Couverture de RERU_104

Article de revue

Le développement territorial et les systèmes complexes : proposition d'un cadre analytique

Pages 687 à 705

Notes

  • [1]
    - Précisons la différence à établir entre une vision des systèmes vivants complexes et une vision systémique mécanique. La vision systémique mécanique se consacre à l’étude de récurrences automatiques et n’induit pas de restructuration ou de réorganisation possible du système. La différence d’effet d’un modèle mécanique ou d’une approche basée sur les systèmes complexes a été notamment illustrée par P. COUVREUR et J-C. VANSNICK (1985) avec un cas simple : la conservation des baleines et la recherche de réglementation du secteur halieutique.
  • [2]
    - Il ne s’agit pas forcément d’une identité culturelle au sens ethnographique, le sentiment d’appartenance peut se manifester (naître ou être révélé) par le souhait de résoudre ensemble un problème ponctuel (y compris du type effet NIMBY) prolongé et renforcé par l’adhésion à un projet commun ou le souhait de participer à une action collective. L’appartenance concerne le fait d’être ici et de se sentir concerné par le devenir commun de cet ici.
  • [3]
    - Les modèles mathématiques d’analyse des dynamiques spatiales précédemment cités vérifient cette pluralité d’avenirs possibles, la sensibilité de tel ou tel état à une perturbation ou encore les moments d’instabilité structurelle pouvant mener à de semblables bifurcations.
  • [4]
    - L’étude particulière de l’Eurométropole L- K- T est menée notamment grâce aux financements octroyés depuis 2005 par les Fonds de la Recherche InterUniversitaire de la Communauté française de Belgique.
  • [5]
    - Ce fut ainsi le cas des acteurs de la ZOAST précédemment cités (entretiens effectués en Belgique et en France en 2007).
  • [6]
    - Les techniques actuellement développées pour l’établissement de diagnostic territorial (LARDON et PIVETEAU, 2005) constituent certainement des apports intéressants pour mener à bien cette étape d’analyse particulière.

- 1 - Introduction

1 Depuis plus de vingt ans, l’économie territoriale met en évidence l’émergence de dynamiques économiques endogènes, construites sur des ressources tant matérielles que réticulaires, locales et communautaires. Comme C. LACOUR (1996, p. 31) l’énonce : « le milieu correspond à une conjonction de facteurs et d’acteurs qui, sur un site donné, à un moment donné, vont trouver ensemble une réponse dynamique à un environnement ». Parallèlement, les sciences politiques élargissent le champ des politiques publiques à l’action publique et à la gouvernance ; elles insistent sur les changements émanant entre autres de la multitude des acteurs en place et de leur mise en interaction lors de tout processus décisionnel. P. LE GALÈS (2006) précise ainsi que parmi les travaux sur les gouvernements locaux se retrouvent « les tentatives de créer les territoires comme des acteurs collectifs, la volonté de faire émerger des modes de gouvernance territorialisés pour orienter le comportement des acteurs extérieurs, d’intégrer la société locale et de la piloter. Les élus sont particulièrement soucieux d’apparaître et de faire apparaître leurs territoires comme des acteurs » (p. 10).

2 L’un et l’autre champ disciplinaires concluent à l’émergence du territoire comme un support au développement socio-économique et en soulignent la diversité ; les mêmes politiques et les mêmes ressources, situées à des moments et en des lieux différents ne se valorisent pas de la même façon ; elles peuvent être révélatrices de développement mais toujours selon des trajectoires locales différenciées.

3 L’analyse des systèmes vivants a mis en évidence, tant en chimie qu’en sciences humaines, la diversité de leurs évolutions. En analyse spatiale, l’Ecole de Bruxelles, l’University College of London, le laboratoire CNRS THEMA, le Research Institute of Knowledge Systems, l’UMR Géographie-cités et d’autres chercheurs encore ont modélisé la complexité de l’évolution des systèmes urbains et régionaux (ALBEVERIO et al., 2008). L’article s’appuie sur une approche systémique mais se situe en amont de la modélisation mathématique : l’objectif est de proposer la mise en évidence des processus en œuvre lors du développement territorial. Il décrit comment un espace, un ensemble d’acteurs et d’activités tendent à produire un système-territoire, quels mécanismes entraînent un développement et lui permettent de se pérenniser. L’approche compréhensive se fonde sur les avancées théoriques de l’économie territoriale et de l’analyse de l’action publique ainsi que sur les travaux des géographes des territoires et propose un appui à l’étude de la complexité du développement territorial grâce à l’analyse de l’articulation des dynamiques sous-jacentes. Elle propose une articulation parmi d’autres possibles, tout en soulignant que ces agencements sont propres à chaque histoire, à chaque lieu, que chaque développement territorial réel s’avère unique.

4 La section suivante (2) définit brièvement les propriétés des systèmes complexes. Ceci amène, en section 3, à articuler le développement territorial à partir de quatre dynamiques inter-reliées : la coordination d’acteurs, la mise en œuvre d’un projet, la structuration d’un espace et la création de régulation. La section 4 détaille l’application de cette approche dans le cas de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, un « territoire » transfrontalier institutionnalisé en 2008. Des précisions quant au cadre analytique proposé sont présentées en section 5. Enfin, la section 6 conclut.

5 L’ambition est donc d’aider à la compréhension des processus de développement territorial en proposant un cadre analytique, un parmi d’autres possibles.

- 2 - Les systèmes complexes

6 L’approche par l’analyse des systèmes complexes privilégie les dynamiques et processus structurants et propose une compréhension des agencements et des évolutions possibles, plus qu’une prévision ou l’analyse de résultats.

2.1. Un système et trois propriétés : la totalité, l’organisation et l’interactivité

7 L’analyse systémique propose un ensemble de modèles et de constructions mentales destinées à rendre intelligibles les processus en œuvre. Tout système vivant -tel qu’un territoire - obéit à des propriétés spécifiques qui, depuis VON BERTALANFFY en 1969 ou FORRESTER (1980), PRIGOGINE (1997) et MORIN (2005), LE MOIGNE (1999), LAPIERRE pour un panorama récapitulatif en sciences sociales (1992) ou d’autres encore, s’expriment en termes de totalité, interactivité, organisation et ouverture.

