Couverture de RERU_094

Article de revue

Partage modal et intermodalité. Évolutions structurelles de l'économie

Pages 781 à 805

Notes

  • [*]
    Première version reçue, février 2008 ; version finale, avril 2008.
  • [1]
    - Tonne-kilomètre (tkm) est l’unité couramment utilisée pour mesurer l’activité du transport de marchandises. 1 tkm correspond au transport d’une tonne sur une distance d’un kilomètre.
  • [2]
    - Le fordisme est un type d’organisation du travail dominant dans les années 1940-1960. Ce modèle, éprouvé, a cédé la place à de nouveaux types d’organisations dits post-fordistes. Par extension, les termes fordisme et post-fordisme définissent non seulement l’organisation du travail, mais aussi l’organisation de l’ensemble du processus de production et le système économique qui en découlent.
  • [3]
    - Industriels et négociants qui génèrent les flux de fret, parfois équivalent du terme expéditeur.
  • [4]
    - La demande de transport de marchandises n’est pas une finalité en soi. Elle est tributaire de la demande de produits. La fabrication et la livraison de ces derniers génèrent à leur tour une demande de transport.
  • [5]
    - Fait référence aux flux tendus et à la pratique du juste à temps.
  • [6]
    - Système économique basé sur une forte consommation du facteur transport ou mobilité de marchandises.
  • [7]
    - Concentration des activités autour de grands pôles urbains.
  • [8]
    - L’établissement – une des unités d’observation des enquêtes - est une unité de production géographiquement individualisée, mais juridiquement dépendante de l’entreprise (méthodologie INSEE).
  • [9]
    - Véhicule-kilomètre (vkm) est une autre unité utilisée pour mesurer l’activité transport. 1 vkm correspond au déplacement d’un véhicule sur une distance d’un kilomètre.
  • [10]
    - Chiffres à champ égal pour raison de comparabilité (champ de l’enquête 1988). Pour le champ de l’enquête 2004 ce chiffre figure dans le tableau 3 et s’élève à 398 tonnes. La différence s’explique par la variation des champs entre les deux enquêtes.
  • [11]
    - Les termes « taille du lot » et « poids de l’envoi » sont ici équivalents.
  • [12]
    - Le taux d’implication d’un partenaire pour un mode donné est la part des tonnages acheminés par ce mode à la décision desquels ce partenaire a participé.

- 1 - Le déséquilibre modal en Europe

1 L’impact socio-économique, environnemental et énergétique des transports est un des défis majeurs pour le développement durable. L’activité des transports est responsable pour 27 % de la production de gaz à effet de serre (BTS, 2006) et sur le point de devancer l’industrie, jusqu’ici premier pollueur mondial. Le transport par route serait responsable de 84 % des externalités négatives générées par les transports. Le transport routier de marchandises à lui seul représenterait 34 % de ces externalités (INFRAS, 2004). Les évolutions en cours tendent à aggraver cette situation. D’une part, en termes de tonnes-kilomètres [1] les flux transportés par les modes terrestres en Europe ont triplé depuis le début des années soixante-dix. Les prévisions parient sur la continuité de cette tendance : les volumes de trafic suivent approximativement la croissance du produit intérieur brut. D’autre part, le partage modal, c’est-à-dire la répartition des flux entre les différents modes, a évolué lui aussi défavorablement. Au niveau de l’UE la part du mode routier, considéré comme le plus polluant, est passée de moins de 50 % en 1970 à 78 % à l’heure actuelle.

2 Les autorités publiques, en particulier européennes, qui jouent un rôle important dans la maîtrise des tendances liées à la mobilité des marchandises ont cherché depuis les années quatre-vingt-dix à infléchir la croissance du mode routier et à favoriser le report modal de la route vers les autres modes. Le développement de l’intermodalité, technique qui consiste à combiner utilement au moins deux modes pour acheminer les marchandises, et l’amélioration de la compétitivité des modes alternatifs à la route ont été les deux principaux leviers de cette politique. L’effort a porté essentiellement sur l’offre de transport et sur des actions telles que l’élaboration de schémas transeuropéens de transport, la réalisation de grands projets d’infrastructures, la mise en place de subventions de soutien au lancement des services intermodaux, l’amélioration des conditions d’accès aux plates-formes intermodales ou encore la libéralisation et l’harmonisation progressives des conditions de concurrence.

3 Les résultats de ces efforts sont mitigés. La part modale de la route a continué sa progression et l’évolution du transport combiné n’a pas été à la hauteur des espérances. La révision du Livre Blanc en 2006 fait constat de cette réalité. Prise en étau entre la nécessité de la croissance économique qui s’appuie sur les performances du transport routier et les impératifs du développement durable, la nouvelle politique mise sur un concept plus large de découplage au sein même du système des transports. Ce dernier consiste à dissocier les effets positifs de la mobilité de ses effets négatifs par une série de mécanismes concrets. L’intermodalité, quant à elle, cède dans le discours politique sa place au concept de co-modalité qui préconise une utilisation optimale de l’ensemble des modes, isolément ou en les combinant. Ce concept controversé relève plus du discours politique et semble diluer les objectifs du report modal.

4 Notre article s’interroge sur l’échec du report modal en analysant la source de la prestation de transport, c’est-à-dire la demande. Notre raisonnement repose sur deux postulats de base. D’une part, la demande de transport est fondamentalement une demande dérivée. D’autre part, chaque mode de transport a son propre segment de marché avec des caractéristiques bien déterminées. Ainsi les évolutions propres au système productif, qui sont structurelles, engendrent des transformations significatives dans la demande de transport et affectent le partage modal par voie de conséquence. Dès lors il faut s’interroger sur les moyens de contrer des tendances structurelles et sur l’efficacité de l’approche sectorielle.

5 Nous commencerons par situer notre démarche par rapport aux travaux existants dans le domaine du choix modal et du report modal pour proposer un modèle schématique des changements majeurs du système économique entre le fordisme et le post-fordisme [2] et de leur impact en termes de demande de transport. Ce modèle sera, ensuite, illustré à l’aide de données inédites provenant de deux enquêtes chargeur menées en France en 1988 et 2004. Enfin, en guise de conclusion, nous poserons la question des mesures organisationnelles dont l’adoption au niveau de l’appareil productif ou à l’interface avec le système des transports permettrait de réduire la fragmentation des flux. De telles mesures seraient favorables aux modes alternatifs à la route qui nécessitent les flux massifiés.

- 2 - Approche conceptuelle du partage modal

2.1. Du choix au partage modal

6 D’un point de vue théorique le partage modal résulte de l’ensemble des choix de mode faits par les chargeurs [3], eux-mêmes conditionnés par un ensemble de facteurs. Une abondante littérature économique est consacrée aux mécanismes du choix modal au niveau individuel des décideurs (QUINET et VICKERMAN, 2004 ; BLAUWENS et al., 2002 ; WINSTON 1983, 1985 ; ALLEN, 1977). Ces modèles mettent en évidence les facteurs fondamentaux déterminants de la demande de transport et discriminants dans le choix modal. Ils diffèrent par leur niveau d’agrégation et leur approche. Ils reposent le plus souvent sur le postulat du transport en tant que demande dérivée [4] et focalisent sur les caractéristiques des différents modes. Les modèles relevant de ce que R. GRAY (1982) appelle le positivisme technologique établissent, en particulier, une segmentation du marché de fret entre différents modes de transport en fonction des propriétés du produit (BERNADET, 1997). Selon cette logique le partage modal trouverait son origine dans la nature même des produits transportés.

