Couverture de RERU_144

Article de revue

Lectures bibliographiques

Pages 764 à 780

Notes

  • [*]
    Entre autres, par ordre alphabétique : AGUILÉRA, BAILLY, BOUBA-OLGA, CAMAGNI, CARRINCAZEAUX, CREVOISIER, DOLOREUX, DUPUY, FILIPI, GILLY, MAILLAT, RALLET, TORRE, ZIMMERMAN...

TORRE A, WALLET F (sld) (2014) Regional Development and Proximity Relations. Cheltenham, UK, Northhampton, USA, Edward Elgar, 375 p.

1 Le recours à la lingua franca est sans contexte le meilleur moyen d’être lu. C’est pourquoi des auteurs familiers aux lecteurs de la RERU [*] se trouvent cités ici après avoir publié dans des périodiques tels que Regional Studies, Research Policy, Geojournal. European Planning Studies, Entrepreneurship and Regional Development pour ne nommer que les titres le plus souvent mentionnés. Aux sept auteurs français se sont ajoutés des Hollandais, des Australiens, des Suisses, des Italiens et même un Canadian que l’auteur de ses lignes ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève. Cet aréopage de 22 auteurs a relevé le défi de présenter en quatre parties bien distinctes un ensemble on ne peut plus cohérent, sans vraiment se répéter tout en traitant souvent des mêmes concepts. À n’en pas douter, les directives d’André TORRE (que je n’ai pas à présenter) et de Frédéric WALLET (chercheur à l’INRA et à AgroParistech) responsables de cette œuvre collective ont été bien suivies. Comme ils l’écrivent en préface, si la littérature sur les processus de proximité et les relations qui s’y rapportent, au fil des ans, s’est considérablement développée, les liens entre le développement régional et les relations de proximité auraient été négligées. C’est ce qui, à leurs yeux, constitue l’intérêt de cet ouvrage. Or, le lecteur familier avec les écrits de « l’école française de la proximité », dont les apports sont ici soulignés par la majorité des auteurs, est en droit de s’interroger sur la soi-disant négligence à laquelle TORRE et WALLET font ici allusion. Et, il pourrait craindre d’être mis en présence de contributions prenant la forme de résumés-synthèses. Qu’il soit rassuré, il n’en est rien et, aussi érudit ce lecteur hypothétique puisse-t-il être, il saura apprécier ce qui lui est ici offert, à commencer par l’introduction : The rôle of proximity relations in regional and territorial development processes, qui sert de rampe de lancement.

2 Dans cette introduction, TORRE et WALLET présentent un texte abondamment documenté prenant appui sur deux caractéristiques : la reconnaissance du rôle des systèmes de production locaux dans l’essor d’une nouvelle dynamique régionale ; la prédominance des technologies de l’information comme réducteur des distances facilitant ainsi les relations sur de longues distances. Il leur revenait, on l’admettra, d’ouvrir la marche par une allusion aux premiers travaux de ceux que l’on associera rapidement à l’école française de la proximité réalisés au début des années 1990 et qui ont donné lieu à un numéro spécial de la RERU (1993, 3). On souligne ici que ceux qui s’engeront dans le sillon des pionniers partageront leurs convictions basées sur le refus de voir l’économie complètement tributaire du mécanisme du marché sans la prise en compte des dimensions spatiales impliquées. En se rapprochant des géographes, des urbanistes et autres spécialistes des sciences humaines, des économistes, tels TORRE et WALLET, allaient ainsi paver la voie à une approche multi-disciplinaire en mettant de l’avant les concepts de proximité géographique et organisationnelle. Malgré que ces derniers soient maintenant familiers à chacun d’entre nous, c’est avec grand intérêt que l’on lit l’interprétation qu’en font plusieurs collaborateurs à cet ouvrage sur la base de leurs propres observations et réflexions.

3 En se référant aux écrits de la première décennie du XXIe siècle, TORRE et WALLET soulignent trois constats. Un premier, familier à tout chercheur ayant travaillé sur les PME exportatrices, se rapporte aux foires internationales où tout un chacun cherche à se faire connaître tout en y puisant de précieuses information sur l’évolution des marchés et les innovations à ne pas rater. Vient ensuite la mobilité grandissante des gens d’affaires. Oui, pour exporter il faut se déplacer : aller voir comment on fait du business sous d’autres cieux et avec qui il s’avère possible d’établir des alliances et développer d’indispensables partenariats. Enfin, quitte à devoir citer et réciter M. PORTER ad nauseam, il faut bien admettre que les clusters sont toujours d’actualité. Nos auteurs donnent l’exemple de ceux entourant les biotechnologies pour montrer que tout n’a pas été dit sur les effets d’agglomération. Après avoir défini le concept de proximité institutionnelle que reprendront d’autres auteurs, TORRE et WALLET abordent la dynamique de la proximité sous l’angle socio-économique en faisant ressortir six champs d’études particuliers dans lesquels se sont engagés plusieurs collègues comme en font foi les références mentionnées. Se retrouvent ici les mécanismes de coopération entre les acteurs d’un milieu donné, les processus d’innovation, les réseaux sociaux (rien à voir avec Facebook et autre Twitter...), le rôle des infrastructures, l’international et enfin l’incontournable développement durable régional.

4 La première partie Proximity and regional development : main debates and conceptual perspectives, débute avec une contribution de R. J. STIMSON (Proximity and endogenous regional development). Celui qui est le directeur de l’Australian Urban Research Infrastructure Network de l’Université de Melbourne aborde la question de la proximité sous l’angle du développement régional endogène. Ce faisant, il remet en cause la trop bien connue prévision annonçant la mort de la géographie... Ce qui n’est pas sans rappeler celle formulée à la fin des années 1960 qui annonçait la mort de la comptabilité étant donné l’émergence alors fulgurante de l’informatique. L’auteur brosse un tableau presque exhaustif de la littérature qui circonscrit le concept de la proximité en débutant, il va sans dire, par les écrits de MARSHALL et en poursuivant avec ceux, entre autres, de KRUGMAN tout en jugeant opportun de définir ce qu’est un territoire. Aux proximités géographiques et organisationnelles, l’auteur ajoute les proximités culturelle, structurelle, électronique, relationnelle, technologique, institutionnelle (alouette !). En relation avec les facteurs institutionnels et plus particulièrement l’Institutional thickness, un certain AMIN se voit cité à quelques reprises. On trouve dans ce chapitre d’intéressantes considérations sur le regional learning et sur les systèmes régionaux d’innovation. Concernant ce dernier point, l’auteur aurait dû prendre en considération les travaux de mon compatriote D. DOLOREUX cité, par ailleurs, dans un chapitre subséquent.

