Notes
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[1]
Cette différence ne concerne que le seul développement régional, les processus de coopération étant abondamment documentés dans les approches du développement local.
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[2]
D’autres partitions sont possibles (par exemple Boschma, 2005, ou Bouba-Olga et Grossetti, 2008).
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[3]
On peut être organisé ou organiser une activité sans nécessairement en référer ou appartenir à une organisation, au sens strict du terme.
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[4]
D’autres approches ont déjà évoqué la transposition de l’approche hirschmanienne au niveau territorial, en particulier au niveau des relations verticales entre entreprises (Frigant, 2001), des dimensions environnementales (Zuindeau, 2006), des processus de négociation (Beuret et Cadoret, 2010) ou des conflits (Bouba-Olga et al., 2010).
- – Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- - C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… »
1. Introduction
1Les travaux sur les relations de proximité se sont rapidement développés ces dernières années, au point que ce courant de pensée, qui passait il y a encore peu pour alternatif, trouve maintenant sa place dans la bibliothèque des approches de science régionale ou d’économie spatiale (Torre et Wallet, 2014). Tout ou partie du projet de recherche de l’économie puis des analyses de la proximité se voit ainsi aujourd’hui intégrée dans les analyses des relations de création et de diffusion des innovations et des connaissances (Ferru et Rallet, 2016), des technologies d’information et de communication, des stratégies de gestion (Lévy et Talbot, 2015), ou de l’étude des modalités de transport des personnes et des objets.
2Il reste toutefois un domaine où l’approche des proximités s’est rarement aventurée, c’est celui du développement territorial (Colletis et Pecqueur, 1993). Ce déficit peut paraitre paradoxal, tant les deux approches présentent de congruences : la volonté de donner une place de premier plan aux relations spatiales, l’intérêt pour les problématiques de production et d’innovation locales, l’intégration des dimensions sociales et institutionnelles souvent non marchandes, ainsi qu’une filiation hétérodoxe en réaction aux approches de l’économie spatiale standard. Et même, il est clair que les premiers travaux sur la proximité se sont fortement inspirés des approches du développement local menées en termes de districts, de milieux ou de Spl (Reru, 1993). Mais l’analyse des proximités s’est également largement construite en s’opposant aux approches des systèmes localisés de production, avec la volonté de s’abolir du lien au lieu. Au reproche du présupposé localiste s’est ajoutée la critique d’une vision des proximités avant tout considérées sous l’angle géographique et porteuses d’un contenu forcément positif. Le développement d’autres types de proximités, souvent qualifiées de non spatiales, a ainsi interrogé de nouvelles dimensions, telles que l’intérêt du local par rapport au global ou les échanges à distance, sans faire nécessairement du territoire une référence en termes d’efficacité économique ou de qualité du lien social.
3La disjonction entre les deux approches a longtemps perduré, les chercheurs de la proximité ne désirant pas revenir sur les systèmes locaux, qui les ennuyait parfois, et préférant souvent prendre le large, ou au contraire s’intéresser aux relations entre firmes ou acteurs locaux sans plus se poser la question du développement ou de son caractère systémique. Aujourd’hui, pourtant, tout incite à sauter le pas et à présenter une lecture proximiste des processus de développement des territoires. Ce champ d’analyse s’est en effet considérablement développé et renouvelé, au point que l’approche par les systèmes locaux de production et d’innovation n’est plus la seule et que d’autres problématiques, en termes de gouvernance ou d’environnement par exemple, sont venues s’imposer à l’agenda des chercheurs comme des décideurs ou des acteurs locaux. Par ailleurs, la question du territoire se pose avec insistance, qu’il s’agisse des interrogations sur les politiques de décentralisation ou de la montée des problématiques de négociation et de démocratie participative, voire des nouvelles formes de production, des modes associatifs, de la relation à l’origine et aux ressources locales ou du développement territorial durable. Enfin, l’analyse des relations de proximité s’est considérablement développée au-delà de sa sphère de départ, pour aborder de nouvelles problématiques et de nouveaux terrains, et faire ainsi preuve de son caractère universel.
4Cet article programmatique a pour objet d’analyser et d’établir le lien entre développement des territoires et relations de proximité, dans le but de montrer comment l’approche par les proximités pourrait améliorer la compréhension des processus de développement territorial. Il repose sur l’idée que la définition de deux grandes catégories d’innovations territoriales et leur insertion dans une relecture du tripode hirschmanien exit, voice, loyalty, ouvre la voie à de nouvelles analyses des combinaisons de proximités, qui permettent de préciser les fondements et l’occurrence des processus de développement des territoires. Dans un premier temps nous donnons une définition précise et argumentée du développement territorial, puis nous analysons et présentons les deux moteurs du développement territorial - les relations de production et les modes de gouvernance - en explorant leurs postérités théoriques et en les confrontant aux travaux en termes de proximité portant sur ces questions. Dans un second temps, nous proposons une analyse détaillée du lien entre relations de proximités et processus de développement territorial, d’abord en statique, avec une extension des notions d’innovations et du tripode hirschmanien aux situations territoriales, qu’elles soient productives ou en termes de gouvernance, puis en dynamique par une étude des chemins de développement des territoires et de leurs liens aux relations de proximité.
2. Production et gouvernance, les deux moteurs du développement territorial
5La production, puis l’innovation, sont toujours mises au premier plan des analyses du développement, y compris régional (Catin, 1995). Il est moins courant de se préoccuper des problématiques de gouvernance. Pourtant, elles occupent une place déterminante au niveau des territoires, car les processus de développement impliquent une participation ou provoquent une opposition des populations locales, sans oublier les problématiques de gouvernance de la production. Il importe de préciser ce que nous entendons par la notion de développement territorial, et de la distinguer de celles de développement régional et local, avant d’examiner les deux moteurs du développement territorial et leurs caractéristiques principales, en les confrontant à chaque fois avec les contributions, plutôt limitées, des approches de la proximité, qui portent pourtant en germe les éléments nécessaires à une approche des processus de développement territorial.
2.1. Le développement territorial
6Le terme de développement territorial est plutôt récent. Les auteurs lui ont longtemps préféré ceux de développement régional, local ou par le bas (Stohr et Taylor, 1981). Dans le cas du développement régional (voir par exemple Stimson et al., 2006, ou Capello, 2009), l’angle d’attaque est plutôt de nature macro-économique et s’intéresse avant tout aux grands équilibres régionaux, qu’il s’agisse des approches néo-classiques de la croissance, de la théorie de la base, ou plus récemment des recherches menées par la Nouvelle Économie Géographique à la suite des travaux de Krugman.
7Mais la dimension territoriale a commencé à s’imposer avec les districts industriels, puis avec les milieux (Camagni et Maillat, 2006) et les clusters (Porter, 2003), qui défendaient une approche beaucoup plus micro située du développement, fondée sur les regroupements localisés de firmes et/ou de laboratoires, souvent autour d’activités communes ou complémentaires. S’est ainsi installée une analyse du développement local (Aydalot, 1986 ; Greffe, 2002) de nature fortement systémique, essentiellement fondée sur l’analyse des relations de production ou d’innovation, dont les derniers avatars concernent les recherches en termes de géographie de l’innovation ou de géographie évolutionniste.
8Dans le même temps se sont affirmées des politiques de développement et d’aménagement qui traduisaient la volonté d’implication des acteurs locaux et de prise en compte des spécificités locales, allant à l’encontre des politiques macro-économiques décidées par les Etat et plaquées sur des milieux possédant des ressources et un esprit souvent très divers (Campagne et Pecqueur, 2014). Différentes politiques décentralisées ont été mises en place pour favoriser en ce sens le développement économique des villes ou des campagnes, (Alvergne et Taulelle, 2002), la problématique du développement local s’appuyant avant tout sur une approche de la production, comme illustré par le cas emblématique des systèmes localisés de production, sous leurs différentes incarnations.