7 Le thème de l’intermodalité, instrument principal du report modal, a donné lieu à une importante production scientifique. Dans le contexte particulièrement propice de l’élargissement européen qui signifiait un accroissement à la fois des flux et des distances, l’exemple américain laissait espérer de grandes perspectives pour une intermodalité européenne. Les chercheurs ont exploré, en particulier, les conditions dans lesquelles le transport intermodal est ou serait viable (NIÉRAT, 1997a). Le transport intermodal est considéré comme une question de choix de société et de politique (NIÉRAT, 1997b). De ce point de vue la grande question est celle des externalités du transport routier et des instruments de leur internalisation (RUNHAAR et al., 2005). Ce discours largement approuvé connaît cependant peu d’applications concrètes dans les pays européens. La fragmentation persistante de l’espace européen perceptible en termes d’échanges, d’interopérabilité, d’inégalités liées à une non-harmonisation et d’accès réel aux marchés sont autant de freins pour le transport intermodal. La faible compétitivité du transport ferroviaire face à des trafics diffus apparaît comme un frein majeur au développement des solutions alternatives liées au rail. Les économistes soulignent ce que des cas particuliers semblent confirmer : sous certaines conditions, le transport intermodal peut être une réelle alternative au transport routier pur comme en témoignent la desserte des ports maritimes, les franchissements alpins ou encore le cabotage maritime. Ces études portant sur l’intermodalité s’intéressent principalement à l’offre, sans doute à juste titre au moment où l’espace européen de transport n’est encore qu’en phase de constitution. L’angle de la demande est cependant tout aussi instructif. Dans le présent article nous mettrons l’intermodalité en perspective de l’évolution des systèmes productifs. Nous considérons, en particulier, que la structure des systèmes productifs et des pratiques logistiques sous-jacentes font partie de ces conditions nécessaires qui rendent possible l’alternative à la route.

8 La littérature examinant les aspects de la demande liés à la logistique est également abondante. Dans « An inventory theoretic model of freight transport demand » W. J. BAUMOL et H. D. VINOD (1970) ouvrent la voie de l’approche logistique en transport. Ils montrent l’importance des pratiques de stockage dans le choix des solutions de transport. L’évolution de ces pratiques a une conséquence directe sur la fréquence des approvisionnements et la taille des lots (SWENSETH et al., 1990) et, par conséquent, sur le choix du mode. J. E. TYWORTH (1991) qui résume les travaux liés à l’analyse du rôle des stocks considère que les choix de transport intègrent les ajustements logistiques et reposent sur une vision globale du chargeur sur le court terme. Les travaux sur les localisations montrent que le cycle de vie des sites de production et les restructurations des systèmes productifs impliqueraient également des logiques sur un plus long terme. Les arbitrages flux/stock sont étroitement liés à la gestion d’incertitudes (DAVIS, 1993) et de fluctuations qui touchent le processus de production. A. BURMEISTER (2000) enrichit la question du choix modal avec sa typologie en « familles logistiques » : les contraintes qui pèsent sur le choix modal vont au-delà des simples caractéristiques des produits et intègrent des paramètres « logistiques » étroitement liés à l’organisation de la production. De nombreux auteurs ont étudié le rôle et les implications du supply chain management sur la demande de transport (CHRISTOPHER, 1992). J. P. RODRIGUE (2006) va jusqu’à remettre en cause la nature dérivée de la demande. Il analyse les contraintes posées sur le transport par les stratégies de supply chain management et expose le nouveau paradigme d’une « demande intégrée ». Il considère les transports comme un système dont la performance repose sur son adaptation dans son ensemble à une demande complexe.

9 Que ce soit par des fondements théoriques ou par des approches pratiques, les auteurs démontrent l’importance toujours croissante de l’organisation des flux (la logistique), une « mise en tension [5] » des flux de production et un passage à un système de production « transport-intensif [6] ». Cela atteste pour certains d’une transformation profonde de l’économie, non sans rapport avec la globalisation, vers une économie de flux (VELTZ, 1996 ; SAVY, 2007). Ces évolutions engendrent un changement tant quantitatif que qualitatif de la demande et affectent bien entendu le partage modal. Ce changement structurel de l’économie s’accompagne d’un accroissement général des volumes de flux, d’une fragmentation plus élevée de ceux-ci et d’une augmentation de la « distance ajoutée » des produits finaux. Comme l’observe A. G. WOODBURN (2003) les interactions entre la structure logistique et le choix modal ont été peu explorées. Il souligne, en particulier, que l’analyse de la problématique des transferts modaux devrait prendre en considération un contexte logistique plus large.

2.2. Le choix modal face à la fragmentation post-fordiste

10 Le cadre théorique de notre recherche se rapproche de ces travaux et s’intéresse aux transformations fondamentales du tissu productif en essayant d’en tirer des conséquences en termes de choix de modes alternatifs à la route. Nous considérons, en effet, que ces transformations ont une incidence tangible sur la nature de la demande de transport et ont une traduction matérielle en termes de caractéristiques des flux à transporter. Ces caractéristiques - fréquence, taille/poids, dispersion, conditionnement - sont déterminantes pour le choix du mode et nous montrerons qu’elles évoluent en faveur du transport routier.

11 La structure du tissu productif est affectée par les évolutions des modes d’organisation de travail, de production et d’échange. À leur tour, les évolutions dans l’organisation des unités de production ont une incidence sur l’émission de flux. La figure 1 résume ces évolutions et nous nous y référerons tout au long de cette partie. Le passage du modèle fordiste à un paradigme post-fordiste est une évolution majeure théorisée par de nombreux auteurs (LIPIETZ, 1992 ; BOYER et DURAND, 1993 ; BOYER et FREYSSENET, 2000 ; Rodrigue, 2000). Il implique non seulement une redistribution des lieux de production dans l’espace mais aussi une transformation des relations spatiales entre ces unités (VELTZ, 1989). La fin des années soixante et le début des années soixante-dix ont marqué le déclin du système fordiste basé sur une production de masse au sein d’entreprises fortement intégrées et hiérarchisées. La crise économique et la globalisation ont progressivement poussé les entreprises à repenser leur organisation.