5 Il revient à A. TORRE de saisir le relais offert par notre collègue aussi avec un chapitre au long titre annonçant bien ce qui suit : Proximity relations at the heart of territorial development processes : From clusters, spatial conflicts and temporary geographical proximity to territorial governance. Étant familier avec les écrits du directeur de la RERU, je suis en mesure d’attester qu’il offre ici un texte inédit. En reprenant les concepts de l’école qu’il a contribué à fonder, TORRE ambitionne cette fois d’évaluer dans quelle mesure les approches reliées à la proximité contribuent à faciliter les mécanismes associés au développement territorial afin de mieux comprendre la dynamique propre aux échelons régional, local et territorial. Et, puisque la problématique des clusters est toujours d’actualité, l’auteur s’interroge sur les raisons qui conduisent les entreprises à se regrouper : les avantages attendus, les inconvénients possibles, les besoins de contacts personnels, les politiques susceptibles de favoriser les regroupements sectoriels (je pense ici à ce qui est à l’origine du district multimédia de Montréal). L’approche de la proximité contribue à apporter des réponses à ce questionnement selon l’auteur qui, avec ô combien raison, signale que deux dirigeants d’entreprise peuvent cohabiter l’un près de l’autre tout en s’ignorant royalement. J’ai en mémoire la remarque d’un agent de développement local qui me disait que, parfois, tout ce que deux chefs d’entreprise, se voisinant au sein d’un même parc industriel, connaissent l’un sur l’autre se limite à ce qu’ils peuvent lire sur la devanture de leur entreprise respective.

6 Dans une section consacrée au développement territorial, on trouve un plaidoyer en faveur d’une définition plus englobante que ce qu’offre la littérature sur le sujet. Une des raisons évoquées concerne la prise en compte de la volonté grandissante des populations locales à se prononcer sur le devenir immédiat. À mon avis, ceci reste à démontrer malgré les beaux principes sous-jacents à la participation citoyenne. Certains ne mettent-ils pas en garde contre ce nouveau dogme, qualifié de « tyrannie de la participation » ? L’innovation territoriale, vue comme une résultante des changements observés à l’échelon d’un territoire, qu’ils soient d’ordre technologique, organisationnel ou institutionnel, constitue une raison supplémentaire de revisiter le concept de développement territorial selon TORRE. Ce qui conduit à une définition de la gouvernance territoriale vue ici comme un ensemble de procédures et de mécanismes auxquels ont recours les acteurs locaux dans leurs efforts pour se donner un mieux-être collectif.

7 Le lecteur familier avec les travaux de l’auteur ne s’étonnera pas de trouver une section sur les conflits qui accompagne presque inévitablement la dynamique territoriale. Les problèmes sont de trois ordres : 1. la superposition de diverses finalités possibles ; 2. la contiguïté que je résume par la métaphore bien connue : les problèmes de clôtures ; 3. l’effet de voisinage occasionné par les conséquences indésirables associées à l’environnement : air et eau contaminés par une activité industrielle. Ici, tout Québécois a à l’esprit l’opposition à l’exploitation des gaz de schiste qui a conduit le gouvernement à adopter un moratoire empêchant le secteur privé à régner en maître dans la cour des citoyens. Les différentes sections s’accompagnent de graphiques ayant pour effet de faciliter la compréhension des problématiques abordées.

8 Il revient à R. CAPELLO d’ouvrir la deuxième partie The role of proximity in spatial innovation processes à partir d’une interrogation. En effet, notre collègue, professeure au Politecico di Milano et ex-présidente de la RSAI, a intitulé son chapitre Proximity and regional innovation processes : is there space for new relations ? L’innovation se situe au cœur de ce chapitre qui souligne le fait que la R & D conduit à la connaissance d’où émane l’innovation. L’auteure en fait la démonstration à l’aide de l’évolution observée sur un espace temporel de cinquante ans. Ainsi, sur la base des années 1960 à 2010, CAPELLO présente en cinq phases l’évolution conceptuelle de la proximité ; la contribution de l’école française se situant dans la troisième phase. Un accent particulier est consacré envers la proximité organisationnelle. La phase suivante, qualifiée de reinforcing phase, met en évidence le concept de proximité cognitive utilisé dans la majorité des études pour souligner les relations entre acteurs d’un même lieu. Ce qui n’empêche pas l’auteure d’insister sur la nécessité de bien faire comprendre les relations entre acteurs situés en des lieux divers. Ce faisant, au lieu de se limiter à la simple absorptive capacity d’une région donnée, on en arrive à mieux saisir comment se présentent les échanges interrégionaux.

9 Dans ce chapitre particulièrement dense, agrémenté à son tour de graphiques d’une bonne teneur pédagogique, il est question de modèles territoriaux d’innovation où, il fallait s’y attendre, on se trouve mis en présence d’un nouveau paradigme (merci KHUN) : the innovation patterns paradigm. Par rapport à l’ancien (paradigme) on distingue la connaissance et l’innovation et on rejette l’hypothèse d’un circuit court invention-innovation à l’intérieur d’une même entreprise, voire d’un territoire. Un intéressant tableau illustre le concept de la créativité territoriale.

10 Le chapitre suivant nous conduit en Norvège où les deux auteurs (R.D. FITJAR et A. RODRIGUEZ-POSE) rappellent à leur tour l’importance des effets d’agglomération. Oui, faut-il le répéter, tout comme il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade, il vaut mieux se localiser en Île-de-France qu’en Corrèze. Ce qu’il ne vaut pas dire, et j’insiste, qu’il est impossible d’innover sur le Plateau de Millevaches. Contrairement à la plupart des auteurs, nos collègues ont eu recours à une enquête téléphonique auprès de 1 604 firmes ayant plus de dix employés pour étayer des observations qui les conduisent à recourir à la métaphore de « pipelines globaux » (global pipelines). Ils cherchent ainsi à montrer comment en Norvège urbaine on stimule l’innovation. Les idées viennent d’ailleurs et non essentiellement des interrelations locales. Ils nuancent donc (ce qui est, à mon humble avis, discutable) l’importance des contacts face-à-face qualifiés de buzz compte tenu de tout ce que peut véhiculer les « pipelines » reliant les différentes régions. En conclusion, et cette fois je ne vais pas contredire les auteurs, on signale le rôle exercé par le dirigeant d’entreprise dont la volonté s’avère déterminante dans tout processus conduisant à l’innovation.

11 La troisième partie Networks and proximity relations débute elle aussi par une étude de cas. On doit ce chapitre à R. BOSCHMA, l’auteur le plus cité de l’ouvrage (oui, davantage que PORTER et KRUGMAN : faut le faire !) qui est Deputy-Chief Editor de Regional Studies. En plus, il exerce son art à l’Université de Lund en Suède et à l’Université d’Utrecht. Se sont joints à lui P. A. BALLAND et M. de VAAN pour ce chapitre intitulé The formation of economic networks : a proximity approach. Pour expliquer comment se forment les réseaux d’information, les auteurs ont jugé utile de reprendre à leur façon la description des différents concepts reliés à la proximité. En pédagogie la répétition est de bonne guerre. À titre d’application, on donne l’exemple de l’industrie des jeux vidéo en y associant l’ensemble des concepts déjà définis dans les chapitres précédents. Différentes suggestions sont formulées pour poursuivre une réflexion qui devrait conduire à mieux comprendre le rôle de la proximité dans le transfert des connaissances inter-entreprises. Je me permets de suggérer aux auteurs d’établir une collaboration avec des chercheurs montréalais étant donné l’importance qu’occupent les jeux vidéo dans l’économie de la métropole du Québec.

