1. Introduction
1Dans un texte publié en 2005 (Colletis et Pecqueur, 2005), nous écrivions : « Les évolutions socio-économiques du dernier quart de siècle, notamment pour ce qui est des transformations complexes liées au processus dit de “mondialisation”, reposent avec acuité les problèmes de division “internationale” du travail et des inégalités de création et répartition de richesses à l’échelle mondiale. L’interdépendance des marchés, la mondialisation financière et le mouvement de délocalisation/ relocalisation des grandes entreprises constituent des phénomènes concrets qui illustrent ces évolutions. Dans l’actualité récente, les délocalisations brutales (…) viennent confirmer que les mouvements à l’œuvre, exacerbent l’apparente tendance à l’a-spatialité du capitalisme contemporain. L’organisation de la production se déploierait sur des espaces interchangeables qui ne seraient que des supports plus ou moins coûteux en facteurs de production. Cette vision non géographique d’une mondialisation envahissante doit, bien sûr, être corrigée par l’ensemble des débats qui soulignent que les hiérarchies spatiales demeurent, de même que, par conséquent, demeurent des centres et des périphéries ».
2Nous pensons, plus de dix ans après cette publication, que le constat que nous avons fait demeure valide et s’est même accentué s’agissant de l’aggravation des hiérarchies et des inégalités spatiales. C’est dans cet esprit que nous avons choisi de rédiger cette contribution « anniversaire ». La mondialisation change le regard que l’on peut porter sur les dynamiques territoriales. La notion d’« attractivité » est devenue centrale et les politiques publiques ne peuvent plus se limiter à mettre en œuvre des mesures visant à assurer des facteurs de localisation « classiques » (génériques). Le « patrimoine territorial », qui combine une forte densité institutionnelle à la mémoire de situations de coordinations réussies, semble être un gage de pérennité/plasticité des trajectoires territoriales reliant le passé et l’avenir des territoires à travers la transformation de ses ressources par les acteurs, au gré de leur recombinaison, voire de leur création.
3Ce papier est ainsi une contribution à l’état des lieux de la théorie de l’économie des proximités, réarticulant les intuitions anciennes sur les processus de spécification avec une perspective en termes de ressources territoriales. Une telle combinaison dans le contexte de mondialisation vise à un réexamen du poids de la proximité géographique (Pecqueur, 2018).
4Le plan que nous suivons dans la présente contribution se présente en deux parties. La première partie (2) revient en particulier, pour les préciser, sur des notions de base telles que les « facteurs de concurrence spatiale » et la « ressource territoriale ». La deuxième partie (3) interroge le sens (signification) du processus de mondialisation et tente d’apprécier les effets de ce processus sur les dynamiques territoriales. Cette partie met en exergue la capacité différenciée des territoires à promouvoir une attractivité haute et le rôle des politiques publiques.
2. Les facteurs de la concurrence spatiale, réflexions sur la ressource spécifique
5Près de 25 ans après avoir proposé la notion de spécificité et la distinction entre une ressource qui existe à l’état latent ou virtuel et sa valorisation ou révélation sous forme d’actif (Colletis et Pecqueur, 1993), nous cherchons à actualiser nos définitions et à montrer en quoi la notion de ressource/actif spécifique est plus que jamais un outil méthodologique fécond pour appréhender aujourd’hui les enjeux de la mondialisation et de la territorialisation des processus productifs. Cette territorialisation est le corollaire, selon nous, d’une mondialisation davantage fondée sur l’approfondissement de la diversité (diversité des trajectoires socio-économiques des différents espaces et territoires, diversité des « modèles » productifs, etc.) que sur une supposée tendance générale à l’homogénéisation (celle-ci pouvant s’exprimer cependant dans la production de telle ou telle norme).
6Dans une première section, nous évoquons très succinctement quelques étapes bibliographiques d’un débat né de la fin des « trente glorieuses » et de la réémergence de la question du District Industriel (2.1.). Puis nous rappelons les principaux termes de ce que nous avons désigné comme les « facteurs de concurrence spatiale » (2.2.) et la « ressource territoriale » (2.3.). Nous terminons en expliquant que cette ressource est construite et non donnée (2.4).
2.1. Du territoire à l’innovation territoriale
7Comprendre la ressource territoriale, c’est tout d’abord utiliser la notion de territoire. Les pionniers sont sans conteste les canadiens Friedmann et Weaver (1979) et Stöhr et Taylor (1981) qui ont élaboré une construction autour du développement par « le bas » (« from above ») et des rapports de pouvoir (Raffestin, 1980). Dans le même temps, à partir de la fin des années 1970, les économistes italiens autour de Becattini (1979), Pyke et Sengenberger (1992), Becattini et al. (2014) ont développé la notion marshallienne de « District industriel ». Dans une perspective proche, le livre de Piore et Sabel (1984) a cherché à montrer comment le phénomène constituait une rupture dans l’histoire du capitalisme, ouvrant de nouvelles perspectives de développement (« possibilities for prosperity »).
8De l’ensemble de ces travaux, on tire tout à la fois une approche théorique du territoire comme espace construit par les acteurs puis des traductions empiriques que sont les districts italiens. Les formes de la production sont structurées par des relations informelles et ainsi marquées par les spécificités d’un lieu (« l’atmosphère industrielle » marshallienne). Sur ces bases se sont développés des travaux sur l’innovation proprement territoriale qui dépassent la conception schumpétérienne de l’innovation exogène, même modernisée en économie industrielle par des modèles comme celui du Gremi (Aydalot, 1976, 1986 ; Camagni et Maillat, 2006).
