Notes
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[1]
- Dans cet article, le terme de capacités est utilisé pour traduire le terme anglo-saxon "capabilities". Il est toutefois possible de rencontrer le terme de "capabilités" dans la littérature française (voir notamment BERTIN 2005).
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[2]
- SEN réfute ce terme de collective capabilities, lui préférant la notion de socially dependent individual capabilities. (SEN, 2002, 85).
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[3]
- Voir notamment le travail réalisé par TOVAR (2010), sur la mesure de la ségrégation spatiale en Île de France.
- 1- Introduction
1 A l’échelle infranationale, dans les pays développés, des disparités de développement persistent entre les territoires. Dans ce contexte, et notamment pour les territoires en difficulté, se pose la question des stratégies de développement possibles. Plusieurs cadres théoriques et approches traitent de la question, et particulièrement l’économie territoriale. Cette dernière montre que les spécificités locales jouent un rôle dans le développement économique du territoire. Les recherches soulignent également que la proximité, tant géographique qu’institutionnelle, influence la capacité de développement des territoires. Dans ce cadre, la stratégie de développement consiste à construire des ressources territoriales spécifiques, de manière à attirer et à ancrer les activités sur le territoire.
2 Conjointement aux travaux issus des recherches en économie territoriale, les politiques publiques de développement sont de plus en plus territorialisées. Ces politiques soulignent l’importance de la prise en compte des ressources locales dans le processus de développement. A titre d’exemple, le Programme de Développement Rural Hexagonal (PDRH) 2007-2013, qui cible le développement des territoires ruraux, intègre dans sa stratégie l’identification et la valorisation des spécificités du territoire. Ce dernier devient donc un lieu privilégié d’application des politiques publiques, lesquelles prônent une mise en valeur de ses ressources. Il constitue donc un enjeu, tant pour la recherche que pour les politiques publiques.
3 Cependant, les enjeux territoriaux ne sont pas uniquement liés à la capacité à attirer des activités économiques et à les maintenir. En effet, l’objectif d’une stratégie de développement est d’abord d’améliorer la qualité de vie des individus présents sur le territoire. Cette perspective requiert une conception plus large du développement, qui ne peut être considéré comme un processus strictement économique. Très récemment, le gouvernement français a d’ailleurs manifesté son intérêt pour de nouveaux indicateurs permettant de rendre compte du niveau de développement du pays (STIGLITZ et al., 2009).
4 L’objectif de cet article est d’explorer la question d’une analyse multidimensionnelle du développement à l’échelle du territoire. Le but sera de réinterroger les configurations territoriales à travers l’application de l’approche par les capacités à l’analyse des dynamiques territoriales. "L’échelle" du territoire est celle de l’action, le territoire est celui de définition des politiques publiques (communauté de communes, périmètre des SCOT (Schéma de Cohérence Territoriale) ainsi que les intercommunalités), dont il faut évaluer la pertinence en termes de développement. L’objectif est donc d’analyser une autre dimension du territoire, à savoir son impact sur la construction des opportunités individuelles.
5 L’économie territoriale fournit un cadre d’analyse des dynamiques territoriales. Conjointement, l’approche par les capacités, développée par (SEN, 1993 ; ROBEYNS, 2005) fournit un cadre d’analyse de l’influence du territoire sur la qualité de vie de l’individu (section 2). A partir des réflexions en termes de capacités, il est possible d’élaborer un cadre méthodologique d’évaluation des politiques de développement (section 3). Ce cadre méthodologique est appliqué à une première évaluation du niveau de développement des territoires ruraux de la région Rhône-Alpes (section 4).
- 2- Des ressources territoriales aux capacités territoriales
6 Par définition, l’économie territoriale constitue l’approche privilégiée pour conceptualiser les questions de développement à l’échelle du territoire. En effet, elle propose des outils pour comprendre les dynamiques entrant dans le processus de spécification du territoire. Trois facettes du territoire sont particulièrement analysées dans le cadre de cette contribution : le territoire comme support des activités économiques, le rôle des acteurs dans la construction du territoire, enfin le territoire comme "structure du vivre ensemble".
2.1. Les enjeux d’une réflexion à l’échelle du territoire
7 L’émergence du concept du territoire est liée aux profondes mutations économiques de ces vingt-cinq dernières années (COURLET, 2008). En effet, face à la mondialisation, certains territoires cherchent à mettre en avant leurs spécificités pour attirer et ancrer des entreprises (COLLETIS, PECQUEUR, 1993). L’économie territoriale cherche à comprendre quelles sont les caractéristiques du territoire qui vont attirer les entreprises et la population, l’espace devenant ainsi acteur du développement économique (COURLET, 2001). Une notion clé des analyses en termes de territoire est celle de ressources. Les approches en termes de ressources montrent qu’un territoire doit pouvoir identifier, révéler et renouveler ses ressources spécifiques pour se développer (COLLETIS, PECQUEUR, 1993). Dans cette perspective, les territoires mettent en avant des spécificités locales pour se démarquer et y ancrer les activités. Les ressources spécifiques sont à l’origine de la différenciation des territoires qui permettra d’attirer, de manière durable, des activités économiques.
8 Parallèlement aux approches en termes de ressources, les réflexions au sein de l’économie territoriale analysent le rôle des acteurs dans le processus de développement. Le territoire naît d’une dynamique initiée par un ensemble d’acteurs mobilisés autour d’une ou plusieurs productions qui vont ainsi créer des savoir-faire, des réseaux, une identité et des liens. Le territoire est donc bien une structure sociale, construite par des relations entre ses habitants (TERNAUX, 2007). Pour GUMUCHIAN et PECQUEUR (2007), il existe des modes d’organisation de la vie sociale et de la production qui sont ancrés territorialement. Ainsi, la mise en avant des ressources locales s’appuie sur la coordination des acteurs, liée à leur proximité tant géographique qu’institutionnelle (GILLY, TORRE, 2000), et ce sont ces stratégies d’acteurs qui donnent naissance au territoire.
9 Au-delà d’un simple support des activités économiques, le territoire est donc constitué par un ensemble d’acteurs. De la coordination et de l’action collective de ces acteurs (ANGEON, CALLOIS, 2006) naissent des ressources spécifiques valorisées dans le processus de production à l’échelle du territoire. Cependant, le territoire n’a pas qu’un aspect économique mais constitue une structure de vie pour les individus sous plusieurs autres aspects, notamment sociaux et politiques. Ainsi, le territoire va influencer les individus qui s’y trouvent.