9Si la notion de développement territorial a lentement émergé, c’est parce que le concept de territoire a progressivement trouvé sa place, non sans résistances quelquefois. Au-delà de son caractère pluri-sémantique (Levy et Lussault, 2003), on l’adopte avant tout aujourd’hui parce qu’il fait référence, plutôt qu’à des frontières délimitées, à des relations organisées, des groupes ou des populations particulières, qui se reconnaissent dans des projets communs (Sack, 1986). Productions collectives, résultant des actions d’un groupe humain, avec ses citoyens, ses dispositifs de gouvernance et son organisation, les territoires ne sont pas seulement des entités géographiques. En construction permanente, ils s’élaborent par les oppositions et compromis entre acteurs locaux et extérieurs et s’inscrivent dans le long terme, avec une histoire et des préoccupations ancrées dans les cultures et les habitudes locales, la perception d’un sentiment d’appartenance, ainsi que des formes d’autorités politiques, des règles d’organisation et de fonctionnement spécifiques.
2.1.1. Définition
10Du coup, le développement territorial, qui concerne avant tout des aires géographiques de taille plutôt restreinte, s’est imposé par enrichissements successifs (Jean, 2008 ; Courlet et Pecqueur, 2013 ; Torre, 2015). Cette analyse étendue aux territoires aux fonctions industrielles réduites impose trois importantes lignes de césure par rapport à celles du développement régional (plutôt macro-économique) et du développement local (avant tout de nature productive) :
- 1) les processus de développement territorial ne peuvent être réduits aux seuls comportements des acteurs productifs et des institutions en charge des politiques de développement, mais s’étendent à d’autres parties prenantes des territoires : collectivités locales ou territoriales, services déconcentrés de l’État, organismes consulaires, dispositifs locaux de gouvernance (Pnr, Pays…) et monde associatif ;
- 2) les processus de coopération et de construction sociale sont à intégrer à l’analyse des dynamiques de développement (Baudelle et al., 2011). Loin d’être anecdotiques, les nouvelles pratiques sociales et institutionnelles se trouvent au cœur des processus d’innovation territoriale, sans oublier la volonté des réseaux d’acteurs locaux à piloter leur propre modèle de développement, qu’il s’agisse d’actions collectives ou d’oppositions manifestes à la volonté des États ou des grandes sociétés [1] ;
- 3) les problématiques contemporaines de rareté et de concurrence des terres, d’usure des sols et de land grabing des États à la recherche des terres fertiles positionnent les dimensions d’occupation de l’espace au cœur des processus et projets de développement. L’introduction des questions d’usage des sols et de choix des modes d’aménagement contribue ainsi à réconcilier les disciplines du land use avec celles de la science régionale.
12À la notion de compétitivité des territoires, classique, viennent ici s’ajouter deux autres préoccupations : les questions d’attractivité, pour commencer, qui mettent en avant la capacité à attirer non seulement des activités productives mais également des touristes ou de l’économie résidentielle, et les problématiques de résilience enfin, qui doivent permettre aux territoires de survivre, de se perpétuer, et d’éviter la fuite des populations ou des compétences les plus importantes.
13La mise au premier plan des problématiques d’occupation des sols comme de la mosaïque des parties prenantes des territoires appelle à un élargissement des thématiques. En effet, s’il est courant de s’intéresser aux relations de production quand on évoque la question du développement, la prise en compte des modalités de pilotage de ce dernier, au-delà de l’analyse des politiques publiques locales, reste généralement limitée. Il devient important d’analyser les modalités de participation des populations à la prise de décisions concernant les projets de développement et leur réalisation, ainsi qu’aux oppositions qu’ils peuvent susciter, afin de prendre en compte et d’analyser les deux moteurs du développement territorial : la production mais également la gouvernance.
Les relations de proximité
La Proximité Géographique se rapporte à la distance entre les acteurs, pondérée par le coût monétaire et temporel de son franchissement. Elle est nécessaire à la compréhension des relations qui s’établissent au sein d’un territoire car elle signe la clôture spatiale des relations, qui peut toutefois trouver différentes acceptions. Sous sa forme la plus simple, il s’agit du nombre de mètres ou de kilomètres qui séparent deux entités. Mais elle est relative, de plusieurs manières :
- - en termes de caractéristiques morphologiques des espaces au sein desquels se déroulent les activités. Il peut s’agir d’une Proximité « à vol d’oiseau », comme dans le cas d’un déplacement en avion par exemple, mais le relief du terrain joue un rôle : il n’est pas équivalent de se déplacer d’un point A à un point B sur une surface plane ou en escaladant une montagne ;
- - en termes d’infrastructures de transport. L’existence d’une route ou d’une autoroute, d’une ligne de train ou de métro, d’une voie fluviale, va permettre un temps d’accès plus ou moins long et plus ou moins aisé ;
- - en termes de richesse des individus qui utilisent ces infrastructures de transport. Une ligne de train à grande vitesse peut permettre un accès rapide entre deux localisations, mais son coût va se révéler prohibitif pour une partie de la population, au moins dans le cas de déplacements fréquents.
La Proximité Géographique recherchée correspond à la quête d’acteurs cherchant à se rapprocher d’autres acteurs économiques ou sociaux, à des ressources naturelles ou artificielles, à des lieux ou à des objets techniques. Au niveau territorial elle est satisfaite par une localisation jugée satisfaisante dans un lieu ou par un changement de localisation et une installation dans un lieu jugé davantage propice à la satisfaction des besoins ou à la réalisation des activités projetées par l’acteur.
La Proximité Géographique subie correspond à la situation d’acteurs qui se voient imposer la Proximité Géographique de personnes, d’activités, d’objets techniques ou de lieux, sans être en mesure de se déplacer et de changer de localisation. Il en résulte, quand le déménagement est impossible où son coût d’opportunité trop élevé, une contrainte, qui s’appuie sur trois types d’interférences : des superpositions, des contiguïtés et des voisinages (Torre, 2010).
On peut y ajouter la proximité géographique temporaire, qui correspond aux mobilités ou aux déplacements ponctuels de plus ou moins longue durée : voyages des migrants saisonniers, des touristes…, mais aussi déplacements des ingénieurs qui se rencontrent dans le cadre de leurs activités de transfert de connaissances, ou des chefs de projets qui se donnent rendez-vous dans une foire ou un salon.
La Proximité Organisée constitue elle aussi un potentiel, éventuellement à activer ou mobiliser. Elle concerne différentes manières qu’ont les acteurs d’être proches, en dehors de la relation géographique, le qualificatif Organisée faisant référence au caractère agencé des activités humaines (et non à l’appartenance à une organisation en particulier [3]). Elle présente ainsi les caractéristiques nécessaires à l’analyse des fonctions étendues du développement territorial, car elle ne se limite pas aux questions de production ou aux entreprises mais prétend s’intéresser et s’appliquer à l’ensemble des activités humaines et des acteurs présents sur un territoire en l’occurrence.
La Proximité Organisée repose sur deux logiques essentielles, qui ne sont pas antinomiques, et que l’on qualifiera de logiques d’appartenance et de similitude. Toutes deux permettent d’analyser et de comprendre les relations entre les différentes parties prenantes des territoires, y compris au sein du monde de la production.
La logique d’appartenance désigne le fait que deux ou plusieurs acteurs appartiennent à un même graphe de relations, ou encore à un même réseau, que leur relation soit directe ou intermédiée. On peut en donner une mesure en termes de degrés de connectivité, qui traduit une plus ou moins grande Proximité Organisée et donc un plus ou moins grand potentiel d’interaction ou d’action commune (Bouba-Olga et Zimmermann, 2004). Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, la mise en œuvre d’interactions entre deux acteurs sera facilitée par l’appartenance commune à un club de tennis ou à un réseau de connaissances sur le Net. De même, la coopération sera a priori plus facile à développer entre chercheurs et ingénieurs appartenant à une même entreprise, un même consortium technologique ou un même réseau d’innovation.
La logique de similitude correspond à l’adhésion mentale à des catégories communes ; des individus se trouvent à de faibles distances cognitives les uns des autres. Il peut s’agir de personnes qui se reconnaissent dans des projets partagés, ou qui partagent des valeurs communes en termes de culture, de religion… Les normes sociales, le langage commun, participent de cette Proximité Organisée. Elle peut également se fonder sur une logique du non-dit et faciliter les interactions entre des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant mais adhèrent à des références similaires. Ainsi, des individus vont d’autant mieux pouvoir collaborer qu’ils appartiennent à une même culture.
