régions françaises, prescrire pour des territoires plus ruraux ou plus éloignés (géographiquement et/ou socialement) depuis la capitale régionale est questionnable. L’implication dans le processus des élus et techniciens des autres collectivités territoriales est de ce point de vue cruciale [15].

77Enfin, la co-construction s’arrête au stade du SRDEII. La possibilité de « mise en place d’instances associant les acteurs concernés » figurant à l’article 8 de la loi ESS ne s’est pas concrétisée. La budgétisation, la mise en application des décisions et les évolutions nécessaires, l’évaluation des résultats ne sont pas intégrées. À moins de considérer que cela relève de la conférence régionale suivante, mais qui reste par nature ponctuelle, la co-construction ne débouche ni sur une coproduction, ni sur une co-évaluation de la politique publique d’ESS.

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Mots-clés éditeurs : politiques publiques, économie sociale et solidaire, co-construction, implication

Mise en ligne 01/12/2020

https://doi.org/10.3917/reru.205.0887

Notes

  • [1]
    « La démocratie participative » devient en 2005 la signature du logo de la région Poitou-Charentes.
  • [2]
    Loi n° 2014-173 du 21 février 2014 relative à la ville — Article 9 : « Les habitants ainsi que des représentants des associations et des acteurs économiques sont associés à la définition, à la mise en œuvre et à l’évaluation des projets de renouvellement urbain, selon les modalités prévues dans les contrats de ville. Chaque projet de renouvellement urbain prévoit la mise en place d’une maison du projet permettant la co-construction du projet dans ce cadre. »
  • [3]
    Selon L. Fraisse (2019), le premier texte officiel faisant mention du terme semble être l’Arrêté du 27 novembre 2009 portant approbation des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux des parties françaises des districts hydrographiques du Rhin et de la Meuse et arrêtant les programmes pluriannuels de mesures correspondants. L’extrait où il apparait est le suivant : « L’élaboration des SDAGE et des programmes de mesures est un processus de co-construction ayant associé de nombreux acteurs, tant dans le cadre du comité de bassin et de ses commissions (commission SDAGE, commissions géographiques) qu’au sein des multiples groupes de travail associés ».
  • [4]
    L’interprétation diverge selon les régions. Il n’existe pas en Nouvelle-Aquitaine de document publié intitulé « Stratégie régionale de l’ESS » (SRESS). En revanche, ce document existe par ailleurs. Dans les Pays de la Loire., « la SRESS s’adresse à l’ensemble des acteurs de l’ESS et concerne le développement de l’ESS dans son sens le plus large » (Région Pays de la Loire, 2017) quand « le SRDEII concerne uniquement le développement économique (stabilisation, mutation ou croissance économique) des entreprises de l’ESS » (Ibid., 2017). En Bretagne, la stratégie de l’ESS est un document rédigé par la CRESS. Ce document, postérieur à la conférence de l’ESS 2016, est une synthèse des priorités retenues par les diverses parties prenantes (élus, structures de l’ESS) en matière de politiques publiques du secteur (CRESS Bretagne, 2017).
  • [5]
  • [6]
  • [7]
    Axe Entreprendre : Soutien à la création/reprise d’entreprise ; Soutien au développement et à la consolidation des entreprises ; Développement de la finance solidaire et participative ; Sensibilisation à l’ESS et à l’entrepreneuriat collectif ; Montée en compétence des dirigeants et des salariés de l’ESS.
    Axe Coopérer : Coopération économique (entre entreprises classiques et acteurs de l’ESS) ; Coopération territoriale ; Coopération dans l’entreprise.
    Axe Innover : Recherche et développement social ; Soutien aux initiatives de l’innovation sociale ; Aide et accompagnement à l’émergence de l’innovation sociale ; Transfert d’innovations ; Sensibilisation à l’innovation sociale ; Financement de l’innovation sociale.
  • [8]
    Par exemple, il apparait inopportun de discuter les politiques de solidarité au niveau régional, la compétence revenant aux départements.
  • [9]
    Les structures les plus sensibilisées ont été sélectionnées par les chargés d’études de la CRESS, selon des critères pratiques (localisation, facilité à programmer une interview…) et affinitaires (liens préalables, bonne entente).
  • [10]
    Sauf pour le questionnaire, les structures ayant réalisé un entretien ont pu estimer le questionnaire redondant.
  • [11]
    Il n’a pas été possible de récupérer les feuilles d’émargement pour déterminer une typologie des structures présentes.
  • [12]
    Nous avons délibérément limité l’étude aux dispositifs concernant spécifiquement le secteur de l’ESS ou une de ses composantes. Certaines propositions de la CRESS trouvent cependant des réponses par ailleurs dans le SRDE2I. C’est par exemple le cas de la demande de « simplifier les démarches administratives ».
  • [13]
    Il est encore trop tôt pour s’assurer de la mise en place effective des mesures co-construites (critère 7). Nous décelons cependant des signes positifs en Nouvelle-Aquitaine, avec l’émergence de politiques publiques correspondant aux orientations retenues par le SRDE2I. À noter également que la Nouvelle-Aquitaine est actuellement la seule région qui a institué une Direction en charge de l’économie sociale et solidaire et de l’innovation sociale.
  • [14]
    Les chambres régionales possèdent en effet des histoires et des moyens très variables. Il est indéniable que celles-ci ont des « capacités très inégales pour […] mettre en œuvre » la Loi ESS (Brassens, 2016 : 3).
  • [15]
    Fin juin 2018, le Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine et le Conseil départemental de Gironde ont signé la première convention de partenariat en France en faveur du soutien à l’Économie sociale et solidaire (ESS).
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