Figure 1

L’évolution du système productif et les flux de transport

figure im1

L’évolution du système productif et les flux de transport


Soppé M., INRETS-SPLOT

12 Plusieurs modèles du nouveau paradigme post-fordiste ont été explorés et le consensus se dégage autour d’une coexistence de plusieurs modèles et d’une hybridation du tissu productif (F. BELUSSI et F. GARIBALDO, 1996). D’une manière générale, le tissu productif a gagné en complexité : les unités de production sont plus nombreuses (fig. 1.a-2), plus hétérogènes et insérées au sein de structures plus larges et plus verticales (fig. 1.a-3). Cette évolution est due aux nouveaux modèles de production adoptés par les entreprises. D’une part, on observe le développement d’organisations de type cluster composées de petites entreprises et de grappes de fournisseurs ou de sous-traitants aux côtés de grandes firmes multinationales. D’autre part, l’hybridation se traduit par l’apparition de nouvelles structures de type réseau telles que les groupes, microgroupes, filières intégrées ou supply chain.

13 Une autre caractéristique post-fordiste est le découpage des tâches de production. À une structure de production oligopolistique, mono-site et intégrée s’oppose aujourd’hui une production multi-site et coordonnée. Malgré le phénomène de polarisation [7] le processus de production connaît une fragmentation géographique et organisationnelle : le découpage du même processus entre plusieurs unités de production géographiquement distinctes, voire fortement éloignées. La baisse constante du coût relatif de transport a permis aux entreprises non seulement de bénéficier des avantages comparatifs de la spécialisation mais également d’élargir leur rayon de clients/fournisseurs (1.c-2 et 1.c-3) et de diversifier leurs portefeuilles (1.b-2). Cela conduit à une fragmentation spatiale des flux. Le transport s’intercale de plus en plus entre les différentes phases de production et devient l’ossature des systèmes productifs, reliant différentes phases de la chaîne de valeur (PORTER, 1985). En termes de flux cela signifie, à l’opposé de la concentration fordiste, une plus grande dispersion, vers un nombre plus grand de destinataires.

14 La transformation de la demande de biens de consommation et le renversement du rapport entre le producteur et le consommateur ont aussi fortement affecté les relations client-fournisseur et les caractéristiques des flux de production. La fluidification du processus de production s’est accompagnée d’une diminution des stocks et de la mise en place du juste à temps. Cela a conduit à une fragmentation temporelle des flux : les expéditions augmentent en fréquence et diminuent en taille (fig. 1.d-2). Cette fragmentation des flux physiques et sa maîtrise nécessitent une plus grande coordination entre les unités du processus de production et mènent à des organisations du type supply chain.

15 La figure 1.d-4 schématise la fragmentation généralisée des flux à la fois spatiale et temporelle qui résulte d’une transformation structurelle du tissu productif. Cette fragmentation, qui est une tendance générale, contraste fortement avec la massification souhaitée de flux nécessaire aux transports alternatifs. C’est finalement la capacité de transformation des flux, par essence dispersés, en flux massifiés (figure 1.d-5) qui nous semble être au cœur de la question du report modal et de l’efficacité optimale du système de transport tout court. Le rôle et la nécessité de la massification ont été maintes fois soulignés. Nous pensons qu’il relève non seulement d’actions sur l’offre et sur les réseaux d’infrastructures mais d’un vrai effort de structuration de la demande ou de l’interface entre la demande et l’offre. Lorsque les conditions sont favorables, cette transformation de flux peut se produire de manière spontanée, c’est-à-dire à l’initiative des opérateurs eux-mêmes, comme le montre l’exemple du transport maritime. Dans d’autres cas une prise de conscience politique, la création de conditions propices à son développement et probablement une maturation du système de transport sont nécessaires. La transformation ou « l’intégration » des flux est une condition nécessaire du fonctionnement optimal d’un système économique transport-intensif et devrait être développée dans l’intérêt des modes alternatifs à la route.

16 Dans la suite de cet article nous essaierons d’illustrer certains aspects de notre modèle à l’aide de données empiriques. Nous disposons pour cela des résultats d’enquêtes sur les pratiques des chargeurs qui permettent de lier le choix du mode aux caractéristiques des chargeurs et de leur production.

- 3 - Méthodologie : enquêtes « chargeurs » françaises

17 En 1988 et en 2004, l’INRETS, en collaboration avec d’autres partenaires institutionnels français, a réalisé deux enquêtes nationales (Chargeurs 1988 et ECHO 2004) descriptives des pratiques des chargeurs en matière de transport. Leur propos est plus particulièrement de mettre en correspondance les caractéristiques industrielles et logistiques de ces chargeurs, les caractéristiques physiques, économiques et spatiales de leurs envois et les chaînes de transport mises en œuvre pour l’acheminement de ces envois. Ces enquêtes (HANAPPE et al., 1989 ; GUILBAULT et al., 2006) ont été réalisées pour l’année 2004 à partir d’un échantillon de 3 000 établissements-chargeurs [8] représentatifs des établissements de plus de 10 salariés des différents secteurs de l’industrie, des commerces de gros et de l’entreposage. Ont été volontairement exclus de l’enquête le secteur primaire, c’est-à-dire les exploitations agricoles, le BTP et les industries d’extraction ainsi que le secteur du commerce de détail. L’échantillon et le champ couvert étaient un peu plus restreints en 1988 mais la structure de l’enquête et les principes méthodologiques sont restés identiques. Tous les résultats présentés dans cet article se rapportent systématiquement à ce champ. Lorsque les résultats des deux enquêtes sont comparés, c’est toujours à champ identique, le champ de référence étant celui de 1988.

18 Les variables relevant de l’établissement permettent de situer ses grandes caractéristiques, d’identifier son environnement économique (clients, prestataires), ses conditions de production et enfin ses choix déclarés en matière de transport et de logistique. Au sein de chaque établissement interrogé, trois expéditions récentes ont été échantillonnées pour un traçage complet depuis leur départ de chez le chargeur jusqu’à leur arrivée chez le destinataire. Ces expéditions que nous appelons ici « envois » sont également une des unités d’observation des deux enquêtes. Les variables relatives à l’envoi portent naturellement sur les propriétés traditionnellement considérées comme déterminantes des choix de transport mais comprennent en plus les propriétés « logistiques » de l’envoi. Le traçage de l’envoi permet de reconstituer à la fois la chaîne physique, c’est-à-dire la succession de trajets et de modes, et la chaîne organisationnelle, c’est-à-dire la succession d’intervenants. De l’ordre de 10 000 envois et chaînes de transport au départ des chargeurs situés en France ont ainsi pu être étudiés et reconstitués jusqu’aux limites des frontières des pays de l’ancienne Europe des 15.

19 L’unité de l’envoi, qui est une des originalités de ces enquêtes, est peu citée parmi les indicateurs de l’économie des transports. Son intérêt est pourtant grand dans l’optique de l’interface entre le système de transport et le système de production que nous avons adoptée. L’envoi est une unité élémentaire d’exécution de transport à laquelle se rattache un ensemble de décisions et de caractéristiques de la marchandise. Il est généralement générateur de prestations et de mouvements et donc directement lié aux véhicules-kilomètres [9]. C’est une variable qui s’avère déterminante pour le choix du mode et qui est souvent ignorée en tant que facteur du choix modal.