2.2. Relations de production et figures de la proximité. L’accent sur les systèmes productifs localisés et l’innovation technologique
14Des économistes classiques aux réflexions sur les pays émergents la définition du développement est inséparable de celle de la production. La littérature sur les processus de développement local ou territorial ne fait pas exception, concentrée sur les activités productives et leur ancrage (Zimmermann, 2005). La production y est considérée comme le moteur principal du développement, avec une insistance sur deux dimensions centrales : l’innovation technologique et le caractère systémique des relations locales. Il s’agit ainsi avant tout d’une affaire de réseaux et de technologie, une position que l’on retrouve dans l’analyse des relations de proximité, rarement intéressées par les problématiques de développement mais fortement centrées sur les questions de production et surtout d’innovation.
2.2.1. Les systèmes productifs localisés
15Le modèle des systèmes productifs locaux est paradoxal au regard des approches de la proximité. C’est de lui que naissent les premières réflexions sur le local et les territoires, ainsi que les utilisations du terme de « proximité ». Mais dans le même temps celle-ci est considérée comme un donné, une réalité locale, et cantonnée à ses seules dimensions spatiales ou géographiques. Les premiers travaux des analyses de la proximité vont à la fois se construire en liaison et en réaction contre ce modèle, en tentant d’ouvrir la boîte noire des relations locales.
16Pendant longtemps, le développement local s’est largement confondu avec l’analyse des systèmes locaux de production. Dans une première phase naît le mythe des districts industriels marshalliens (Marshall, 1919), redécouverts en Italie dans les années 1970 (Brusco, 1982). Il s’agit du regroupement localisé de personnes et d’entreprises compétitives sur le marché mondial en dépit de leur (très) petite taille, comme la production textile du Prato, emblématique d’une forme de développement « par le bas », à faible contenu technologique (Becattini, 1992). La réflexion s’étend rapidement à d’autres types de regroupements localisés de producteurs, impliquant des laboratoires de R & D et des firmes de tailles différentes, qui n’appartiennent pas toujours au même secteur (Markusen, 1996). Les approches des milieux et des Spl (Systèmes Productifs Locaux) mettent ainsi l’accent sur un modèle plus générique, davantage axé sur les relations formelles et les échanges, dans lequel la production de connaissances est essentielle au développement territorial (Camagni et Maillat, 2006). Les entreprises partagent des activités complémentaires au sein d’un ensemble spécialisé (Courlet, 2008), de plus en plus souvent marqué par une dimension technologique forte.
17Porter (1985) impose ensuite le terme canonique de clusters, où l’on retrouve l’idée d’un regroupement de firmes et de laboratoires travaillant dans des industries liées, au sein d’un environnement proche, et dont les interactions en termes de technologies et de savoir-faire permettent d’augmenter les performances, la compétitivité et le niveau d’innovation. L’approche dépasse rapidement le champ du management (Vicente, 2016), avec une extension vers des systèmes moins axés sur les activités high tech ou au degré de performance plus faible (Giuliani et Bell, 2005), puis comme outil de politiques de développement locales ou nationales à base de savoir-faire locaux, comme les Apl (Arrangements Productifs Locaux) (Cassiolato et al., 2003) ou les Syal (Systèmes Agroalimentaires Localisés) (Muchnik et de Sainte Marie, 2010).
18Des avatars plus récents, comme les écosystèmes d’affaires, inscrivent les firmes dans des réseaux de coévolution et de coopétition (Brandenburger et Nalebuff, 1996) caractérisés par la multiplication des acteurs (entreprises, laboratoires, centres divers) parfois locaux (Mira-Bonnardel et al., 2012). Par ailleurs, émergent de nouvelles modalités d’interactions au niveau local. Espaces de démonstration (show-room), de co-working, fab labs, living labs, hôtels d’entreprises, pépinières, centres de ressources et de formation… représentent des moyens de se rencontrer, d’échanger, d’interagir, de travailler ensemble, voire d’élaborer des projets ou de construire des objets techniques. Autant de tiers lieux (Oldenburg, 1991), qui mêlent savoirs savants et profanes et reposent sur des relations innovantes pas toujours high tech. Enfin, la prise en compte des dimensions environnementales apporte une rupture plus forte, avec l’approche des Systèmes Socio Ecologiques (Anderies et al., 2004), qui approfondit les usages et la gestion collective des ressources, ainsi que des écosystèmes industriels et de l’écologie industrielle et territoriale, qui intègrent le recyclage des outputs dans la production (Decouzon et Maillefert, 2012) et proposent un modèle circulaire plus économe en ressources (Jacobsen, 2006).
2.2.2. L’innovation technologique et ses impacts
19On considère généralement que l’innovation est à l’origine du développement, au point qu’on en fait souvent un marqueur des territoires dynamiques. Cette idée rencontre également la faveur des décideurs locaux ou des services déconcentrés de l’État, avec les politiques des pôles de compétitivité, de grappes d’innovations, ou de technopoles. L’intuition fondatrice de Schumpeter (1911) d’une innovation brisant la routine des processus de production et donnant naissance à des phénomènes de destruction créatrice est remise à l’honneur par les économistes évolutionnistes, qui montrent comment la transformation des connaissances et des inventions en innovations se traduit par des trajectoires technologiques (Nelson et Winter, 1982), résultant des fortes opportunités offertes par certaines combinaisons techniques et économiques. Les innovations se diffusent, passent d’une entreprise ou d’un secteur à l’autre, puis deviennent incrémentales et routinières, produisant des effets de verrouillage. La forte inertie du modèle technologique dominant (Dosi, 1988) rend alors difficile tout bouleversement, car la dépendance au sentier bloque les possibilités d’innovations non compatibles avec ce paradigme (David, 1985).
20Les théoriciens de la transition (Geels, 2002) expliquent la rupture de ce modèle routinier par le passage à un nouveau régime sociotechnique, fruit d’une ou plusieurs innovations radicales, qui incubent et se développent dans des niches permettant l’apprentissage de la technologie et la naissance d’une alternative sociotechnique de plus en plus stable et prometteuse (Van de Poel, 2000). Quand apparaissent des limites technologiques ou des changements géopolitiques, culturels, démographiques… s’ouvrent des « fenêtres d’opportunité », dans lesquelles s’engouffrent les innovations de niche les plus développées. Elles vont percer, s’imposer, et donner naissance à leur tour à un nouveau régime sociotechnique. L’innovation peut ainsi incuber dans les territoires, quand elle ne provient pas d’un effet de diffusion spatiale.
21 Très convaincante en matière de genèse ou de diffusion des innovations, cette analyse présente la limite de ne pas considérer la dimension sociale ou institutionnelle comme une source d’innovation et de la traiter comme un simple accompagnement de l’innovation technologique. Elle ne s’applique pour l’essentiel qu’à des innovations fortes, ou de rupture, portées par un paradigme dénommé sociotechnique mais qui s’avèrent avant tout de nature technologique. Or une part importante des innovations territoriales est clairement 1) modeste ou frugale ; 2) avant tout de nature sociale et organisationnelle.
2.2.3. La position des approches de la proximité
22L’analyse des relations de proximité est née de celle des systèmes productifs. Autant dire que l’intérêt pour les questions de production, et encore davantage d’innovation, se trouve au cœur de son génome. C’est de l’analyse de ces relations, et tout particulièrement de l’examen incessant des composantes même de l’activité de production et de diffusion des innovations que sont issus les principaux apports des approches en termes de proximité, qu’il s’agisse des écoles française ou hollandaise. Une boîte à outils s’est ainsi peu à peu constituée, qui a permis de mettre en évidence l’importance relative des liens de proximité géographique et la force des relations à distance, puis de définir différentes catégories de proximité géographiques non spatiales, centrées sur les dimensions relationnelles, cognitives, culturelles, technologiques… On a fini par en déduire les avantages et les inconvénients procurés par une forte proximité géographique (les relations de face à face mais aussi la possibilité de copiage ou d’imitation) ou organisée (la facilité des interactions mais également le manque d’invention, le conformisme) et en tirer des enseignements généraux, en termes de paradoxe de la proximité par exemple (Crescenzi et al., 2016).