10 L’économie territoriale analyse donc les dynamiques au sein du territoire à travers les notions de ressources et d’acteurs. Dans ce cadre, les stratégies de développement sont basées sur la révélation et la mise en valeur des ressources par les acteurs. Cependant, l’approche de l’économie territoriale consiste à envisager l’individu comme un "moyen" pour le développement économique et non comme une fin. En effet, la question reste ouverte de l’influence du territoire sur la qualité de vie des individus. Si la dynamique collective liée au territoire permet l’émergence de ressources, qu’en est-il de l’accès des individus à ces ressources ? Parallèlement aux outils proposés au sein de l’économie territoriale, il est donc nécessaire de proposer un cadre d’analyse de l’influence du territoire sur les opportunités des individus. En d’autre termes, la question est celle de la capacité du territoire, en tant que cadre de vie, à améliorer le niveau de liberté des individus qui s’y trouvent, mesure fondamentale du développement. Or, les outils de l’économie territoriale ne sont pas suffisants pour répondre à cette question.
11 Le territoire, en tant qu’ensemble d’acteurs mobilisés autour d’enjeux de production et de développement, se prête à l’Approche par les Capacités (AC), comme le fait EL HARIZI (2008, p.176) pour l’étude des filières : "le fait de considérer la filière de production comme un ensemble d’agents, personnes ou organisations, qui sont en interaction autour d’une finalité commune, permet de se référer à l’approche par les capacités pour en analyser le fonctionnement". Le territoire constitue ainsi une "structure du vivre ensemble" qui influence les opportunités à l’échelle individuelle.
12 Par conséquent, cet article propose une analyse des dynamiques territoriales recourant à l’approche par les capacités [1]. Conceptualisée par AMARTYA SEN, cette approche permet d’appréhender les interactions existant entre les acteurs du territoire, ses institutions et ses ressources. Elle semble ici particulièrement pertinente dans la mesure où l’objectif n’est pas d’estimer un niveau de développement économique mais d’appréhender la possibilité, pour les acteurs du territoire, de choisir le mode de vie qu’ils valorisent par l’élargissement de leurs capacités. A partir d’un ensemble large de capacités individuelles, les capacités qui ne peuvent être acquises qu’à l’échelle du territoire sont l’objet d’un intérêt particulier.
2.2. L’approche par les capacités : évaluer les stratégies de développement
13 L’AC constitue une approche englobante qui permet d’analyser l’influence de l’ensemble des composantes du territoire sur les opportunités individuelles. Cadre général de réflexion, elle permet d’évaluer les politiques de développement (ROBEYNS, 2005) et d’inscrire l’analyse dans un cadre plus large que celui du PIB (Produit Intérieur Brut) focalisé sur la croissance. En effet, pour Sen, le développement correspond à l’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus (SEN, 1999). Ces libertés correspondent aux "capacités" des individus, c’est-à-dire leur capacité à transformer les ressources dont ils disposent en fonctionnements (états et actions).
14 La liberté est donc le concept central de l’analyse de Sen, qui met en avant les libertés positives, c’est-à-dire ce qu’une personne peut choisir de faire ou de réaliser (SEN, 1988). L’auteur conçoit la liberté à la fois comme un processus et comme l’ensemble des possibilités réelles dont disposent les individus (SEN, 1999). Les capacités constituent alors une mesure des libertés individuelles réelles et correspondent à la possibilité pour les individus de choisir le mode de vie auquel ils attachent de l’importance.
15 Pour évaluer les stratégies de développement possibles des territoires, il est nécessaire de revenir sur des concepts clés de l’AC. En proposant un cadre pour analyser les processus de développement, cette approche constitue une structure normative pour l’évaluation et l’estimation du bien-être individuel et des arrangements sociaux ainsi que pour l’élaboration des politiques (ROBEYNS, 2005).
16 Tout d’abord, le niveau de développement atteint par les individus est défini comme l’ensemble des fonctionnements possibles et des accomplissements réalisés. Les fonctionnements correspondent aux choix réellement effectués par les individus. L’ensemble des fonctionnements possibles (par opposition à ceux réalisés) correspond à l’ensemble des capacités, qui constituent donc la première base d’information (SEN, 1993). En ce sens, l’AC permet de comparer les deux situations du possible et de l’atteint. De par leur caractère multidimensionnel, les capacités permettent aussi d’appréhender les changements dans les structures institutionnelles, sociales, culturelles, politiques et économiques qui peuvent développer certaines capacités, et de saisir dans quelle mesure ces améliorations sont durables, équitables et soutenables (ALKIRE, 2008a).
17 Le concept de capacité permet de mettre l’accent sur ce que les personnes sont capables de faire ou d’être, pas sur ce qu’elles consomment ou leur niveau de revenu (ROBEYNS, 2003). Les capacités correspondent donc à l’ensemble des opportunités que peut saisir un individu (ALKIRE, 2005). Autrement dit, elles correspondent aux différentes combinaisons de fonctionnements qu’une personne peut mettre en œuvre, ou l’ensemble des options parmi lesquelles une personne peut décider du style de vie qu’elle veut vivre (DREZE, SEN, 1995).
18 Plusieurs critiques peuvent être formulées à l’encontre de l’AC, en particulier par rapport à son centrage sur l’individu. Dans une problématique de développement territorial, le cadre d’analyse doit prendre en compte l’aspect collectif des démarches de développement (sous-tendu, notamment, par les politiques ou programmes à portée territoriale). Les contributions récentes en termes de capacités collectives sont alors utiles pour compléter l’approche.
19 Au sein de la littérature, deux facettes des capacités collectives sont mises en évidence. D’une part, les capacités sont vues comme des capacités issues de l’action collective d’un groupe d’individus, et définies comme suit par IBRAHIM (2006, 398) : “These are defined as the newly generated functioning bundles a person obtains by virtue of his/her engagement in a collectivity that help her/him achieve the life he/she has reason to value”. Elles ont donc pour principale caractéristique de n’exister que via l’action collective (COMIM et CAREY, 2001) ; Un autre trait parfois avancé tient à ce qu’elles ne bénéficient pas seulement à l’individu, mais aussi au collectif. Ce second point fait débat au sein de l’approche, car il tend à "forcer" le caractère fondamentalement individuel du concept de capacités [2]. Nous retiendrons ici l’idée de capacités individuelles liées à une appartenance à un collectif, plutôt que de postuler l’existence de capacités du groupe lui-même.