9De leur côté, les chercheurs québécois du laboratoire Crises développent depuis plusieurs années la notion « d’innovation sociale » (Klein et Harrisson, 2006 ; Klein et al., 2016). Cloutier (2003) définit ainsi l’innovation sociale : « De façon générale, l’innovation sociale est une “réponse nouvelle” à une situation sociale jugée insatisfaisante, situation susceptible de se manifester dans tous les secteurs de la société. L’innovation sociale répond à ce titre parce qu’elle vise le mieux-être des individus et/ou des collectivités. Elle se définit dans l’action et le changement durable. Elle vise à développer l’individu, le lieu de vie (territoire) ou l’entreprise ». La problématique de la proximité intervient sur les débats ouverts par cette littérature que nous mobilisons par la suite, notamment sur la question épineuse de la compatibilité des modèles de proximités avec la mondialisation.
10Dans la section suivante, nous repartons de notre point de départ, à savoir de la proposition de grille d’analyse de ce que nous avons désigné comme les « facteurs de concurrence spatiale » en apportant un certain nombre de précisions sur les notions de ressource et de spécificité.
2.2. Les facteurs de concurrence spatiale
11On rappelle ici en quelques lignes, notre grille de lecture menant à la notion de « ressource spécifique ». La typologie que nous utilisons ici – pour une première formulation, se référer à Colletis et Pecqueur (1993) – consiste à distinguer, d’une part, actif et ressource, d’autre part, à qualifier les actifs ou les ressources selon leur nature, générique ou spécifique.
12Par actif, on entendra des facteurs « en activité », alors que par ressources il s’agira de facteurs à exploiter, à organiser, ou encore à révéler. Les ressources, à la différence des actifs, constituent une réserve, un potentiel latent ou virtuel qui peut se transformer en actif si les conditions de production ou de création de technologie le permettent (Hirschman, 1986).
13Les actifs ou les ressources peuvent être génériques. C’est-à-dire que leur valeur est indépendante des processus de production ou du contexte géographique dans lequel ils s'inscrivent. Ils peuvent également être spécifiques. Dans ce cas, leur valeur est entièrement dépendante des processus de production ou du contexte géographique dans lequel ils s'inscrivent. Cela permet de déterminer quatre situations type : les ressources génériques ou spécifiques et les actifs génériques ou spécifiques. Ce sont des situations polaires dans le sens où les ressources et les actifs sont fortement différenciés sur un gradient qui va du totalement générique au totalement spécifique. Cette quadruple distinction donne lieu à une grille de lecture des situations productives sur un territoire où l’observateur peut examiner le double passage de la ressource à l'actif et du générique ou spécifique.
14En particulier, la dynamique de développement économique territorial que l'on nomme « spécification des actifs », permet de passer de l'actif générique à l'actif spécifique. Dans ce dernier cas, l'actif s'enrichit de la valeur du contexte territorial (un produit industriel utilisant un savoir-faire local bénéficie alors de la culture et de l'histoire du territoire). Un actif spécifique est largement non redéployable ou implique un coût élevé de réversibilité.
2.3. Définir la ressource territoriale
15Rappelons que la notion de ressource territoriale a d’abord été énoncée à Neuchâtel au sein de l’équipe de Denis Maillat par Leïla Kebir dans sa thèse de doctorat (2004) et en collaboration avec Olivier Crevoisier (2004). À la suite des intuitions de l’article de Colletis et Pecqueur (1993), certains chercheurs grenoblois ont décliné le concept, en particulier Gumuchian et Pecqueur (2007), François et al. (2006), ou Landel (2007). La ressource territoriale est ici interprétée comme la ressource spécifique telle que nous l’avions définie dès 1993.
16Ainsi, en amont de la combinaison d'actifs dans un processus productif, on trouve la ressource spécifique ancrée territorialement. La ressource territoriale (RT) peut être définie à partir de ses caractéristiques. La ressource est décrite selon la belle phrase de Frémont (2007) : « la ressource, étymologiquement, c’est ce qui sourd, c’est l’eau qui jaillit de la terre, c’est le bien le plus précieux offert à la vie. Et, par extension, comme le dit le dictionnaire, c’est une richesse ». Nous entendrons ici une ressource non pas tant comme un facteur de production dont un territoire serait doté (ou non), mais comme le résultat d’une construction /combinaison issue de la volonté et des activités humaines. L’eau jaillit de la terre mais son statut de ressource est lié au fait qu’elle est nécessaire à la vie des hommes, qui vont s’employer à la canaliser, l’utiliser avec des équipements qui dépendent de leur culture locale pour irriguer des champs, alimenter en eau les villes ou l’industrie. C’est alors qu’elle devient un actif.
17Si on ajoute à la notion de ressource, l’adjectif « territoriale », on touche à la première caractéristique qu’est la spécificité. Cela signifie que le milieu géographique - au sens fort de lieu d’histoire et de culture - va interférer dans la valeur de ce qui est produit. En matière de production de biens et de services agricoles, on pense tout de suite au « terroir », façonné sur le temps long par le climat, les évènements géologiques, mais aussi l’action humaine des pratiques culturales, des amendements, etc. Le terroir crée une distinction d’un lieu à un autre dans le sens où deux terroirs, même géographiquement proches, ne seront jamais identiques. Cette spécificité de la ressource s’oppose à la généricité, qui est typique de la production fordiste où les différences spatiales ont été gommées au profit de l’uniformité. Cependant, le terroir se distingue du territoire (Allaire, 2011). Pour Peyrache (2002), il existe « une homologie entre terroir et territoire, le premier contribuant en quelque sorte à révéler le second ». Le terroir résulte d’une histoire longue voire très longue de pratiques de valorisation des contraintes physiques et des externalités positives. Le territoire constitue aussi une portion d’espace habitée et construite par les acteurs mais qui se structure avec un projet de développement. C’est ce qui explique sa superposition fréquente avec un découpage politico-administratif. On préférera donc raisonner dans le terme plus englobant de territoire.