12 R. CAMAGNI ouvre la quatrième partie Place-based strategies and proximity relations par un chapitre intitulé The regional policy debate : a territorial, place-based and proximity approach visant à montrer la pertinence de poursuivre la mise en œuvre des politiques d’actions régionales. Notre collègue milanais que beaucoup, comme moi, ont pu connaître grâce à son implication avec le regretté Denis MAILLAT dans le réseau GREMI, afin de justifier son propos, évoque à son tour l’émergence d’un nouveau paradigme en vue de favoriser la mise en place de stratégies de développement régional. Ses fondements devraient être le recours aux savoirs locaux et à une vision nationale ; à des politiques touchant toutes les régions d’une entité nationale ; à une approche faisant appel aux ressources locales (place-based approach) ; aux éléments intangibles (éducation, capital humain, etc) ; à la décentralisation et au fédéralisme fiscal ; à la participation citoyenne, au développement des capacités au partenariat. Tout ceci pourrait conduire à ce que CAMAGNI qualifie de cohésion territoriale et qu’il représente à l’aide d’un schéma comprenant les différentes composantes susceptibles de favoriser la dite cohésion.

13 Notre ami Antoine BAILLY ferme la marche par un très (trop) court chapitre A challenge book : regional devopment and proximity relations où il souligne la nécessité d’abandonner le principe du one size fits all : ne pas considérer toutes les régions comme étant similaires et ce qui est bon pour une doit l’être pour une autre. Je suis bien d’accord même si je continuerai toujours de dire que ce qui est possible dans la région X, pourquoi ne serait-ce pas possible dans la région Y ? Toutes choses étant égales par ailleurs, même si ce n’est jamais vrai. Oui, tirer les leçons d’ailleurs quitte à devoir les adapter aux spécificités d’ici. Mais, laissons le mot de la fin au récipiendaire du « NOBEL » de la géographie, le Vautrin LUD, avec son schéma Regional proximity in societal perspective qui, pour notre discipline, peut être considéré comme le meilleur des mondes possibles (merci HUXLEY).

14 André JOYAL, chercheur au CRDT et à l'INRPME, Université du Québec.

MARTOUZET D (dir) (2014) Ville aimable. Presses universitaires François-Rabelais, Collection villes et territoires, Tours, 384 pages. ISBN : 978-2 -86906- 361-7

« Ce qu'est, pour les gens, la ville », p. 11

15 De manière lapidaire, c’est l’objet de ce livre et plus généralement des travaux menés depuis plusieurs années par D. MARTOUZET, plus loin DM : c’est à la fois une synthèse de ses réflexions actuelles, la présentation de ce que ses disciples ont pu écrire et des pistes théoriques, méthodologiques pour continuer à travailler sur le rapport affectif à la ville. C’est un ouvrage important, dense, pas toujours facile à lire mais qui mérite grand intérêt et forte attention. Quelques regrets aussi liés au fait de la quasi-ignorance de la science régionale et de la RERU...

16 Il y a au départ la conviction que l’affect, les affects, jouent un rôle essentiel et déterminant dans la compréhension et dans la pratique de la ville. Cette dimension resterait relativement ignorée et ceux qui en traitent seraient décidément encore incompris car traiter des affects reste en partie suspect : peut-on en parler scientifiquement ? Alors, cet ouvrage prend le problème à bras le corps : il veut dire et redire encore toute l’importance de ces rapports affectifs à la ville, montrer les avantages de ces démarches que d’autres « disciplines », pardon d’« autres formations », (p. 34), auraient volontairement ou non, méconnu, vilipendé sans doute. Il faut alors « chercher l’affect sans chercher à le chercher », DM, p. 17. Plus scientifiquement aussi, il faut « construire un concept qui réponde à une nécessité de recherche, en préciser le contenu et en définir le contour, en vérifier l’opérationnalité », idem. Au-delà de cette ambition, DM ne cache pas qu’il entend davantage : proposer une théorisation, structurer un paradigme, constituer une équipe, se faire entendre dans les structures académiques et universitaires. On lui donne volontiers acte sur ces derniers points : il a largement réussi. Il y a cependant encore plus : cet ouvrage se voudrait être une sorte de Manifeste souvent flamboyant en attente d’une construction d’une théorie générale. Pour « s’affirmer par l’affectivité », p. 18, il faut largement, disent les auteurs, déconstruire, critiquer d’autres domaines ou plus simplement les oublier, feindre de croire qu’ils n’existent pas ou n’ont rien dit et rien à dire : une sorte d’amnésie purgative et créatrice.

Le syndrome de Fort-de-France

17 Pour DM, « l’idée originelle du rapport affectif à la ville (...) provient d’un étonnement wébérien face à des pratiques urbaines, à des discours sur la ville – et sur soi – d’habitants ordinaires et d’usagers de la ville, des travailleurs et de mères de familles, d’enfants, d’adolescents et de personnes âgées, d’oisifs et d’affairés, de citadins, de campagnards », p. 11. WEBER sans aucun doute mais autant KANT, l’Éthique et son Esthétique transcendantale que DM nous avait présentées lors d’un des premiers SEDER.

18 Un autre lieu nous réunit même si nous n’en partageons pas forcément les mêmes liens affectifs et les représentations : c’est Fort-de-France, dont DM reconnaît qu’elle a été le déclic de ses interrogations et en particulier de ses certitudes : « dans ce contexte géographique particulier, à la fin des années 1990, un faisceau d’indices semble montrer qu’existe un profond rejet de la ville par ses habitants eux-mêmes, et, plus largement par l’ensemble de la population martiniquaise », p. 53. Déclic mais pour autant, DM précise bien : « Je n’allais pas travailler toute ma vie sur cette ville », p. 23. Dans son ouvrage sur la capitale de la Martinique, DM écrivait clairement que « Fort-de-France est, avant toute chose, une ville difficile à saisir : elle n’est pas vraiment aimée, surtout actuellement par la majorité des Martiniquais qui, pour des raisons à rechercher dans l’histoire coloniale et esclavagiste, sont plus attirés par les communes rurales, ni par le blanc créole, ou béké qui, bien que l’utilisant pour des raisons économiques, lui préfère le monde rural et agricole, restant attaché à la terre, ni par le métropolitain qui n’y retrouve pas l’ambiance des villes de France hexagonale », DM (2001), (voir notre commentaire in RERU, 2002, 1, 190-192). Si je partage son point de vue sur la difficulté de saisir Fort-de-France, si, en effet, beaucoup de choses sont enfouies mais ressurgissent rapidement et profondément comme l’amitié et l’agressivité, la couleur de la peau, peut-on dire encore aujourd’hui que Fort-de-France n’est pas vraiment aimée et par qui et pourquoi ? DM convient que cette ville continue à l’interroger et qu’au fond, il l’aime sans doute plus qu’il ne veut dans cet ouvrage le reconnaître. Il souligne que la ville, toute ville, est souvent, par l’examen des rapports affectifs que l’on en a, une manière de parler de soi. N. MATHIEU (plus loin NM), dans le dialogue avec DM convient que « l’autre est un miroir », p. 30. Alors, Fort-de-France : la ville et moi, la ville-moi, Fort Royal et foyalais, voir les thèses de HILDERAL-JURAD (2013) et de TERRAL (2013).