20 D’autre part, les capacités collectives sont définies dans la littérature comme des capacités liées aux "structures du vivre ensemble" dans lesquelles les individus s’inscrivent. Ces capacités collectives sont des capacités individuelles, mais liées à l’environnement dans lequel l’individu évolue. Cet aspect des capacités collectives est particulièrement intéressant pour l’analyse des dynamiques territoriales en termes de capacités. En effet, à partir de cette définition des capacités collectives, le territoire peut être considéré comme une "structure du vivre ensemble" et analysé en tant que tel.
2.3. Vers la notion de capacités territoriales
21 Pour COURLET (2007) le territoire est le lieu où se conjuguent les actions et les attentes des acteurs. Si le territoire est un construit d’acteurs, l’inscription de l’individu dans un territoire influe également sur sa qualité de vie, les opportunités dont il dispose, son identité. Tel que souligné, les organisations collectives jouent un rôle dans la formation des préférences et sur la culture (EVANS, 2002). Le mode de gouvernance présent sur le territoire, les traditions locales, les institutions, le tissu économique local ont également une influence sur les choix de vie offerts à la population. En conclusion, il est difficile de dissocier l’individu de l’environnement dans lequel il évolue : de même que les hommes façonnent le territoire, le territoire influence les individus qui y résident (ne serait-ce que temporairement), d’où une relation étroite entre individu et territoire.
22 Le territoire constitue donc une "structure du vivre ensemble" telle que définie par différents auteurs au sein de l’approche par les capacités. Pour ces auteurs, une partie des capacités obtenues à l’échelle individuelle sont liées au contexte dans lequel l’individu évolue. Il faut donc prendre en compte le contexte de la société dans laquelle l’individu se trouve (GASPER, 2009). Les "structures du vivre ensemble" constituent alors un espace d’évaluation des conditions de vie (DENEULIN, STEWART, 2002). Elles se définissent comme des structures qui appartiennent à une communauté historique particulière, et qui sont irréductibles à des relations interpersonnelles (DENEULIN, 2008). Ainsi, le territoire peut être considéré comme une structure du vivre ensemble, englobant un ensemble de ressources, de stratégies d’acteurs et de politiques publiques.
23 Dans la perspective de l’AC, la notion de capacités territoriales est proposée : des capacités individuelles "ancrées" dans le territoire, issues de ce dernier, et qui ne peuvent être obtenues qu’à l’échelle du territoire. Les capacités territoriales font référence aux opportunités individuelles liées à l’inscription des individus dans le territoire. On peut schématiquement les représenter comme suit :
24 Un individu a accès à des dotations qui comprennent différents types de capital, matériel (financier, physique, naturel) comme immatériel (culturel, humain, social). Pour tout individu, un bien ou la propriété d’un bien n’a de valeur que dans la mesure où ce bien permet la réalisation de quelque chose à laquelle cet individu accorde de la valeur. En conséquence, la diversité des individus par rapport à leur faculté de convertir les caractéristiques d’un bien en fonctionnement doit être prise en compte ; c’est la notion de (fonction de) conversion.
25 La conversion dépend non seulement des caractéristiques personnelles (physiques autant qu’intellectuelles) mais également des opportunités qui s’offrent à l’individu. Ces opportunités sont fonction de l’environnement institutionnel, des conditions de marché, des politiques publiques, des normes sociales, etc. C’est pourquoi connaître l’individu, les circonstances de son existence et son environnement sont tout aussi importants que de connaître ce qu’il possède.
26 Enfin, on remarque que le territoire est présent aux niveaux des dotations et des opportunités, mais de manière variable (d’où les pointillés dans le schéma). En effet, on peut considérer que certaines sont génériques (pour reprendre la terminologie de l’économie territoriale) comme la formation initiale en filière générale ou les lois de la République, alors que d’autres sont spécifiques au territoire comme les politiques des collectivités territoriales ou les dotations en capital naturel qui par définition sont fixes.
Capacités territoriales
Dotations Opportunités Caractéristiques personnelles
Capital : Environnement : -physiques
- physique -politique -intellectuelles
- culturel-
- humain
conversion
Capacités individuelles
aspatiales territoriales
choix
Fonctionnements réalisés
Capacités territoriales
27 L’individu convertit alors dotations, opportunités et caractéristiques personnelles en capacités, certaines étant aspatiales (accéder à l’enseignement supérieur quand on est titulaire du baccalauréat), d’autres territoriales (s’appuyer sur un réseau social circonscrit géographiquement ; produire en Appellation d’Origine Contrôlée). C’est bien l’enchaînement conversion puis choix qui permet de passer des dotations – opportunités – caractéristiques personnelles aux capacités puis aux fonctionnements réalisés. Ce processus rend l’approche par les capacités compatible avec la dynamique de création – révélation des ressources en économie territoriale.
28 En ce sens, le potentiel heuristique des capacités territoriales est multiple. D’une part, par rapport à l’approche par les capacités, les capacités territoriales permettent de mieux appréhender la contribution de la géographie (ou d’un construit d’acteurs inscrit géographiquement) aux capacités individuelles et donc aux fonctionnements potentiels. D’autre part, par rapport à l’économie territoriale, la notion de capacité permet de se situer dans un cadre où identifier, révéler, construire une ressource devient moins important que sa finalité, c’est-à-dire accroître la liberté des résidents du territoire (puisque ce sont elles qui permettent la mise en œuvre des projets de territoire et des stratégies de développement), et donc augmenter les possibilités de choix d’être et d’agir par rapport à ce à quoi ils accordent de la valeur. Enfin, l’approche par les capacités permet d’analyser conjointement l’ensemble des caractéristiques du territoire (ressources, coordination entre les acteurs, action collective, stratégies et politiques de développement) sous l’angle de leur impact sur les opportunités individuelles.
- 3- Appliquer l’approche par les capacités au territoire : proposition méthodologique
29 Jusqu’à présent, l’Approche par les Capacités a été essentiellement appliquée aux économies agraires des pays du Sud, pour évaluer les capacités individuelles. L’application de l’AC aux pays développés soulève donc plusieurs enjeux. Dans cet article, il s’agit à la fois d’opérationnaliser l’approche par les capacités au contexte des économies avancées mais également d’appréhender la dimension collective des capacités. L’objectif est donc de proposer une méthode pour mesurer le niveau de développement des territoires en termes de capacités collectives, ce qui revient à définir le développement territorial comme le niveau de capacités accessibles à l’échelle du territoire. Plus largement, mesurer le niveau de développement des territoires permet ensuite d’évaluer les stratégies de développement territorial. L’objectif est également de réinterroger les configurations territoriales, et ainsi de disposer d’une base pour comparer les niveaux de développement des territoires en termes de capacités. Cela implique une démarche en deux étapes : d’une part, définir les dimensions de la liberté à l’échelle du territoire ; d’autre part, mesurer le niveau de liberté atteint.