18La deuxième caractéristique de la RT est sa nature de potentialité . La RT existe sous forme de gisement (un gisement de charbon, par exemple) mais elle doit subir une « métamorphose » pour passer à l’état d’actif valorisable (une mine de charbon). Cela signifie qu’avant de créer, par métamorphose, les conditions de valorisation d’une ressource, il faut la nommer et, ce faisant, la révéler. Une ressource collective qui ne serait formulée par personne, n’existerait pas. Il faut donc qu’un collectif d’acteurs concernés puisse se réunir et révéler le problème commun à résoudre ou la ressource commune à valoriser. Cela met en cause les procédures habituelles de résolution de problèmes, lesquelles, généralement, négligent le « diagnostic territorial » qui est, en fait, la construction d’une vision partagée du problème à résoudre.
19La troisième caractéristique de la RT découle et est très proche de la deuxième. Il s’agit du caractère caché ou non directement visible de la ressource. Ce n’est généralement pas ce qui semble évident ou d’appréhension habituelle qui constitue la « bonne » ressource. C’est ce qui s’avère fortement lié au lieu après diagnostic approfondi et qui peut créer la niche, la distinction. Ainsi, le dialogue partagé qui détermine le problème commun à résoudre, permettant de définir le territoire adéquat, est à la base de l’émergence des ressources d’un territoire. Dans la perspective de cette « révélation » de la ressource cachée, on se référera aux développements sur l’intentionnalité des acteurs qui s’oriente vers un diagnostic du possible plutôt qu’un diagnostic de l’évidence. Cette intentionnalité d’acteurs développée dans Gumuchian et al. (2003) se comprend comme une opération de dévoilement inattendu (serendipité) à la suite d’un processus collectif de production de représentations partagées du territoire et de ses ressources.
20La quatrième caractéristique de la ressource territoriale est sa renouvelabilité. La ressource territoriale est un composé de volonté, d’imagination créative et de processus d’innovation. En ce sens, elle est a priori « inépuisable » (comparée à ce que sont les ressources naturelles par exemple) mais par contre les processus qui la font exister peuvent s’affaiblir jusqu’à disparaître ; alors la ressource territoriale disparaît également (même si les attributs de la RT persistent). À titre d’exemple, l’huile d’olive de Nyons (Drôme) a obtenu le bénéfice d’une rente de qualité territoriale au terme d’un long processus de reconnaissance et de construction de la qualité sanctionné par une Appellation d’Origine Contrôlée (Aoc). Les prix ont pu augmenter significativement. Le succès de l’opération a produit une augmentation importante des plantations d’oliviers et donc de la production. L’absence de régulation a alors entraîné une surproduction et la quasi-disparition de la rente.
21La ressource territoriale peut ainsi se banaliser. La ressource territoriale ne « s’exploite » pas (comme pour les ressources naturelles), elle s’active… elle n’est donc pas épuisable, car elle ne préexiste pas comme telle aux processus qui permettent son activation. Elle n’est pas épuisable car elle se renouvelle à travers son usage. La RT est donc structurellement de l’ordre de la patrimonialisation plutôt que celui de l’accumulation ou de la capitalisation (voir plus loin). On observera que cette pérennisation exige un profond renouvellement de la politique publique. Dans cette perspective, les élus de collectivités locales doivent accepter tous les enjeux de la démocratie passant par une réelle concertation avec les forces vives de l’action collective des citoyens, des associations, etc. L’esprit de la politique publique ne peut donc plus être celui d’élus qui, dès lors qu’ils obtiennent un mandat, considèrent qu’ils détiennent seuls la légitimité de conduire l’action économique à l’échelon de leur territoire. Le contenu de l’action économique ne peut plus, par ailleurs, consister à prioritairement rechercher à optimiser l’usage de ressources disponibles.
2.4. Comprendre le processus de construction de la ressource territoriale
22Dans nombre de territoires, les conditions de production tant industrielles qu’agricoles ne permettent plus désormais de rester dans la compétition économique au seul titre des gains de productivité ou de la diminution des coûts. Le maintien d’un certain niveau de développement avec des productions génériques n’est plus possible. Il s’agit donc pour ces territoires de développer des stratégies de spécificité, à l’instar des produits labellisés (type Aop, Igp, etc.) ou incluant des savoir-faire spécifiques.
23Cette stratégie de spécification est ainsi une solution possible pour pérenniser le niveau de développement des territoires concernés mais, ce, sous certaines conditions. Il ne suffit pas, en effet, de situer une ressource « dans un territoire » pour qu’elle produise des effets de développement. Sans un contexte particulier de gouvernance territoriale et de politique publique profondément renouvelé dans son esprit comme dans son contenu, la ressource ne peut se territorialiser et le territoire ne parvient pas à se ressourcer.