23Cette approche de la production reste toutefois ambiguë sur la question du développement. En effet, l’essentiel des recherches menées en termes d’innovation concerne avant tout l’appariement de différentes classes de brevets ou de techniques, sans se préoccuper beaucoup de la dimension géographique, et encore moins de son impact en termes de développement. Quant aux approches des réseaux de producteurs, elles se résument généralement à la forme du cluster : la dimension de développement, sans être souvent explicite, est toutefois sous-jacente, mais bien entendu limitée aux seules entreprises ou à leurs liens avec les laboratoires et les pouvoirs publics. Le lien aux processus de développement n’est jamais réellement explicité et l’on cherche plutôt à comprendre les recettes du bon fonctionnement d’un cluster, à partir de différents exemples (Giuliani et Bell, 2005).
24Trois exceptions notables à cette tendance générale, toutefois. La première concerne les approches de la ressource territoriale, qui s’interrogent de manière explicite sur les proximités à mobiliser ou à faire naître afin de favoriser la révélation puis l’exploitation et la vente des ressources locales, qui peuvent sinon rester à l’état latent et ne pas profiter au développement du territoire (Colletis et Pecqueur, 1993). La deuxième est liée aux recherches sur l’ancrage territorial des firmes, et s’avère cruciale pour comprendre à quel point la recherche de liens de proximité peut conduire les firmes à rester localisées dans un territoire, ou au contraire à s’en abstraire quand d’autres types de proximité ou des réductions de coûts s’imposent : elle permet ainsi de penser les processus de développement et de délocalisation, en particulier en insistant sur la notion de découplage (Zimmermann, 2005). La dernière est constituée par certaines approches de la géographie évolutionniste, qui décrivent un système local se développant sur la base des relations de proximité de toutes natures au sein de clusters locaux, en se fondant avant tout sur les processus de dynamiques des innovations (Frenken et Boschma, 2007).
2.3. Problématiques de gouvernance et relations de proximité. Le rôle des parties prenantes
25Comme l’avait signalé Perroux, le développement recouvre bien d’autres dimensions que la seule production, avec les changements mentaux et sociaux des populations, ou les évolutions des structures institutionnelles (Perroux, 1969). Pour décider de leur avenir et tenter de maîtriser leur devenir, les territoires ont intérêt à prendre en main leur futur et à initier leurs propres projets de développement. Ainsi, le développement territorial ne peut s’appréhender indépendamment des processus de gouvernement et de gouvernance de la chose publique.
2.3.1. De la gouvernance à la gouvernance des territoires
26Les analyses de la proximité ont commencé bien loin des problématiques de gouvernance, si ce n’est celle des entreprises, et encore. Mais leur élargissement progressif, avec la définition d’une proximité organisée au niveau de la société, puis d’une proximité géographique recherchée ou subie ont permis la mise en phase avec des problématiques de gouvernance des territoires... dont l’approche reste encore largement à construire.
27Gouverner, c’est prendre des décisions, arbitrer des oppositions et des conflits, gérer des modes et des processus de production, et contribuer à la régulation des activités économiques et sociales. L’idée de gouvernement a longtemps dominé le développement, avec le principe d’une hiérarchie descendante et contraignante, passant par les lois et les politiques publiques (Baslé, 2010). Puis, progressivement, a émergé le concept de gouvernance, parfois polysémique et flou, mais qui désigne des formes plus souples de pouvoir (Le Galès, 2014). Cette évolution, inscrite dans un contexte d’innovations institutionnelles liées au new public management comme aux processus de décentralisation et de contractualisation, répond aux limites des politiques publiques (nationales et régionales), objets de contestations répétées de la part de populations désirant participer à leur élaboration afin de mieux satisfaire leurs attentes. Mais elle fait également écho au mouvement de différentiation (et d’autonomisation) de différentes composantes de la société, de multiplication des parties prenantes (Pasquier et al., 2007) et d’exigences de démocratie, au-delà de la seule représentation élective.
28La « bonne gouvernance », prônée par la Banque Mondiale ou le Fmi, avec ses recettes censées garantir la compétitivité des pays ou des régions, est très normative. Mais le terme s’applique également, et de manière totalement différente, à la coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs communs et de participer aux décisions, rompant avec l’approche pyramidale ou hiérarchique du gouvernement au profit de formes plus souples et plus proches des hommes et des organisations. On considère ainsi les réseaux d’acteurs économiques et sociaux, avec leurs volontés et capacités d’expertise et d’innovation (Kooiman, 2000), l’intégration des partenariats public-privé à la définition des objectifs de développement (Wettenhall, 2003), la participation d’organisations diverses (associations, entreprises, Ong…) à l’élaboration des lois, règles et réglementations (Pierre, 2000), ou les dispositifs facilitant l’implication de parties prenantes toujours mieux informées et organisées aux processus de décision. C’est à cette gouvernance que nous nous référons.
29La focale spatiale s’est progressivement déplacée des régions vers les territoires, avec l’intégration des acteurs et de leurs problématiques de proximité dans la définition des objectifs et la mise en œuvre des décisions publiques (Subra, 2016). À l’intérêt pour les problématiques locales a répondu l’évolution des politiques - des équilibres macro au principe de subsidiarité - puis la montée de l’action publique (Commaille, 2014). Les modèles de rapports au pouvoir central se sont multipliés (Pasquier, 2012), intégrant les niveaux économiques et sociaux comme les fonctions régaliennes (Lascoumes et Le Galès, 2007). La tension des territoires avec le rôle traditionnel de l’État, gouvernant à distance par des dispositifs publics et des instruments (Epstein, 2005), a débouché sur le concept de gouvernance territoriale.
30Elle peut se définir comme un processus de coordination entre des parties prenantes ou des acteurs de différentes natures (productifs, associatifs, particuliers, pouvoirs publics ou collectivités locales), aux ressources asymétriques, réunis autour d’enjeux territorialisés et contribuant avec l’aide d’outils et de structures appropriés à l’élaboration, parfois concertée, parfois conflictuelle, de projets communs pour le développement des territoires (Torre et Traversac, 2011). Le tournant citoyen pris par le développement territorial (Le Loup et al., 2005 ; Chia et al., 2008) renvoie à une vision des territoires lieux de projets communs (Rey-Valette et al., 2014). La gouvernance répond ainsi à quelques objectifs simples : contribuer à l’élaboration ou à la mise en œuvre des projets de développement ; faciliter la coordination entre les parties prenantes ; éviter que certains acteurs ne quittent le territoire (désertification ou abandon) ; éviter des affrontements bloquants et décider des chemins de développement.
31Un certain consensus s’établit autour de la participation des acteurs aux débats ou à la décision. La concertation facilite la prise de décision conjointe en tenant compte des contraintes et de la vision des différentes parties prenantes (Touzard, 2006). Elle crée les conditions de coopération, par exemple autour de la conception collective d’un projet ou de la planification des usages d’une ressource ou d’un espace (Beuret et Cadoret, 2010), et contribue à la construction de territoires de projets, sur la base de relations de coordinations plus ou moins équilibrées et hiérarchisées. Mais méfions-nous de la vision idyllique d’une gouvernance purement collaborative et délibérative. Son fonctionnement, qui peut s’avérer difficile et heurté, repose aussi sur des relations dissymétriques et des oppositions. Des obstacles subsistent et la réussite du processus de négociation territoriale dépend de deux conditions préalables : l’acceptation des règles du jeu par les acteurs, qui peuvent quitter la partie plutôt qu’adhérer à un projet commun (Tiebout, 1956) ou choisir de ne pas s’exprimer et d’agir en dehors des dispositifs de gouvernance, ainsi que la désignation des personnes qui discutent et mettent en œuvre les projets de territoires et le processus de développement (Leroux, 2006).
2.3.2. Les mécanismes conflictuels
32Dans une optique normative, les conflits d’usage de l’espace sont désignés comme des obstacles à la « bonne » gouvernance. Nous considérons plutôt qu’ils participent de ce processus et jouent leur rôle dans l’acceptation ou le refus des décisions prises par différentes catégories d’acteurs, en particulier les pouvoirs publics ou les grandes entreprises, et constituent l’expression des résistances et des oppositions à certaines décisions qui laissent insatisfaite une partie de la population locale (Darly et Torre, 2013). À côté de la coopération, ils représentent l’autre manière d’entrer en discussion sur les enjeux et les chemins du développement territorial car leurs protagonistes peuvent espérer infléchir les décisions en prenant part au processus dont ils avaient été exclus (Dowding et al., 2000) ou en changeant les modalités techniques, voire, de manière plus radicale, en les refusant. Certaines nouveautés ou propositions d’innovations - infrastructures, choix d’occupation des sols, structures de gouvernance - provoquent des oppositions plus ou moins importantes. Au cours du conflit apparaissent des innovations, sociales et organisationnelles (constitution de nouveaux groupes d’acteurs), institutionnelles (nouvelles normes ou règlements) ou techniques (nouvelles solutions). Une partie des propositions se voit refusée, mais d’autres sont amendées et améliorées par ce processus d’apprentissage collectif.