- 4 - Fragmentation des échanges au sein du tissu productif

20 Comme le suggère notre modèle, la fragmentation des échanges est une tendance lourde de l’ensemble du système économique et elle va à l’encontre de la logique de massification. Ce phénomène peut être constaté à travers l’évolution des tonnages et des envois annuels. À champ d’enquête égal, entre 1988 et 2004 le nombre d’envois générés par les établissements a progressé de 77 % alors que les tonnages n’ont progressé que de 54 %. Cette différence de rythmes révèle au-delà de la croissance générale des trafics, un phénomène de fragmentation : pour un même volume produit le nombre d’envois s’est accru. Cela signifie que la consommation de mouvements de véhicules au sein du processus de production a augmenté en termes relatifs.

4.1. Structure de la population des chargeurs

21 Les résultats de l’enquête complétés par des analyses des données statistiques de l’INSEE permettent d’éclairer les origines de cette fragmentation. La désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie vont de pair avec une fragmentation du tissu productif lui-même (tableau 1). Au cours de notre période d’observation le nombre d’établissements qui sont des lieux générateurs de flux a augmenté de 14,7 % pour le même champ d’enquête. Parallèlement à cela on observe une redistribution des établissements en fonction de la taille qui va, elle aussi, dans le sens d’une fragmentation. Alors que le nombre d’établissements de petite taille a fortement augmenté (pour les établissements de 6-19 employés) ou stagné (pour les établissements de 20-49 employés), les établissements de taille moyenne et grande ont beaucoup diminué, en particulier pour les très grandes entreprises.

4.2. Diversification géographique

22 La diversification géographique est enquetesun autre facteur qui favorise la fragmentation des flux. La mondialisation et la régionalisation ont étendu les marchés des établissements et on peut supposer qu’elles ont aussi permis d’élargir leurs portefeuilles de clients/fournisseurs. La méthodologie des deux enquêtes rend malheureusement incomparables directement le nombre de destinations par chargeur et son évolution. On observe cependant la diminution des tonnages annuels par destinataire qui passent de 524 tonnes, en moyenne, en 1988 à 309 [10] tonnes en 2004 et illustrent là aussi une fragmentation.

Tableau 1

Distribution des établissements par taille

figure im2

Distribution des établissements par taille


enquêtes Chargeurs 1988 et ECHO 2004, données SIRET, ? INRETS

23 La figure 2 indique la répartition des envois par destination et son évolution entre les deux périodes d’observation. Cette distribution est naturellement marquée par la « loi de la distance ». Ainsi, les transports intra-régionaux représentent plus de la moitié des envois tandis que les envois internationaux représentent 7,5 % en 2004. Les ajustements entre 1988 et 2004 montrent cependant assez clairement le phénomène de régionalisation économique : la part des envois à destination des pays de l’Europe des 15 passe de 3,6 % à 6 %, tandis que les envois nationaux et régionaux baissent (-2 % et -8 % respectivement).

Figure 2

Répartition géographique des destinations des envois

figure im3
100
90
80
70
60
50 1988 (%)
40
2004 (%)
30
20
10
0
Int ra-régional France (int ra- EU15 (hors France) Hors EU15
régional exclu)

Répartition géographique des destinations des envois


enquêtes Chargeurs 1988 et ECHO 2004, données SIRET, ? INRETS

4.3. La structure des flux en termes de taille d’envoi

24 La fragmentation des flux peut être observée à travers l’évolution du poids unitaire de l’envoi. La croissance inégale en termes de volume et d’envois indique clairement une diminution de la taille du lot [11] et une augmentation des fréquences.

25 La figure 3 donne, pour les deux périodes d’enquête, les distributions cumulées du nombre d’envois et de tonnages en fonction du poids unitaire de chaque envoi. La différence entre la forme des deux courbes – tonnage et envois – est assez frappante. La perception des flux de marchandise change fortement si l’on considère l’envoi unitaire comme générateur principal du « mouvement », au lieu du tonnage habituel. Les résultats révèlent qu’en 2004 la moitié des envois des établissements de notre champ avaient un poids inférieur à 35 kg. 90 % des envois en 2004 pesaient moins de 2 tonnes. Ce constat en dit long sur le choix du mode puisqu’il s’agit des segments de poids caractéristiques du transport routier et même bien en dessous d’un poids lourd complet. On réalise également à quel point la caractérisation habituelle du système de transports seulement par les tonnages est insuffisante pour analyser le partage modal.

26 La comparaison de l’évolution des courbes sur une période de 16 ans, entre 1988 et 2004, dégage les tendances que nous avons indiquées par des flèches. Le poids unitaire des envois diminue fortement, cette évolution est principalement due à une augmentation des très petits envois de moins de 30 kg caractéristique d’une économie désindustrialisée et tertiarisée. Le poids médian des envois est pratiquement divisé par 5, passant de 160 kg à 35 kg. Cette diminution est fortement liée aux pratiques de stockage, à la fiabilité du système des transports et à l’arbitrage entre les coûts de transport et les coûts de stockage. Nos enquêtes confirment que la durée de stockage est passée de 18,3 à 15 jours entre 1988 et 2004, soit une réduction de 18 %.

27 L’évolution de la médiane et des seuils dans la distribution des tonnages cumulés semble indiquer un resserrement des tonnages autour des seuils significatifs de 19 t, 28 t et 1 000 t. En 1988, 45 % des tonnages transportés l’étaient par des envois de 13 à 28 t, en 2004 ce pourcentage est de 55 % avec une médiane passant de 13 t à 19 t. Et enfin, entre 1988, et 2004 apparaît le seuil des 1 000 t assimilable au train complet ou au convoi fluvial/barge. On peut interpréter ce resserrement des tonnages autour des seuils comme une adaptation rationnelle des envois à l’offre du transport par camions lourds d’une part et, pour le seuil des 1 000 tonnes, comme un effet du renforcement de la politique ferroviaire de trains complets. Cette dernière hypothèse est cependant à considérer avec précaution (flèche en pointillés sur la figure 3) du fait du nombre plus faible d’observations des envois les plus lourds et du changement de méthode d’échantillonnage pour les modes « rares » entre les deux enquêtes

4.4. Transformation des flux et plages de transfert modal

28 Considérant l’envoi comme déclencheur d’au moins un mouvement de véhicule, la conséquence de cette fragmentation est une explosion des véhicules-kilomètres, en particulier pour les véhicules routiers. Des transferts vers des techniques plus rationnelles ou plus respectueuses de l’environnement seraient alors souhaitables. Afin d’apprécier les ordres de grandeur de ces transferts, nous confrontons la distribution des envois avec les plages de poids propres à chaque technique modale, l’abstraction faite de toute autre condition nécessaire au transfert modal, en particulier la distance.