24Ainsi, la ressource territoriale ne préexiste pas au territoire mais se construit avec et dans le territoire. La construction territoriale est un processus de développement représentant un modèle complémentaire aux modèles de développement existants, du fait de sa capacité à faire émerger de nouvelles ressources et de nouveaux processus d’activation de ces ressources.
25Communément, la ressource renvoie aux théories de la valeur qui donnent sens au produit de l’activité des hommes. Plus largement, la réflexion sur la nature de la ressource renvoie aux théories économiques qui ont, successivement, mis en exergue comme (re)source de valeur : la terre avec les physiocrates, l’échange commercial sous ses diverses formes avec les mercantilistes, le travail productif avec les classiques puis les marxistes, et enfin la valeur-utilité chez les néoclassiques. Pour ces derniers, la ressource concrète est constituée d’une combinaison des « facteurs de production » que sont : le travail, le capital et la matière première. Mais cette combinaison n’a de dimension spatiale autre que celle de la présence ou non de main d’œuvre, de capacité d’investissement des firmes et celle, tout aussi aléatoire, de la distribution des « richesses naturelles » du sol ou du sous-sol. Cette définition de la ressource, qui a longtemps prévalu, notamment en agriculture, ne nécessitait pas un recours à la spécificité territoriale. L’enjeu est alors de dépasser une approche triviale de la ressource donnée, qui se contente de recenser l’existant sous une forme élémentaire, et d’en déduire un potentiel de développement. Nombre de pays dits « en développement » ont historiquement fait l’expérience amère qu’il ne suffit pas – tant s’en faut – de disposer de gisements de ressources en matières premières et énergétiques pour considérer que ces gisements constituent un potentiel de développement qu’il suffirait d’exploiter.
26 Là où il n’y a apparemment aucune ressource ou peu de ressources, il n’est dorénavant plus possible de déduire qu’il n’y a plus de développement envisageable. En sortant la question du développement d’une certaine fatalité, la notion de ressource territoriale présente de nombreux avantages : elle se pense dans une articulation continuelle de matériel et d’idéel ; elle se conçoit de manière relative à des collectifs (acteurs, consommateurs, usagers, …) et relève donc du sens que lui donnent ses opérateurs ; elle est systémique et, en rendant interdépendants les facteurs du développement, elle ouvre le champ des possibles et se prête donc bien à la période d’incertitudes et d’instabilité grandissantes que nous connaissons aujourd’hui dans la mondialisation.
27Ce que la notion de ressource territoriale propose est d’articuler le passé – le patrimoine du territoire entendu comme mémoire de situation de coordinations antérieures réussies –, et l’avenir : l’accès et l’activation de ce patrimoine comme vecteur de coopérations pour résoudre un problème inédit, voire construire un projet de territoire.
3. Mondialisation, attractivité, patrimoine territorial et politiques publiques
28Dans une première section, est livrée une clé de lecture de ce que nous considérons être la nature du processus de mondialisation que nous différencions de l’internationalisation (3.1.). Dans une deuxième section, nous précisons la distinction entre attractivité territoriale haute et attractivité basse (3.2.). Dans une troisième section, nous suggérons d’évoquer l’innovation sociale que constitue une nouvelle appréhension par les acteurs de la dynamique territoriale par les notions de « patrimoine territorial » et la spécificité (3.3.). Enfin, dans une quatrième section, nous évoquons la capacité différenciée des territoires à promouvoir une attractivité haute et le rôle des politiques publiques (3.4.).
3.1. Comprendre le processus de mondialisation
29Le plus fréquemment, le terme « mondialisation » est posé comme simple synonyme de celui d’internationalisation. Quand cela n’est pas le cas, une distinction claire n’est pas proposée pour différencier les deux dynamiques. Lorsqu’un effort est cependant réalisé en ce sens, la mondialisation est posée comme l’expression de la constitution d’un vaste marché en voie d’homogénéisation dépourvu d’obstacles aux échanges.
30Cette compréhension du processus de mondialisation nous semble réductrice et ne nous paraît pas de nature à faire avancer la réflexion sur les dynamiques territoriales (Pecqueur et al., 2008 ; Crevoisier, 2011).
31Nous proposons de considérer la mondialisation comme une dynamique de dépassement de l’internationalisation. L’internationalisation met en jeu des flux croissants de biens et de services comptabilisés dans la balance commerciale (exportations, importations) ou celle des transactions courantes d’une économie (balance qui réunit les flux de biens et ceux de services). L’internationalisation est un processus très ancien d’ouverture des économies nationales. Un pays comme la France est ainsi très engagé dans le processus d’internationalisation en ce que l’économie et l’industrie françaises exportent et importent beaucoup, ce qui se mesure par les ratios habituels comme le taux d’exportation (exportations/production marchande), le taux de pénétration du marché intérieur (importations / consommation intérieure) ou encore le taux d’ouverture {[(exportations + importations) / 2] / production}. Généralement, un pays est considéré comme « compétitif » dès lors qu’il est ouvert et qu’il dégage un excédent de son commerce extérieur (exportations > importations).
32La simple observation des flux de biens et de services sur les dernières décennies suffit à montrer à quel point toutes les économies sont désormais internationalisées, même si de manière inégale. Certains pays sont, en effet, plus ouverts que d’autres, certains sont les « gagnants » de cette internationalisation (les pays dits « compétitifs ») alors que d’autres ne parviennent pas à équilibrer leurs échanges.