3.1. Définir la liberté collective à l’échelle du territoire
30 Définir la liberté à l’échelle du territoire implique de s’interroger sur les opportunités liées à l’inscription de l’individu dans le territoire. Cela revient à définir une liste de capacités "territoriales" : un sous-ensemble régionalement spécifique des opportunités individuelles. Les différentes applications de l’approche par les capacités permettent d’envisager différentes méthodes pour construire cette liste.
31 Tout d’abord, la liste de capacités doit être adaptée au contexte de l’étude. Ce point constitue l’un des débats centraux au sein de l’approche par les capacités. Certains auteurs, tel que NUSSBAUM (2000, 2003) considèrent que l’on peut utiliser une liste de capacités préétablie et valable dans tous les contextes. La plupart des auteurs, au contraire, considèrent que donner une liste de capacités universelle pose problème pour plusieurs raisons :
- Les capacités ne sont pas les mêmes selon les contextes. Ainsi, au sein des pays développés, la capacité "être bien nourri" n’est pas significative puisqu’il n’existe pas de variations interpersonnelles importantes entre les individus sur cette capacité.
- La construction d’une liste de capacités doit donner lieu à une discussion sociale ou a un débat public sur ce à quoi les gens accordent de la valeur. Pour Sen il n’est pas possible, à partir de la seule théorie, d’élaborer une liste de capacités valable en tout temps et dans toutes les sociétés (SEN, 2004). De même pour ROBEYNS (2005), le rôle de l’approche par les capacités est différent selon le type d’analyse que l’on souhaite mener. Pour ALKIRE et BLACK (1997), l’AC est délibérément incomplète et requiert des spécifications avant d’être opérationnalisée.
33 Il est donc fondamental de s’interroger sur les capacités significatives à l’échelle des territoires des pays développés. Plusieurs méthodes existent pour établir une liste de capacités correspondant au contexte de la recherche. Par exemple ALKIRE (2008b) propose une typologie des méthodes de sélection des différentes dimensions des capacités, méthodes qui ne sont pas exclusives entre elles :
- Données existantes ou convention : on sélectionne les dimensions par commodité ou parce que ce sont les seules pour lesquelles il existe des données
- Supposition : on fait des suppositions sur ce à quoi les individus accordent de la valeur
- Consensus public
- Processus délibératif participatif continu : sélection des dimensions à partir d’un exercice participatif
- Preuve empirique concernant les valeurs des personnes : avis d’experts basés sur des données empiriques
35 A ces approches s’ajoutent les méthodes basées sur la mise en place de questionnaires et d’entretiens individuels qui ont pour objectif de mettre en évidence la perception qu’ont les individus du bien-être. ROBEYNS (2003, 2006) propose d’établir une liste de capacités significatives en plusieurs étapes : 1) "brainstorming" pour réfléchir aux capacités qui pourraient être considérées comme significatives dans le contexte de la recherche ; 2) revue de la littérature dans le domaine concerné ; 3) comparaison de la liste ainsi générée à d’autres listes réalisées par d’autres chercheurs ; 4) discussion de cette liste avec d’autres personnes.
36 L’objectif de cette contribution est de définir les opportunités individuelles liées au territoire. Les capacités sélectionnées sont donc des capacités collectives. Le Tableau 1 propose une comparaison des listes de capacités établies par NUSSBAUM (2000) et par EL HARIZI (2008) et permet d’illustrer la différence entre capacités individuelles et capacités collectives. La liste de NUSSBAUM (2000) présente l’ensemble des capacités qui devraient être universellement valorisées par tous les individus. Par contraste, EL HARIZI (2008) cherche à déterminer des "capacités communautaires" au Soudan.
Listes de capacités
NUSSBAUM (2000) | EL HARIZI (2008) |
1. Vie : avoir la possibilité de vivre une vie humaine normale, de longueur normale ; ne pas mourir prématurément | 1. Degré d’autonomie |
2. Etre capable d’être en bonne santé : santé physique ; être capable d’être en bonne santé, y compris la capacité à se reproduire ; être bien nourri ; être bien logé |
2. Capacités à prendre des initiatives |
3. Intégrité corporelle : être capable de se déplacer librement de lieu en lieu ; être en sécurité contre la violence, y compris la violence sexuelle et domestique ; avoir le choix en matière de contraception |
3. Capacités à gérer les fonds du village |
4. Sens, imagination, pensée : être capable d’utiliser ses sens pour penser, imaginer, raisonner |
4. Capacités à gérer les cultures communes |
5. Emotion : être capable d’éprouver de l’attachement pour des choses et des personnes en dehors de soi même ; bien-être émotionnel. | 5. Degré de réalisation |
6. Sens pratique : être capable d’avoir une conception du bien et d’engager une réflexion critique sur la planification de sa vie | |
7. Relation : être capable de vivre avec les autres ; être concerné par les autres êtres humains ; être engagé dans des formes variées de relations sociales ; avoir les bases sociales de respect et de non humiliation | |
8. Autres espèces : être capable de vivre avec les autres espèces | |
9. Jouer : être capable de rire, de jouer, et d’apprécier des activités récréatives | |
10. Contrôle sur son environnement : contrôler son environnement politique et matériel |
Listes de capacités
37 Les capacités d’EL HARIZI présentent une dimension collective : "gérer les fonds du village" est une capacité liée au groupe. Dans la liste de NUSSBAUM, la capacité "Vie" par exemple, peut bien sûr dépendre du contexte territorial dans lequel s’inscrit l’individu, mais cette capacité n’est pas spécifiquement liée au territoire, à la "structure du vivre ensemble" dans lequel se trouve l’individu. Par opposition, la "capacité à gérer les cultures communes" et une capacité indissociable du territoire. Les capacités territoriales sont donc des capacités que l’individu ne peut obtenir qu’à l’échelle du territoire.