19 L’ouvrage propose à plusieurs reprises des attitudes, des postures, affirme des postulats, avance des hypothèses. On va essayer de se situer sur ce terrain pour montrer la richesse et la variété des approches fortement liées à la personne et à la pensée de DM.

Construire le concept de l'affectif à la ville

20 C’est un ouvrage de presque 400 pages qui entend répondre aux canons de la recherche académique et de la production scientifique. Au-delà du titre général, La ville aimable que DM nuance et complexifie à la fois dans l’introduction générale, La ville aimée car... aimable ou détestable et donc détestée ? L’enjeu majeur est la compréhension, la construction, la théorisation, la mesure et l’opérationnalisation du concept de rapport affectif à la ville. Ce point de départ étant posé, DM espère que sa réflexion pourrait, devrait conduire au rapport affectif à l’espace et aux lieux. Certaines contributions trouvent ou retrouvent des questionnements relatifs au territoire et à la territorialisation.

21 Sans doute, le terrain n’est pas vierge et de nombreux travaux et approches dans la littérature « académique » des sciences sociales et humaines sont évoqués, comme par exemple, dès la deuxième page de l’introduction, le vécu, le ressenti, l’affectivité, les émotions, les sentiments. L’attention est largement portée aux habitants, aux « gens », tant ceux évoqués par l’étonnement wébérien que sur la liste des mal aimants de Fort-de-France, qu’à ceux que l’on ignore, que l’on ne connaît pas, du moins ceux que les chercheurs, les experts ne voudraient pas connaître car insignifiants ou gêneurs. La littérature est convoquée : BAILLY, l’École de Chicago, SIMMEL, DARDEL, TUAN, mais encore FOURIER, HEIDEGGER, HUME, ROUSSEAU, mais pas FRÉMONT, CLAVAL ou JACOBS par exemple. Reprenant la métaphore de FRIEDMAN (2005), The World is flat, on pourrait peut-être avoir, du moins dans une vision rapide et simplifiée de la littérature spatiale et celle de l’économie urbaine, la conviction que le sentiment est absent, que la ville est plate au sens d’un encéphalogramme du même nom, la vaste et morne plaine de LOSCH-CHRISTALLER. Il y aurait pour reprendre la formule utilisée dans l’introduction de l’Économie territoriale (2013) « un péché originel de l’analyse spatiale » (p. 5), par lequel tout « affectif » serait faute scientifique, la faute à DESCARTES ou à HUME sans doute : seule importerait la rationalité. L’affectivité serait mièvrerie, notamment chez les économistes, et pour le dire à la DM, « l’analyse est fatale à la relation amoureuse », p. 14. Les auteurs veulent affirmer l’affectivité comme question non seulement recevable mais indispensable de la compréhension de la ville, et ils souhaitent en construire une démarche « scientifique » opposée au scientisme, proposition facile à formuler qui viserait ceux qui ne sont pas dans la mouvance de la ville aimable et plus largement sans doute, ceux qui refuseraient à cette approche d’exister. Il convient alors de fournir des modalités, des approches que les auteurs trouvent dans des références d’ordre philosophique, anthropologique, phénoménologique, psychologique, sociologique, syntaxique et encore bien d’autres, pour nourrir, lentement, par à-coups, par tâtonnement, par écoute de paroles discursives, « une quête ontologique du rapport des individus et des lieux », NM, p. 38. La géographie pour sa part a largement donné et continue à investir des champs prenant en compte de nombreux aspects que DM veut mettre en lumière, par exemple, Les Emotional Geographies de DAVIDSON et al. (2005), les Géographies littéraires de COLLOT (2014, 2011), sans oublier la géographie culturelle (CLAVAL, 1995, 2004 ; CHIVALON, 2003). Mais évidemment, par prudence et ignorance, on se gardera d’aller plus loin dans le monde complexe des géographes. On peut aussi revenir à l’Encyclopédie de géographie de BAILLY et al. (1995, 1992).

22 Alors, souvent les mots, les jeux de mots, les rapprochements de perceptions, la mise à jour, fût-elle désordonnée des affects, constituent les sources et les fondements de la révélation des rapports affectifs : « s’affirmer par l’affectivité permet de distinguer – en tout cas de croire pouvoir se distinguer – alors que l’argumentation rationnelle, outre qu’elle suppose l’assentiment de l’autre, par son caractère rationnel, justement, renvoie l’individu à une généralité, celle de l’être rationnel », p. 8. À l’assentiment, préférer les sentiments, même si le terme de préférence se voit contesté, porteur aux yeux de NM de « réduire l’individu habitant à une pratique de décision ». On a donc besoin d’un détour épistémologique que traite DM, en examinant la place de l’individu dans les deux postures, l’individualisme et l’holisme , p. 60 : il veut souligner à la fois que l’individu est unique, que « la personne prime », (p. 52), mais tout autant qu’il est marqué, conditionné par « la rencontre d’une trajectoire et d’une situation », p. 60. Il est « l’individu-aujourd’hui », donc produit de son histoire et en devenir.

23 Pour construire, il faut décidément déconstruire, et notamment, rapidement aussi, traiter les liens et les ambiguïtés qui articulent passion et raison comme dans un autre monde, les liens entre Fides et Ratio de JEAN-PAUL II dans sa Lettre encyclique de 1998. Il faut à la fois dépasser ce qui est appelé « économisme et psychologisme » dont on comprend bien que les termes, ici, sont plus péjoratifs qu’admiratifs. Le travail est proposé en deux temps : « une méta-méthode de séparation entre raison et passion, puis le dépassement de la raison en tant qu’elle induit les réponses données concernant les passions », p. 69. À défaut de pouvoir parler et classer « rationnellement », DM propose les « bonnes raisons » d’apprécier ou de ne pas apprécier la ville, dans une composition déclinatoire et classificatoire en 24 catégories dans la lignée chère à FOURIER par la cabaliste, la composite et la papillonne. Il est donc nécessaire d’aller « vers une rationalisation de l’analyse affective », (p. 66), et le travail théorique de DM trouverait indirectement certes, mais efficacement, écho notamment dans le champ de la cosmétologie et des médicaments et les spécialistes du naming s’en donnent à cœur joie : en témoigneraient les billets de DURETZ (Le Monde du 12 avril 2014) et de ZILBERTIN (Le Monde du 19 avril 2014). Un autre écho peut être lu dans Le Monde du 23 avril 2014 qui consacre une pleine page à un entretien à D. SANDER – lauréat du prix Latsis –, qui répond en quelque sorte à DM : « les émotions sont souvent rationnelles ».