33La mondialisation tout d’abord « intègre » l’internationalisation en ce qu’elle repose comme elle sur des échanges considérables de biens et de service. Mais le grand changement qu’implique la mondialisation est que cette dernière remet en cause l’hypothèse formulée par Ricardo d’immobilité des facteurs. Dans la mondialisation tout bouge : les biens et les services mais aussi ce que l’on a coutume de désigner comme les « facteurs ». Une analyse et une observation plus précises nous conduisent cependant à considérer que – même en admettant son cadre théorique – l’approche en termes de « facteurs », le capital productif et le travail, n’est pas ou n’est plus satisfaisante. Appréhender le processus de mondialisation suppose dans ce cadre de considérer quatre et non deux facteurs : le capital productif mais aussi le capital financier, le travail dans son hétérogénéité, ici le travail dont les compétences sont reconnues et recherchées, ainsi que le travail peu qualifié ou dont les compétences ne sont pas reconnues.
34La double hypothèse que nous faisons s’énonce comme suit. La première hypothèse est que la mobilité des dits facteurs est très inégale : le capital financier est volatile, capable de se déplacer en une nanoseconde ; le capital productif (les investissements directs) est « nomade » comme l’est le travail dont les compétences sont reconnues et recherchées : leur mobilité se réalise sur un horizon temporel qui est celui des investissements ; le travail dont les compétences ne sont pas recherchées est incité à ne pas se déplacer, sa mobilité étant remplacé par celle du capital productif (délocalisations).
35La seconde hypothèse est que, dans la mondialisation, le revenu des facteurs dépend de leur vitesse ou de leur propension à la mobilité : plus un facteur est en capacité de se déplacer rapidement, plus élevée sera sa rémunération. Le capital financier est ainsi rémunéré en premier, suivi par le capital productif et les travailleurs dont les compétences sont recherchées. La rémunération des travailleurs dont les compétences sont faibles ou non recherchées sont rémunérées comme un « résidu » : ils perçoivent leur rémunération lorsque les autres facteurs ont été ou se sont rémunérés. On peut ainsi craindre – avec de bonnes raisons de le penser – que la mondialisation soit un processus intrinsèquement inégal avec un risque de baisse non seulement relative mais aussi absolue du revenu des travailleurs faiblement qualifiés (si les prélèvements opérés par le capital financier ainsi que par le capital productif et les travailleurs dont les compétences sont reconnues excèdent ce que la croissance du revenu mondial autorise).
36 Le lien entre vitesse de déplacement et rémunération n’est cependant pas aussi mécanique. Ainsi, les travailleurs qualifiés mobilisant des savoir-faire locaux, parce qu’ils sont spécifiques et que le coût de leur mobilité/redéploiement est par conséquent élevé (voir supra), peuvent être incités à ne pas se déplacer. Ne se déplaçant pas ou fortement ancrés, ils peuvent néanmoins percevoir une rémunération élevée, fruit de leur spécificité, car ils n’entrent pas dans une logique de concurrence par les coûts ou les prix comme le feraient des facteurs génériques.
3.2. Le caractère polysémique de la notion de ressource territoriale et des stratégies d’attractivité
37 La logique très inégale de la mondialisation, telle que nous venons de la caractériser, a des effets considérables sur les économies. Alors que l’internationalisation impose aux économies un objectif de compétitivité, la mondialisation suggère un objectif d’attractivité. Pour une économie nationale ou un territoire, l’enjeu devient désormais d’attirer et retenir les facteurs les plus mobiles.
38Nous n’évoquerons pas ici les politiques visant à attirer ou retenir le capital financier car celles-ci ne sont pas, pour l’essentiel, du ressort des territoires mais plutôt de celui des économies nationales, voire des institutions internationales. Les politiques d’attractivité que les territoires sont susceptibles de mettre en œuvre portent principalement sur les entreprises qui peuvent se déplacer – leurs investissements qui peuvent être consentis sur place ou réalisés ailleurs –, sur les travailleurs dont elles ont besoin pour être innovantes et les politiques pour les former ou les attirer.
39Nous proposons à présent d’articuler notre compréhension de la mondialisation en termes de mobilité des facteurs avec ce que nous avons écrit à propos de la ressource territoriale. Nous avons observé précédemment que les conditions de production tant industrielles qu’agricoles ne permettent plus désormais de rester dans la compétition économique au seul titre des gains de productivité ou de la diminution des coûts et que le maintien d’un certain niveau de développement avec des productions génériques n’est plus possible.
40 C’est ici que nous pouvons introduire la distinction qui nous semble féconde entre attractivité basse et attractivité haute. L’attractivité basse est basée sur une offre de facteurs de localisation à coûts comparés compétitifs alors que l’attractivité haute est fondée sur un processus permanent de spécification appuyée sur une forte proximité institutionnelle (valeurs et représentations partagées, relations de confiance).
41 Il ne fait nul doute que dans la concurrence qui se joue entre les territoires pour attirer les entreprises et les investissements productifs, l’argument des coûts est souvent mis en avant. Il en va de même des facteurs génériques qui sont proposés. Un coût attractif des terrains et de l’offre d’énergie, une fiscalité locale « raisonnable », des équipements de transport et de communication efficaces sont assurément des éléments de l’offre territoriale qui ne peuvent être négligés. Ils ne peuvent cependant être considérés comme de nature à assurer un ancrage durable des acteurs et des activités. Les politiques publiques ne peuvent par conséquent pas ou plus se limiter à promouvoir de tels avantages même lorsque ceux-ci sont demandés par les entreprises ou leurs représentants (les chambres de commerce et d’industrie, par exemple).
