Notes
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Première version Septembre 2003, version révisée juin 2004.
« Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre » (article 72.2 de la Constitution, alinéa 3).
1L’inscription dans la Constitution de l’obligation de financer une « part déterminante » des budgets de chaque catégorie de collectivités territoriales par des « recettes fiscales et autres ressources propres » concrétise la stratégie défensive engagée par les élus locaux pour endiguer le recul passé et prévenir un éventuel recul futur de l’autonomie financière locale. Le principe de « libre administration » s’est en effet révélé trop imprécis pour contrer l’érosion continue des recettes propres au profit des dotations nationales et par conséquent stopper la dépendance croissante des administrations décentralisées vis-à-vis des transferts de l’État. Interrogé sur la possibilité de supprimer des impôts locaux, le Conseil constitutionnel n’indiquait-il pas que « les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d’entraver leur libre administration » (24 juillet 1991, n? 91-298 DC) ; jurisprudence tautologique (AUBY, 1999) qui ne permettait en rien de déduire du principe constitutionnel de « libre administration » une définition un tant soit peu précise de l’autonomie fiscale et par extension financière locale.
2Toutefois, l’inscription d’une garantie d’autonomie financière dans la Constitution pourrait être d’une portée limitée et paradoxalement constituer un obstacle supplémentaire sur la voie de la réforme des taxes locales. L’autonomie financière des collectivités territoriales peut-elle en effet se réduire à une proportion de ressources propres, même qualifiée de « déterminante » ? La fixation d’un plancher de ressources propres ne risque-t-elle pas de bloquer les mutations en cours des impôts locaux ?
I – Comment caractériser l’autonomie financière locale ?
3S’interroger sur l’avenir de l’autonomie financière des collectivités territoriales implique de cerner, aussi précisément que possible, une notion qui, pour être d’une utilisation courante, n’en demeure pas moins relativement floue et de ce fait propice à des interprétations variables, à la fois dans le temps et dans l’espace. En outre, l’autonomie financière ne représente qu’un aspect de l’autonomie de gestion, aux côtés des autres composantes constitutives à l’instar de l’indépendance des organes de décision, de la nature des prérogatives juridiques, du champ des compétences exercées, ou encore, dans sa définition la plus extensive, du pouvoir d’auto-organisation (AUBY, 1999).
1.1 – Les multiples dimensions de l’autonomie financière locale
4Dans sa conception la plus générale, voire idéale, l’autonomie financière suppose une capacité, non seulement juridique mais aussi économique, de mobilisation des ressources à hauteur des besoins de dépenses induits par les compétences assumées. La définition comporte ainsi trois aspects complémentaires. Vu du côté des emplois, l’autonomie financière postule la liberté de fixer la nature, le montant et la répartition des dépenses en fonction des besoins de consommations collectives des populations desservies. Vu du côté des moyens, l’autonomie financière implique la liberté de choisir l’origine, le montant et la répartition des ressources entre les différentes catégories de financeurs, usagers et contribuables. Enfin, vu des deux côtés simultanément, l’autonomie financière suppose la capacité d’ajuster les ressources aux charges, notamment entre générations successives via l’arbitrage impôt-emprunt. L’autonomie financière exige ainsi de pouvoir moduler la contrainte budgétaire dans l’espace et dans le temps, à la condition d’en assumer explicitement la responsabilité politique devant les électeurs (vote avec les urnes) et implicitement économique face aux autres collectivités territoriales concurrentes (vote avec les pieds).
5Dans la pratique, l’autonomie financière locale réunit rarement l’ensemble des caractéristiques idéales précédentes mais se décline sous des formes plus ou moins dégradées dues à la perte d’un nombre variable d’attributs d’un pays ou d’une période à l’autre. Les comparaisons internationales révèlent sans surprise l’absence d’une conception unique et donc a contrario l’existence d’un continuum de situations différentes (FRIZON et alii, 2001). L’appréciation, ou la perception, de l’autonomie financière des collectivités territoriales relève par conséquent d’une logique de degré sur une échelle continue de solutions distribuées entre deux archétypes, la souveraineté complète d’une part, la dépendance financière intégrale d’autre part. De ce fait, l’autonomie financière ne relève pas « du tout ou rien » mais « du plus ou moins ».
1.1.1 – La dimension « dépenses »
6Sous l’angle des dépenses, l’autonomie financière des collectivités territoriales françaises se heurte à plusieurs limites. Ni la nature, ni le montant, ni la répartition fonctionnelle des dépenses ne relèvent exclusivement des autorités locales mais découlent dans des proportions variables de l’État.
7Tout d’abord, la nature des dépenses dépend du partage des compétences entre l’administration nationale et le secteur local et procède ainsi de la loi.
8Ensuite, les collectivités territoriales doivent assurer des dépenses obligatoires qui restreignent d’autant leur liberté de choix. Toutefois, toutes les dépenses obligatoires, ainsi qualifiées par le contrôle budgétaire, ne contribuent pas à amputer dans les mêmes conditions l’autonomie financière des collectivités locales. En effet, la plupart des dépenses mentionnées correspondent aux charges récurrentes de fonctionnement, d’exploitation et financières, des services publics locaux. Ces dépenses découlent ainsi, certes du partage des compétences fixé par la loi, mais également des modalités de production des consommations collectives, donc de contraintes techniques et non d’obligations juridiques.