24 Les grilles de lecture, une des méthodes largement utilisées dans l’ouvrage, entendent enrichir la notion de rapport affectif pour traiter de l’espace et on parlera beaucoup d’attachement plus ou moins synonyme du sentiment d’appartenance ou communautaire, de l’identité ou encore du sens des lieux. On reviendra plus bas sur les rapports affectifs à l’espace et au territoire. DM propose ainsi des « attitudes », des « “types” de relation à la ville », fondées sur la ville matérielle, la ville-forme, la ville relationnelle, la ville de l’inclusion-exclusion, la ville-souvenir et la ville potentielle et neuf « figures d’individus » : l’amoureux, l’opportuniste, l’utilisateur, le nostalgique, le convaincu, l’anonyme, le libéré, le rétif et l’indifférent. Dans la même lignée, AUDAS décompose les rythmes de l’affection dans une série figures types dans l’annexe de son chapitre, p. 263 et suivantes.

25 Au-delà de la réflexion épistémologique que propose DM, effort important, progressif, hésitant et incertain, DM et LAFFONT, p. 350, nous disent que « le rapport affectif à la ville, comme concept, est finalement, assez aisé à définir » : c’est « la relation, éternellement changeante, que l’on entretient envers la ville, directement ou à travers ce qui la compose et ce que l’on se représente, et qui porte en jeu en soi ». Il y a de l’humour involontaire dans ce finalement que je me plais à souligner et qui nous fait penser, par exemple, largement aux multiples travaux canoniques et fondateurs de BAILLY.

Les vertus du dialogue

26 Plus directement perceptible, moins ambitieux et moins théorisé apparemment, un des meilleurs textes de l’ouvrage, sinon le meilleur, est constitué par le débat entre DM et NM, elle aussi avec laquelle de vieux liens et de longues discussions nous rapprochent et nous rajeunissent...

27 Le chapitre qui est pudiquement appelé « Habiter, une histoire d’affects : dialogue et confrontations » se révèle en réalité un moment extrêmement fort d’une discussion solide, argumentée, où chacun défend son point de vue, écoute l’autre et s’enrichit. On espère que tous les contributeurs et les lecteurs en ont pris et prendront connaissance et s’en délecteront tant s’expriment de l’intelligence, de la clarté ou pour parler moderne de la lisibilité : tous les doctorants mais pas seulement eux devraient y trouver plaisir, y compris dans les points que je conteste ou que je trouve excessifs ou insuffisants.

28 Dans un numéro qui mériterait une représentation théâtrale, les deux intervenants commencent par expliciter leur rencontre, ce qui les réunit, pour ensuite exprimer ou feindre des désaccords profonds pour se retrouver, ensemble, sur l’essentiel de nos métiers, toutes disciplines confondues : « trouver du plaisir à la recherche », p. 50 : on aimerait tant qu’ils soient entendus !

29 Au départ, deux chercheurs qui se rencontrent travaillent ensemble sur des concepts différents, le concept de mode d’habiter pour NM, celui de rapport affectif à la ville pour DM : il a fallu « forger » des concepts et l’on sait que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. Il y a en effet des interrogations, des doutes mais aussi des avancées et des bifurcations. Inventer donc de nouveaux concepts dans la mesure où l’existant leur paraît insatisfaisant et que leurs histoires personnelles et professionnelles ont imposé cette nécessité face à « des idées toutes faites, des réponses standardisées, formatées » notamment pour comprendre et rendre compte de Fort-de-France, pour DM, pour donner à voir « la relation habitant/habité qui se noue dans ce continu physique, pratiquée de façon discontinue » pour NM, pour mettre en doute encore la pertinence du terme de périurbain. Il y a donc des stéréotypes qui vivent et qui commandent (notamment les carrières des chercheurs) qui leur paraissent inadéquats, inadaptés ou même dangereux : leur utilisation généralisée ne garantit pas leur pertinence.

30 Ensemble, DM et NM éprouvent donc le besoin de déconstruire : en partie, du passé, faisons table rase. Mais ils ne contestent pas forcément les mêmes choses ni pour des raisons identiques tant, au contraire, ils semblent cultiver avec un malin plaisir leurs différences. L’un se revendique fermement urbain, citadin-citoyen et surtout urbaniste : « pour nous urbanistes, il s’agit de trouver les bons moyens, les bons arrangements spatiaux pour faire en sorte que cette conciliation qui existe à l’échelle individuelle puisse exister ou trouver une correspondance, une résonance à des échelles plus larges, et en retour, se traduire dans le fonctionnement spatial », p. 47. Il reconnaît bien volontiers ne pas être sensible et attaché aux espaces et aux paysages ruraux et il est plus à l’aise pour les repérer et les souligner chez ROUSSEAU dont il démontre la capacité adaptative des sentiments suivant les périodes, ses envies, son besoin de reconnaissance : « un fin manipulateur » décidément, ce Jean-Jacques... DM cherche à partir de Fort-de-France, encore, des « modèles » – ce n’est pas lui qui utilise ce terme –, de ville idéel et idéal quand NM, ruraliste, plaide pour l’intuition qui doit permettre une articulation entre l’idéal et le concret. À la minéralité caractéristique de la ville pour DM ou du moins qui est un élément fort de sa vision de la ville, s’opposent la naturalité et les usages des lieux par les habitants que développe NM : « un lieu est toujours un milieu et j’ai choisi d’approfondir, dans tous ses états, la relation de l’individu à son milieu (au sens de “au centre”) », p. 41. DM est surtout opposé à des stéréotypes quand NM se méfie des idéologies, tant celles qui s’expriment comme telles que celles qui sont plus subtiles et souterraines. Ils divergent encore sur la nécessité et le besoin de mesure : si DM reconnaît que fondamentalement, il n’est pas un quantitativiste, il exprime clairement qu’il faut, quand même, tente de mesurer le qualitatif et propose son étalonnage objectivé (de - 5 à +5), sur lequel on pourrait longuement débattre, alors que NM travaille sur des archétypes.

31 Dans une lecture au deuxième degré, on peut voir que chacun nous donne des formules révélatrices intéressantes : par exemple NM, qui ne croit pas ou plus à la possibilité de mesurer, se reconnaît « en mesure de faire émerger des archétypes, en profondeur, et non pas de vagues figures », p. 38. DM, voulant améliorer et faire évoluer les pratiques urbanistiques, reconnaît qu’elles « restent tout de même, très empreintes de rationalité, malgré tout ce qui se dit et s’écrit à juste raison sur les nouvelles pratiques, sur l’urbanisme à pensée faible, sur une rationalité qui serait remise en cause dans les processus d’urbanisme », p. 44. Un commentaire plus développé montrerait qu’en réalité, sur ce point, ils sont sans doute peu éloignés. Par contre, ils le demeurent sur le rôle des échelles qui tient une place centrale chez DM, notamment pour passer du rapport affectif de la ville à l’espace, alors que NM veut approfondir des approches en termes de continuum, de liens complexes qui dépassent les oppositions classiques binaires du type ville-campagne, urbain-rural, ce qui justifie sa vision de Fort-de-France : « mon Fort-de-France habité, une espèce non pas d’espace mais d’ensemble de (mi) lieux marqués par leurs matérialités de ville insulaire. Peu m’importe si elle est aimée ou non aimée : ce qui compte pour moi est la relation habitant/habité qui se noue dans ce continu physique, pratiquée de façon discontinue », p. 33, ce que nous avons essayé de traiter par le terme de Re-urbanity, LACOUR et PUISSANT (2007).