33La gouvernance territoriale se présente ainsi comme une interaction entre des forces qui poussent à la coopération et d’autres au conflit. De nouveaux projets de territoires sont soumis aux parties prenantes de la société, qui s’emparent des nouveautés, les examinent et les passent au crible du processus d’appropriation sociale et institutionnelle. Pouvoirs publics locaux ou décentralisés, entreprises privées, plus rarement monde associatif, particuliers… proposent des nouveautés, qui sont examinées et testées par essais et erreurs par les autres acteurs (Rey-Valette et al., 2014). Relativement bien reçu, un projet innovant fait l’objet de critiques ou de modifications mineures. Perçu comme opposé aux intérêts ou contraire au bien-être d’une partie de la population il provoque des blocages : des personnes ou des associations vont tenter de s’opposer à sa mise en place, par des moyens légaux (recours au tribunal administratif en l’occurrence) ou relevant de la sphère sociale (manifestations, interventions médiatiques…) (Pham et al., 2013). Chaque nouveauté peut ainsi rencontrer trois solutions : rejet, modification des dimensions techniques ou des structures organisationnelles en charge du projet, ou acceptation dans la forme initialement proposée.
34 Coopérations et conflits constituent la mise à l’épreuve des nouveautés, le tamis au regard duquel sont sélectionnées les « bonnes » inventions, acceptées par la société.
2.3.3. La position des approches de la proximité
35L’analyse des modalités de gouvernance ne constitue pas le terrain de jeu favori des approches de la proximité, généralement fidèles à leur intérêt initial pour les dimensions productives. Pourtant cette question a été abordée dans un petit nombre de travaux (Gilly et al., 2004), dont le traitement des relations de coopération et de conflit peut être facilement lié aux processus de développement des territoires (Torre et Beuret, 2012). En effet, on y retrouve l’ensemble des composantes identifiées plus haut comme essentielles à leur définition : une prise en compte des dimensions foncières, l’approche des relations de coopération entre acteurs, et surtout la multiplicité des parties prenantes, souvent hétérogènes et porteuses d’enjeux et de visions différentes, voire divergentes.
36L’originalité de ces recherches est de donner la primauté aux problématiques de proximité géographique, recherchée ou subie, liées à la prise en compte des questions d’occupation de l’espace. Elles déterminent des liaisons très différentes des parties prenantes au territoire, qui recherchent la proximité géographique de certaines personnes (des voisins, des catégories sociales, mais aussi des lieux comme une ville ou des paysages remarquables) ou, au contraire, subissent des effets de voisinage non désirés (congestion, ghettos, conflits de voisinages, mais aussi proximité d’une installation classée ou d’une usine polluante). Est également évoqué le principe d’inégalité par rapport à l’espace, qui tient aux propriétés physiques des territoires, comme dans le cas d’acteurs situés en amont ou en aval d’une rivière (Caron et Torre, 2006).
37Il en résulte, dans le cas de proximité géographique subie, une analyse des problématiques de conflictualité et de ségrégation spatiale, dont les contraintes peuvent être desserrées par le jeu de proximités organisées au fonctionnement plus classique, si ce n’est qu’il s’applique à différentes catégories de parties prenantes. Les vertus atténuatrices de la proximité organisée sont également mobilisées dans ces travaux pour essayer de recréer du lien entre des acteurs aux opinions ou aux projets opposés. Une distinction apparaît toutefois entre les relations de proximité organisée généralisée, dans le cas de prévalence des rapports de coopération, et celles de proximité organisée intra-groupes, qui se déploient au sein des groupes d’acteurs en opposition, en cimentant leurs relations par l’intermédiaire des logiques d’appartenance ou de similitude (Torre et Beuret, 2012).
3. Les mécanismes de développement territorial et leurs fondements en termes de proximités
38À partir des éléments développés dans les parties précédentes, nous pouvons décrire les processus de développement territorial et leurs fondements en termes de proximités, qu’elles soient de nature géographique ou organisée, recherchées ou subies, et selon qu’elles répondent à des logiques d’appartenance ou de similitude. L’analyse de leurs évolutions est basée sur la définition de deux grandes familles d’innovations territoriales, ainsi que sur une présentation de l’organisation des chemins de (non) développement, en fonction de trois options majeures : concertation/coopération, conflits/concurrence, exit spatial/délocalisation.
3.1. Les deux grandes catégories d’innovations territoriales
39Tout pousse à aller au-delà la vision technologique de l’innovation. De nombreux exemples attestent en effet d’une capacité large de créativité des acteurs locaux, y compris dans des territoires qui ne présentent pas une forte intensité technologique ou périphériques. Des innovations modestes ou frugales fleurissent et reposent souvent sur la valorisation ou la spécification des ressources locales (Torre, 2015), tout en occupant une large part de l’emploi et des activités locales. C’est le cas des innovations sociales comme les crèches ou épiceries solidaires, le co-voiturage, les banques alimentaires, les aides aux personnes handicapées… ou des innovations organisationnelles faisant appel à une modification des modes de production, comme la vente directe, le micro crédit… mais aussi du mouvement des communs, qui implique la gestion collective de certains espaces fonciers ou l’accès à des biens locaux. Les circuits courts de proximité, l’agriculture paysanne, la production en coopération, la création de lieux de distribution et de vente des produits, les expériences de collaborations locales, comme les levées de financements communs, la mise en place de monnaies locales ou le crowdsourcing, les entreprises partagées ou collaboratives (Scops), les coopératives d’activité et d’emploi, les transports communautaires, la mutualisation des soins, les crèches parentales… rassemblent des collectifs autour de l’élaboration et de la réalisation de projets. Une partie de l’économie sociale et solidaire contribue également à l’innovation sociale ou sociétale (Moulaert et al., 2013).
40Ces exemples illustrent la nécessité d’une définition élargie de l’innovation renvoyant à l’acception initiale de Schumpeter. Toute nouveauté qui provoque un changement dans les modes de fonctionnement antérieurs peut être considérée comme une innovation. Il s’agit d’innovations techniques ou technologiques, comme les nouveaux modes de production industrielle (biotechnologies, électronique…) ou les nouveaux produits (smartphones, chips…), mais également des nouveautés en matière d’organisation (structures de gouvernance des entreprises, juste à temps, circuits courts…), ainsi que des innovations sociales (micro-crédit, mouvements de l’économie sociale et solidaire) (Klein et al., 2014) et institutionnelles (implication de la société civile, nouvelles lois et règlements, changement des structures de pouvoir…). Les savoirs issus de la société et de ses parties prenantes territoriales se trouvent ainsi mobilisés à côté de ceux des scientifiques, des ingénieurs ou des chercheurs.
41Les innovations territoriales regroupent l’ensemble de ces catégories et ne renvoient à aucun jugement de valeur. Il s’agit, dans la lignée de Schumpeter, de nouveautés sur le territoire, pouvant être soit produites par différentes composantes du tissu économique et social, en réponse à des impacts exogènes ou endogènes ou des initiatives locales, soit importées et imitées d’expériences menées ailleurs. Chaque nouveauté est susceptible de devenir une innovation et donc de contribuer au développement d’un territoire. Qu’elles soient jugées positivement par les uns ou défavorablement par d’autres (exemple d’une centrale nucléaire ou d’une prison), l’important est la trajectoire qu’elles impulsent et les bifurcations qu’elles induisent. Le Tableau 1 illustre la parallèle du fonctionnement entre ces différents types d’innovation, selon qu’elles ont été préalablement testées par le marché ou par la société.
42Une autre lecture du Tableau 1 permet de décomposer ces innovations en deux catégories. Les innovations coopératives ou concertatives résultent des processus de coopération, des projets collectifs, des élaborations menées en commun, qui produisent des formes nouvelles de relations et d’action collective, ainsi que de l’acceptation de propositions d’innovation ou de nouveautés venues de l’extérieur. Les innovations conflictuelles ou concurrentielles émergent en réaction à des initiatives prises par des acteurs publics ou privés, locaux ou extérieurs, qui conduisent à des processus de mise en concurrence de différentes solutions, ou à des réactions et oppositions à l’issue desquelles apparaît une solution acceptable.