Figure 3

Distribution cumulée des envois et des tonnages selon le poids unitaire de l’envoi

figure im4

Distribution cumulée des envois et des tonnages selon le poids unitaire de l’envoi



enquêtes Chargeurs 1988 et ECHO 2004, ? INRETS

29 Trois types de transformation de flux, en fonction du poids unitaire des envois concernés, peuvent être envisagés : l’intégration, le transfert vers le transport intermodal et l’axialisation. La première catégorie des envois « intégrables » regroupe les envois de 0 à 10 tonnes qui impliquent l’emploi de petits véhicules ou de véhicules de ramassage. Leur groupage pour former des unités de transport du type conteneur ou semi-remorque est souhaitable. Ils représentent 97 % des envois et 35 % des tonnages transportés. Les envois « intermodalisables » correspondent à une charge d’un ou plusieurs poids routiers complets. De tels envois pourraient être transférés, sous certaines conditions, sur le transport combiné. Nous considérons comme intermodalisables les envois de 10 t à 1 000 t. Si les tonnages dans cette catégorie sont importants (62 %), en termes d’envois cela ne représente que 2,5 %. Et, enfin, la dernière catégorie regroupe les envois « axialisables » de plus de 1 000 t pouvant constituer un chargement complet (train ou convoi) pour les transports alternatifs, ferroviaire ou fluvial. Ces derniers représentent 3 % en tonnages et moins de 0,5 % en nombre d’envois. Nous voyons ainsi que c’est bien la catégorie des petits envois qui génère le plus de mouvements de véhicules et c’est sur l’intégration de ces envois que devraient porter les efforts.

- 5 - Contraintes et modalités du choix modal

5.1. Les utilisateurs de modes non routiers toujours moins nombreux

30 La domination du transport routier est le fait non seulement de la segmentation des produits à transporter mais également de la segmentation des établissements eux-mêmes. Autrement dit, certains chargeurs seraient plus aptes à utiliser les modes alternatifs que d’autres.

31 La pratique du recours aux modes non routiers est très peu répandue (tableau 2). Seuls 7 % des chargeurs déclarent utiliser les modes ferroviaire, combiné rail-route ou fluvial, modes terrestres qu’on peut qualifier d’alternatifs à la route, tandis que 70 % des établissements utilisent exclusivement le transport routier. Le recours aux modes « durables » terrestres reste ainsi le fait d’un petit noyau d’établissements qui représente de l’ordre de 7 % des établissements et dont la production annuelle correspond à 7 % des envois générés et 30 % des tonnages.

Tableau 2

Faiblesse du recours aux solutions alternatives à la route

figure im5

Faiblesse du recours aux solutions alternatives à la route


enquête ECHO 2004, ? INRETS

32 Les établissements qui utilisent les modes terrestres non routiers se caractérisent par des effectifs salariés importants et des tonnages annuels particulièrement élevés, plus de 65 000 tonnes en moyenne par établissement (tableau 3). Ces tonnages sont par ailleurs fortement concentrés avec des volumes annuels par destinataire élevés. Le tonnage moyen par destinataire, calculé pour l’ensemble des établissements utilisateurs de modes non routiers s’élève à 400 t. Si l’on calcule cette même moyenne pour les relations chargeur-destinataire sur lesquels les modes non routiers sont effectivement utilisés, nous obtenons 1 100 t. Le rayonnement géographique de ces établissements est important et les distances parcourues par leurs envois plus longues. Les destinations régionales ne représentent que 26 % de leurs tonnages et leurs taux d’exportation sont élevés, 33 % en moyenne.

33 Ces établissements sont soumis assez fortement aux contraintes de juste à temps : 63 % de leurs tonnages produits sont déclenchés sur commande. Mais ces contraintes sont moins prégnantes que pour les établissements utilisateurs du seul mode routier. Ils ont également des niveaux de stocks plus élevés. Il s’agit, enfin, d’établissements fortement intégrés, 78 % appartiennent à une entreprise multi-établissements ou à un groupe économique ou financier. Ils sont également nombreux à utiliser des outils informatiques de gestion intégrée de type supply chain avec leurs partenaires économiques.

34 Déjà très faible, le nombre d’utilisateurs de modes alternatifs continue à décroître. L’enquête de 1988 ne permet malheureusement pas de retracer l’évolution des établissements utilisateurs des modes alternatifs par une mesure directe. Un bon indicateur est cependant le nombre d’établissements procédant à des envois lourds de plus de 30 t. Leur part est passée de 5 % en 1988 à seulement 3 % en 2004. Une déduction similaire peut être faite en croisant le profil des utilisateurs de modes alternatifs avec l’évolution du tissu productif. La fragmentation du tissu productif en termes de taille d’établissements et de distribution de flux réduit le nombre d’utilisateurs potentiels des modes alternatifs. L’intégration d’établissements dans des réseaux structurés ne suffit pas à compenser cette fragmentation comme nous le verrons dans les paragraphes suivants.

Tableau 3

Caractérisation des établissements utilisateurs des modes ferroviaire, combiné rail-route ou fluvial

figure im6

Caractérisation des établissements utilisateurs des modes ferroviaire, combiné rail-route ou fluvial



enquête ECHO 2004, ? INRETS

5.2. Critères de choix modal

5.2.1. Positionnement des modes durables

35 L’analyse des critères de choix modal, déclarés par les chargeurs, est un moyen de connaître les préférences et les contraintes des chargeurs. L’enquête ECHO a interrogé les chargeurs sur ces critères pour le mode principal. Les résultats présentés ci-après ne concernent que les envois terrestres pour lesquels ces chargeurs ont participé à la décision du mode et montrent les pourcentages de réponses positives obtenus pour chacun des critères proposés.

36 Le coût de transport reste l’élément le plus souvent déterminant, mentionné pour 60 % des envois. Viennent, ensuite, des critères attachés aux contraintes temporelles et à leurs différentes déclinaisons qui reflètent les contraintes des chargeurs liées à l’intégration des transports dans le système productif ou aux conditions de concurrence. La fiabilité des délais est, en particulier, une condition essentielle du fonctionnement de la production et intervient en seconde position (47 % de citations) devant la durée de transport, importante en termes de délais de réponse à la demande mais qui n’intervient qu’en 3ème position (35 % des envois). La flexibilité, les horaires, les fréquences offertes qui sont autant de réponses que le transport doit apporter à ces contraintes temporelles obtiennent également autour de 20 % de citations. Seule s’intercale parmi ces critères les plus couramment cités l’accessibilité au réseau (34 % de citations) qui est un élément d’offre souvent pénalisant pour les modes alternatifs à la route. Les autres critères proposés, assez souvent mentionnés dans les approches plus qualitatives ou monographiques et qui peuvent dans certains cas faire la différence, restent malgré tout très en deçà de ces premiers grands critères.

37 Ces critères reflètent cependant essentiellement les choix des modes routiers. Si l’on regarde les critères propres au mode ferroviaire et au combiné rail-route on retrouve en premier lieu le coût de transport dont l’importance est encore accrue et la durée du transport qui n’est pas jugée pénalisante. Les principales différences entre ces modes, et avec la route, s’observent sur les autres composantes temporelles du transport. La fiabilité des délais et aussi la flexibilité semblent être des qualités reconnues au transport combiné rail-route, par contre, l’adéquation des horaires et les fréquences offertes sont peu citées et peuvent être interprétées en sa défaveur. À l’inverse, si les horaires semblent mieux adaptés dans le cas du ferroviaire, les autres composantes temporelles de la qualité de service apparaissent comme des handicaps majeurs de ce mode et notamment la fiabilité des délais (9 % de citations, 47 % pour l’ensemble des modes), la flexibilité (4 %) et les fréquences, handicap commun au ferroviaire et au combiné rail-route (4 %).