38 Dans une perspective territoriale, il convient donc d’identifier les dimensions des capacités significatives à cette échelle. Pour l’OCDE (2001), les dynamiques territoriales correspondent à l’ensemble des facteurs régionaux et locaux de structures et de tendances tels que la tradition entrepreneuriale, les réseaux privés et publics, l’éthique du travail, l’identité régionale, la participation et l’attractivité de l’environnement culturel et naturel. Ces caractéristiques des dynamiques territoriales sont également identifiées par d’autres auteurs tels que FEIRLANO et al. (2007) pour qui les dimensions du développement significatives sont le dynamisme géographique, le potentiel de revenu et de consommation locale, les dotations en service locaux d’usage quotidien, le tissu économique local et la dimension géographique.
39 A partir de ces différentes contributions concernant à la fois l’approche par les capacités et les questions de développement local, une liste de capacités territoriales a été établie. Elle est constituée de six dimensions considérées comme significatives à l’échelle du territoire, dimensions dont le choix est justifié dans la prochaine section.
3.2. Mesurer le niveau de liberté à l’échelle du territoire
40 Deux questions majeures doivent être résolues pour mesurer le niveau de développement du territoire. Tout d’abord, celle de l’espace d’évaluation. En effet, si le niveau de développement doit être, en théorie, évalué à travers les capacités, cela n’est guère possible d’un point de vue empirique. Sen admet que l’on rencontre des limites pratiques à l’évaluation du niveau des capacités (BERTIN, 2005), donc des libertés qui sont jugées dans cet espace ou, dans cette analyse, des opportunités offertes par le territoire. L’évaluation doit donc porter sur les fonctionnements atteints, c’est-à-dire les réalisations effectives des individus. Évaluer les fonctionnements par opposition aux capacités revient à évaluer la différence entre potentiel et réalisation. Évaluer le niveau de liberté d’un individu ou d’un ensemble d’individus implique que l’on ait accès à l’ensemble de l’information concernant les opportunités dont disposent les individus. Pour cette raison, la plupart des auteurs montrent qu’il est nécessaire de s’appuyer sur des fonctionnements et non sur les capacités pour l’évaluation. FARVAQUE (2003) montre notamment que l’évaluation peut porter sur des "fonctionnements affinés" : on évalue à partir des choix réalisés par les individus tout en tenant compte de l’ensemble des possibilités qu’ils avaient. Dans une perspective de développement territorial, une approche en termes de fonctionnements semble particulièrement pertinente puisqu’elle permet de comparer la situation de territoires différents.
41 La seconde question concerne les indicateurs permettant de mesurer, de manière pertinente, chacune des dimensions retenues. En effet, évaluer le niveau de développement implique de pouvoir mesurer le niveau atteint par le territoire dans chacune des capacités. Il faut donc associer un ou plusieurs indicateurs à chaque capacité, ce qui est fonction des bases de données disponibles.
42 A la suite de ces remarques, la question des capacités significatives pour les territoires ruraux, notamment en Rhône-Alpes, est posée. La méthode retenue est celle de la construction d’indicateurs synthétiques. Ce choix repose sur les initiatives existantes telles que l’Indicateur de Développement Humain (IDH) afin d’analyser un phénomène multidimensionnel de manière synthétique. Ainsi, pour mesurer le développement humain, l’IDH intègre le niveau de revenu, le niveau d’éducation et l’espérance de vie. Chacune de ces dimensions est associée à un ou plusieurs indicateurs ; l’enjeu est alors d’identifier des indicateurs permettant de mesurer un concept : celui de capacités.
43 Les données mobilisées pour mesurer le développement des territoires ruraux rhônalpins sont celles fournies par l’INSEE à partir de plusieurs bases (recensement de la population, base permanente des équipements ou encore via les données de la Direction Générale des Impôts). L’analyse est réalisée à l’échelle des cantons qui représentent l’échelle la plus fine pour laquelle on peut obtenir le plus de données. En effet, si l’analyse entend analyser les conséquences de l’inscription d’un individu dans un territoire "d’action" (tel que défini en introduction), le périmètre retenu pour la recherche est conditionné par l’accès aux données. Pour chacune des dimensions du développement territorial identifiées, un ou plusieurs indicateurs ont été retenus à partir de la littérature et de statistiques descriptives pour repérer les variables les plus discriminantes d’un point de vue territorial.
3.2.1. Mesurer le niveau de revenu du territoire
44 Le revenu, s’il ne peut être considéré seul comme un indicateur de développement, doit être néanmoins intégré dans la réflexion concernant le développement. La plupart des indicateurs composites cherchant à mesurer un niveau de développement (IDH, BIP40), intègrent le revenu dans la construction de l’indicateur. Les typologies du rural prennent également en compte le revenu : AUBERT et al. (2006) parlent ainsi de richesse des ménages ; FEIRLANO et al. (2007) intègrent le revenu dans leur définition de la marginalité ; enfin MIDLEY et al. (2003) prennent en compte le revenu dans la construction d’indicateurs synthétiques pour mesurer l’exclusion sociale au sein de l’espace rural.
45 Pour mesurer le niveau de revenu du territoire, l’indicateur retenu est la part du nombre de foyers fiscaux imposés en 2005. Cet indicateur permet de renseigner le niveau de vie global du territoire. En France, à l’échelle de la commune, la valeur de cet indicateur est d’environ 50%, avec peu de variation autour de cette moyenne. Cependant sur l’échantillon étudié, la variation de cet indicateur est suffisante pour qu’il soit significatif. Ainsi, sur les 116 cantons ruraux de la région Rhône-Alpes, cet indicateur varie de 28.10 à 63.80% des ménages imposés, avec un écart type de 8.03 et une médiane de 49.91. Cela signifie que la moitié des territoires ruraux de Rhône-Alpes voient moins de la moitié de leur foyers imposés. La part du nombre de foyers fiscaux imposés constitue donc un indicateur pertinent.
3.2.2. Mesurer le capital humain à l’échelle territoriale
46 Le capital humain est une notion qui permet de prendre en compte l’influence des compétences, des savoir-faire ou encore du niveau de santé des individus sur le développement d’une région. Si la notion de capital est discutable, elle permet néanmoins d’approcher ces aspects et de les prendre en compte dans l’analyse. D’autre part, les compétences et savoir-faire présents à l’échelle d’un territoire (par exemple une compétence spécifique) peuvent améliorer les capacités d’un individu en lui permettant de développer lui-même ces compétences.
47 Le capital humain intègre ici à la fois les compétences disponibles sur le territoire et le niveau d’éducation sur le territoire. L’OCDE (1994 ; 2006) souligne l’importance de cette dimension pour le développement rural, montrant que l’un des problèmes dans le milieu rural est le faible niveau d’instruction. De plus, la présence de personnes diplômées est un phénomène à prendre en compte en milieu rural, dans la mesure où l’on constate que beaucoup de jeunes diplômés quittent les territoires ruraux pour trouver un emploi dans les centres urbains. Or, le manque de main d’œuvre qualifiée peut avoir un impact sur le dynamisme du territoire, et donc sur les capacités territoriales.