9Enfin, les montants de dépenses ne relèvent pas non plus de la seule volonté des autorités locales. Les dépenses de production des services ou d’interventions économiques et sociales dépendent aussi des besoins des groupes d’usagers ou encore des caractéristiques du territoire local. Les différences observées d’une collectivité à l’autre résultent ainsi, à la fois, de contraintes de situation et de choix de gestion. Le poids respectif des deux sources d’inégalités constitue le critère majeur, mais complexe à calculer, d’évaluation du degré d’autonomie de dépenses des collectivités territoriales.
1.1.2 – La dimension « ressources »
10Sous l’angle des ressources, l’autonomie financière des collectivités territoriales françaises se heurte également à plusieurs limites. Ni l’origine, ni le montant, ni la répartition des sources de financement ne relèvent à nouveau exclusivement des autorités locales mais dépendent aussi dans des proportions variables de la loi.
11Tout d’abord, la création et la réforme des taxes locales sont de la compétence exclusive du législateur. La situation des collectivités territoriales françaises ne diffère pas sur ce point de celle des administrations locales des autres pays de l’Union européenne, mis à part les États fédérés (qui ne sont pas des collectivités locales à proprement parler) ou les régions à statut particulier des pays en voie de fédéralisation, à l’exemple des communautés autonomes espagnoles basque et catalane.
12Ensuite, le pouvoir fiscal des collectivités territoriales n’est pas discrétionnaire mais soumis à des contraintes juridiques, politiques et économiques. Ainsi, le plafonnement et le lien entre les taux d’imposition limitent les choix de pression fiscale. De même, le renouvellement régulier du conseil local impose de tenir compte des réactions, éventuellement défavorables, des électeurs-contribuables aux hausses trop importantes des taux. La concurrence entre collectivités territoriales pour accueillir de nouveaux habitants et surtout de nouvelles entreprises limite aussi la liberté de décision des autorités locales. Les régulateurs démocratiques et économiques des politiques fiscales locales ne sauraient toutefois être assimilés à des obstacles à l’autonomie locale, sauf à placer les collectivités en position d’irresponsabilité systématique vis-à-vis des citoyens, contribuables et usagers et donc implicitement de concevoir la décentralisation dans une perspective purement prédatrice. Les obligations légales en revanche peuvent sembler contraires à l’autonomie. En fait, les restrictions au vote des taux découlent du souci de favoriser un fonctionnement financier des collectivités locales le plus possible en adéquation avec les attentes des usagers et des contribuables.
13Enfin, une part croissante des ressources provient des dotations de l’État. Originalité de la situation française, 95 % environ des transferts nationaux représentent des compensations, accordées en contrepartie, soit de transferts de compétences, soit de suppressions ou d’exonérations partielles d’impôts locaux. Les compensations sont ensuite réparties en fonction de critères, notamment péréquateurs, fixés par la loi qui échappent par conséquent aux décisions des pouvoirs locaux. En revanche, les transferts nationaux sont pour la plupart non affectés, donc librement utilisés par les collectivités locales.
14L’autonomie, ou non, de la mobilisation des recettes repose sur la distinction entre ressources propres, notamment fiscales ou tarifaires, et ressources transférées, entre autres les subventions et dotations de l’État. À l’instar du clivage entre dépenses obligatoires et dépenses facultatives, l’opposition entre recettes propres et recettes transférées comporte aussi de nombreuses ambiguïtés. Ainsi, une subvention de fonctionnement affectée peut offrir à la collectivité territoriale une grande liberté de dépenses si le taux de subvention est élevé et garanti par la loi. À l’opposé, le pouvoir de voter les taux d’imposition, généralement considéré comme l’attribut essentiel de l’autonomie fiscale et par extension financière, ne garantit pas mécaniquement la possibilité de mobiliser suffisamment de ressources pour offrir un niveau jugé satisfaisant de services publics. Le rendement peut être très insuffisant si par exemple les bases d’imposition sont étroites ou en régression. L’autonomie fiscale ne dépend donc pas uniquement de l’existence d’un système localisé d’imposition mais aussi du rendement des taxes collectées. En d’autres termes, du strict point de vue de l’adéquation des ressources aux besoins de dépenses, l’autonomie fiscale ne conduit pas automatiquement à l’autonomie financière.
1.1.3 – L’ajustement des ressources aux dépenses
15Vu sous l’angle de l’ajustement des ressources aux dépenses, la question de l’autonomie financière relève du « bon usage » des financements publics, à la fois sous l’angle de l’efficacité économique et de la justice sociale.
16Au plan économique, une fourniture décentralisée de services publics de proximité est plus efficace qu’une fourniture centralisée quand l’offre des autorités locales s’ajuste à la demande, éventuellement variable d’un territoire à l’autre, des usagers. Or, pour obtenir la meilleure adéquation possible entre les réalisations et les attentes, ou encore les besoins, les autorités locales doivent disposer, non seulement d’une autonomie de décision sur la dépense, mais également d’informations sur les consentements à payer, donc sur les sacrifices de consommations privées qu’acceptent les usagers-contribuables en contrepartie de la fourniture de consommations collectives.
17L’alimentation du budget local par des ressources propres localisées, donc l’existence d’une autonomie financière, constitue en conséquence une condition nécessaire, mais pas toujours suffisante, d’efficacité de l’offre des services collectifs. Tous les systèmes de financement localisés ne conduisent pas en effet nécessairement à promouvoir une gestion économique efficace des services publics locaux. Pour aboutir au résultat, les participations financières des redevables-usagers locaux, sous forme de taxes ou de tarifs, doivent respecter des caractéristiques précises, tant du point de vue du fait générateur que du montant des contributions.