38 Les critères d’accessibilité au réseau sont également significatifs des différences observées entre la route et les modes ferroviaire ou combiné. Ils sont comparativement peu mentionnés pour le ferroviaire dont le réseau s’est resserré ces dernières années du fait de la fermeture de gares de marchandises (22 % de citations) et surtout pour le combiné rail-route dont le réseau reste le moins étendu (9 % de citations). Une précédente étude réalisée en 1999 en région Nord Pas-de-Calais auprès de 600 établissements chargeurs (GUILBAULT et RIZET, 2000) montrait à cet égard que 28 % des établissements n’avaient pas de trafics géographiquement susceptibles d’être concernés par les grands axes de transport combiné et encore 13 % pour lesquels cette desserte combinée ne concernait qu’une partie trop faible de leurs trafics pour pouvoir envisager cette solution. Dans l’enquête ECHO 2004, réalisée sur la France entière, la question n’était pas posée en ces termes aux chargeurs mais on note également 34 % des envois étudiés pour lesquels la desserte combinée est mentionnée comme inexistante par les transporteurs ou organisateurs de fret.

39 D’autres critères, moins fréquemment cités pour la route, s’avèrent a contrario favorables à l’utilisation des modes combinés rail-route ou ferroviaire. C’est le cas notamment des critères de sécurité de la marchandise et du transport, et aussi de l’offre de transport bout en bout qui ressortent assez nettement en faveur du transport combiné rail-route (44 % et 35 % de citations pour la sécurité versus 14 % et 7 % pour l’ensemble des modes, 22 % pour le transport bout en bout versus 13 %) et qui parachèvent un constat global plutôt favorable au combiné rail-route du point de vue des critères de choix du chargeur. Le combiné souffre principalement du manque de réseau et de fréquences ou d’horaires. C’est aussi le cas de la mise à disposition de matériel spécialisé, critère qui peut être important pour les envois lourds et que l’on retrouve en l’occurrence en faveur du ferroviaire (7 % de citations pour le ferroviaire versus 2 % pour l’ensemble des modes et le combiné rail-route). On notera, enfin, le critère de respect de l’environnement qui est principalement mentionné pour le recours au transport combiné rail-route, mais dans des proportions toujours modestes (6 % de citations versus 1 % pour l’ensemble des modes et 2 % pour le ferroviaire)

Tableau 4

Hiérarchie des critères de choix pour les modes terrestres

figure im7

Hiérarchie des critères de choix pour les modes terrestres


enquête ECHO 2004, ? INRETS
Tableau 5

Modes alternatifs

figure im8

Modes alternatifs


enquête ECHO 2004, ? INRETS
Tableau 6

Modes alternatifs – détail par mode

figure im9

Modes alternatifs – détail par mode


enquête ECHO 2004, ? INRETS

5.2.2. Absence supposée ou réelle d’alternatives

40 Au-delà de l’analyse des critères qui sont plutôt liés à l’offre, ce qui semble dicter le choix modal ce sont bien les caractéristiques des envois. Les chargeurs ont été interrogés sur le mode alternatif qui avait été envisagé ou qui aurait pu être envisagé et sur les critères de non choix de ce mode alternatif (tableau 5). Le transport alternatif à la route est très peu envisagé et reste une exception : dans 77 % des cas les chargeurs pensent ne pas avoir d’alternative au mode routier utilisé, et lorsqu’ils mentionnent une alternative, celle-ci est le plus souvent une alternative route-route entre compte propre et compte d’autrui. Les autres modes terrestres ne sont envisagés comme alternative à la route que pour moins de 1 % des envois. À l’inverse, l’alternative routière est largement présente. Elle est mentionnée comme alternative aux autres modes terrestres dans 67 % des cas et jusqu’à 98 % pour le combiné rail-route. Les alternatives aux envois ferroviaires et fluviaux sont toutefois un peu plus limitées (respectivement 42 % et 43 % respectivement, tableau 6) et surtout les transferts entre modes non routiers sont très peu envisagés. Cela indique qu’il s’agit de modes dont le segment de marché est très spécifique.

41 Les chargeurs ont également été interrogés sur les basculements modaux stratégiques, c’est-à-dire les décisions de transférer une partie significative de leurs envois d’un mode à un autre. Les résultats montrent une très forte inertie du choix modal. Autrement dit, les décisions de changer de mode de manière importante, qui devraient être le mécanisme de base du report modal, sont très rares. Seuls 3 % des établissements déclarent avoir procédé à de tels changements au cours des 5 dernières années ce qui fait 0,6 % de la population des établissements sur une base annuelle. Pour près du tiers il s’agit de basculements internes à la route. Nous ne détaillerons pas ici les différents types de basculements observés, le grand perdant de ces changements restant le mode ferroviaire. Nous soulignerons, par contre, un critère important rapporté par les chargeurs comme raison du basculement. Il s’agit de l’évolution des trafics et des caractéristiques d’envois qui est mentionné dans 25 % des cas. L’importance de ce critère va dans le sens d’une interprétation où le mode est imposé par les caractéristiques des flux plutôt que choisi.

42 À propos des modes alternatifs nous évoquerons, enfin, les résultats de l’enquête Nord-Pas-de-Calais déjà citée sur les possibilités d’utilisation du transport combiné rail-route et qui montraient eux aussi une assez forte inertie du choix modal puisque plus de 30 % des établissements desservis par un axe de transport combiné déclaraient ne s’être jamais posé la question du recours à ce mode pour leurs expéditions. Manque de latitude réelle imposée par les contraintes économiques propres aux envois, ou sensibilisation insuffisante des chargeurs, le constat reste peu favorable au développement des modes dits « durables » et montre la nécessité d’une politique qui prenne en compte ces aspects liés à la demande de transport et qui permette une meilleure concertation, le plus en amont possible des solutions transport à adopter.

5.3. Choix modal et modalités de décision

5.3.1. Atomisation de la prise de décision

43 Le niveau de décision impliqué dans la commande de la prestation transport fait partie des facteurs qui affectent le choix du mode. Il y a sans doute une grande différence entre les décisions prises au niveau de l’établissement, une véritable stratégie de l’entreprise ou du groupe mise en place au niveau de la direction ou un plan logistique établi en accord avec le destinataire ou conçu par un prestataire logistique tiers. Les flux relevant de ces trois niveaux ne sont pas égaux face au choix modal, en particulier face aux possibilités de massification de flux et de recours aux modes alternatifs. On peut raisonnablement supposer qu’un processus de décision plus intégré favorise la massification des envois. L’évolution des systèmes productifs a affecté les processus décisionnels. D’une part, les entreprises post-fordistes sont plus horizontales. Elles s’intègrent plus dans des structures de type réseau. On peut donc s’attendre à ce que le niveau de décision évolue de manière générale vers le bas. Cependant, des structures comme les groupes pourraient au contraire renforcer le niveau décisionnel de certaines activités jugées stratégiques, dont la logistique. D’autre part, se recentrant sur leur métier de base elles externalisent fréquemment les activités auxiliaires, dont transport et logistique. Il ne serait donc pas illogique de voir le rôle des prestataires croître.