43Les premières reposent sur la mise en œuvre de relations de coopération, et parfois de confiance, entre différentes catégories de parties prenantes ou d’entreprises, ou sur l’acceptation de décisions exogènes. Innovations techniques avec la mise en œuvre de nouveaux processus de production au sein des filières de production… organisationnelles, avec le développement des circuits courts ou des processus de recyclage, des Scops ou des chartes locales impliquant différentes parties prenantes… institutionnelles, avec la mise en place de différentes structures de gouvernance, par exemple des Conseils d’arrondissement, la Commission du Débat public, les Schémas Régionaux de Cohérence Écologique… sociales, avec les crèches partagées, les épiceries solidaires, la microfinance solidaire ou les laboratoires d’idées…
44Les secondes résultent et accompagnent les relations conflictuelles et concurrentielles. Concurrentielles car une bonne partie des innovations technologiques met en jeu des processus de concurrence entre firmes et/ou laboratoires. Conflictuelles car l’opposition à des initiatives publiques ou privées donne également naissance à des innovations technologiques (nouveaux processus de production ou de recyclage), organisationnelles (nouveaux tours de tables ou restructurations des groupes de pression), institutionnelles (nouvelles modalités de débat public, organisation de groupes de négociation…) et sociales (changements de rapports de force entre groupes d’opposants…). Toutes les nouveautés ne sont pas bien reçues ou appropriées. Elles peuvent provoquer des résistances, voire des conflits, et être rejetées par tout ou partie des acteurs locaux. Ce constat, valide pour les innovations techniques (cf. le cas classique de l’introduction des métiers à tisser), l’est encore davantage pour les innovations sociales et institutionnelles, souvent sujettes à des oppositions irréductibles.
3.2. Statique comparative : relations de proximité dans les processus de production et de gouvernance
45Afin d’évaluer l’impact des nouveautés et leur traduction éventuelle en termes d’innovations et de développement territorial, nous nous appuyons sur le triptyque exit, voice et loyalty de Hirschman (1970), qui propose une explication des modalités de coordination des coopérations, oppositions et défections au sein d’un collectif d’acteurs. À l’origine élaborée pour rendre compte des réactions des consommateurs face à une détérioration de qualité de la production d’une entreprise, cette approche peut être transposée à d’autres situations, comme celles du développement des territoires [4]. L’extrapolation des solutions présentées par Hirschman au cas des relations territoriales, qu’il s’agisse de relations de production ou de problématique de gouvernance, révèle que les acteurs peuvent développer trois grands types de comportements correspondant à autant de chemins de (non) développement (Torre et Beuret, 2012). Examinons ces voies de développement territorial, en leur accordant une importance équivalente (dans l’approche initiale, la loyauté est souvent introduite comme une simple option supplémentaire).
3.2.1. Problématique de gouvernance
46La loyauté consiste à accepter la décision prise par d’autres et à « jouer le jeu » en silence ou à co-construire l’innovation territoriale coopérative. C’est la participation aux dynamiques en cours et aux projets, l’absence d’opposition publique ou l’attente d’une sanction éventuelle par un passage ultérieur par les urnes. Elle correspond à l’approbation d’un projet de développement, ou encore à sa mise en œuvre à la suite d’un processus de concertation réussi, voire dans lequel les opposants renoncent et préfèrent se plier à la décision majoritaire ou à celle des organisations les plus puissantes. Sa mécanique repose sur des relations de proximité organisée, qualifiée de généralisée car l’ensemble de la communauté adhère à un même projet de développement. Ces dernières s’appuient sur des liens d’appartenance à des réseaux de production, des groupes d’intérêt, des structures de gouvernance, des associations… mais aussi sur des liens de similitude, avec l’appartenance mentale à certaines structures, ou encore l’adhésion à des valeurs communes et une culture liée à une origine commune. En ce qui concerne la proximité géographique, elle est ici recherchée par les acteurs locaux, pour collaborer ou travailler ensemble.
47La prise de parole, ou voice, consiste à s’opposer, de manière légale ou non, à une décision et à la contester publiquement. Les conflits sont une expression du voice, quand tout ou partie de la population est insatisfaite des décisions ou des projets, se sent négligée dans les négociations ou mal représentée dans les structures de gouvernance. Le voice peut être individuel, plutôt pour les petits conflits, ou collectif avec l’élargissement de l’espace de concernement et la mobilisation contre des projets de taille importante ou reconfigurant fortement les modalités de gouvernance territoriale (Dowding et al., 2000). L’opposition est alors souvent dirigée vers les pouvoirs publics, dans l’objectif de remettre en question leurs décisions et d’influencer le processus de gouvernance (Martinais, 2015). Conflits et processus de ségrégation sont liés à des situations de proximité géographique subie par les acteurs locaux. Dans les deux cas, les liens de proximité organisée contribuent à fonder les groupes en opposition et tendent à se renforcer durant les phases conflictuelles, qu’il s’agisse des interactions répétées entre les membres (logique d’appartenance), de l’adhésion à des valeurs internes communes comme la nécessité de la croissance de l’emploi par l’implantation d’une usine ou du refus de pollutions diffuses (logique de similitude). Bien évidemment, conflits et ségrégation relèvent de la proximité géographique subie.
48L’exit correspond au vote avec les pieds (Tiebout, 1956) ou à la sortie du jeu, et en particulier du territoire. Cette solution de non développement n’est pas toujours praticable ; par exemple, pour des raisons de coûts ou de prix du foncier (il est difficile de revendre à bon prix des terrains pollués ou proches d’une source importante de nuisances) ou d’opportunités de relocalisation. Nous la qualifions d’exit spatial, qui concerne des territoires touchés par la désertification, l’atonie ou l’isolement économique et institutionnel, comme certains espaces ruraux ou périphériques. Ou encore des zones de conflits si violents que toute régulation semble impossible dans l’immédiat et recommande l’exil. Dans de telles situations, les liens de proximité organisée ont tendance à se déliter au niveau local, ou à se révéler insuffisants pour contenir la montée des tensions. Les logiques d’appartenance et de similitude se distendent ou se repositionnent sur des échelles territoriales différentes (cas des diasporas). On quitte la proximité géographique.
49Ainsi, à la situation souvent décrite de coopération, qui fait reposer la dynamique des projets sur la conjonction des volontés des parties prenantes (coopération/loyauté), répondent des dynamiques d’opposition et de séparation (conflits/voice, ségrégation). Il s’agit des processus conflictuels, qui font naître de nouveaux chemins de développement suite à la révision des plans initiaux des acteurs privés ou publics. C’est aussi le cas des mécanismes de ségrégation, qui compartimentent des groupes particuliers et peuvent conduire à une fragmentation spatiale contribuant au morcellement des territoires. Dans les deux situations, c’est l’absence d’adhésion générale à un projet qui domine, en multipliant les options contraires et les espoirs de reconfigurations. Enfin, l’impuissance à générer ou maintenir des solidarités et des échanges - fussent-ils conflictuels - peut provoquer le départ du territoire d’une partie des acteurs (exit spatial), correspondant souvent à l’apparition de processus d’atonie et de déprise. Le non développement prend alors le dessus.
50La Figure 1 donne une représentation schématique de ces trois grandes situations dans une problématique de gouvernance, en établissant le lien entre processus de gouvernance et catégories de proximités. Par simplification, le territoire représenté est celui de la proximité géographique, comme dans un cluster (Torre, 2014). Les nouveautés peuvent résulter de processus internes ou être importées de l’extérieur, se révéler modestes ou importantes ; les innovations seront qualifiées à l’issue du processus, en fonction de leur réception par la société. Les solutions, qui correspondent à autant d’idéaux-types de comportements des acteurs, sont conditionnées par les mécanismes coopératifs et conflictuels ou les processus d’exit spatial. Les chemins de développement qui en découlent ne s’excluent pas mutuellement et cohabitent généralement dans le temps (Torre, 2015), en réponse à différentes innovations. Il arrive toutefois que certains prennent le dessus et impriment un « esprit local », plus ou moins collaboratif, atone ou conflictuel. Dans chacun des cas, la solution finale dépend de l’interférence entre les deux grandes catégories de proximité (géographique et organisée) : la situation de loyauté correspond à leur recouvrement complet, le voice à des interférences partielles et l’exit spatial à une disjonction totale.