18Ainsi, en l’absence de congestion donc de concurrence entre usagers, un financement efficace implique un prélèvement sur la rente foncière en contrepartie de la capitalisation des services publics locaux dans les valeurs immobilières. En revanche, dans l’hypothèse inverse de congestion, les contributions doivent être modulées en proportion des coûts marginaux d’usage, c’est-à-dire des dépenses supplémentaires requises par l’arrivée de nouveaux habitants, ou de nouvelles entreprises, sur le territoire local pour offrir aux entrants une quantité et une qualité de consommation collective équivalente aux prestations offertes aux résidents. Un financement local optimal implique dans ces conditions un système de paiement généralisé au prorata des services rendus. La contribution locale par unité de consommation s’apparente alors à un « prix » de localisation.
19Une autonomie financière complète est dans ces conditions nécessaire pour assurer la meilleure adéquation possible de la demande à l’offre de consommations collectives. La liberté de choisir la gamme, le niveau et la qualité des services collectifs, donc de répondre aux besoins, doit être contrebalancée par la possibilité d’exiger des bénéficiaires les « vrais » prix sociaux des services publics locaux. Toute consommation collective réduit en effet la consommation privée. En conséquence, le bien-être social est optimal quand l’utilité retirée de la dernière unité de service public offerte compense exactement la désutilité induite par l’amputation à la marge de la dernière unité de consommation privée.
20En revanche, une autonomie financière ne suffit pas à garantir une affectation optimale des ressources. Les prix de localisation véhiculés par les contributions locales peuvent être « faussés » par l’utilisation des taxes ou de tarifs inappropriés ou encore par un recouvrement imparfait des zones de financement et de consommation des services collectifs. Dans les deux éventualités, les distorsions de prix résultent d’externalités territoriales, soit fiscales, soit de consommation.
21Ainsi, l’incidence de la taxe professionnelle dans les prix des biens et des services vendus par les entreprises favorise l’apparition d’exportations fiscales. La zone de financement déborde dans ce cas la zone de consommation. La localité d’implantation des établissements exportateurs transfère une part plus ou moins importante de ses charges sur des non-résidents et des non-usagers. Ces choix de consommations publiques et d’imposition ne peuvent plus alors être économiquement efficaces. À l’inverse, une collectivité peut être dans l’impossibilité d’exiger d’usagers non-résidents une contribution à hauteur des services rendus ou des coûts créés. La zone d’usage dépasse dans ce cas la zone de financement. Les débordements géographiques de consommation, appelés encore charges de centralité, conduisent à nouveau à des choix de consommation et d’imposition économiquement inefficaces.
22Au plan économique, l’autonomie financière ne saurait par conséquent constituer un principe intouchable, un « tabou ». Une organisation fiscale, ou territoriale, inadaptée débouche inéluctablement sur un usage inefficace de l’autonomie, non pas du fait des autorités locales mais en raison d’une mauvaise conception du système décentralisé de financement. La recherche de plus d’efficacité économique peut alors exiger d’amputer l’autonomie fiscale des collectivités, du moins faute de pouvoir ou de vouloir modifier les impôts. L’amputation de l’autonomie ne se justifie que par l’absence d’une réforme efficace des impôts locaux.
23Au plan de la justice sociale, un conflit peut également surgir entre autonomie financière et équité territoriale. Le critère d’équité territoriale, retenu notamment en France par la plupart des mécanismes de péréquation, assigne comme objectif souhaitable au fonctionnement financier du secteur public local de proportionner le niveau agrégé de services rendus aux usagers à l’effort fiscal exigé en contrepartie des contribuables (GUENGANT, 1993). Les collectivités territoriales sont alors en mesure de réaliser librement des choix financiers conformes au principe du « traitement égal des égaux ». La référence à l’égalisation du ratio « avantage/effort », et non du seul effort fiscal, permet de réconcilier le principe d’égalité des citoyens devant l’impôt et la dépense publique avec le principe de liberté et donc de différenciation des choix publics suivant les préférences des populations bénéficiaires, démocratiquement exprimées par l’élection.
24Or, à nouveau, l’autonomie financière ne garantit pas, en toutes circonstances, un fonctionnement des budgets locaux conforme à l’équité territoriale. En effet, l’utilisation de taxes économiquement inefficaces génère des inégalités de pouvoir d’achat entre localités, en d’autres termes de potentiel fiscal corrigé des charges par habitant, radicalement incompatibles avec l’objectif d’égalisation du ratio « avantage/effort ». Une fiscalité locale économiquement inefficace est également socialement inéquitable au plan territorial, à nouveau non pas du fait de la gestion des autorités locales mais en raison de l’existence d’un système d’imposition inadapté. Au plan social par conséquent, le principe d’autonomie financière locale ne saurait non plus être élevé au rang de « tabou ». L’intérêt général peut exiger, comme solution de moindre mal, de limiter le champ des recettes fiscales et autres ressources propres au bénéfice de transferts redistributifs, soit horizontaux, soit verticaux, du moins à nouveau en l’absence d’une réforme efficace et équitable de la fiscalité locale.
1.2 – L’autonomie financière locale : constat et analyse
25Les nombreuses restrictions apportées par la loi, la démocratie ou l’économie et les multiples dimensions des choix de dépenses, de ressources ou encore d’équilibre des budgets locaux, sources de complexité évidente du diagnostic, conduisent souvent à contester la réalité de l’autonomie financière des collectivités territoriales, non seulement en France mais également à l’étranger. Or, les arguments avancés sont en général trop partiels ou trop subjectifs pour être convaincants. Dans ces conditions, pour tenter d’établir un diagnostic, une démarche possible consiste à accumuler des faits stylisés sur les caractéristiques des budgets locaux. Toutefois, un constat sans analyse de l’origine des disparités ne permet pas en général de conclure.