42Un constat essentiel, à ce stade de notre analyse, est que les entreprises aujourd’hui ne disposent plus de l’ensemble des compétences dont elles ont besoin pour concevoir et produire les biens et les services complexes que les utilisateurs attendent. Le ratio valeur ajoutée/chiffre d’affaires dans tous les secteurs industriels ne cesse de diminuer d’année en année, correspondant à un processus de recentrage/externalisation bien documenté. Nous rejoignons ici les analyses de Barthélémy et al. (2004) qui mettent l’accent sur la capacité qu’ont certains territoires à construire un avantage comparatif fondé sur la différenciation et l'intégration d’« externalités territoriales » prenant la forme d’une organisation apte à répondre aux besoins de compétences complémentaires émanant de la part des firmes.
43Il résulte de cette observation qu’un ancrage durable des activités peut aujourd’hui être atteint par un territoire si celui-ci est en mesure d’offrir un ensemble coordonné de compétences répondant aux besoins de l’entreprise. Cette idée se retrouve en filigrane dans les analyses de Veltz (1996, 2000). Celui-ci, s’inspirant très largement sans doute des études réalisées par le programme Fast (Forecasting and Assesment for Science and Technology) de la Communauté européenne intitulé « Archipelago Europe » (Hilpert, 1992), suggère que ces territoires d’innovation sont à la fois peu nombreux et inter-reliés, constituant ainsi un « archipel ».
44Cette analyse du processus de rencontre entre des dynamiques de firmes et des dynamiques territoriales dans la mondialisation mériterait d’être enrichie par des approches plus géographiques. On observe, en effet, une fragmentation et une complexification des relations aux territoires en lien avec la mondialisation. Par ailleurs, la question des échelles, et plus précisément de la recomposition des jeux d’échelle consécutifs à celle-ci, constitue un aspect essentiel auquel les politiques publiques sont aussi liées comme nous le suggérons plus loin.
45Selon notre approche et celles d’une partie des chercheurs de la proximité, les territoires les plus aptes à produire des rencontres productives durables avec des firmes en quête de compétences complémentaires organisées combinent les trois dimensions de la proximité telles qu’elles ont été énoncées dans de nombreux textes publiés depuis 1993 (notamment Colletis et Rychen, 2004). La proximité géographique est moins ici une affaire de réduction des coûts liés au franchissement de la distance physique qu’une question de révélation de savoirs tacites plus aisée en face-à-face. La proximité organisationnelle est celle d’acteurs détenant des actifs (singulièrement des compétences) complémentaires. La proximité institutionnelle est le résultat d’une forte densité de relations entre les acteurs du territoire, densité basée sur des valeurs, un sentiment d’appartenance et des relations de confiance.
46Surtout, il convient d’observer que nombre de territoires se situent entre attractivité basse et attractivité haute et que les processus qui vont de l’une à l’autre sont réversibles. Ainsi, un territoire peut progressivement dépasser une simple disponibilité de facteurs génériques (offre foncière, infrastructures, etc.) sur la base desquels il aura construit son attractivité (basse) pour offrir une véritable offre de spécificité : des savoir-faire locaux mis en réseaux et densifiés par le développement de relations de confiance entre les acteurs, par exemple (attractivité haute). Il est donc clair que les déterminants de ces deux configurations polaires de l’attractivité ne sont pas les mêmes même s’ils ne se contredisent pas.
47L’attractivité haute n’est ni acquise à jamais ni ne suggère que l’offre de facteurs génériques serait devenue inutile. Certaines études faites sur Oyonnax ont ainsi pu chercher à montrer que l’affaiblissement des relations de confiance avait contribué à dégrader l’offre de spécificité territoriale (Pecqueur, 2007).
3.3. Une nouvelle appréhension de la dynamique territoriale par le patrimoine territorial et la spécificité
48La spécification de la ressource territoriale se joue principalement sur cette troisième dimension de la proximité et, plus particulièrement, sur l’existence et/ou le renforcement d’un « patrimoine territorial ». On désignera comme un patrimoine territorial la combinaison d’une forte densité institutionnelle (l’« institutional thickness » chère à Amin et Thrift, 1995) et la mémoire de situations de coordination antérieures réussies. La notion de patrimoine que nous retenons ici est à entendre au sens de l’héritage à transmettre aux générations futures et à surtout à valoriser, et non au sens « bancaire » de capital accumulé. À la différence d’un capital qui s’accumule mais peut aussi se déprécier ou se dévaloriser, qui est appropriable et peut donc faire l’objet d’une rente, le patrimoine est un « commun » non appropriable et dont la logique est celle de l’accès et non celle de la propriété.
49C’est donc à tort ou sur la base d’une certaine approximation que certains auteurs parlent de « capital social », voire de « capital territorial » lorsque les processus qu’ils décrivent sont centrés sur la question de la confiance généralisée (le capital social) ou se réfèrent à l’histoire de la construction des ressources territoriales par le jeu de la coordination des acteurs (capital territorial).
50Nous nous référons ici aux travaux de Fukuyama (1997) ou encore ceux de Putnam (2002) sur le capital social, et à ceux de Camagni sur le capital territorial (Camagni, 2017). Pour Camagni, le patrimoine territorial peut être assimilé à un « capital » territorial accumulé et construit par les acteurs. Cependant, nous considérons pour notre part que le terme de « capital territorial » est inapproprié et qu’il convient de lui substituer celui de patrimoine territorial. Ce capital n’a pas de valeur marchande intrinsèque mais, s’il est révélé par les acteurs et activé, il prend une valeur qui l’identifie au territoire. Le patrimoine territorial n’est appropriable par aucun des acteurs du territoire. Chaque acteur du territoire peut, en revanche, utiliser le patrimoine territorial dans des combinaisons nouvelles.