8 Le principe de totalité ou globalité implique que le système, en tant que tout, est différent de la somme de ses parties : il n’est pas réductible aux éléments qui le composent. Cette propriété implique l’étude des éléments mais également du comportement globalisé, l’analyse des variables comme se référant à un niveau microscopique et le système à un niveau méso qui diffère de la juxtaposition de comportements micro.

9 Le principe d’interactivité s’explique comme suit : la compréhension d’un objet en tant que système nécessite la compréhension des éléments mais aussi des relations qui les assemblent. Ces relations expriment des liens de dépendance, d’influence, de transformation ; elles lient, forment, maintiennent, ordonnent ou modifient la nature et le comportement des composants du système et par là transforment le système lui-même. Les relations prises en compte intègrent à la fois les relations qui créent des influences simples comme une relation de causalité mais également des effets « retour » ; ils correspondent alors, par exemple, à des phénomènes d’accélération, des effets « boule de neige » ou d’inflation, ni gouvernables, ni prévisibles dans leur ampleur.

10 Le principe d’organisation concerne l’agencement des variables et l’émergence d’une certaine structuration inhérente au système. C’est parce qu’elles sont organisées que les variables forment une structure dotée de qualités propres qui amène le système vivant à perdurer et à évoluer.

11 Tout système vivant se définit par référence à un environnement, c’est-à-dire à un ensemble d’autres systèmes et variables extérieurs à l’objet d’étude : cet environnement extérieur influence et est influencé par le système étudié. Le système est ouvert non seulement « horizontalement » mais également « verticalement » (DE ROSNAY, 2004) et s’intègre dans une hiérarchie d’échelles qui permettent de centrer l’analyse sur un système particulier sans pour autant détacher ce système du reste du monde dans lequel il interfère.

2.2. De la complexité des systèmes

12 L’approche des systèmes complexes implique une analyse d’objets vivants basée sur les processus et non sur les résultats ou les productions : il s’agit de s’interroger sur les processus amenant la composition en éléments, leur articulation, la forme, l’organisation et la relation de cet ensemble coordonné avec son environnement externe. Les systèmes vivants sont des systèmes complexes [1] : cette complexité renvoie au nombre élevé et à la diversité des types d’éléments et de relations de tout système vivant. L’existence de nombreuses composantes inter-reliées, de multiples niveaux d’agencements entre ces composantes, le tout changeant à travers le temps selon des évolutions aux rythmes différents implique que la structure-même du système est appelée à évoluer, connaissant des moments d’évolution stables et instables.

13 Les évolutions sont mues par des rétroactions multiples, des comportements aux niveaux micro et méso, des effets aléatoires. L’imprévisibilité qui est déduite émane entre autres de l’existence d’une information incomplète, du caractère non-rationnel des comportements, de l’incapacité de réduire à une valeur moyenne l’évolution de certains éléments ainsi qu’à l’émergence d’événements exogènes, de comportements marginaux atypiques ou encore d’aléas. Certaines évolutions correspondent à l’exploitation de « potentiels » qui sont révélés et activés ; d’autres émanent de comportements atypiques – marginaux - qui se généralisent. Ces « bifurcations » sont particulièrement présentes lorsque le système est instable et qu’aucune prévision ne peut être anticipée (IDATE, 1986). Le système connaît des équilibres temporaires, un ordre construit sur un certain apprentissage émanant des comportements passés, aux particularités locales (institutionnelles, comportementales, etc.) et ajusté aux évolutions présentes (ATKINSON, 2004). L’adoption d’une approche par les systèmes complexes permet de passer d’une analyse qui décompose le réel en causalités simples à une analyse basée sur les processus dynamiques qui caractérisent l’évolution de ce réel, insistant sur les effets d’interaction et de rétroaction, les processus d’ajustement et de mémoire, l’émergence de comportements marginalisés ou encore l’influence de perturbations externes.

- 3 - Le développement territorial, un système dynamique

14 Dans son ouvrage « L’Economie auto-organisatrice », P. KRUGMAN (2008) souligne comment les systèmes auto-organisateurs constituent un apport substantiel à la compréhension de l’économie, en général ; il présente des modèles spatiaux basés sur deux principes, l’ordre issu de l’instabilité et l’ordre issu de la croissance aléatoire, et il en déduit des explications notamment en matière d’économie urbaine et d’économie spatiale. Dès le début des années 1950, dans la foulée de l’analyse des systèmes mécaniques, des modèles informatiques relatifs aux dynamiques régionales et urbaines se sont développés ; aujourd’hui encore informaticiens, géographes et mathématiciens tendent à modéliser la complexité de semblables systèmes vivants : ces modèles ne cherchent pas l’équilibre optimal (la ville ou la région « idéale ») mais analysent la capacité adaptative et auto-organisatrice de ces systèmes (ALBEVERIO et al., 2008).

15 Nous proposons de nous situer en amont de cette approche modélisatrice et d’appréhender la compréhension du développement spatial - et plus spécifiquement territorial - par ses dynamiques. Le cadre analytique en s’appuyant sur les avancées de l’économie territoriale et de l’analyse de l’action publique locale, décompose le développement territorial en quatre dynamiques (pour un exposé argumenté des apports respectifs des champs disciplinaire, lire LELOUP et PRADELLA, 2008) : (1) la coordination d’acteurs, (2) la mise en œuvre d’un projet, (3) la structuration d’un espace et (4) la création de régulation. Ces quatre dynamiques sont inter-reliées sans ordre a priori ; l’une n’initie pas forcément l’autre ; elles produisent des effets interdépendants. L’analyse révèle certains mécanismes, certaine « fabrique » du territoire généralisable et ce, même si chaque développement territorial engendre par nature de la différenciation.