1.2.1 – Un constat : la diversité des budgets locaux
26La centralisation actuelle des ressources locales ne constitue pas une nouveauté (graphique 1). Ainsi, la suppression de la taxe locale sur le chiffre d’affaires en 1968 puis du versement de la taxe sur les salaires en 1969 et son remplacement par le Versement Représentatif de la Taxe sur les Salaires (VRTS) modifient profondément la structure des recettes courantes. La part des impôts et autres ressources propres de fonctionnement chute brutalement de 80 % environ avant la réforme à 55 % après.
27En revanche, en l’absence de modification majeure du régime fiscal, la proportion des ressources d’origine locale augmente légèrement au détriment de la quote-part des dotations nationales pour atteindre 61 % au début des années quatre-vingt.
28La décentralisation favorise une nouvelle poussée de la part des ressources propres à 70 %, suite au remplacement partiel des participations de l’État au financement de l’aide sociale départementale par des impôts transférés. À nouveau, en l’absence de modifications importantes du régime d’imposition, les recettes d’origine locale progressent plus vite que les dotations nationales. La quote-part des ressources propres culmine ainsi à 76 % des recettes de fonctionnement à la fin des années quatre-vingt-dix, avant d’amorcer un repli rapide sous l’impact de la multiplication des exonérations et suppressions d’impôts. La part des ressources propres devrait atteindre 67 % des recettes courantes en 2002, non compris les dégrèvements de taxes locales comptabilisés dans les produits votés.
29En outre, les budgets locaux présentent des caractéristiques financières très hétérogènes. Un seul ratio en fournira une illustration, certes partielle, mais significative. Le graphique 2 illustre la très forte dispersion des recettes totales (hors emprunts) par habitant des communes. Si l’extrême diversité des ressources mobilisées témoigne de la capacité de différenciation du système de financement communal, est-ce la preuve, ou l’indice d’une forte autonomie financière des conseils municipaux ?
1.2.2 – Un diagnostic : l’origine des disparités financières locales
30Pour tenter de répondre à la question, une solution possible consiste à analyser l’origine des inégalités budgétaires. De multiples sources existent en effet a priori. Or toutes ne résultent pas de choix, donc ne témoignent pas d’une liberté effective de gestion. En effet, les disparités proviennent à la fois des différences de charges ou de besoins, des inégalités de ressources fiscales et de dotations nationales, ou encore des préférences politiques des municipalités.
31Les études économiques disponibles (GUENGANT, 1998) attribuent aux disparités de ressources, et notamment de potentiel fiscal, l’origine principale mais non pas exclusive des inégalités budgétaires intercommunales. Les écarts de richesse fiscale, de produits d’exploitation, domaniaux et financiers ou encore de dotations nationales contribueraient pour 50 % environ, les disparités de charges démographiques, économiques, sociales et géographiques pour 24 % et les différences de préférences pour 26 %. Le constat et l’analyse de la formation des inégalités financières illustrent ainsi, semble-t-il, la réalité de l’autonomie financière communale. Comment expliquer autrement la formation des inégalités ?
32Certes, les disparités de charges, nées des contraintes démographiques, économiques et sociales pesant sur la fourniture des services publics locaux, exercent un impact largement subi sur les dépenses. En revanche, l’influence des inégalités de ressources témoigne d’une adaptation de l’offre de consommations collectives aux moyens susceptibles d’être mobilisés, notamment via l’impôt et en premier lieu la taxe professionnelle. Les communes se comportent à cet égard comme des consommateurs dont les dépenses dépendent du revenu disponible ou plus exactement du pouvoir d’achat. L’effet « ressources » est trop important pour être dû au hasard ou à une spécification incorrecte des comportements de dépenses des communes, même si des erreurs d’estimation et donc de mesure ne peuvent pas être écartées. Expliquer les disparités financières communales par le seul effet « charges » ou « besoins » ne paraît donc pas tenable.
33Certains élus rejettent, souvent avec vigueur, toute idée d’impact direct des ressources sur les dépenses et n’acceptent de retenir les disparités de potentiel fiscal par habitant que pour expliquer les différences de taux d’imposition. Or, si la dépense publique répondait uniquement aux besoins des populations localisées sur le territoire communal, le niveau des budgets ne devrait pas être influencé par les différences de richesse ou de dotations. En outre, les disparités de taux d’imposition devraient dans ce cas reproduire mécaniquement, en négatif, les inégalités de pouvoir d’achat, c’est-à-dire de potentiel fiscal corrigé des charges par habitant. Or, l’observation démontre sans ambiguïté le contraire, en d’autres termes l’absence d’impact mécanique du potentiel fiscal sur l’effort fiscal, et conduit donc à douter de la pertinence de l’influence supposée unique des charges sur les dépenses communales (graphique 3).
34De même, si les besoins étaient identiques pour chaque groupe de clientèle homogène et donc reflétaient uniquement les structures démographiques, économiques et sociales des communes, l’impact, certes apprécié de manière résiduelle, des préférences sur les dépenses seraient nettement plus faible et les budgets locaux refléteraient à nouveau uniquement les charges des communes. L’absence de déterminisme strict du potentiel fiscal sur l’effort fiscal serait également incompréhensible si des comportements différents de dépenses, donc de préférences différentes pour les consommations publiques n’existaient pas.