48 Cette dimension du développement territorial peut être segmentée en trois sous-dimensions : la présence de main d’œuvre disponible, le niveau de compétence de la main d’œuvre et le niveau d’éducation de la main d’œuvre. Chacune de ces sous-dimensions peut être associée à un indicateur. Concernant la présence de main d’œuvre disponible, l’indicateur retenu est la part de la population en âge de travailler, qui est constituée par la population de 18 à 55 ans. L’indicateur retenu pour mesurer le niveau de compétence sur le territoire est la part des cadres et professions intellectuelles supérieures dans l’ensemble des Catégories Socio-Professionnelles (CSP). Cet indicateur est adapté à la problématique des territoires ruraux, qui ont du mal à capter la population diplômée. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes diplômés, qui pour beaucoup partent chercher un emploi dans les centres urbains. Le choix de cet indicateur est lié à la problématique du rural, et a pour objectif de mesurer la capacité du territoire à retenir les personnes diplômées. Cet indicateur est utilisé pour l’élaboration de nombreux indicateurs synthétiques au sein des pays développés [3]. L’indicateur retenu pour mesurer le niveau d’éducation est la part de la population titulaire d’un diplôme de niveau supérieur dans l’ensemble de la population. Cet indicateur permet de mesurer le niveau d’éducation globale de la population.
3.2.3. Mesurer l’accès à l’emploi sur le territoire
49 La troisième dimension du développement identifiée est l’accès à l’emploi, une question centrale pour les territoires ruraux. AUBERT et al. (2006) parlent de dynamique d’activité. Une question qui y est liée est notamment celle de l’importance des migrations liées au travail sur ces territoires ; il convient également prendre en compte la stabilité de l’emploi. Il est bien sûr fréquent que des territoires aient différents types de population : des personnes qui y travaillent, et des personnes qui y vivent. Cependant, il est important de mesurer la capacité du territoire à fournir des emplois, dans la mesure où les migrations liées à l’emploi constituent un enjeu pour les territoires ruraux. Les indicateurs choisis permettent de prendre en compte à la fois les emplois proposés à l’échelle du territoire mais également la proximité des centres urbains, qui contribuent à fournir des emplois pour les territoires qui les entourent.
50 Ainsi, deux dimensions sont liées à la question de l’emploi à l’échelle du territoire : la capacité du territoire à fournir un emploi à ses habitants et la stabilité des emplois disponibles. Pour mesurer l’accès à l’emploi, deux indicateurs sont retenus : la part des ménages dont l’homme et la femme ont le statut d’actif occupé dans la population totale, et part des actifs occupés dans les actifs totaux. Ces deux indicateurs permettent à la fois de mesurer la stabilité des ménages du point de vue de l’emploi mais également la capacité du territoire à fournir des emplois. L’indicateur retenu pour mesurer la stabilité de l’emploi est la part des emplois stables dans la population active occupée totale. Les emplois considérés comme stables sont les emplois en Contrat à Durée Indéterminée (CDI).
3.2.4. Mesurer l’accès au logement sur le territoire
51 Il est très difficile, en France, d’avoir accès à des données pertinentes concernant l’accès au logement et la qualité des logements. En effet, la plupart des logements ont des sanitaires et un nombre de pièces suffisants, notamment dans les espaces ruraux. Une donnée permettant de discriminer l’accès au logement à l’échelle du territoire serait le loyer moyen sur le territoire. Cependant, cette donnée n’est pas disponible. Pour les territoires ruraux, un indicateur intéressant consiste à comparer la part de résidences principales avec la part de résidences secondaires. Cela permet de rendre compte des conflits existant entre résidences "touristiques" et résidences destinées aux habitants permanents. L’hypothèse sur laquelle s’appuie cet indicateur est que plus on trouve un nombre important de résidences secondaires sur le territoire, plus l’accès au logement est difficile pour les habitants du territoire.
3.2.5. Évaluer le tissu économique du territoire
52 Le tissu économique constitue une dimension des capacités territoriales dans la mesure où il permet de mesurer la capacité du territoire à fournir un environnement économique dynamique aux personnes qui y vivent. ISSERMAN et al. (2009) constatent ainsi que dans les comtés ruraux qu’ils définissent comme "prospères", le taux d’échec scolaire est plus faible et les adultes ont un meilleur niveau d’éducation. Cela montre que le dynamisme économique d’un territoire influe sur les capacités des individus qui s’y trouvent.
53 Pour comparer le tissu économique local de différents territoires, deux indicateurs sont pris en compte : d’une part le nombre d’entreprises sur le territoire, d’autre part l’évolution du nombre d’entreprises sur le territoire. Ces indicateurs ont été retenus pour avoir une vision globale de la structure économique du territoire, et pour pouvoir comparer les territoires par rapport à l’évolution de leur tissu économique.
3.2.6. Évaluer le niveau d’accès aux services sur le territoire
54 L’accès aux services est l’une des dimensions les plus mises en avant concernant le développement des territoires ruraux. Pour FRANÇOIS PONCET et BELOT (2008), les services publics sont en effet nécessaires pour attirer et maintenir une population sur un territoire. Pour cela, la typologie proposée par l’INSEE concernant les bassins de vie a été utilisée. Cependant, la typologie de l’INSEE se basant sur l’inventaire communal de 1998, elle a été adaptée pour les données de la BPE 2008. La typologie retenue propose de regrouper les services en quatre dimensions : les services marchands, les services non marchands, les services d’éducation et les services de santé. Chacune de ces catégories de services a été ramenée au nombre d’habitants sur le territoire, pour avoir un nombre de services moyens par habitant.
55 Une fois ces indicateurs sélectionnés, l’objectif est d’élaborer un indicateur synthétique pour chaque dimension du développement puis pour le développement global du territoire. Pour cela, on passe par le calcul d’indices, sur le modèle de l’IDH. Dans la continuité de l’IDH également, chacune des dimensions ainsi que les indicateurs à l’intérieur des dimensions ne seront pas pondérés, considérant ainsi que chaque indicateur au sein d’une dimension donnée et que chaque dimension au sein de l’indicateur synthétique ont une importance égale.