44 Les enquêtes chargeur nous fournissent des informations intéressantes sur le niveau de décision du choix modal et sur la participation de protagonistes extérieurs à l’entreprise (figure 4). On constate une atomisation de la décision qui relève beaucoup plus souvent du seul établissement que d’une implication de la structure de l’entreprise ou des partenaires.

45 L’établissement chargeur intervient dans le choix du mode de transport pour 87 % de ses envois, son entreprise ou son groupe ou encore le destinataire n’interviennent respectivement que pour 6 % à 7 % des envois tandis que les auxiliaires de transport, tels que les transitaires ou les prestataires logistiques ont, contre toute attente, un rôle tout à fait marginal. Par ailleurs, la décision est prise le plus souvent de manière individuelle : les cas de coordination mettant en jeu des décideurs multiples ne représentent que 1 % des envois.

46 Les ordres de grandeur restent les mêmes lorsque la question est posée non plus pour le choix du mode de transport des envois enquêtés, mais pour l’organisation générale des transports de l’établissement : la part de l’entreprise ou du groupe et celle du destinataire reste toujours aussi faible, seule la part des prestataires transport devient un peu plus significative, mentionnée pour 9 % des envois. La coordination avec des décideurs multiples représente 11 % des envois

Figure 4

Intervenants dans la décision du choix du mode (en % des envois)

figure im10
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
Etablissement Entreprise ou Destinataire Prestataire
groupe

Intervenants dans la décision du choix du mode (en % des envois)



enquête ECHO 2004, ? INRETS

5.3.2. Structuration de la décision

47 La structuration de la décision s’oppose à l’atomisation : les décisions sont prises à des niveaux plus élevés ou de manière coordonnée avec d’autres acteurs. Une décision plus structurée pourrait sans doute contribuer à une meilleure optimisation des transports. Cet aspect est notamment illustré par l’implication plus forte des partenaires de l’établissement pour les envois les plus lourds. Exprimée en tonnage, la participation des partenaires de l’établissement dans le choix du mode de transport devient plus significative et représente de l’ordre du tiers des tonnages : 11 % pour le groupe ou l’entreprise, 22 % pour le destinataire et 1 % pour les prestataires transport dont la part reste toujours aussi faible. Ces taux d’implication qui vont croissant avec le poids des envois (figure 5) s’expliquent en partie par le caractère stratégique pour l’entreprise comme pour le destinataire des envois les plus représentatifs en tonnage mais on peut également y voir, comme posé en hypothèse, le résultat d’un processus de décision plus intégré et plus global.

Figure 5

Niveau de décision et poids des envois

figure im11

Niveau de décision et poids des envois


enquête ECHO 2004, ? INRETS

48 La taille de l’établissement modifie également les pratiques décisionnelles. L’intervention de l’entreprise ou du groupe s’accroît, en particulier, avec la taille de l’établissement chargeur, signe d’une politique transport et logistique plus intégrée qui va de pair avec des volumes de trafics importants. La participation du destinataire, quant à elle, décroît, la structuration des trafics par le chargeur ou son groupe étant suffisante. De façon symétrique, l’implication du destinataire croît avec la taille de son établissement mais on observe aussi une augmentation de l’intervention du groupe ou de l’entreprise qui apparaissent plus impliqués dès lors qu’il s’agit de destinataires jugés stratégiques, de par leur taille ou de par l’importance des tonnages annuels expédiés.

Tableau 7

Choix du mode : taux d’implication des différents partenaires par mode

figure im12

Choix du mode : taux d’implication des différents partenaires par mode



*plusieurs partenaires pouvant intervenir en même temps dans le choix du mode,
le total peut être supérieur à 100.
enquête ECHO 2004, ? INRETS

49 L’implication plus forte du groupe et du destinataire s’observe également dans le cas des chaînes internationales. L’établissement n’intervient plus que dans un peu moins de la moitié des cas. La part des prestataires transport reste par contre très faible : 2 % en tonnage et 3 % en envois. Ce n’est que pour les envois les plus légers hors Europe dont l’organisation du transport est plus complexe que l’on observe une implication plus significative de ces prestataires : 2% en tonnage mais 15 % en nombre d’envois.

5.3.3. Spécificité modale du niveau décisionnel

50 Les analyses qui suivent confirment la spécificité des modes face au niveau décisionnel. Elles indiquent qu’une structuration forte favorise le recours aux modes massifiés et aux chaînes multimodales. La décision atomisée au niveau des établissements reste essentiellement le fait des modes routiers. Inversement, le taux d’implication [12] des partenaires économiques s’accroît pour l’ensemble des autres modes en même temps que les modes de coordination avec décideurs multiples (tableau 7). Le taux global d’implication des partenaires passe ainsi de 30 % en tonnage pour le routier, à 58 % pour le ferroviaire, 70 % pour le combiné rail-route et 79 % pour le fluvial tandis que les exemples de coordination, quasi inexistants pour le routier, atteignent jusqu’à 12 % des tonnages pour le combiné rail-route et 21 % pour le ferroviaire (2 % pour le fluvial). Cette implication plus forte des partenaires externes reste, par contre, essentiellement le fait du destinataire et de l’entreprise ou du groupe. La part des auxiliaires de transport pour ces modes terrestres reste faible, un peu plus significative uniquement pour le combiné rail-route. On note également pour ce dernier mode une implication particulièrement marquée du destinataire (52 %) tandis que le fluvial se caractérise par une forte implication de l’entreprise ou du groupe (48 %) : on retrouve ici les caractéristiques des établissements utilisateurs du fluvial qui appartiennent souvent à de grands groupes logistiquement très intégrés et qui pratiquent une politique de transport diversifiée.

51 La diminution du rôle de l’établissement au profit de la structure s’observe également pour les modes maritime et aérien pour lesquels les partenaires de l’établissement interviennent respectivement pour 46 % et 57 % des tonnages. Il s’agit en l’occurrence de chaînes de transport souvent complexes, tournées vers l’exportation pour lesquelles les prestataires de transport sont un peu plus présents dans ces décisions amont avec des taux d’intervention de l’ordre de 2 % et 6 % en tonnage et jusqu’à 17 % et 32 % en nombre d’envois (1 % en tonnage comme en envois pour l’ensemble des modes).