3.1. Le système-territoire en quatre dynamiques

16 Comme nous l’avons écrit précédemment, l’intérêt de l’analyse systémique est de révéler des processus d’interactions, l’interdépendance des variables et les dynamiques induites : il ne s’agit dès lors pas d’être exhaustif quant aux composantes ou aux relations du système mais de mettre en exergue quelques agencements afin de rendre plus intelligible la complexité du développement. L’exercice est donc délibérément limité ici à la sélection de quatre dynamiques. Le territoire apparaît un objet d’étude particulièrement approprié à l’usage de l’analyse des systèmes complexes : des auteurs comme l’économiste C. LACOUR avec sa « tectonique des territoires » ou le géographe A. MOINE (2007) définissent ainsi le territoire comme un système complexe, non réductible à l’analyse de ses composantes, évoluant vers des avenirs possibles pluriels. Le développement d’un territoire en tant qu’unité d’analyse spatiale, politique et sociale et foyer de croissance n’est réductible ni à un simple espace habité, ni à l’élaboration d’un projet théorique, ni à l’agencement d’acteurs économiques, ni, enfin, à la mise en place de normes d’action. Il est la combinaison de ces quatre dynamiques - et d’autres encore -, un construit spatial, socio-économique, collectif et constamment organisé. La discussion des quatre dynamiques s’élabore à partir de la littérature économique et politologique et amène à construire un cadre d’analyse générique du développement des territoires.

3.2. La coordination d’acteurs

17 Le développement territorial est avant tout une coordination d’acteurs (AYDALOT, 1986 ; BENKO et LIPIETZ, 1992 ; CAMAGNI et MAILLAT, 2006, entre autres). Le terme d’acteurs inclut à la fois des individus et des organisations ; il diffère de la notion d’agents. Ceux-ci sont des occupants de l’espace étudié participant plus ou moins passivement à l’activité locale, en tant que consommateurs, main-d’œuvre, résidents ou utilisateurs des lieux. Ces agents façonnent les espaces vécus qu’ils occupent par leurs activités (notamment par leurs flux de mobilité) et s’approprient plus ou moins fortement ces lieux. Les acteurs quant à eux agissent non seulement à titre individuel mais également à titre collectif ; ils se perçoivent comme membres d’une communauté (ce sentiment communautaire s’appuie sur une histoire ou une identité commune mais aussi sur un projet ou un simple « faire ensemble » [2]).

18 Les groupes interagissent entre eux. Cette interaction s’explique entre autres mais non exclusivement (GILLY et TORRE, 2000) par la proximité géographique des acteurs. Les réseaux ainsi construits se basent sur l’utilisation récurrente des mêmes endroits ou des mêmes ressources mais aussi sur l’impression de communauté de vie ; les liens entre les acteurs peuvent se renforcer par des activités non-marchandes, la participation à des réseaux ou des associations, par exemple. Cette interaction cimente le sentiment commun d’appartenance. Les liens entre acteurs dépassent des objectifs strictement productifs.

19 L’analyse implique la prise en compte des réseaux créés par ces divers acteurs à l’intérieur et à l’extérieur du système territorial étudié, en effet la contiguïté géographique ne suffit pas : le système-territoire s’intègre dans un ensemble d’échelles d’action différentes et cette multiscalarité accroît d’autant la richesse mais aussi la complexité du système. Tous les acteurs ne participent pas forcément en même temps à la construction du « projet » commun. Cette élaboration procède souvent d’un processus cumulatif et d’apprentissage concernant au départ quelques groupes pionniers élargis à d’autres acteurs au fur et à mesure du processus.

20 Les acteurs qui se coordonnent sont issus du secteur privé, public ou associatif. Ils créent des avoirs relationnels au sens de M. STORPER, du capital social qui nourrit une dynamique de croissance. Une firme n’est pas seulement localisée dans l’espace pris en compte, elle peut en devenir un acteur si des interactions - par exemple avec d’autres firmes, avec des centres de formation - l’ancrent territorialement, ce qui affaiblit les opportunités d’éventuelles délocalisations. De même l’acteur public immergé au sein du territoire n’est plus seulement un guichet ou un exécutant des politiques publiques (DOUILLET et ROBERT, 2007).

21 D’une nébuleuse d’individus et d’organisations présentes sur l’espace étudié se dégage alors un ensemble d’acteurs qui tissent des partenariats. Par ces processus récurrents de coordination, ils ne sont plus seulement proches géographiquement mais ils deviennent collectivement agissants ; par leur travail, ces acteurs deviennent capables d’évoluer ensemble. L’existence d’un cadre particulier de normes ou l’élaboration forcée d’un projet peuvent être à l’origine d’une rencontre puis d’une coordination d’acteurs, qui elle-même renforce alors la production collective.

3.3. La mise en œuvre d’un projet

22 La deuxième dynamique sélectionnée part du constat des ressources disponibles sur le territoire étudié [voir en particulier les travaux sur les ressources territoriales et la spécification de COLLETIS et PECQUEUR (1994), GUMUCHIAN et PECQUEUR (2006)]. Ces ressources peuvent être effectivement valorisées ou encore à l’état potentiel ; elles peuvent être disponibles en d’autres lieux et donc génériques, être rares et liées intrinsèquement au territoire ou agencées de façon originale (elles sont alors qualifiées de spécifiques) ; elles peuvent être transformées sur place ou à l’extérieur. Lorsqu’elles sont agencées, elles peuvent voir leur fonction - leur utilité - changer : cette évolution est, par exemple, constatée lorsque la fonction associée à un objet par un processus de patrimonialisation se transforme, ou encore lors du processus de construction d’un panier de biens qui, en associant divers biens et services, transforme des ressources parfois génériques en composantes spécifiques (BÉRARD et al., 2006).

23 L’analyse de la mise en œuvre d’un projet repose non seulement sur des richesses exploitées mais aussi sur les étapes de révélation, de valorisation, de labellisation et d’autres formes de pérennisation. La désagrégation des richesses en ressources et actifs génériques ou spécifiques met en exergue la singularité du développement de tout territoire. La spécificité construite par le jeu d’acteurs limite le transfert de cette richesse en d’autres lieux, elle borne la volatilité des ressources et donc des firmes, elle ancre les capacités productives locales.