32 L’urbaniste paraît même être débordé en ce que NM, la ruraliste, revendique en permanence, depuis ses premiers travaux sur le terrain, d’être utile à l’action : « je n’ai jamais séparé l’idée de compréhension de l’idée d’action. Jamais », p. 34. DM sans doute pour des raisons qu’il faudrait mieux connaître, se montre sévère avec l’économie dont il retient une conception réductrice qu’il va chercher chez ALLAIS, VON MISES et plus curieusement chez BOUDON, en matière des fondements explicatifs de la rationalité. On a quand même enrichi singulièrement l’économie qui (le) « gène », à savoir un modèle où « les réponses sont toutes faites, c’est-à-dire totalement déterminées, ou presque par le modèle sous-jacent : modèle d’individu et de son fonctionnement dans la pensée et dans l’action », p. 29.

Pas d'affection particulière pour la science régionale ?

33 Ma rationalité subjective, mon affection personnelle pour DM ne sauraient cependant cacher un certain étonnement devant ce réductionnisme de l’économie et des économistes pour le domaine ou la formation qui sont les miennes : il y a peu de références à la science régionale mais ce n’est pas forcément de l’ignorance que des choix assumés. Lorsque FEILDEL parle « des sciences de l’espace », note 1, p. 101, entendues « par l’ensemble des savoirs, sans exclusivité (c’est nous qui soulignons), relatifs à la dimension spatiale des sociétés, concernant bien évidemment la géographie, mais aussi l’aménagement de l’espace et l’urbanisme, en tant que ces derniers contribuent nécessairement, dans leur visée praxéologique, à l’organisation des espaces et à travers elle à l’organisation des actions sur et dans les espaces », on imagine mal que les travaux en économie spatiale et urbaine soient ignorés, par exemple pour citer des ouvrages récents, L’Économie territoriale (2013), L’Économie de l’aménagement (2011), L’Aménagement du territoire (2013). Il en va de même des débats qui se nouent et se jouent dans le cadre par exemple de l’ASRDLF et dans le monde multiple de la science régionale et dont on trouve des articles dans la RERU, ignorée ici, à une exception près, l’article de HUGUES et al. (2006), sous réserve d’une bonne lecture. La bibliographie abondante retient en matière économique, certes deux prix NOBEL, ALLAIS et KAHNEMAN, mais la pensée de l’économie expérimentale ou de l’économie neuronale est passée sous silence alors qu’elle va dans le sens de la prise en compte des deux cerveaux et montre que passion et raison, non seulement sont compatibles mais fonctionnent à la fois de manière complémentaire et spécifique. Les travaux de DAMASIO, par exemple, explicitent le rôle des émotions dans les décisions, voir aussi le billet de SEABRIGHT in Le Monde, 21 mai 2014.

34 Il y a d’ailleurs deux lectures possibles des références bibliographiques. La première, classique, concerne les références regroupées en fin d’ouvrage et nous venons d’en faire commentaire. Une seconde lecture renvoie aux notes de bas de page. À « l’ancienne » si l’on peut dire, et ce n’est pas une critique, il y a plusieurs pages qui s’offrent le luxe d’avoir quelques lignes de texte, et le reste de la page en notes, voir par exemple, les p. 10, 72, 96-97, 101, 130, dont certaines sont largement redondantes : volonté de montrer la cohérence d’ensemble des idées et sans doute aussi le besoin de se rassurer ? L’ouvrage procède par répétitions circulatoires et autoréférentielles des auteurs : on sourit du coup, à la note 1 de la p. 266 qui serait opposable à de nombreux contributeurs. Au-delà des notes, certains chapitres, leurs introductions surtout, se présentent en quasi-autarcie. C’est d’autant plus curieux que l’ouvrage fait penser par moments à la Coupe Davis de tennis : des simples, des doubles dont la composition est variée. Outre DM et NM évoqués plus haut, on a des chapitres FEILDEL et AUDAS, SALOMON CAVIN et NM ; BAILLEUL et DM, DM et LAFFONT et des contributions « individuelles » de FEILDEL, AUDAS, BAILLEUL, LAFFONT et bien évidemment de DM.

Affectio societatis

35 Il est tentant d’utiliser cette formule pour souligner combien les contributeurs de l’ouvrage sont liés entre eux, comment ils développent la pensée et les méthodes du Maître ou du chef d’équipe, comment encore, ils s’en éloignent parfois. Certes, les chapitres qui sont présentés sont pour beaucoup écrits à partir de travaux antérieurs, mémoires et thèses, réalisés à l’université de Tours, travaux qui disposaient du socle épistémologique et méthodologique de DM, permettant à la fois de transposer, de développer, d’enrichir le rapport affectif et de l’appliquer à des domaines peu abordés auparavant dans la perspective de l’amabilité affective : ainsi, du chapitre sur le cinéma – « Quand le cinéma contribue à l’affect des lieux », celui sur « Participation citoyenne et émotions » ou encore celui relatif aux « Belles images de la ville ». Mais certains de ces auteurs sont moins prudents sur les hypothèses, cherchent moins « la belle écriture », faite de tâtonnements, d’hésitation, de prudence de DM dont on apprécie l’appétence et la jouissance de la bonne formule alors que, parfois, on tombe sur des paragraphes lourds car trop ambitieux : à trop vouloir dire et imposer, on frôle l’illisibilité. On ne donnera évidemment pas d’exemple mais encore une fois, il vaut mieux relire le dialogue où il n’y a presque aucune référence et où les mots, les idées sont exprimés pour être compris, entendus, éventuellement débattus : s’affirmer aussi par la simplicité pour copier et dévier la formule de la p. 18, viser l’ataraxie de l’écriture en écoutant encore DM, p. 12.

De la ville à l'espace

36 Une des questions importantes que se pose DM est de savoir comment « généraliser » le rapport affectif à la ville à l’espace. Ce rapport nous dit-on, p. 31, « se structure autour d’éléments d’ancrage, d’enracinement, d’attachement », composantes auxquelles est ajoutée, p. 58, l’appropriation : on est en plein dans la thèse de FEILDEL et aussi, pour rappel, des nombreux travaux de la science régionale – voir la première phrase du texte de FEILDEL et AULAS – (p. 79), qu’on s’attend à rencontrer dans la suite du texte. Comme l’appel à l’espace se révèle « trop large, trop abstrait, trop englobant », DM, p. 73, il faut voir comment procèdent les auteurs. FEILDEL et AULAS font une revue de littérature en faisant appel à différentes approches pour comprendre certes « l’amour du lieu » cher à TUAN, mais davantage : tenir compte des liens, de l’attachement au lieu et des processus qui y conduisent. Ils écrivent que « le rapport affectif à l’espace est un phénomène individuel, partagé socialement », p. 95, ce qui est, à mon sens, autant une hypothèse de travail qu’une affirmation définitive : à tout le moins, cette petite phrase est lourde de sens, et mériterait plus d’explication. Mais l’espace reste en creux, accepté, sinon défini « comme concept propre aujourd’hui à qualifier le phénomène en lui-même, l’éprouvé significatif du lien pouvant être positif mais aussi négatif, entre l’individu et son environnement, mais aussi ses dimensions sociales et ses caractéristiques spatiales, ainsi que ces nombreuses manifestations (attachement, enracinement, appartenance, désintérêt, rejet, etc.) », p. 95. La fin du paragraphe et ce qui est entre parenthèses dans la citation, semblent plus clairs et décisifs. Dans une terminologie partagée assez largement dans la science régionale, on verrait plus les fondements et les processus liés au territoire que définissant l’espace.