35Nier la réalité d’une autonomie financière locale en France serait donc contraire aux faits observés et à l’interprétation que l’on peut en donner. À l’inverse, nier l’existence de contraintes sur les choix budgétaires locaux serait aussi peu crédible.
II – La protection constitutionnelle sera-t-elle suffisante ?
36L’érosion du rendement de la fiscalité directe locale, notamment depuis la suppression progressive de la part « salaires » de la taxe professionnelle entre 1999 et 2003, est à l’origine du débat sur l’avenir de l’autonomie fiscale locale. Pour contenir le flot montant des allégements d’impôts locaux, la construction d’une « digue constitutionnelle » est apparue indispensable pour donner une consistance financière au principe de « libre administration ». L’objectif est d’assurer la protection de l’autonomie fiscale, et par voie de conséquence financière, des collectivités territoriales en fournissant au juge constitutionnel une norme plus précise pour évaluer les conséquences des futures réformes des impôts locaux que pourrait proposer le gouvernement. Or, la référence à un quota, qualifié de déterminant, de ressources propres sera-t-elle suffisante?
37La Constitution ne mentionne pas explicitement la notion d’autonomie fiscale en raison des difficultés de transcription juridique. En revanche, la mention d’une part déterminante de ressources propres se réfère implicitement à l’idée que l’autonomie fiscale, et par extension financière, des collectivités territoriales dépend essentiellement de la proportion des recettes contrôlées localement par rapport aux transferts provenant du budget de l’État. Les développements précédents ont suggéré que la structure des recettes ne constitue qu’un indicateur approximatif d’autonomie fiscale, faute d’intégrer, du moins avec précision, le niveau des ressources et des charges couvertes en contrepartie, et a fortiori d’autonomie financière en ignorant l’affectation des dépenses ou les conditions d’équilibre du budget. La définition retenue répond en revanche assez bien à la conception dominante en France qui attribue à la fiscalité locale, et notamment au vote des taux d’imposition, un rôle central.
38La Constitution consacre une conception de l’autonomie liée à l’origine de la ressource, du moins sous réserve de pouvoir étalonner correctement le protocole de diagnostic constitué, d’une part, d’une mesure de référence et, d’autre part, d’une norme. Un ratio financier de structure et un seuil, qualifié de « déterminant » se trouvent ainsi élevés au rang de critères quantitatifs d’application d’une garantie constitutionnelle. Certes, le troisième alinéa de l’article 72.2 de la Constitution prend la précaution d’attribuer à une loi organique le soin de fixer dans le détail les termes de référence. Le recours à la loi offre le double avantage, d’une part, d’éviter d’être dans l’obligation de fixer avec précision le ratio et sa part « déterminante » minimale, solution peu souhaitable dans un texte constitutionnel, et, d’autre part, de redonner au gouvernement et au Parlement la possibilité d’adapter la norme, si nécessaire, par une nouvelle loi organique sans être dans l’obligation de modifier la Constitution.
39Le projet de loi organique relatif à l’autonomie financière des collectivités territoriales, adopté en première lecture par le Sénat (2 juin 2004), présente trois caractéristiques. Tout d’abord, la garantie constitutionnelle ne concerne pas chaque collectivité prise séparément mais globalement l’ensemble des collectivités d’un même niveau d’administration territoriale. La protection n’est pas individuelle mais catégorielle. L’article 1er distingue trois catégories de collectivités territoriales : les communes ; les départements y compris la collectivité départementale de Mayotte, la collectivité territoriale de Saint-Pierreet-Miquelon, et les collectivités à statut particulier issues de la fusion d’une ou plusieurs communes et d’un département ; les régions y compris la collectivité territoriale de Corse, les autres collectivités territoriales d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution, les provinces de la Nouvelle-Calédonie, les collectivités à statut particulier issues de la fusion de départements et de régions. N’étant pas des collectivités territoriales mais des établissements publics locaux, les communautés ne forment pas une catégorie distincte mais sont consolidées avec les communes. Ensuite, la notion de ressources propres s’attache à distinguer les recettes contrôlées des recettes non contrôlées par les autorités locales. Enfin, la part déterminante est définie par référence à la situation présente, conformément à la logique « d’endiguement » du recul de l’autonomie fiscale locale.
2.1 – La mesure des ressources propres
40Pour l’article 2, alinéa 1 du projet de loi organique, « les ressources propres des collectivités territoriales sont constituées du produit des impositions de toutes natures dont la loi les autorise à fixer l’assiette, le taux ou le tarif, ou dont elle détermine, par collectivité, la localisation de l’assiette ou du taux, des redevances pour services rendus, des produits du domaine, des participations d’urbanisme, des produits financiers et des dons et legs. ». « Pour la catégorie des communes, les ressources propres sont augmentées du montant de celles qui, mentionnées au premier alinéa, bénéficient aux établissements publics de coopération intercommunale ».