24 Ces richesses, dans le contexte d’un développement de type territorial, sont articulables en un projet. Le terme de projet englobe l’ensemble des propositions et décisions faisant l’objet d’une construction collective propre au territoire. Ce projet n’est pas la somme des solutions ou des intérêts individuels ni la somme des inputs locaux ; il constitue un arrangement plus ou moins cohérent, plus ou moins abouti et régulièrement renégocié. L’émergence d’un tel projet façonne la délimitation de l’espace commun d’actions.

3.4. La structuration d’un espace

25 La notion de territoire a réintroduit aux yeux des économistes la question du « où ». Mais l’espace à étudier ne se résume pas à un périmètre à fixer, il est lui-même objet d’une structuration, comme le montrent l’analyse géographique des territoires et les apports de la géographie sociale, (par exemple, MOINE (2006), FRÉMONT (1999), DI MÉO (1996) ou encore les travaux en action publique locale, OFFNER, 2006). Tout développement territorial est situé quelque part, localisé sur un espace administratif c’est-à-dire une aire soumise à des autorités locales, à qui des compétences particulières ont été attribuées. Ce découpage est a priori neutre, soumis à des réglementations communes à tout espace du même type. La plupart de ces espaces sont emboîtés en une structure hiérarchisée aux frontières exclusives. A l’heure actuelle, et les autorités nationales et les autorités supranationales telles que l’Europe proposent des programmes, des directives et des décrets qui permettent aux collectivités territoriales de remodeler ces espaces administratifs prédéfinis, qu’il s’agisse d’appuyer la création de « pays », de parcs nationaux ou d’autres espaces trans- ou inter-communaux.

26 En outre, l’espace n’est pas seulement un réceptacle passif ; il est activé par les éléments sociaux, culturels et économiques qui le constituent et qui en redéfinissent dès lors en partie les limites. Espaces vécus ou perçus, terres historiques, bassins de vie se superposent et tendent parfois à façonner un « territoire » mu par des forces convergentes mais sans correspondance parfaite des frontières. Le territoire associe à la fois l’espace comme support d’activités, l’espace de vie et l’espace imaginé. Ses contours rendent compte d’une construction collective, il évolue redessiné par les acteurs, le projet mais aussi les normes établies.

3.5. La création de régulation

27 La quatrième dynamique retenue dans cet essai concerne l’ensemble des règles et des normes qui coordonnent les acteurs et activités du développement territorial ; l’analyse de la dynamique des régulations, à savoir l’adaptation et la création de règles, institutions et normes, est entre autres basée sur les travaux de MULLER et SUREL (1998), LE GALÈS (2003) ou BHERER et al. (2005). Comme ces acteurs sont multiples et comme l’espace structuré n’est plus parfaitement homogène, des règles diverses, tant en termes administratifs que juridiques, se superposent. La régulation regroupe des règles formelles mais aussi informelles comme des normes de comportement ; elle renvoie à la notion d’institution développée dans le néo- institutionnalisme (STEINMO, 2006) ; elle est particulière car elle s’élabore par rapport à un projet original, avec des acteurs et dans un espace particulier ; elle est appropriée, arrangée et dès lors en partie créée. L’établissement des règles reposent ainsi sur des normes partagées, un « cadre moral » auquel souscrivent les acteurs, qu’il soit explicite ou non.

28 Comme pour la structuration de l’espace, les règles et normes partagées résultent d’une adaptation des structures historiques préexistantes et des dynamiques amenées par le développement territorial.

3.6. Une compréhension du développement territorial à partir de quatre dynamiques

29 La présentation séparée des quatre dynamiques - quatre visions limitées du processus - est artificielle. Cette compréhension met en exergue comment des acteurs, un projet, un espace et une régulation co-évoluent voire convergent. Elle révèle des processus : elle ne donne pas de trajectoire « conseillée » ou « optimale » : chaque système s’auto-organise selon un processus constamment redéfini en fonction des évolutions internes et externes au territoire. Les spécificités locales, entre autres historiques, culturelles ou géographiques, les phénomènes de mémoire ou d’apprentissage amplifient le caractère unique de chaque expérience territoriale.

30 Une raison supplémentaire à la diversité des avenirs possibles du territoire réside dans la capacité plus ou moins grande du système à réagir à toute perturbation -interne ou externe - . Ainsi, le même facteur exogène appliqué à divers moments a des impacts différents, il peut créer un effet d’aubaine, un effet de renforcement et de consolidation d’une dynamique émergente, un effet retardé, voire ne pas produire d’effet. A certains moments d’instabilité, la trajectoire peut bifurquer radicalement ; à ces moments, il n’est pas possible d’anticiper la direction prise. L’intérêt de l’analyse en ces points porte alors non sur l’avenir le plus probable - par définition non connaissable -, mais sur le degré de stabilité et sur les « stabilisateurs » potentiels inhérents au système [3].

- 4 - Un exemple : l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai[4]

31 L’analyse du développement de l’éventuel territoire transfrontalier de l’Eurométropole franco-belge Lille-Kortrijk-Tournai ou eurodistrict peut servir d’illustration à la mise en œuvre de la démarche systémique proposée. Cette entité institutionnalisée en 2008 sous la forme d’un GECT résulte d’une quinzaine d’années d’actions transfrontalières diverses, de rencontres d’acteurs et de l’élaboration d’un projet commun. La question posée porte non sur la pertinence du cadre juridique utilisé mais sur l’émergence - ou non - d’un développement de type territorial sur l’espace déterminé. Les espaces d’actions transfrontalières constituent aujourd’hui des laboratoires fructueux en termes d’études territoriales qu’ils concernent des espaces à visée promotionnelle comme l’Euregio Meuse-Rhin, économique comme la Grande Région ou davantage socio-ethnique comme l’Espace Catalan Transfrontalier (MOT, 2008) mais aussi l’Afrique ou l’Amérique (lire, en particulier, les études publiées dans Frontera Norte, Journal of Borderland Studies ou Les Chroniques frontalières portant sur l’Afrique de l’Ouest). Dans tous ces cas, des individus et des organisations qui autrefois se tournaient le dos, se coordonnent, collaborent, construisent ensemble un projet. L’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai a succédé à la Conférence Permanente Intercommunale Transfrontalière (COPIT), regroupant initialement 5 intercommunales franco-belges.