Le territoire par adjectivation ?

37 Le territoire, fort heureusement n’est pas absent ou ignoré dans cet ouvrage même s’il est abordé essentiellement par adjectivation. Faut-il alors y voir un signe, non une preuve, de son rôle secondaire ?

38 La première apparition du territoire, ici, se fait par le patrimoine et la patrimonialisation dans la lignée des travaux de DI MÉO dans les années 1990 (DI MÉO, 1991). Il s’agit de lier les composantes sociales, les « héritages » explicites et revendiqués comme ceux vaguement enfouis dans la mémoire locale ou territoriale pour produire de l’identité « du groupe et des individus qui le composent », BAILLEUL et DM, (p. 268) dans le chapitre « Patrimonialiser les affects ? Le rapport entre le nous et le je ». C’est le territoire qui donnerait sens au social et au culturel, ce que l’on appelle souvent sentiment d’appartenance, plus ou moins proche du sens de FEILDEL et DM : ce n’est pas seulement la glorification d’un passé antérieur disparu ou rêvé, mais la base mobilisatrice possible d’une solidarité défensive, peut-être conquérante à l’heure de la concurrence et de la compétitivité des villes comme des autres espaces. Bien évidemment, les auteurs ici soulignent le danger ou le risque de la marchandisation du patrimoine. En appelant au secours H. ARENDT, les auteurs semblent craindre en citant A. MONS, 1992, « le risque de construire une image du territoire qui serait finalement dé-spatialisée », p. 271.

39 On peut affirmer la voie contraire et les multiples travaux sur la Troisième Italie, les références à A. MARSHALL, une fois encore l’économie territoriale, plaideraient pour cette voie : l’économique, le culturel, le patrimoine, l’identitaire et l’affectif, peuvent aller dans la même direction et fonder des dynamiques territoriales positives ou mobiliser des forces pour lutter contre des déclins.

40 La seconde entrée en scène du territoire est liée à des conceptions « politico-légalistes » ou réglementaires : « le territoire se définit d’abord comme expression spatialisée d’un pouvoir dont ce peut être le support, sans que pour autant tout pouvoir nécessite de disposer d’une dimension spatiale », p. 286. Cependant, la page suivante précise que « globalement, un territoire se définit spatialement par l’étendue de la loi ou de l’ensemble des règles émanant de ce pouvoir, visant à régir l’espace ainsi défini ». Du coup, on ne voit pas bien pourquoi « cette définition juridico-politique (...) conduit (...) à la nécessité de mobiliser les notions d’appropriation, d’appartenance et d’identification », p. 287. Et les auteurs semblent rectifier le tir en lien avec l’Horizon repris de SANDNER (absent de la bibliographie) via LÉVY. BAILLEUL et DM proposent des représentations par des « passio-grammes » et des « spatiogrammes », voir figures 3 et 4 p. 291-292, la dernière visant le « territoire tourangeau » que j’avoue humblement ne pas avoir véritablement perçu dans le chorème affectif d’un individu N1.

41 La troisième apparition territoriale est proposée par BAILLEUL dans « Les belles images de la ville » : elle entend examiner l’instrumentalisation du rapport affectif via notamment la communication territoriale. Elle précise que « l’entrée en crise de la ville contemporaine peut être identifiée comme l’une des sources d’apparition du rapport affectif comme catégorie de pensée dans l’urbanisme », p. 301. En réalité, elle formule deux hypothèses, l’une concernant l’entrée en crise de la ville contemporaine – il faudrait quand même en dire un mot –, qui, alors, justifierait l’apparition précédemment évoquée : ces deux points font, à mon sens, débat. On peut convenir avec elle, par contre, que « l’identité territoriale, principale thématique de la communication territoriale, joue un rôle important dans la recherche d’une restauration du lien social », p. 308, restauration à laquelle on peut ajouter création ou renforcement. L’idée centrale est bien celle de communication territoriale concernant, dans les exemples présentés, des villes, Rennes, Rouen, Lyon, Strasbourg. Peu importe ici le thème que l’on veut expliciter, les conseils de quartiers, le développement durable, la citoyenneté, thèmes auxquels on pourrait ajouter la ville intelligente, la ville créative, la ville verte, la ville sportive... On a de plus en plus recours à des médiations et à des intermédiations territoriales qu’il faudrait davantage analyser (NADOU, 2013). Les signes, les signaux au sens des économistes ont du sens, donnent du sens et on retrouve les commentaires sur les pouvoirs, les conflits et les contestations un instant évoqués par FEILDEL (p. 322) que les analyses proposées par A. TORRE (2012) abordent de front.

42 J’apprécie davantage en lisant ce livre les campagnes publicitaires bancaires actuelles qui pourraient être largement révélatrices de nombreux arguments développés dans cet ouvrage. Deux types majeurs sont présents. Le premier affirme qu’il aime sa banque, par ce que sa banque, c’est lui et lui, s’aime ; le second joue sur le fait que l’on vient de quitter sa banque comme l’on vient de quitter sa compagne ou son compagnon, certes avec plus ou moins de facilité ou de regret mais une fois la décision prise, on est « plus » heureux ! Autre exemple, la campagne d’image en ce moment sur La Champagne qui veut faire oublier le champagne, à moins que le breuvage soit implicitement entendu au détriment du département de la Marne.

43 La Crise de la ville, la crise de la société urbaine seraient-elles liées en partie à la croissance urbaine et à l’urbanisation généralisée ? On comprend cette interrogation de SALOMON CAVIN et NM, que l’on attendait aussi en provenance des milieux ruraux confrontés de plein fouet à la croissance démographique. Celle-ci, hier, « prouvait » l’efficacité du maire mais elle remet en cause souvent les modes de vie et surtout, les représentations, les modes d’habiter et de pensée par les néo-ruraux ou les ex-urbains : La fin du village de LE GOFF, (2012) et notre commentaire in RERU, 2013, 4, p. 801-812. Plus largement, la fin de nos valeurs et de nos liens affectifs ? Elles formulent alors deux hypothèses méritant intérêt et confrontations. Hypothèse 1 : « l’urbanophobie est un phénomène transnational mais dont les manifestations sont ancrées localement ». À la manière de DM, on eût aimé une hypothèse 1 bis concernant l’urbanophilie. Les dernières élections municipales doivent sur ces points notamment nous interroger. Hypothèse 2 : « la ville mal-aimée tout comme la ville aimée, exprime des valeurs toujours présentes dans l’histoire mais l’on peut identifier, pour le moins dans l’histoire récente, des alternances de moments forts d’expression de l’amour ou du désamour de la ville (dans sa dimension collective) ». C’est une réponse partielle à ma demande précédente et un clin d’œil involontaire à H. LEFEBVRE dont on ne trouve, curieusement, qu’une seule référence, p. 209, cité par LAFFONT.