41L’Assemblée Nationale avait assimilé, en première lecture, la totalité du produit des impositions de toutes natures à des ressources propres. Le Sénat s’est attaché à distinguer, parmi les impôts et taxes, ceux contrôlés par les autorités locales, identifiés à des ressources propres, de ceux transférés du budget de l’État sans contrôle local possible, assimilés à des dotations nationales. Le critère de partage reposait initialement sur la capacité de fixer localement l’assiette, le taux ou le tarif. Implicitement, le caractère local de l’impôt ou de la taxe, et donc son appartenance à la rubrique des ressources propres, supposait la faculté d’en fixer l’assiette et le taux (même si un sous-amendement de précision en ce sens n’a pas été adopté). La possibilité de moduler localement le taux ou le tarif devenait le critère dominant. En effet, une fixation locale du taux d’imposition ou du tarif n’est pas envisageable sans une localisation préalable de l’assiette. Toutefois, un second sous-amendement a inversé la hiérarchie des critères en retenant la localisation de l’assiette ou du taux comme indicateur alternatif d’appartenance à la catégorie des ressources propres. Le caractère local de l’imposition dépend ainsi en définitive de la possibilité pour chaque collectivité, non pas de voter le taux, mais « de bénéficier du dynamisme de l’assiette propre à son territoire » (sous-amendement n° 37 rect. bis). La localisation de l’assiette fournit par conséquent le critère décisif d’appartenance à la catégorie des ressources propres. La seconde clause de localisation du taux renforce la première clause de localisation de l’assiette mais ne la domine pas.
42Les dégrèvements législatifs, incorporés dans les produits votés par les collectivités territoriales, sont assimilés à des ressources propres car ils n’amputent, ni les effets bases, ni les effets taux, du moins passés. Un amendement visant à exclure les dégrèvements accordés par le passé (sans préjuger l’avenir) des ressources propres n’a pas été adopté. Au regard du souci du législateur organique de définir avec précision le champ des ressources propres, la soustraction aurait été logique en révélant la réalité des impôts réellement acquittés par les contribuables locaux. La comptabilisation des dégrèvements (près de 10 milliards d’euros en 2003, soit environ le tiers du produit de la taxe professionnelle et de la taxe d’habitation) masque la perte de substance de la fiscalité locale, artificiellement gonflée des « subventions » implicites accordées par l’État en contrepartie des allégements de cotisations. En outre, un tel choix pourrait compliquer la poursuite de la réforme de la fiscalité locale ; question abordée plus bas.
43En revanche, la dotation globale de fonctionnement et les autres dotations de compensation des exonérations ou des transferts de compétences sont exclues des ressources propres, en dépit des garanties légales offertes par le mode d’indexation et de répartition de ces concours qui pourraient à ce titre être assimilés à des ressources « quasi-propres ».
2.2 – La définition de la part déterminante des ressources propres
44L’article 3 du projet de loi organique définit comme suit la part des ressources propres. « Pour chaque catégorie de collectivités, la part des ressources propres est calculée en rapportant le montant de ces dernières à celui de la totalité de leurs ressources, à l’exclusion des emprunts, des ressources correspondant au financement de compétences transférées à titre exceptionnel ou mises en œuvre par délégation et des transferts financiers entre collectivités d’une même catégorie ».
45« Pour la catégorie des communes, la totalité des ressources mentionnées à l’alinéa précédent est augmentée du montant de la totalité des ressources dont bénéficient les établissements publics de coopération intercommunale, à l’exclusion des emprunts, des ressources correspondant au financement de compétences transférées à titre exceptionnel ou mises en œuvre par délégation. Cet ensemble est minoré du montant des transferts financiers entre communes et établissements publics de coopération intercommunale ».
46L’exclusion des emprunts et des financements des transferts de compétences à titre expérimental vise à écarter du calcul du ratio d’autonomie financière les ressources temporaires. La soustraction des transferts entre collectivités d’une même catégorie conduit à consolider le dénominateur et éviter ainsi un double compte en ajoutant aux impôts perçus les reversements de recettes fiscales effectués en contrepartie. L’enjeu est particulièrement important pour la catégorie des communes qui comptabilisent les ressources propres et totales des établissements publics de coopération intercommunale. Sont ainsi exclus du dénominateur les reversements de recettes fiscales opérés par les communautés à taxe professionnelle unique aux communes membres (attribution de compensation et dotation de solidarité communautaire).
47Le ratio d’autonomie financière calculé, le troisième alinéa de l’article 3 définit la part déterminante. « Pour chaque catégorie, la part des ressources propres est déterminante, au sens de l’article 72-2 de la Constitution, lorsqu’elle garantit la libre administration des collectivités territoriales relevant de cette catégorie, compte tenu des compétences qui leur sont confiées. Elle ne peut être inférieure au niveau constaté au titre de l’année 2003 ».
48La référence au principe de « libre administration » atténue la formulation mécanique du principe d’autonomie, en offrant au Conseil Constitutionnel la possibilité de juger contraire à la Constitution un recul relatif des ressources propres qui ne conduirait pas à franchir le seuil minimal. Toutefois, la protection décisive résulte de la fixation d’un ratio d’autonomie financière plancher par catégorie de collectivités. Toute évolution conduisant à réduire la structure des ressources en dessous de la norme ainsi fixée ne pourra qu’être déclarée anticonstitutionnelle.
49Naturellement, pour constituer une véritable obligation juridique, la clause de protection de l’autonomie financière des collectivités territoriales doit être contrôlée chaque année et une procédure doit être envisagée en cas de non respect temporaire de l’engagement constitutionnel. Le contrôle est prévu par le premier alinéa de l’article 4 du projet de loi organique : « Le Gouvernement transmet au Parlement, pour une année donnée, au plus tard le 1er juin de la deuxième année qui suit, un rapport faisant apparaître, pour chaque catégorie de collectivités territoriales, la part des ressources propres dans l’ensemble des ressources ainsi que ses modalités de calcul et son évolution ». Le second alinéa fixe la procédure et le calendrier de retour au-dessus du seuil plancher d’autonomie en cas de non respect temporaire de la norme catégorielle. « Si, pour une catégorie de collectivités territoriales, la part des ressources propres ne répond pas aux règles fixées par l’article 3, les dispositions nécessaires sont arrêtées, au plus tard, par une loi de finances pour la deuxième année suivant celle où ce constat a été fait ».