3.2.2. Processus de production
51Un exercice similaire permet d’appliquer la logique du tripode aux comportements productifs et de compléter, par mimétisme, le lien entre relations de proximité et processus de développement territorial. La logique de base repose à nouveau sur les trois grandes figures de liens de proximité. À la proximité organisée généralisée et à la recherche de proximité géographique correspondent, de manière classique, les relations de coopération entre acteurs, comme le travail réalisé en commun, les alliances, les réseaux de technologie, la création de coopératives ou d’entreprises conjointes… c’est le cas des clusters qui « marchent », avec leurs adhésion à un projet commun, souvent porté par des structures locales de type fondation ou structure de gouvernance des pôles de compétitivité (Torre, 2014). La proximité organisée intra-groupe correspond au cas des relations de concurrence entre entreprises ou sur le marché du travail, avec l’existence de réseaux d’alliances ou l’adhésion à des valeurs d’entreprise par exemple. L’absence de proximité organisée, enfin, est liée aux processus de délocalisation des entreprises, qui marquent la rupture et la disparition des liens locaux et la sortie de la proximité géographique : elle n’exclut pas l’existence ou la recomposition d’autres proximités géographiques et organisées, dans d’autres lieux.
52La coopération entre entreprises relève de la proximité organisée généralisée et de la recherche de proximité géographique, en particulier dans le cadre de relations de face à face. Il s’agit avant tout d’une stratégie de mise en commun ou d’échange de compétences et de connaissances, dans l’objectif d’un gain productif ou de la fabrication de produits communs. Les formes possibles vont du réseau d’échange technologique à l’entreprise conjointe, en passant par les accords et alliances de différents types, sans oublier les interactions dans les tiers lieux et les structures coopératives. Elles font avant tout appel à la recherche d’économies d’échelle et de liens de confiance, ainsi qu’à la réduction des coûts de transaction. La coopération s’appuie généralement sur la répétition des relations et sur une défiance réciproque et bien comprise, validée par des contrats, des accords formels ou des relations tacites (logique d’appartenance). Elle peut également naître de la confiance entre acteurs appartenant à une même communauté par exemple (logique de similitude), ou résulter de nombreuses interactions répétées et réussies, comme dans les systèmes productifs efficaces, une technopole ou un district par exemple.
53Les rapports de concurrence, l’un des moteurs majeurs du capitalisme, ne sont pas toujours exacerbés au niveau productif local, où dominent souvent les situations d’oligopole et de monopole, excepté pour les activités de services et de commercialisation, où la compétition fait rage entre différentes enseignes ou commerçants. Les proximités organisées y sont partielles et de nature intra-groupes, à l’intérieur d’une entreprise, d’un réseau de firmes, d’un syndicat… et relèvent des deux logiques d’appartenance et de similitude. La concurrence y est imposée par les caractéristiques de proximité géographique, au sein d’un même système local. Toutefois, les entreprises combinent souvent les relations de concurrence et de coopération, de type coopétition (Nalebuff et Brandenburger, 1996), privilégiant comportements et stratégies d’alliance ou d’opposition selon les fonctions concernées (R & D, production, commercialisation…). Il s’agit, et de loin, du cas le plus souvent constaté au sein des systèmes localisés de production, marqués par ce mélange holiste-individualiste de proximités organisées et de séparation.
54Les délocalisations, l’une des expressions industrielles de la sortie du territoire, marquent la rupture des relations de proximité organisée au niveau local, et donc la rupture de la proximité géographique par découplage ou désancrage territorial (Zimmermann, 2005). Elles peuvent concerner le transfert de l’ensemble ou d’une partie seulement des fonctions d’un établissement (un volet de la production, une étape de fabrication, un process industriel ou un service) (Messaoudi, 2014). Longtemps limitées à des mouvements infranationaux elles ont pris de l’ampleur avec la globalisation, en s’étendant aux déplacements vers d’autres pays. Qu’il s’agisse d’une cessation complète d’activité ou d’allers-retours des produits correspondant à la décomposition internationale des processus productifs, elles provoquent une perte d’emplois net pour le territoire d’origine, en particulier les bassins d’emplois déjà fragiles ou spécialisés, accentuant la précarité du lien au territoire et la déconnexion des relations industrielles locales (Jennequin et al., 2017). Les proximités organisées avec les partenaires, acheteurs ou sous-traitants sont alors rompues, ou se distendent pour se repositionner à d’autres échelles spatiales, dans d’autres pays ou d’autres régions.
55La Figure 2 illustre la mise en action de ces trois options et leur lien avec les problématiques de proximité dans le cadre des processus de production. Les différentes voies de développement y sont présentées, en accord avec des innovations souvent d’ordre technologique et organisationnel, résultant de processus internes ou importés de l’extérieur, modestes ou majeures ; c’est le marché qui les qualifiera. Ici encore ces différents chemins ne s’excluent en aucune manière, voire même cohabitent, comme dans l’exemple de la coopétition. Toutefois, la dominante de l’une ou l’autre option va déterminer l’esprit d’un territoire, plutôt concurrentiel (une zone commerciale avec différentes enseignes), coopératif (une grappe d’entreprises), voire franchement déprimé (une zone industrielle soumise à des fermetures d’usines). La solution de coopération se caractérise par le recouvrement des proximités géographiques et organisées, la concurrence par des interférences partielles entre les deux proximités, et l’exit par leur disjonction.
3.3. Dynamique des innovations et des proximités
56Une fois posés les éléments de statique comparative et leurs expressions en termes de relations de proximités il importe d’expliciter la dynamique de ces processus, en s’intéressant aux trajectoires de développement, à leurs origines, leurs évolutions et leurs liens aux proximités. Les différents chemins de (non) développement possibles sont en effet avant tout initiés par les projets des acteurs des territoires. De la réalisation, plus ou moins facile ou contrariée, de ces projets ainsi que des obstacles et des échecs rencontrés vont dépendre les processus de développement des territoires ainsi que leur transformation, en termes économiques, sociaux ou culturels.
57Les processus de développement territorial et leurs évolutions répondent aux catégories d’innovations territoriales. Ils sont faits de phases de négociations, de collaboration ou d’apaisement, mais également de périodes plus animées, concurrentielles ou conflictuelles, au cours desquelles certains groupes s’opposent, parfois avec virulence, pour définir la marche à suivre et les options à retenir, pouvant conduire à la sortie du territoire. Qu’il s’agisse d’activités de production ou de liens de gouvernance, ils présentent ainsi deux faces complémentaires, dont l’importance réciproque varie selon les périodes et les situations, et se nourrit de ces tendances opposées, dont la synthèse et le dépassement conduisent à la définition des sentiers de développement.
58L’exit ou la délocalisation étant assimilés à un refus de participation ou à un non-développement territorial seules les solutions de concertation/coopération et conflit/concurrence sont ici considérées. Les innovations coopératives/concertatives ou conflictuelles/concurrentielles provoquent des bifurcations et de nouveaux états de développement, qu’elles soient inédites ou importées. Les évolutions présentées se situent dans la continuité des théories évolutionnistes de la concurrence (Budzinski, 2008 ; Geels, 2002), en particulier le chain link model (Kline et Rosenberg, 1986), ainsi que des travaux sur les phases de développement régional (Camagni et Capello, 2013), qui soulignent l’importance des conditions de contexte et des dimensions culturelles dans les processus d’innovation, jugés inducteurs de schémas de développement différenciés suivant les espaces.
3.3.1. Innovations et apprentissages
59À l’origine du projet se trouve l’innovation, qui mobilise des ressources locales ou importées, puis absorbées et refaçonnées localement. Seules les nouveautés adoptées par la société, la sphère économique privée et les pouvoirs publics peuvent être considérées comme de réelles innovations, en mesure de contribuer au développement territorial, mais aussi de constituer des modèles diffusables dans d’autres territoires. Les autres nouveautés, qui n’ont pas réussi l’examen de passage, vont en rester à l’état d’inventions ou de prototypes jamais réalisés.