44 « Quand le cinéma contribue à l’affect des lieux » est un papier intéressant que l’on doit à LAFFONT. II confirme le poids des images et de l’imaginaire dans les affects : « l’imaginaire géographique est au cœur des rapports que les sociétés entretiennent avec leurs territoires », p. 191. La thèse qu’il défend est que « le cinéma, combinant des dimensions informative (...), symbolique (...), affective (...), peut être un outil participant à l’explication des soubassements psychanalytiques, individuels et collectifs, en un mot, la dimension socio-affective du rapport des individus au lieu », p. 185. On n’a pas forcément besoin de recourir à la psychanalyse, à la modernité et au postmodernisme – du moins dans ce texte –, pour accepter que « le cinéma (...) peut prétendre participer à l’analyse spatiale des faits sociaux », p. 195. Il est plus important de garder en tête les trois dimensions évoquées et reprises quelques pages ensuite qui sont, par exemple, illustrées par des références à J. FORD et Monument Valley, le Lieutenant DUNBAR ou encore F. LANG et M. HULOT... Alors, « Homo sapiens, Homos demens... homme spatial ? », p. 186. Dans le western, il est fascinant de voir les rapports affectifs à la ville, de s’interroger sur nos affects face aux dead Cities, voir par exemple les papiers de J. GILI et de P. BRION dans BELLOUR, 1993.

45 Contrairement à ce qu’affirment DM et LAFFONT dans la conclusion, je ne suis pas certain que le rapport affectif soit si facile à définir, à construire, à apprécier, voire à mesurer. Le rapport à l’autre, l’urbanité, le rapport au tout, la civilité, pour prendre les définitions de BAILLEUL et DM, p. 266, 268 ; NÉDÉLEC (2013), impliquent tellement de « variables », de facteurs, je retrouve des notions économiques pour tenter d’« effeuiller, dénuder une réalité difficile pour le chercheur », DM (p. 11), alors qu’il est question de saisir, percevoir, expliciter « l’écume », décrypter « ce que cachent les apparences », p. 29, mettre à jour « la couche conscientisée des affects », p. 97. Le rapport affectif à la ville donne à voir et comprendre autrement, je ne dis pas mieux la ville, « boîte noire et boîte à outils », p. 211 et 223. Décidément, La ville invisible...

46 « La ville n’est que ce l’on en fait et on l’accuse pourtant d’être ce qu’elle est », DM, p. 14. Encore une fois, « l’autre est un miroir » DM et NM, p. 30. Miroir autant déformant que miroir-mémoire et miracle ? « La ville, miroir de nos sociétés », BOURDEAU-LEPAGE, 2012. Alors sans aucun doute, j’aime la ville et c’est une des raisons pour laquelle j’aime l’économie urbaine et spatiale, sans exclusive et parfois sans illusion. Finalement « la ville aimée car aimable... ou détestable et donc détestée ? » La ville aimable pourrait aussi être celle du partage, de la curiosité, de l’ouverture et des échanges tant affectifs que scientifiques. (mai 2014).

47 Claude LACOUR, université de Bordeaux et UMR CNRS GRETHA

Références bibliographiques

48 BAILLY A, FERRAS R, PUMAIN D (dir) (1992, 1995) Encyclopédie de géographie. Economica.

49 BELLOUR R (1993) Le western. Gallimard.

50 BOURDEAU-LEPAGE L (2012) La ville, miroir de nos sociétés. In : BOURDEAU-LEPAGE L (dir) (2012) Regards sur la ville 1-6. Economica-Anthropos.

51 CHIVALON C (2003) Une vision de la géographie sociale et culturelle en France. Annales de géographie vol 112, 646-657.

52 CLAVAL P (1995) La géographie culturelle. Nathan.

53 CLAVAL P, ENTREKIN JN (2004) Lieu et paysage entre continuité et changement : perspectives sur l’approche culturelle. In : BENKO G, STROHMAYER U (dir) Horizons géographiques 241-279. Bréal.

54 COLLOT M (2014) Pour une géographie littéraire. Collection les Essais, Corti.

55 COLLOT M (2011) Pour une géographie littéraire. Fabula, dossier, mai, LHT n°8.

56 COURLET C, PECQUEUR, B (2013) L’économie territoriale. Presses universitaires de Grenoble.

57 DAMASIO A (1995) L’erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob.

58 GUELTON S, NAVARRE F, ROUSSEAU M-P (2011) L’économie de l’aménagement. Soteca.

59 DAVIDSON J, BONDI L, SMITH M (eds) (2005) Emotional geographies. Ashgate.

60 DI MÉO G (1991) L’Homme, la Société, l’Espace. Anthropos-Economica.

61 HILDERAL-JURAD S (2013) Traces et politiques urbaines actuelles dans les quartiers populaires hérités des années 1950 à Fort-de-France, Thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Paris X Nanterre-La Défense.

62 LACOUR C, DELAMARRE A, THOIN M (2013) 50 ans d’aménagement du territoire. La Documentation française.

63 LACOUR C, PUISSANT S (2007) Re-urbanity : urbanising the rural and ruralising the urban. Environment and Planning A 39 : 728-747.

64 LE GOFF J-P (2012) La fin du village. Gallimard.

65 NÉDÉLEC P (2013) Réflexions sur l’urbanité et la citadinité d’une aire urbaine américaine : (dé) construire Las Vegas, Thèse en géographie urbaine et culturelle, Université de Lyon 2.

66 NADOU F (2013) Intermédiation territoriale et spatialisation des activités économiques, cohérences et contradictions de l’action publique locale. Investigation par la planification stratégique, Thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Université François-Rabelais, Tours.

67 TERRAL R (2013) La rénovation urbaine à Pointe-à-Pitre du départ de Félix Eboué (1938) à la fermeture de l’usine Darbousier (1981), Thèse en histoire contemporaine, Université des Antilles et de la Guyane.

68 TORRE A, BEURET JE (2012) Proximités territoriales. Construire la gouvernance des territoires, entre conventions, conflits et concertations, Economica - Anthropos.

Notes

  • [*]
    Entre autres, par ordre alphabétique : AGUILÉRA, BAILLY, BOUBA-OLGA, CAMAGNI, CARRINCAZEAUX, CREVOISIER, DOLOREUX, DUPUY, FILIPI, GILLY, MAILLAT, RALLET, TORRE, ZIMMERMAN...
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