51 Loin d’enfermer le territoire dans un sentier de dépendance dont il ne pourrait pas sortir, l’existence d’un patrimoine territorial assure la pérennité de la trajectoire territoriale en favorisant la recombinaison et la création de ressources nouvelles qui apparaissent à chaque fois qu’est rencontré un problème inédit dont se saisissent les acteurs du territoire selon une géométrie propre à chaque problème. Les liens entre patrimoine territorial et ressources territoriales sont développés notamment dans Landel et Senil (2009).
52La capacité d’innovation sociale – évoquée au début de ce texte – est ainsi le marqueur de la plasticité du territoire. L’innovation sociale illustre bien le jeu de la ressource territoriale. On peut la définir comme « un processus permettant de transformer une nouvelle conception des relations sociales en de nouvelles pratiques sociales » (Saucier et al., 2007). Elle peut être immatérielle, faite de pratiques nouvelles, ou matérielle (nouveaux produits, nouveaux services issus d'une activité en réseau). Au final, c’est bien l’aptitude du territoire à recombiner et créer des ressources nouvelles qui constitue le corollaire de la capacité d’innovation sociale des acteurs du territoire.
53L'innovation n'est donc possible que si le contexte social s'y prête (Lin, 1995) et si existe un patrimoine territorial tel que nous l’avons défini. Callon (2007) avait utilisé la métaphore du scrabble pour montrer que pour placer un mot, il faut que « le tableau s'y prête [et] le tableau dépend du jeu des adversaires, des cases libres et de la disposition des cases qui comptent double ou triple ».
. Un modèle de spécificité : la châtaigne des Cévennes et le couteau de Laguiole
Le couteau de Laguiole (en Aubrac) constitue également un exemple emblématique de spécification à partir d’un objet patrimonialisé, c’est-à-dire qui passe du statut d’objet quotidien sevant à couper toutes sortes de choses à celui d’emblème d’un lieu chargé d’images complexes, créateur de valeur spécifique. Pour Boltanski et Esquerre, l’économie de l’enrichissement par spécification « consiste à mettre au centre de l’activité économique longtemps dominé par la manufacture, des formes de création de richesse dont le rôle était jusque-là marginal ».
L’histoire du couteau est particulièrement intéressante car elle montre comment la valeur se crée avec ce processus de patrimonialisation. La forme du couteau a été définie au xvii e siècle à partir des navajas espagnoles ramenées en Aubrac par des bergers de retour d’Espagne. Une petite industrie du couteau était née. Puis, au cours des xix e et xx e siècles des tensions concurrentielles sont nées entre producteurs et la forme spécifique du couteau n’a pas été protégée. Ainsi, la plupart des couteaux se sont faits à Thiers puis en Asie du Sud-Est. La conséquence immédiate a été la chute de la qualité faisant péricliter l’activité à Laguiole. Ce n’est que dans les vingt dernières années que les acteurs producteurs, les collectivités et autres acteurs associatifs ont œuvré pour la reconquête de la « rente de spécificité ». Cette dernière mesure le gain de valeur obtenu en réassociant le produit avec une spécificité territoriale. Plus qu’une opération de marketing territorial, c’est un mouvement de réaction collective. Il a fallu récupérer une labellisation, redessiner les couteaux mais surtout retrouver une coopération entre producteurs. Cette dynamique s’est instaurée avec difficulté mais a produit des résultats : une nouvelle gouvernance entre acteurs et un nouveau processus de création de valeur.
Pour Boltanski et Esquerre, ces exemples (voir de nombreux autres exemples dans Glon et Pecqueur, 2016) s’inscrivent dans un mouvement de « mutations locales dans un capitalisme global » (op. cit.) qui valorise l’importance de la proximité géographique bien au-delà de sa définition triviale de proximité comprise comme réduction de distance métrique, de densité et d’agglomération.
3.4. Une capacité différenciée des territoires à promouvoir une attractivité haute
54Nous voudrions avancer une dernière hypothèse : celle d’après laquelle les inégalités de développement territorial pourraient trouver un fondement explicatif partiel dans la capacité différenciée des territoires à promouvoir une attractivité haute. Nous estimons que cette capacité différenciée dépend étroitement de l’existence d’un patrimoine territorial.
55 Les questions que pose la proposition que nous faisons, dans le fil analytique de la notion que nous avons suggérée de ressource territoriale, sont encore fort nombreuses. En voici quelques-unes :
- - Quelle place reste-t-il à la matérialité (la place des équipements ou des infrastructures de toutes sortes, par exemple) puisque la ressource territoriale peut très bien n’avoir aucune traduction matérielle ?
- - Alors même que la ressource territoriale participe à reconsidérer la richesse comme étant tout autre chose que ce que mesure le Pib, comment, alors, la mesurer ?
- - Quels sont les dispositifs nécessaires à la réactivation permanente de la ressource territoriale, donc gages de la durabilité de la trajectoire territoriale ?