50La conception de la part déterminante, par référence au ratio d’autonomie financière constaté en 2003 par catégorie de collectivités territoriales, illustre clairement la volonté d’endiguer le recul de la fiscalité locale dans le financement des budgets locaux. Sur la base des informations provisoires disponibles, le plancher serait de 55,97 % pour les communes (et les intercommunalités), de 57,40 % pour les départements et de 36,07 % pour les régions (tableau 1).
51Lors de l’examen du projet de loi constitutionnelle, le Sénat avait souhaité remplacer « déterminant » par « prépondérant », suggérant ainsi une norme majoritaire. La situation observée en 2003 se trouverait au-delà de ce seuil pour les communes et les départements mais pas pour les régions. Rompant avec la logique d’endiguement du recul relatif des ressources propres, la commission des lois du Sénat avait proposé de fixer le plancher à 33 %, en contrepartie d’une définition plus restrictive des ressources propres. L’abaissement du seuil plancher était justifié par le souci « tout à la fois de donner des marges de manœuvre aux collectivités territoriales pour financer des dépenses imprévues, de préserver le lien indispensable entre les élus locaux et leurs électeurs, de ne pas paralyser la réforme des finances locales et, surtout, de laisser place à la péréquation » (Rapport n° 324, 2003-2004). En effet, la péréquation se nourrit essentiellement du recyclage des compensations d’exonérations d’impôts, donc du recul de la fiscalité dans l’alimentation des budgets locaux. En conséquence, la contrainte nouvelle imposée à la structure catégorielle des ressources ne peut manquer de freiner la montée en puissance des moyens consacrés à la réduction des inégalités de pouvoir d’achat, donc de potentiel fiscal corrigé des charges, entre collectivités locales et, à structure donnée des critères de répartition, la progression des collectivités locales vers plus d’égalité, conformément au cinquième alinéa du nouvel article 72.2 de la Constitution.
Autonomie financière des collectivités locales
Autonomie financière des collectivités locales
Données les plus récentes disponibles fin mai 200452En outre, le caractère catégoriel de la clause de protection de l’autonomie financière, retenue par le législateur organique, laisse subsister des différences considérables de situation entre collectivités. Ainsi, par référence à 2001, le ratio d’autonomie financière des communes, sans consolidation des groupements, aurait atteint en moyenne 54,19 % (à ne pas confondre avec le taux moyen du tableau 1 calculé après consolidation des établissements de coopération intercommunale). Toutefois, comme l’illustre le graphique 4, la moyenne dissimule une dispersion considérable, avec un taux d’autonomie financière variant pratiquement de 0 à 100 %. En 2001, 1 726 communes disposent d’une proportion de ressources propres inférieure à 30 %, 20 349 comprise entre 30 et 50 %, 14 045 entre 50 et 70 % et 421 au-dessus de 70 %. En conséquence, toutes les communes ne seront pas assurées de bénéficier du seuil moyen d’autonomie financière garanti par la Constitution.
53Dans une perspective moins conservatrice de fixation de la norme, la notion de part déterminante aurait pu être évaluée par référence au résultat attendu de la garantie d’autonomie financière, à savoir le seuil en dessous duquel la collectivité perd la capacité de moduler significativement le niveau de ses ressources par le contrôle des recettes propres, notamment fiscales. En effet, la référence à la structure de la ressource devient cohérente si une corrélation positive existe entre le degré d’autonomie et le niveau des recettes par habitant, ou par unité de consommation collective. Dans ces conditions, la part des ressources propres exerce effectivement un impact déterminant sur les moyens mobilisés et supposés répondre aux besoins des populations concernées. Or, une telle relation existe-t-elle ?
54Le graphique 5 illustre la distribution pour les communes en 2001 (toujours sans consolidation des établissements de coopération). Aucune corrélation n’apparaît entre la part des ressources propres et le montant par habitant des recettes totales hors emprunts. La dispersion des situations est en outre considérable. En conséquence, le taux d’autonomie financière ne constitue pas un indicateur fiable de niveau des ressources par habitant.
III – Conclusion
55Le projet de loi organique d’autonomie financière des collectivités territoriales, présenté par le gouvernement et adopté en première lecture par l’Assemblée Nationale et le Sénat, privilégie l’option « d’endiguement » du recul de la fiscalité locale, en figeant la « part déterminante » de ressources propres à son niveau de 2003. En revanche, l’option alternative d’une « part déterminante » conçue par référence à l’impact de la structure sur le niveau des ressources n’a été envisagée. La loi organique confirme l’objectif essentiellement « défensif » de la protection constitutionnelle, conformément au souhait de nombreux responsables locaux.
56En instituant un « effet de cliquet » sur la structure actuelle des ressources, la loi organique risque, sinon de bloquer, du moins de compliquer singulièrement l’évolution en cours de la fiscalité locale. En effet, les ressources propres comptabilisées dans le ratio d’autonomie financière incorporent les dégrèvements législatifs. Or, la prise en charge par l’État d’une partie des taxes locales votées et perçues par les collectivités territoriales constitue le moyen, certes d’alléger les cotisations acquittées par certains redevables, mais aussi de réformer la fiscalité locale en modifiant graduellement la nature des impôts. Une première mutation en cours concerne la taxe d’habitation, à l’origine un impôt sur la valeur locative des logements pour tous, devenue aujourd’hui un impôt sur le revenu pour la moitié des redevables urbains (FRÈVILLE, 2003). Une seconde mutation concerne la taxe professionnelle devenue un impôt national à la valeur ajoutée pour la moitié de son produit et ne demeurant donc un impôt local sur les immobilisations que pour l’autre moitié.