- 4- Premiers résultats : le cas des territoires ruraux de la région Rhône-Alpes
56 La région Rhône-Alpes, deuxième région la plus riche de France, est particulièrement intéressante du point de vue de l’analyse des dynamiques rurales. En effet, malgré la richesse de la région, des disparités existent entre les territoires à l’échelle infra régionale. Ces disparités concernent particulièrement l’espace rural. Le cadre conceptuel de l’approche par les capacités fournit un cadre pour l’évaluation de ces disparités. En conséquence, l’analyse porte sur 114 cantons ruraux de la région Rhône-Alpes.
4.1. Espace rural et configurations territoriales en Rhône-Alpes
57 L’analyse du niveau de chacune des dimensions du développement à l’échelle de la région Rhône-Alpes permet d’obtenir des premiers résultats concernant les disparités de développement. Tout d’abord, il est intéressant de comparer les différences de classement des cantons en termes de revenu et en termes de développement. Le Tableau 2 montre le classement des 10 premiers cantons de la région pour chacune de ces dimensions. Ce tableau permet de constater que l’on ne retrouve pas forcément les mêmes territoires dans les deux classements, ou bien que l’on ne retrouve pas les territoires à la même place.
Comparaison des 10 premiers cantons ruraux de Rhône-Alpes en termes de revenu et de développement
Niveau | Classement selon le revenu | Classement sur le niveau de développement |
1 | Bourg Saint Maurice (73) | Belleville (69) |
2 | Bozel (73) | Villard de Lans (38) |
3 | Biot (74) | Izernore (01) |
4 | Izernore (01) | Nantua (01) |
5 | Thônes (74) | Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs (38) |
6 | Aime (73) | Bozel (73) |
7 | Villard de Lans (38) | Bourg Saint Maurice (73) |
8 | Faverges (74) | Charlieu (42) |
9 |
Saint-Michel-de-Maurienne (73) | Samoëns (74) |
10 | Brenod (01) | Faverges (74) |
Comparaison des 10 premiers cantons ruraux de Rhône-Alpes en termes de revenu et de développement
58 L’objectif de cette section est également de décrire les différences existant entre les cantons ruraux au sein de la région Rhône-Alpes en termes de capacités. Pour cela, le recours à l’analyse des données multivariées est pertinent, dans la mesure où il permet d’avoir une représentation synthétique de l’ensemble des variables et des individus. Comme les variables utilisées sont des variables quantitatives, le choix de la méthode se porte sur une Analyse en Composantes Principales (ACP). L’ACP est une méthode descriptive qui permet de dégager des tendances au sein d’un ensemble de variables quantitatives. L’ACP montre les similarités entre individus mais également entre variables, et permet ainsi de mettre en évidence des typologies.
59 Cette méthode est donc particulièrement intéressante pour caractériser les territoires ruraux de la région Rhône-Alpes du point de vue de leur niveau de développement. L’ACP permet d’identifier les dimensions importantes au sein des territoires ruraux de Rhône-Alpes, mais également de décrire le profil des cantons de la région. Une ACP a donc été réalisée sur les six dimensions du développement définies comme significatives. L’objectif est d’obtenir une "carte statistique de l’espace rural rhônalpin" sur le modèle de la carte statistique de l’Europe proposée par L’HORTY et RUGANI (2000).
60 Ici, deux composantes principales ont été retenues, qui expliquent ensemble plus de 70% de la variance. Le Graphique 1 permet de visualiser la projection des variables sur chacun des axes retenus pour l’ACP. Par ailleurs, le Tableau 3 permet de voir les corrélations entre les différentes variables de l’ACP. La première composante principale est structurée par les six variables de l’analyse, quatre lui étant corrélés positivement, et deux négativement. Trois variables sur les six contribuent fortement à la construction de la composante : les dimensions "tissu économique local", "accès aux services" et "emploi". Le premier axe oppose donc des variables de performance économique à des variables résidentielles. Il n’est pas surprenant que la variable "emploi" soit liée à la variable "logement" puisque ces cantons entretiennent des liens avec des pôles d’emplois où les habitants de ces territoires vont travailler. Ce résultat souligne la forte influence de l’urbain au sein des cantons ruraux rhônalpins. En effet, cela montre qu’au sein de la région la fonction résidentielle n’est pas réservée à l’espace périurbain, et concerne les territoires ruraux appartenant à l’ensemble des catégories du ZAUER. Globalement, le premier axe distingue donc des territoires sur lesquels on trouve un tissu économique local dynamique, un bon accès aux services, un bon niveau de capital humain et de revenu à des territoires essentiellement tournés vers la fonction résidentielle.
61 Toutes les variables participent à la construction du second axe. Cinq des variables lui sont corrélées positivement, et une négativement (l’accès aux services). Trois variables participent fortement à la construction de cet axe : l’accès au revenu, le capital humain et l’emploi. Cet axe oppose donc les territoires par rapport à leur structure économique et sociale : territoires sur lesquels le nombre de foyers fiscaux imposés est important, avec une population active appartenant plutôt à la catégorie des CSP supérieures et un bon dynamisme économique vs. territoires cumulant les dynamiques négatives sur ces capacités. L’étude de la participation des individus à la construction des axes permet d’illustrer les disparités existant entre les cantons ruraux au sein de la région Rhône-Alpes : la majorité des cantons présentant des coordonnées négatives sur cet axe sont des cantons du département de la Loire et de l’Ardèche, départements globalement moins dynamiques que les autres départements de la région Rhône-Alpes.
Résultats de l’Analyse en Composantes Principales
Résultats de l’Analyse en Composantes Principales
62 L’ACP permet de mettre en évidence la diversité des configurations territoriales au sein de la région Rhône-Alpes. Ainsi, différents types de territoires offrent différents niveau de capacités. Ces premiers résultats amènent à s’interroger tant sur la notion de territoire que sur celle de développement territorial, redéfini en termes d’accès aux capacités à l’échelle du territoire.
Tissu économique local |
Accès au logement | Revenu |
Accès à l’emploi |
Capital humain |
Accès aux Services | |
Tissu économique local | 1,00 | - 0.25 | 0.46 | - 0,35 | 0,50 | 0,40 |
Accès au logement | 1,00 | 0.15 | 0,48 | 0.00 | - 0,23 | |
Revenu | 1,00 | 0,31 | 0.67 | - 0,06 | ||
Accès à l’emploi | 1,00 | 0.07 | - 0,59 | |||
Capital humain | 1,00 | 0,05 | ||||
Accès aux services | 1,00 |
- 5- Réinterroger les notions de territoire et de développement territorial
63 L’utilisation de l’approche par les capacités pour analyser les dynamiques territoriales permet de réinterroger la notion de territoire. Le territoire constitue un objet de recherche transversal à de nombreuses disciplines. Au sein de l’économie, l’analyse du territoire porte sur sa capacité à attirer et à ancrer des activités. Dans ce contexte, les politiques de développement territorial portent sur cette stratégie de spécification du territoire. Cependant, le territoire en tant qu’objet d’étude pour les sciences économiques présente une autre dimension : celle de sa contribution à la construction des opportunités individuelles.