57Cependant, selon nous, les questions les plus importantes et sur lesquelles il conviendrait de continuer de travailler sont celles qui concernent le lien ressource/patrimoine territorial. En trouvant la manière par laquelle la ressource territoriale concentre de la valeur dans des formes territoriales particulières, on comprendrait mieux pourquoi certains territoires résistent bien aux grandes crises sans avoir d’avantages comparatifs dans l’échange sur les marchés (Benko et Lipietz, 2000). Cette énigme incite à faire l’hypothèse d’un double processus de patrimonialisation, renvoyant au passé, et d’activation qui s’inscrit dans le présent et l’avenir.
58Ajoutons pour compléter cette analyse que les politiques publiques ont un rôle déterminant, pouvant (ou non) favoriser le processus de spécification et la constitution progressive de ce patrimoine territorial.
59Ces politiques sont à considérer tantôt comme des « accompagnateurs » de situations de coordination qui se seraient produites en dehors d’elles, tantôt comme des « déclencheurs » de telles situations. C’est ici que réside sans doute la distinction entre les aides et les incitations, les premières ayant un caractère passif d’accompagnement d’actions qui auraient de toute manière été engagées, les secondes ayant contribué activement à leur mise en œuvre effective (Colletis et Salles, 2018). Au-delà de leur caractérisation en termes alternatifs d’« accompagnateurs » ou de « déclencheurs », les politiques publiques peuvent aussi être parfois considérées comme des « récupérateurs » de processus ou d’actions émanant d’autres acteurs. L’analyse des liens avec la sphère non institutionnelle est ici déterminante et montre que la frontière public/privé est loin d’être simple à tracer.
60 Nous pensons que les politiques publiques, par l’esprit dans lequel elles sont définies et par leur contenu, peuvent exercer une influence décisive sur la formation, l’enrichissement et la mobilisation du patrimoine territorial. Plutôt que de chercher à compléter l’offre de facteurs à caractère générique – ce qui revient à mettre en œuvre une stratégie d’« agglomération » telle que nous l’avons définie in Colletis et Rychen (2004) – les politiques publiques peuvent, dans une perspective de spécification, aider à identifier les compétences complémentaires dont les entreprises ont et auront besoin et cartographier de manière corollaire les compétences individuelles et collectives dont le territoire dispose pour répondre à ce besoin. Ce faisant, elles favorisent la proximité organisationnelle. Mais ces politiques doivent surtout favoriser un accroissement de la densité des relations entre les acteurs, en particulier ceux appartenant à des « mondes » différents : entreprises et institutions de formation et/ou de recherche dont les objectifs et l’horizon temporel diffèrent ; acteurs de secteurs ou champs d’activité différents, etc. Ces politiques doivent également créer les lieux et les moyens divers par lesquels le patrimoine territorial peut s’enrichir par son usage. Ces lieux ne sauraient constituer des espaces clos et il est clair, comme l’a montré l’étude Archipel Europe (op. cit.), que les territoires les plus denses en termes de coopérations sont aussi ceux qui sont les plus ouverts. Il n’est donc en rien paradoxal que les acteurs publics puissent à la fois favoriser les relations entre les acteurs du territoire et inciter ceux-ci à prendre en compte la fragmentation des territoires et les jeux d’échelle complexes dont ils sont des acteurs déterminants.
4. Conclusion
61Alors que l’attractivité basse, centrée sur les effets recherchés d’une colocalisation simple, n’a nul besoin de proximité organisationnelle et ne requiert qu’une faible proximité institutionnelle, l’attractivité haute se fonde sur la construction de ressources par les acteurs à partir de potentiels mobilisés par le territoire défini par une triple proximité, géographique, organisationnelle et institutionnelle. Dans ce papier comme dans d’autres, nous insistons de facto sur les proximités organisationnelle et institutionnelle. Nous invitons cependant en conclusion à une relecture du statut de la proximité géographique, au-delà de la révélation de savoirs tacites favorisée par le face-à-face.
62D'une manière générale, l'espace a toujours posé de délicats problèmes à la théorie économique qui a toujours cherché à en éluder les effets en les limitant ou en les neutralisant. C'est le cas notamment de l'analyse spatiale dans la théorie classique de la localisation, pour laquelle l'espace c'est de la distance et donc du coût de transport qui s'ajoute aux coûts de production.
63Dans certaines théories plus récentes de la proximité en économie, la problématique est souvent la même. La proximité géographique est présentée comme n’étant qu'une manifestation circonstancielle ou ponctuelle de la proximité parmi d'autres dimensions de cette dernière. Pour Torre (2009), « la proximité est une affaire de distance (…) la proximité géographique est neutre dans son essence (souligné par l'auteur). Ce sont les actions et les perceptions humaines qui vont lui donner une dimension plus ou moins positive ou négative, ainsi que lui conférer une certaine utilité ».
64Admettre le rôle central des actions et des perceptions revient selon nous à accepter que l'histoire du lieu et sa culture interviennent dans la création de valeur et influent sur la formation/métamorphose des ressources territoriales (Scott, 2001 et 2004). Nous convergeons ainsi avec Torre pour considérer que la proximité géographique existe ainsi moins « dans son essence » que dans son existence et ne peut se réduire aux effets d’une simple juxtaposition d’acteurs colocalisés. La mondialisation, la fragmentation des territoires et la mobilité accrue des facteurs qu’elle signifie nous rappellent paradoxalement que la proximité géographique compte. Là où il y a société, il y a proximité géographique. L'activer est au cœur des stratégies de construction territoriale.
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Mots-clés éditeurs : proximité institutionnelle, attractivité basse et haute, patrimoine territorial, ressources territoriale, spécificité
Mise en ligne 10/01/2019
https://doi.org/10.3917/reru.185.0993