57Toutefois, dans les deux cas, la poursuite et a fortiori l’aboutissement du processus de réforme suppose la transformation à terme des dégrèvements législatifs en exonérations. La modification du mode de compensation peut seule lever les ambiguïtés actuelles. Les dégrèvements masquent en effet, à la fois, le rendement réel et le changement graduel de nature des taxes locales. L’opacité du dispositif d’allégement contribue ainsi à entretenir une double illusion, d’une part, sur le degré véritable d’autonomie des ressources locales et, d’autre part, sur la réforme des impôts locaux en fait déjà largement engagée. Certes, la modification du mode de financement des allégements révélerait l’ampleur du recul de la fiscalité locale en diminuant sensiblement le montant des taxes acquittées par les contribuables par rapport au montant des recettes fiscales inscrites dans les budgets locaux. Toutefois, la perte de rendement effectif des impôts locaux entérinée, et non masquée artificiellement par les dégrèvements législatifs, les collectivités locales se retrouveraient dotées d’un système fiscal profondément modernisé, à la fois plus équitable et plus efficace. La transformation des dégrèvements en exonérations ne réduirait pas en revanche le champ d’application du vote des taux d’imposition dans la mesure où les augmentations de pression fiscale ne sont pas dégrevées mais déjà répercutées intégralement sur les redevables.
58L’interprétation de l’article 72.2 de la Constitution retenu par le projet de loi organique pourrait s’opposer à une telle mutation en bloquant la transformation des dégrèvements en exonérations. Dans ces conditions, la seule réforme possible consisterait à changer les dégrèvements en ressources propres, c’est-à-dire concrètement en nouveaux impôts locaux. En effet, l’hypothèse d’une réintégration des dégrèvements dans les impôts initialement allégés n’apparaît guère réaliste. L’opération impliquerait de revenir sur les avantages accordés aux contribuables. Pour respecter la contrainte constitutionnelle, de nouveaux impôts devraient donc être substitués aux dégrèvements. Or, existe-t-il des gisements fiscaux encore inexploités ? On peut en douter. De ce fait, la solution du transfert d’un impôt d’État, ou de bases d’imposition nationales, pourrait être la seule porte de sortie, par exemple sur le modèle du partage de la taxe intérieure sur les produits pétroliers utilisé pour financer les compétences transférées aux régions et aux départements dans le cadre de l’acte II de la décentralisation. En outre, dans cette perspective, les scénarios possibles apparaissent limités. Le revenu constitue le seul candidat crédible à la réforme de la taxe d’habitation et la valeur ajoutée à la réforme de la taxe professionnelle. Or, n’est-ce pas la réforme déjà engagée ?
59La garantie constitutionnelle d’autonomie financière ne devrait donc pas modifier radicalement les perspectives d’évolution de la fiscalité locale sauf sur un point essentiel. L’existence d’une « part déterminante » de ressources propres pourrait exiger de « reconquérir le terrain perdu » donc d’élargir le champ des redevables et/ou d’alourdir le produit cumulé des impôts locaux. Toutefois, une réforme « par le haut » ne risque-t-elle pas de conduire à un blocage en refusant de prendre acte de la perte de rendement réel de la fiscalité locale ? La réforme « par le bas », initiée par la politique de dégrèvements, n’offrait-elle pas de meilleures chances d’aboutir en entérinant le recul, imposé par l’évolution économique et sociale, des prélèvements fiscaux locaux ?
Bibliographie
Bibliographie
- AUBY J.B., 1999, « La libre administration des collectivités locales : un principe à repenser », in Quel avenir pour l’autonomie des collectivités locales ? Les 2ièmes entretiens de la Caisse des dépôts, Paris, Éditions de l’Aube, pp. 87-102.
- FRÉVILLE Y., 2003, « La taxe d’habitation est-elle encore un impôt local ? » Les Rapports du Sénat, n° 71, Commission des Finances, 19 novembre 2003.
- FRIZON R., MARAND-MIALLOT A.C., RENARD S., SCARBONCHI F., 2001, La perception de l’autonomie financière des collectivités locales en Europe : quels enseignements pour la France, 9ième promotion des élèves administrateurs territoriaux, Strasbourg, CNFPT, INET, ronéoté, 89 pages.
- GILBERT G., 1999, « L’autonomie financière des collectivités locales est-elle en question ? » in Quel avenir pour l’autonomie des collectivités locales ?, Les 2ièmes entretiens de la Caisse des dépôts, Paris, Éditions de l’Aube, pp. 159-190.
- GILBERT G., GUENGANT A., HESPEL V., 2001, « Développement des territoires et financement des collectivités locales », Rapports du conseil d’analyse économique, n° 31, Paris, La Documentation Française, pp. 193-218.
- GUENGANT A., 1993, « Équité, efficacité et égalisation fiscale territoriale », Revue Économique, vol. 44, n° 4, pp. 835-848.
- GUENGANT A., 1998, « Evaluation économétrique des charges des communes », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, n° 4, pp. 523-546.
Mots-clés éditeurs : finances locales, autonomie financière, constitution
Mise en ligne 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/reru.045.0653Notes
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Première version Septembre 2003, version révisée juin 2004.