60 L’innovation endogène dépend des projets des acteurs locaux et de leur réussite. Elle repose sur la mobilisation et la création de ressources locales, la mise en œuvre de collaborations et de coopérations productrices de biens, de services ou d’innovations territoriales (Hugues et al., 2013). Ces dernières sous-tendent et maintiennent le tissu social, matrice de la résilience des territoires, lui permettant de se développer, mais aussi parfois ne pas s’effondrer et de continuer à fonctionner sans imploser. Elles se présentent sous la forme de grappes d’innovations, modestes ou plus ambitieuses, dont la complémentarité fait système et contribue au développement des territoires, seules les plus radicales pouvant s’incarner dans des niches technologiques, parfois au prix de modifications substantielles du modèle initial, voire de sa réorientation. Quelle que soit l’innovation, son acceptation peut générer un processus de diffusion au sein du territoire ou du système local, voire à l’extérieur quand elle est répliquée, et provoquer ainsi des modifications de structures ou d’équilibre des pouvoirs et des rapports de force.
3.3.2. Les chemins du développement et leurs combinaisons de proximités
61Les chemins empruntés par les processus de développement territorial dépendent avant tout des innovations territoriales de différents types et de leur adoption par les acteurs productifs ou les populations locales. À chaque nouveauté correspond un chemin de développement, avec ses évolutions, ses blocages et ses accélérations, de nature coopérative, concurrentielle, conflictuelle ou concertée. À chacun de ces chemins correspond une combinaison de proximités.
62 Procédons à une première dynamisation, en dessinant un chemin de développement possible, fondé à la fois sur des innovations coopératives et conflictuelles, ainsi que sur différents schémas de mobilisation des proximités.
63La Figure 3 décrit un chemin de développement fondé sur deux innovations successives se produisant sur le même territoire. La première innovation (IC1, conflictuelle ou concurrentielle) provoque une bifurcation et produit le projet P2, puis la seconde (IC2, coopérative ou concertative) induit à son tour une deuxième bifurcation. Chaque trajectoire nouvelle est ainsi issue d’une nouvelle bifurcation, qui définit pour un temps le chemin de développement, avant qu’une autre innovation ne vienne provoquer une nouvelle dynamique. Le jeu des proximités organisées (PO) et géographiques (PG) sépare ou rassemble les acteurs locaux, qu’il s’agisse de gouvernance ou de production. Dans le cas des processus de production, les proximités organisées peuvent s’abolir de la localisation géographique permanente et prendre une forme extraterritoriale, par exemple avec la circulation des marchandises entre pays à différentes étapes d’une filière de production évoquée plus haut. La proximité géographique devient alors ponctiforme, et s’incarne par le biais de rencontres temporaires entre acteurs (Torre, 2010).
64Est ici isolé un seul chemin. Mais le développement d’un territoire est fait d’une multitude de chemins, d’ampleur et de longueur plus ou moins importantes, qui se déroulent en parallèle et s’enchevêtrent. Les innovations de nature coopérative ou conflictuelle scandent les phases de développement et les évolutions des systèmes locaux. De ces dynamiques entrecroisées, celles des différents chemins et innovations, va naître l’ensemble du processus de développement territorial, sa dynamique et sa résilience. Les processus de développement territorial sont ainsi affaire d’innovations technologiques, sociales, institutionnelles et organisationnelles, en rupture avec les comportements routiniers, qui reproduisent les pratiques antérieures, souvent avec succès mais sans offrir de nouvelles perspectives. Parfois âprement négociées et transformées par les acteurs locaux, ces innovations initient des changements de trajectoires et permettent de lancer les nouveaux chemins et de construire les futures routines productives, sociales ou institutionnelles.
65La Figure 4 montre comment, une fois adoptées et adaptées, les innovations provoquent des bifurcations, des mutations et des modifications de trajectoires, qui initient de nouveaux chemins de développement. Ici, sont décrits les différents chemins possibles, à partir d’une situation initiale et d’évènements de nature endogène ou exogène. Par exemple, le chemin de développement [I1, IC2, I5, S5] est constitué de plusieurs phases de ruptures coopératives et conflictuelles successives, et offre un profil de bifurcations et de non linéarités importantes. En revanche, le chemin [I1, I3, S3] est moins tourmenté, bien plus consensuel et fondé sur la proximité organisée généralisée, alors que [I1, IC2, IC4, S4] repose largement sur des dynamiques conflictuelles, dont la répétition trace quand même une trajectoire de développement possible, à base de proximités organisées intra-groupes, dont les logiques s’opposent.
66Pour des raisons de clarté de l’exposé, nous avons volontairement procédé à deux simplifications. D’une part, les chemins sont décrits de manière linéaire et sans rétroactions, alors qu’existent des forces de retours et des liens multiples entre les différentes étapes. D’autre part, il est clair que le processus de développement territorial est fait d’un enchevêtrement parallèle de différents chemins, et s’apparente davantage à la structure d’un filetage à multiples ramifications, dont chacune correspond à une impulsion innovante différente. C’est de l’ensemble de ces chemins et de leurs dynamiques que naissent les processus de développement. Ils s’appuient sur le jeu sans cesse renouvelé des proximités. Proximités géographiques subies ou recherchées, mais également proximités organisées de différents types : généralisée pour les dynamiques de coopération, et plus parcellaires et clivantes pour les dynamiques de concurrence et les conflits.
4. Conclusion
67L’objectif de cet article était de réconcilier les approches du développement territorial et celles de la proximité, en analysant le rôle joué par ces dernières dans les processus de développement. Nous nous sommes attachés à approfondir cette relation, en nous appuyant sur une définition précise du développement territorial et des relations de proximité. Nous avons ensuite examiné les deux moteurs du développement territorial - relations de production et rapports de gouvernance - au regard des apports limités jusqu’à présent des travaux en termes de proximité. Enfin, nous avons présenté un cadre d’analyse des proximités et de leur rôle dans la genèse des innovations coopératives et conflictuelles, et donc des chemins de développement. En référence au tripode Hirschmanien, nous avons défini trois voies de (non) développement, qui correspondent aux couples concertation/coopération, conflits/concurrence et exit/délocalisation, respectivement adaptés aux processus de gouvernance ou de production, avant de terminer par une présentation dynamique des chemins de développement territorial et de leur évolution dans le temps, en liaison avec les relations de proximité et les innovations territoriales.
68L’approche ici présentée reste schématique, et ne peut rendre compte de la complexité d’ensemble des chemins de développement et des processus d’innovations coopératives et conflictuelles, qui s’enchevêtrent bien plus que dans nos schémas. Il serait intéressant de les retracer à partir d’études de terrains, ou les projets de territoires se verraient interprétés à partir de la recomposition des chroniques d’évènements et des bifurcations induites par les nouveautés, ainsi que par la description des dispositifs de coordination mis en jeu. Il nous semble toutefois que cette analyse illustre bien comment les proximités constituent autant de clés mobilisables par les actions ou les politiques publiques. Latentes, à la disposition des acteurs, il est possible de les actionner et d’en jouer pour mettre en place des mécanismes ou des dispositifs locaux, favoriser les apprentissages et les débats ou les coopérations, et définir les chemins de développement territorial à partir des oppositions constructives comme des liens de confiance ou des relations de défiance.
Remerciements
L’auteur remercie les trois rapporteurs, dont les nombreuses remarques et corrections ont conduit à une amélioration substantielle de la forme et du contenu de l’article.Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : production, gouvernance, innovations, proximités, développement territorial
Mise en ligne 10/01/2019
https://doi.org/10.3917/reru.185.1043Notes
-
[1]
Cette différence ne concerne que le seul développement régional, les processus de coopération étant abondamment documentés dans les approches du développement local.
-
[2]
D’autres partitions sont possibles (par exemple Boschma, 2005, ou Bouba-Olga et Grossetti, 2008).
-
[3]
On peut être organisé ou organiser une activité sans nécessairement en référer ou appartenir à une organisation, au sens strict du terme.
-
[4]
D’autres approches ont déjà évoqué la transposition de l’approche hirschmanienne au niveau territorial, en particulier au niveau des relations verticales entre entreprises (Frigant, 2001), des dimensions environnementales (Zuindeau, 2006), des processus de négociation (Beuret et Cadoret, 2010) ou des conflits (Bouba-Olga et al., 2010).