32 Méthodologiquement, l’analyse se base sur l’examen des inventaires et autres rapports disponibles mais aussi sur des rencontres des organisations parties prenantes du processus afin de révéler non seulement les périmètres officiels du territoire mais également les tracés « mentaux », non seulement les décisions juridiques mais aussi les règles plus tacites.

4.1. La coordination d’acteurs

33 L’étude de la coordination d’acteurs requière d’établir la liste des organisations, institutions, voire individus appartenant aux structures officielles de l’Eurométropole mais surtout de définir les acteurs du processus, qu’ils soient issus du secteur public, privé ou associatif, les réseaux et partenariats qu’ils nouent y compris à d’autres échelles qu’à celle de l’eurodistrict. Chaque territoire est ainsi habité, géré, traversé par une multitude d’organisations et d’individus : l’analyse se centrant sur ceux ou celles qui activent son développement.

34 Les membres du GECT sont l’État français, la Région Nord-Pas-de-Calais, le Département du Nord, Lille Métropole Communauté Urbaine (LMCU), l’État fédéral belge, le Gouvernement flamand, la Province de Flandre occidentale, l’intercommunale Leiedal, l’intercommunale WVI, la Région Wallonne, la Communauté française de Belgique, la Province du Hainaut, l’intercommunale IDETA, l’intercommunale IEG. A côté de ces membres officiels, une liste élargie aux membres d’ententes et accords de coopération transfrontalière inclut un ensemble d’organisations marchandes et non-marchandes, publiques et privées, associations, entreprises et institutions qui sont partie prenante d’actions transfrontalières pérennes sur la zone étudiée.

35 L’histoire de la coopération Lille-Kortrijk-Tournai, les documents publiés ainsi que diverses rencontres avec les organisations et individus qui participent à la structuration de réseaux ou de collaborations en tant que porteurs du développement montrent le rôle prépondérant des intercommunales, de la Province en Flandre, de la Région wallonne et de LMCU en France. L’État fédéral belge n’a ainsi été associé comme partenaire que parce que l’État français était inclus. D’autre part, les personnalités qu’étaient P. MAUROY ou que sont aujourd’hui S. DE CLERCK (ministre de la Justice et bourgmestre de Kortrijk), M. AUBRY (maire de Lille et de LMCU, première secrétaire du Parti socialiste français) ou R. DEMOTTE (ministre-président du gouvernement wallon) insèrent la coopération au sein d’un ensemble de réseaux régionaux et nationaux qui assurent un potentiel relationnel certain. Les Chambres de Commerce et d’Industrie de Lille-Roubaix-Tourcoing, Armentières-Hazebrouck, Westhoek, Kortrijk-Roeselaere-Tielt, Mouscron-Comines et Tournaisis jouent aussi un rôle clef à la fois en tant qu’acteur économique, lobby régional et local et partenaire de nombreux projets ou groupements privés-publics (PETER et COLE, 1998).

36 Outre ces leaders, les accords transfrontaliers dans la zone Kortrijk-Tournai-Lille associent de façon répétée des villes, des télévisions, des hôpitaux et d’autres acteurs associatifs ou parapublics comme les organismes d’emploi et de formation. Ces accords ont été favorisés, parfois initiés par les fonds européens INTERREG ; ils se sont prolongés ou ont été approfondis depuis le lancement de l’initiative communautaire en 1989. Les hôpitaux de Tourcoing et Mouscron, par exemple, n’ont pas attendu l’appui européen pour établir des partenariats (en matière de personnel ou d’équipement) même si ceux-ci ont été élargis sous INTERREG. Si les villes sont officiellement parties prenantes du GECT par l’intermédiaire de la Conférence des Maires et Bourgmestres instituée comme groupement consultatif de l’Eurométropole, notons que les ZOAST (zones organisées d’accès aux soins transfrontaliers) établies par les acteurs de la santé ne correspondent pas spatialement à l’Eurométropole et limitent dès lors la convergence de vue dans ce secteur avec le développement du territoire. La présence des mêmes organisations, voire des mêmes personnes, au sein des structures transfrontalières depuis la COPIT (conférence permanente intercommunale transfrontalière) constitue un avantage pour la coordination des acteurs : des réseaux se tissent, les relais et les capacités d’action s’en trouvent décuplés. Les directeurs des télévisions locales belges concernés justifient ainsi l’intérêt d’être présents dans les comités consultatifs des organes décisionnels de la COPIT ou de l’Eurométropole : leur présence renforce leur intérêt pour le projet, permet une meilleure compréhension des enjeux et des opportunités et, dès lors, déploie une meilleure capacité d’action.

37 L’établissement de groupements et autres partenariats transfrontaliers, professionnels ou associatifs constitue la base de l’analyse de la dynamique de coordination des acteurs du territoire. Le développement territorial se trouve également renforcé par l’intégration du système à des réseaux externes : ainsi la reconnaissance de l’Eurométropole en tant qu’agglomération transfrontalière européenne au sein du projet européen URBACT favorise la coordination, entretient la diffusion d’informations et de pratiques et renforce la cohésion interne. La coordination des acteurs se fédère autour d’un lieu, d’une identité et d’un projet, à la fois production et cause de cette entente.

4.2. La mise en œuvre d’un projet

38 L’analyse du projet se base sur le relevé des richesses du territoire et amène à discriminer entre les ressources - potentiel non exploité - et les actifs, entre les ressources ou actifs génériques - présents ailleurs, délocalisables, ... - et les spécifiques. Il s’agit d’examiner aussi les données d’ordre symbolique, voire déclaratif, tels les slogans ou autres manifestations de marketing territorial. Le relevé des constructions de ressources ou d’actifs permet d’analyser les interactions qui relient certaines richesses en en produisant d’autres. Dans ce relevé se retrouvent les caractéristiques de l’espace (de type géographique, démographique, économique, etc.) mais également les dynamiques inhérentes à ces caractéristiques (diversité paysagère, âge de la population, qualification de la main-d’œuvre, évolutions sectorielles), les capacités relationnelles et les richesses extérieures qui peuvent créer des opportunités d’action (fonds disponibles ou capacités institutionnelles et juridiques).