64 Comme le montre l’ACP réalisée sur les 114 cantons ruraux de la région Rhône-Alpes, il est possible de distinguer différents profils de territoires en termes de capacités. Les caractéristiques d’un territoire peuvent donc être définies à l’aune des opportunités individuelles qu’il permet. Ainsi, des liens peuvent être faits entre la forme de développement économique du territoire, ou encore sa localisation géographique, et les capacités territoriales qu’il présente. Ce constat permet de réinterroger la notion de développement territorial, et la construction des stratégies de développement à l’échelle des territoires. Comme cela a été montré dans cet article, le territoire peut être considéré comme une « structure du vivre ensemble » qui va avoir une influence sur les opportunités à l’échelle individuelle. Au-delà, donc, de stratégies visant à spécifier le territoire, c’est l’impact de ces stratégies sur le bien-être des individus qui doit être pris en compte.
65 En France, le territoire constitue une cible privilégié des politiques publiques. Les stratégies de développement sont élaborées et décidées à l’échelle de territoires construits pour l’action : les communautés de communes, les pays, les SCOT ou diverses intercommunalités. La multiplication des échelons territoriaux et des politiques publiques qui y sont liées amène à s’interroger sur la contribution de ces différents "territoires" au bien-être individuel. L’économie territoriale propose des outils permettant d’analyser la contribution des ressources spécifiques des territoires à leur développement, un cadre pour identifier les ressources qu’un territoire peut valoriser dans un processus de développement économique. Cependant, dans l’évaluation des stratégies de développement des territoires se pose la question de la qualité de vie et du bien-être des individus présents sur le territoire.
66 Par conséquent, la construction et l’évaluation des stratégies de développement ne peuvent se résumer à l’analyse des ressources et des atouts présents sur le territoire. Comme le souligne DAVEZIES (2008, p. 88) : "le territoire n’est pas qu’un facteur de croissance, c’est aussi [...] une communauté humaine dans laquelle le développement ne se décline pas en termes de "productivité des facteurs" ou de "coût de transport" mais plus simplement en termes de revenu des ménages, de chômage ou de pauvreté" (ibid, p. 88). L’approche par les capacités va plus loin en proposant un cadre d’analyse multidimensionnel qui permet de mesurer l’efficacité des stratégies de développement à l’échelle du territoire à l’aune des capacités territoriales qu’elles développent. Le recours à la notion de structure du vivre ensemble, définies comme des capacités accessibles à tous les individus à l’échelle du territoire, est donc particulièrement pertinent.
- 6- Conclusion : les perspectives de l’application de l’approche par les capacités à l’analyse des dynamiques territoriales
67 Le cadre théorique de l’économie territoriale permet d’analyser le rôle des caractéristiques du territoire dans le développement économique. Conjointement à l’économie territoriale, l’approche par les capacités permet d’analyser l’influence du territoire sur les libertés individuelles. L’approche par les capacités peut donc contribuer à analyser une partie des dynamiques territoriales qui n’est pas prise en compte par l’économie territoriale.
68 D’un point de vue méthodologique, l’application de l’approche par les capacités présente un double enjeu. Il s’agit, d’une part, d’opérationnaliser l’approche dans le contexte des économies avancées, à l’échelle du local. D’autre part, l’objectif est de se positionner sur la méthode d’application la plus pertinente, au sein d’un corpus théorique qui n’est pas encore stabilisé. Cet article contribue à construire la réflexion concernant l’utilisation du cadre théorique de l’approche par les capacités, en proposant une méthodologie d’application aux territoires ruraux de la région Rhône-Alpes.
69 Les dimensions retenues ainsi que les indicateurs sélectionnés présentent bien sûr des limites, inhérentes à la nature même de l’approche par les capacités. En effet, Sen refuse de statuer sur une liste de capacités universelles, mais également sur une méthode d’application de l’approche. Ce choix de l’auteur constitue l’une des forces de l’AC, dans le sens où elle peut être adaptée à tous les contextes. Cependant, il impose aussi au chercheur de statuer sur les dimensions significatives du développement dans le contexte de sa recherche, et sur les indicateurs permettant de mesurer les capacités. Les limites sont également liées aux bases de données accessibles, particulièrement à une échelle territoriale fine. Les indicateurs retenus sont alors ceux qui sont considérés comme les plus pertinents pour établir des comparaisons entre les unités territoriales, ici des cantons au sein de l’espace rural.
70 Les premiers résultats mettent en évidence l’intérêt d’une approche multidimensionnelle du développement territorial. En effet, ils montrent qu’un niveau important de revenu n’induit pas automatiquement des performances élevées sur les autres dimensions du développement. L’approche par les capacités offre ainsi des perspectives pour l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques. Elle permet d’analyser la contribution des politiques publiques au développement à partir de l’augmentation des libertés qu’elles permettent. A ce titre, l’analyse en termes de capacités peut être utilisée pour comparer les territoires à différentes échelles géographiques et pour comparer des territoires avec des caractéristiques similaires dans différents pays.
71 Comme cela a été souligné, l’une des principales limites rencontrées pour l’application empirique de l’AC est le manque de données à une échelle fine. L’approche par les capacités ouvre la voie à la construction d’indicateurs de développement territoriaux avec pour conséquence un éventuel enrichissement des bases de données existantes.
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Mots-clés éditeurs : approche par les capacités, ressource territoriale, développement régional
Mise en ligne 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/reru.114.0681Notes
-
[1]
- Dans cet article, le terme de capacités est utilisé pour traduire le terme anglo-saxon "capabilities". Il est toutefois possible de rencontrer le terme de "capabilités" dans la littérature française (voir notamment BERTIN 2005).
-
[2]
- SEN réfute ce terme de collective capabilities, lui préférant la notion de socially dependent individual capabilities. (SEN, 2002, 85).
-
[3]
- Voir notamment le travail réalisé par TOVAR (2010), sur la mesure de la ségrégation spatiale en Île de France.