52 L’implication des partenaires de l’établissement dans la décision ressort ainsi comme une des conditions qui favorisent la massification et le recours au transport multimodal ou aux modes alternatifs à la route. Une telle structuration de la décision est cependant peu fréquente, 16 % des envois et 34 % des tonnages en moyenne, et reste caractéristique de grands établissements expédiant des tonnages importants sur des liaisons chargeur-destinataire également fortes en tonnage. L’implication des prestataires de transport est, en particulier, très faible, significative uniquement sur certains segments de marché tels que transport combiné rail-route ou les envois à l’exportation hors Europe et s’exerce, à la différence des autres partenaires, plutôt sur les petits envois. Ce constat n’est pas forcément extrapolable à d’autres pays. Des enquêtes similaires menées à titre exploratoire en France et aux Pays – Bas sur des envois à l’exportation ont montré, par exemple, que les chargeurs néerlandais délèguent beaucoup plus l’organisation amont de leur transport aux professionnels du secteur que ne le font les chargeurs français (INRETS, 1999). Cela semble indiquer qu’il existe là une marge de progrès pour les chargeurs français.

- 6 - Conclusion : Peut-on tempérer la tendance de fond avec des solutions organisationnelles ?

53 L’évolution des transports en Europe reste ainsi liée au modèle post-fordiste dans un contexte de marché unique et de globalisation qui se traduit par une fragmentation croissante des flux résultant d’un tissu industriel et de processus de production eux-mêmes plus éclatés. Il s’agit d’une évolution structurelle forte qui résulte du choix - ou de l’héritage - d’une économie transport-intensive de marché, dans laquelle la mobilité des biens est un facteur de productivité et de compétitivité. Dans ce contexte où la latitude individuelle des chargeurs à recourir à des transports alternatifs est de fait très faible, des réponses plus politiques et plus incitatives seraient plus appropriées. Sans une réelle remise en cause des fondements de l’économie actuelle, on ne peut espérer de solution miracle pour aboutir à un système de transports plus respectueux de l’environnement. Les politiques de transport uniquement sectorielles se révèlent peu efficaces pour faire évoluer la répartition modale.

54 Comme le suggère le paradigme du découplage, une dissociation des « bienfaits » économiques et des « méfaits » environnementaux est possible moyennant des mesures organisationnelles. Reste à savoir quel est véritablement le gisement de ces mesures de découplage. Le modèle et les résultats d’enquête que nous avons développés montrent que des mesures de ce type pourraient être prises afin d’aider à la transformation et à la massification des flux comme illustré dans le paragraphe 2.2. Nous terminerons en suggérant, de manière non exhaustive, quelques pistes.

55 D’une manière générale, une approche transversale de l’aménagement du territoire semble nécessaire. Si le marché s’avère sous certaines conditions être un mécanisme performant d’ajustement de l’offre et de la demande et un garant de productivité, il ne saurait se substituer à un développement réfléchi sur le plus long terme. Il s’agit non seulement de prendre en compte les effets structurants du transport mais également de souligner leur rôle dans le fonctionnement d’une économie transport-intensive. Le développement économique durable devrait intégrer la dimension spatiale dans la planification des réseaux et des localisations industrielles en évaluant leur impact en termes de transport.

56 Dans la mesure où les plates-formes de fret semblent avoir un réel effet de concentration et de massification des flux, leur émergence devrait être favorisée. Mais il serait également souhaitable de planifier leur implantation de manière cohérente et de réfléchir à les relier par des axes de transport en construisant une ossature de fret massifié.

57 Les entreprises et les groupes qui ont des stratégies de transport bien structurées semblent plus enclins à utiliser les transports alternatifs à la route. Des incitations politiques pourraient être données aux chargeurs pour les amener à planifier et coordonner leurs stratégies internes de transport ou à développer des coopérations/mutualisations avec leurs partenaires économiques proches. Des initiatives spontanées de mutualisation ou coordination existent, telles que la gestion partagée des approvisionnements ou les réseaux hub and spoke mutualisés, mais restent malheureusement rares. De telles pratiques pourraient être plus particulièrement encouragées au sein des structures de type supply chain.

58 Une plus grande sensibilisation aux transports alternatifs serait également utile dans la mesure où de nombreux chargeurs n’ont pas réellement connaissance des possibilités de transport combiné, ou ignorent l’offre existante. De même, il serait souhaitable de favoriser un recours plus intensif aux services des professionnels du transport et autres organisateurs de fret ou « intégrateurs » dont le rôle est essentiel et qui sont à même de massifier les flux.

59 Et enfin, toute mesure en faveur d’un marché des transports plus liquide et plus flexible donnerait aux entreprises les moyens d’une meilleure gestion et planification de leurs flux en limitant les risques de fluctuation, tout en permettant une meilleure adéquation entre l’offre et la demande de transport. Des dispositions légales pourraient favoriser la négociabilité et la standardisation de titres de transport. L’apparition et le développement d’outils financiers (produits dérivés) sur certains segments vont également dans ce sens, comme par exemple « The Baltic Exchange » sur le marché des transports maritimes de vrac. Des solutions similaires pourraient être imaginées pour un transport intermodal plus standardisé et flexible.

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Mots-clés éditeurs : report modal, fragmentation des flux, post-fordisme, enquête chargeur, intermodalité

Mise en ligne 09/03/2010

https://doi.org/10.3917/reru.094.0781

Notes

  • [*]
    Première version reçue, février 2008 ; version finale, avril 2008.
  • [1]
    - Tonne-kilomètre (tkm) est l’unité couramment utilisée pour mesurer l’activité du transport de marchandises. 1 tkm correspond au transport d’une tonne sur une distance d’un kilomètre.
  • [2]
    - Le fordisme est un type d’organisation du travail dominant dans les années 1940-1960. Ce modèle, éprouvé, a cédé la place à de nouveaux types d’organisations dits post-fordistes. Par extension, les termes fordisme et post-fordisme définissent non seulement l’organisation du travail, mais aussi l’organisation de l’ensemble du processus de production et le système économique qui en découlent.
  • [3]
    - Industriels et négociants qui génèrent les flux de fret, parfois équivalent du terme expéditeur.
  • [4]
    - La demande de transport de marchandises n’est pas une finalité en soi. Elle est tributaire de la demande de produits. La fabrication et la livraison de ces derniers génèrent à leur tour une demande de transport.
  • [5]
    - Fait référence aux flux tendus et à la pratique du juste à temps.
  • [6]
    - Système économique basé sur une forte consommation du facteur transport ou mobilité de marchandises.
  • [7]
    - Concentration des activités autour de grands pôles urbains.
  • [8]
    - L’établissement – une des unités d’observation des enquêtes - est une unité de production géographiquement individualisée, mais juridiquement dépendante de l’entreprise (méthodologie INSEE).
  • [9]
    - Véhicule-kilomètre (vkm) est une autre unité utilisée pour mesurer l’activité transport. 1 vkm correspond au déplacement d’un véhicule sur une distance d’un kilomètre.
  • [10]
    - Chiffres à champ égal pour raison de comparabilité (champ de l’enquête 1988). Pour le champ de l’enquête 2004 ce chiffre figure dans le tableau 3 et s’élève à 398 tonnes. La différence s’explique par la variation des champs entre les deux enquêtes.
  • [11]
    - Les termes « taille du lot » et « poids de l’envoi » sont ici équivalents.
  • [12]
    - Le taux d’implication d’un partenaire pour un mode donné est la part des tonnages acheminés par ce mode à la décision desquels ce partenaire a participé.
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