39 L’espace occupé par l’Eurométropole s’impose d’abord - à partir des diagnostics établis mais aussi des discours et des volontés affichées par les partenaires - comme un carrefour : après des siècles de séparation, l’ambition est de transformer en un pôle unique cette partie nord de la France et les terres belges contigües. Les richesses inventoriées concernent des secteurs industriels comme le textile ou l’agro-alimentaire, des infrastructures notamment en termes de transport ou de services hospitaliers et de formation, une population importante, une trame urbaine diversifiée et de haute qualité historique, des paysages remarquables, un potentiel touristique et culturel (COPIT, 2002). Dans l’élaboration des actions transfrontalières, l’Europe constitue un potentiel : au-delà de l’effet d’aubaine créé par les financements INTERREG, la mise en interaction d’organisations et d’individus de part et d’autre de la frontière pour demander puis pour gérer ces fonds, encouragée par l’effet de réseau et de leadership précédemment décrit, a consolidé l’élaboration d’une ambition commune matérialisée dans un projet.

40 Un exemple particulier de construction de richesses concerne le changement de fonction de certaines des richesses locales. Ainsi, fréquent aux frontières intra-européennes, un processus de patrimonialisation se consacre à certains bâtiments phares de la frontière-ligne, à savoir pour le cas franco-belge le Réseau de Patrimoine Fortifié Transfrontalier franco-belge. Le poste-frontière de Rekkem-Ferrain à la frontière flamande franco-belge est illustratif de cette construction : ce poste-frontière, après la mise en œuvre des politiques de libre circulation, avait été désaffecté ; sa réactivation en un centre de parc paysager et lieu d’informations multi-culturelles et touristiques devient un symbole - parmi d’autres - de la politique de territorialisation de la COPIT : « les acteurs locaux ont préféré donner à ce lieu une portée symbolique et une plus-value transfrontalière (plutôt que de le détruire) » (http://www.espaces -transfrontaliers.org/affiche_projet.php?affiche=projet/proj_rekkem.html). Un autre exemple porte sur un actif culturel destiné à renforcer le projet par un sentiment communautaire : la production commune d’émissions franco-belges. Les télévisions locales des trois sous-régions : Notélé (pour la partie francophone belge), WTV (pour la partie flamande) et C9, chaîne de télévision privée pour Lille, constituent non seulement des agents transfrontaliers exécutant ponctuellement des actions communes mais surtout des acteurs du territoire à part entière : elles proposent en effet des émissions entièrement coproduites - la question de la traduction, par exemple, s’est finalement résolue par l’engagement d’une présentatrice bilingue et l’utilisation de sous-titrages - qui portent sur des sujets transfrontaliers et sont diffusées à partir des trois canaux. Cette coproduction constitue une réalisation commune en soi mais aussi un adjuvant à la consolidation du projet et à sa visibilité. Le flux d’informations entraîne un véritable processus d’amplification à partir duquel la perception d’un avenir transfrontalier commun peut émerger.

41 L’élaboration d’un projet commun dépasse la simple agrégation de réalisations éparses puisqu’il nécessite l’établissement d’objectifs choisis et d’ambitions partagées. En mars 2002, après cinq années de débat et d’échanges, la COPIT propose un rapport « Stratégie pour une métropole transfrontalière », qui va constituer un cadre indicatif et stratégique pour le futur projet de métropole transfrontalier (à l’époque la structure de GECT n’existe pas encore). L’ambition actuelle de l’Eurométropole n’est pas à proprement parler d’élaborer un projet d’envergure ; elle est essentiellement de stabiliser son organisation et l’ensemble de ses structures institutionnelles ; certains acteurs l’ont regretté [5], nombre de domaines d’actions transfrontalières restent encore à intégrer.

4.3. La structuration d’un espace

42 Un espace transfrontalier assemble des espaces administratifs distincts. Dans le cas de l’Eurométropole franco-belge, le territoire se construit non seulement à partir d’espaces émanant de deux États différents mais aussi à partir de deux Régions issues d’un État fédéral. Ce cas est d’autant plus particulier qu’il est animé à la fois par un processus de « couture » interétatique initiée par l’Europe - entre la France et la Belgique - et de « coupure » (COURLET et al., 1988), renforcée au fur et à mesure de la régionalisation belge. L’espace à la base des dynamiques territoriales est avant tout un lieu de vie, animé par ses habitants et les personnes qui le traversent. Les infrastructures de transport rapprochent les populations et les activités ; le système Transcards (permettant aux habitants transfrontaliers de se faire soigner de part et d’autre de la frontière) ou encore les coopérations culturelles effacent les frontières en amenant les populations à occuper un espace à cheval sur la frontière.

43 En outre, le projet transfrontalier ne se construit pas seulement sur des espaces perçus ou vécus immuables, il entend aussi forcer à transformer tout ou partie des dépendances passées : l’association des télévisions locales autour des émissions transfrontalières s’est ainsi initialement justifiée en réaction aux tendances séparatistes de la Flandre et de la Wallonie. L’espace pertinent du territoire tel que perçu par les acteurs peut différer des limites administratives de l’Eurométropole : certains élargissent ainsi naturellement l’aire Lille-Kortrijk-Tournai à Mons (Belgique) ou à Valenciennes (France), d’autres la limitent à l’aire strictement frontalière excluant Roeselaere ou Ath (entretiens, 2007). En outre, la ZOAST du Nord ou le parc naturel transfrontalier du Hainaut (regroupant un parc wallon et un parc français) traversent tout deux partiellement l’aire de l’Eurométropole. L’espace constitué par l’Eurométropole reste encore fragmenté. LMCU apparaît comme une sorte de centre de l’espace transfrontalier (les sites les plus détaillés sur l’Eurométropole sont ainsi hébergés sur des sites français, celui de Lillemétropole ou de la Mission Opérationnelle Transfrontalière française). Le pays « Wallonie Picarde » reprenant la partie wallonne de l’Eurométropole est considéré selon les individus comme un espace identitaire pertinent ou comme un artifice uniquement destiné à rééquilibrer le partenariat franco-belge.

4.4. La création de régulation

44 Le transfrontalier qui associe des administrations et des institutions émanant d’autorités différentes induit une adaptation des règles en œuvre. Le développement de type territorial, parce qu’il repose sur la mise en interaction d’acteurs divers, suscite également ce type de réorganisation. Face à ces constats, le développement des territoires induit le recours à de nouveaux instruments de régulation, la création de règles formalisées ou non, la recherche de normes communes, en d’autres mots l’élaboration d’un processus de gouvernance territoriale approprié (LELOUP et al., 2005).

45 A chaque mise en interaction transfrontalière pérenne se pose la question des règles du jeu : l’analyse des documents et les entretiens indiquent qu’après une période de bricolage, il s’agit de consolider l’action par la mise en commun de normes et l’établissement de règles pérennes. L’Eurométropole franco-belge a ainsi puisé dans la boîte à outils juridiques de la coopération transfrontalière européenne lorsqu’elle s’est constituée en 2008 en un GECT (MOT, 2008), alors que d’autres instruments européens existaient, qu’il s’agisse d’outils issus des droits nationaux comme des conventions de droit public, de fondations ou même d’Associations de droit international. La structure choisie n’implique aucun transfert de compétences de la part de ses membres mais constitue un outil de consensus et de codécision. La COPIT qui l’avait initiée était devenue en 2000, après neuf années d’existence informelle, une association sans but lucratif de droit français avant de devenir, à la suite de l’accord franco-belge de 2002, un Groupement Local de Coopération Transfrontalière.

46 Au-delà de cette institution formelle, et parce que le développement territorial repose sur la mise en œuvre d’un projet basé sur des actions communes, il s’avère utile de vérifier les systèmes de régulation mis en place par les acteurs du territoire. Des régulations particulières sont ainsi apparues dans l’aire étudiée tout au long du processus d’apprentissage transfrontalier. Pour reprendre le cas hospitalier, les actions communes initiales étaient non formalisées (il s’agissait d’ententes entre deux directions d’hôpitaux et les individus concernés), elles ont peu à peu laissé la place à des conventions, des accords bi ou tripartites entre établissements soignants (afin notamment de régler les problèmes de prise en charge des soins ou d’assurance) ; parallèlement l’expérimentation du projet Transcards (système permettant à un frontalier de se faire soigner dans un des établissements agréés de part et d’autre de la frontière) relevait d’un accord entre mutuelles et organismes d’assurance maladie mais aussi ministères et représentants des professionnels de la santé tant en France qu’en Belgique. Dans le cas de l’Eurométropole, l’évolution de sa régulation a été profondément influencée par l’existence de règles appartenant à son environnement, à savoir l’existence d’instruments européens ou proposés par l’Europe. Cependant, ce n’est pas parce que la structure juridique ou institutionnelle était incomplète ou déficiente que la mise en interaction des acteurs et l’élaboration du projet s’avéraient impossibles : non seulement le système s’adapte (la COPIT a ainsi vécu pendant neuf ans sans structure propre) mais il peut même amener l’environnement à introduire les évolutions souhaitées (l’adoption de la structure des GECT témoigne de la pression effectuée à Bruxelles et à Strasbourg d’un certain nombre d’acteurs transfrontaliers).

4.5. L’Eurométropole L-K-T, un exemple de développement territorial ?

47 L’analyse a esquissé les acteurs, les richesses et les règles mises en œuvre dans cette aire transfrontalière parmi lesquelles la structure toute récente du GECT, tout en se limitant à quatre des dynamiques performatrices d’un développement territorial. Apparaissent certaines rétroactions positives pour l’ancrage du processus (comme la capacité relationnelle de ses leaders ou le rôle des médias locaux), des liens encore peu activés (entre le secteur de la santé, le parc naturel et le projet d’Eurométropole). Restent aussi un certain nombre de variables et de dépendances à approfondir. Parmi elles, les dynamiques de patrimonialisation des structures frontalières : symbole de l’identité transfrontalière, constituent-elles un actif spécifique à l’Eurométropole franco-belge ou s’insère-t-elle surtout dans un réseau européen, sans ancrage local ? De même les infrastructures de mobilité sont-elles organisées pour faciliter l’occupation globale du territoire transfrontalier ou seulement sa traversée, voire créent-elles un effet centripète au profit de Lille ?

48 Le territoire transfrontalier de l’Eurométropole franco-belge s’est bien doté d’outils, de structures et d’objectifs communs mais la convergence apparaît encore artificielle, additionnant l’existence d’une structure politique très élargie à la coopération d’acteurs émanant de secteurs et d’horizons divers. L’Eurométropole a « l’ambition de développer de manière cohérente son territoire traversé par plusieurs frontières administratives, politiques ou culturelles en faisant de sa diversité un atout » (CPDT, 2009) ; les questions de savoir si l’évolution de ses sous-espaces, LMCU ou Wallonie Picarde par exemple, n’implosera pas l’homogénéisation interne ou si l’institutionnalisation juridique ne constituera pas un effet placebo voire un frein au développement territorial, restent posées.

- 5 - Un cadre analytique

49 Mobiliser l’analyse des systèmes complexes offre une base appropriée pour comprendre les processus en œuvre, certains structurels, d’autres particuliers à l’accumulation locale, d’autres encore influencés par des opportunités externes ou des comportements marginaux. L’analyse des systèmes recompose les processus inhérents au développement territorial, processus transversaux parce qu’elle ne désarticule pas les composantes du territoire en une liste exhaustive d’acteurs ou d’objets. Elle appréhende les jeux de variables et de relations qui entraînent, ou freinent, le développement territorial particulier. Elle propose un cadre compréhensif - ici basé sur quatre dynamiques - qui explicite l’émergence de certaines interactions et rétroactions et par là reconnaît certains comportements particuliers, certaines amplifications spécifiques et quelques phénomènes de différenciation propres.

50 Une telle approche, même si elle est construite sur les interactions et comportements particuliers, permet de dégager un cadre d’analyse générique, basé sur la littérature et l’accumulation d’expériences, et en cela reproductible. Si elle est menée en collaboration avec les acteurs d’un territoire, cette approche offre également l’opportunité d’élaborer un outil particulier et adapté d’aide à la décision.

5.1. Un cadre d’analyse générique

51 Le développement territorial repose par nature sur la spécificité et la construction originale de richesses, la capacité relationnelle de chaque communauté, la régulation locale, le milieu ou l’atmosphère particulière. Cependant, la mise en évidence des systèmes productifs locaux ou autres milieux innovateurs montrent combien des processus communs, des relations entre certains types d’acteurs, l’apport de tel ou tel type de régulation et de localisation constituent des ensembles récurrents et porteurs d’apprentissage pour tout territoire.

52 La compréhension des dynamiques révèle ainsi des interactions et des rétroactions du système : les jeux de variables et de relations qui renforcent ou freinent le développement, des ensembles qui produisent une convergence des espaces, l’émergence de règles communes, l’édification d’un sentiment d’appartenance au territoire, des processus qui ancrent tel ou tel comportement, telle ou telle pratique. Des effets-frein ou des effets-levier ainsi que des éléments de stabilisation peuvent être établis. L’objectif de l’élaboration du cadre d’analyse générique n’est ni de trouver les conditions initiales nécessaires à un développement ni de calculer la meilleure trajectoire à suivre ; grâce à la littérature et aux études déjà existantes, une modélisation compréhensive des agencements qui sont plus favorables ou créateurs de développement peut se construire.

5.2. Un outil d’aide à la décision

53 L’analyse d’une situation particulière part des dynamiques articulées, émanant du cadre générique précédemment décrit. Cette analyse inclut l’inventaire des acteurs et richesses du territoire particulier mais aussi l’étude des liens existant entre acteurs et variables, processus de régulation et pratiques ; elle inclut la prise en compte des relations, les structures formelles ou informelles qui réunissent des acteurs, l’émergence d’espaces perçus ou vécus, etc. [6]

54 Si l’objectif est de fournir une compréhension opérationnelle des dynamiques territoriales, dans le cadre d’un appui à la décision, la compréhension des capacités relationnelles, des sentiments d’appartenance, des ressentis et des perceptions ne peut s’effectuer en « observateur ». Les entretiens des acteurs, nécessaires pour une telle compréhension, se couplent alors avec la nécessité de soumettre le cadre d’analyse générique tel qu’il s’élabore après l’intégration des données factuelles et fonctionnelles du territoire. En d’autres mots, d’analyse générique le cadre devient un processus de compréhension commun, mutuellement élaboré et approprié. Cette appropriation se marque notamment pour le choix des variables et interactions, la mise en exergue des processus explicatifs de valorisation, de spécification. Une expérience menée avec la Fondation Rurale de Wallonie a démontré ainsi combien les acteurs du territoire - après une rapide clarification relative à la définition d’un système et aux principes de son analyse - sont prompts à dégager les potentiels, comportements marginaux ou capacités encore informelles susceptibles d’appuyer le processus de développement territorial qui les concerne, dès lors à comprendre, accepter et s’approprier les évolutions possibles.

- 6 - Conclusion

55 L’analyse du développement territorial proposée repose sur quatre dynamiques appuyées sur les apports de l’économie territoriale, de l’analyse de l’action publique et de la géographie des territoires. Ces dynamiques dévoilent une partie de l’évolution étudiée. Cette analyse se base sur une lecture compréhensive en termes de système complexe qui permet de schématiser les processus en œuvre. D’autres dynamiques et d’autres approfondissements internes aux dynamiques apparaissent. De même la mise en application mérite des approfondissements qui, dans le cas transfrontalier choisi, incluront notamment l’analyse plus fine des régulations.

56 L’objectif de l’article était de démontrer comment le discours actuel en termes de diversités et de complexité des trajectoires et des gouvernements des territoires pouvait se trouver éclairci lorsque l’analyse choisie endossait les propriétés et les avancées de l’analyse des systèmes complexes. Ces propriétés et ces avancées aident à comprendre quelques dynamiques, d’une part, en respectant les spécificités et les divergences du développement territorial étudié, d’autre part, l’imprévisibilité de l’évolution des systèmes vivants. L’analyse des systèmes complexes et le développement territorial peuvent ainsi s’associer pour mieux aider à comprendre le vivant.

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Mots-clés éditeurs : cadre analytique, système complexe, Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, développement territorial

Mise en ligne 20/01/2011

https://doi.org/10.3917/reru.104.0687

Notes

  • [1]
    - Précisons la différence à établir entre une vision des systèmes vivants complexes et une vision systémique mécanique. La vision systémique mécanique se consacre à l’étude de récurrences automatiques et n’induit pas de restructuration ou de réorganisation possible du système. La différence d’effet d’un modèle mécanique ou d’une approche basée sur les systèmes complexes a été notamment illustrée par P. COUVREUR et J-C. VANSNICK (1985) avec un cas simple : la conservation des baleines et la recherche de réglementation du secteur halieutique.
  • [2]
    - Il ne s’agit pas forcément d’une identité culturelle au sens ethnographique, le sentiment d’appartenance peut se manifester (naître ou être révélé) par le souhait de résoudre ensemble un problème ponctuel (y compris du type effet NIMBY) prolongé et renforcé par l’adhésion à un projet commun ou le souhait de participer à une action collective. L’appartenance concerne le fait d’être ici et de se sentir concerné par le devenir commun de cet ici.
  • [3]
    - Les modèles mathématiques d’analyse des dynamiques spatiales précédemment cités vérifient cette pluralité d’avenirs possibles, la sensibilité de tel ou tel état à une perturbation ou encore les moments d’instabilité structurelle pouvant mener à de semblables bifurcations.
  • [4]
    - L’étude particulière de l’Eurométropole L- K- T est menée notamment grâce aux financements octroyés depuis 2005 par les Fonds de la Recherche InterUniversitaire de la Communauté française de Belgique.
  • [5]
    - Ce fut ainsi le cas des acteurs de la ZOAST précédemment cités (entretiens effectués en Belgique et en France en 2007).
  • [6]
    - Les techniques actuellement développées pour l’établissement de diagnostic territorial (LARDON et PIVETEAU, 2005) constituent certainement des apports intéressants pour mener à bien cette étape d’analyse particulière.
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